Mémoires (Saint-Simon)/Tome 7/7


CHAPITRE VII.


Rencontre en même pensée fort singulière entre le duc de Chevreuse et moi ; origine des conseils mal imités à la mort de Louis XIV. — Péril secret du duc de Beauvilliers. — Harcourt manque à coup près d’entrer au conseil. — Mort et deuil d’un enfant de l’électeur de Bavière. — Mariage du marquis de Nesle avec la fille du duc Mazarin. — Mariage du marquis d’Ancenis avec la fille de Georges d’Entragues. — Retour de Flandre du maréchal de Boufflers, hors d’état de servir. — Villars, sous Monseigneur, général en Flandre. — Harcourt, sous Mgr le duc de Bourgogne, général sur le Rhin. — Berwick en Dauphiné ; le duc de Noailles en Roussillon ; M. le duc d’Orléans en Espagne. — Les princes ne sortent point de la cour. — Comte d’Évreux ne sert plus, que Mme la duchesse de Bourgogne empêche de se rapprocher de Mgr le duc de Bourgogne. — Roucy admis, La Feuillade refusé de suivre Monseigneur [comme] volontaires. — Rouillé en Hollande. — Caractère de Rouillé. — Conduite de Chamillart à l’égard des autres ministres, dont il embloit le ministère. — Il s’en désiste à l’égard de Torcy, et en signe un écrit. — Affaire fort poussée entre Chamillart et Desmarets, dont le dernier eut l’avantage.


Cependant tout périssoit peu à peu ou plutôt à vue d’œil ; le royaume entièrement épuisé, les troupes point payées, et rebutées d’être toujours mal conduites, et par conséquent toujours malheureuses ; les finances sans ressource, nulle dans la capacité des généraux ni des ministres ; aucun choix que par goût et par intrigue ; rien de puni, rien d’examiné ni de pesé ; impuissance égale de soutenir la guerre et de parvenir à la paix ; tout en silence, en souffrance ; qui que ce soit qui osât porter la main à cette arche chancelante et prête à tomber.

Je m’étois souvent échappé sur tous ces désordres entre les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, et encore plus sur leurs causes. Leur prudence, leur piété rabattoit mes plaintes sans pourtant les détruire. Accoutumés au genre de gouvernement qu’ils avoient toujours vu, et auquel ils avoient part, je mettois des bornes à ma confiance sur les remèdes que je pensois depuis longtemps. J’en étois si rempli qu’il y avoit des années que je les avoir jetés sur le papier, plutôt pour mon soulagement et pour me prouver à moi-même leur utilité et leur possibilité, que dans l’espérance qu’il en pût jamais rien réussir. Ils n’avoient jamais vu le jour, et j e ne m’en étois laissé entendre à personne, lorsqu’une après-dînée, le duc de Chevreuse vint chez moi dans l’appartement du feu M. le maréchal de Larges que j’occupois, et monta tout de suite dans un petit entresol à cheminée dont je faisois mon cabinet, et qu’il connoissoit fort. Il étoit plein de la situation présente, il m’en parla avec amertume, il me proposa de chercher des remèdes.

À mon tour je l’en pressai, je lui demandai s’il en croyoit de possibles, non que je tinsse les choses désespérées, mais bien les obstacles invincibles. C’étoit un homme qui espéroit toujours et qui vouloit toujours marcher en conséquence, je dis marcher, mais à part soi. Cette manière satisfaisoit son amour du raisonnement, et ne faisoit pas violence à sa prudence si à sa politique : c’étoit cela même qui me dégoûtoit. Je haïssais les châteaux en Espagne, et les raisonnements qui ne pouvoient aboutir à rien. Je voyois manifestement l’impossibilité d’un gouvernement sage et heureux tant que le système présent dureroit ; je sentois toute celle d’aucun changement là-dessus, par l’habitude du roi et l’opinion qu’il avoit prise que la puissance des secrétaires d’État étoit la sienne, ainsi que du contrôleur général, par conséquent impossibilité de la borner, ni de la partager, ni de lui persuader qu’il pût sûrement admettre dans son conseil personne qui ne fît preuves complètes de roture [1], et de nouveauté même, excepté le seul chef du conseil des finances, parce que rien ne dépendoit de lui. Ce que j’avois donc fait là-dessus autrefois, pour ma satisfaction seule, je l’avois condamné aux ténèbres, et regardé comme la république de Platon.

Ma surprise fut donc grande, lorsque M. de Chevreuse, s’ouvrant de plus en plus avec moi, se mit à déployer les mêmes idées que j’avois eues. Il aimoit â parler et il parloit bien, avec justesse, précision et choix. On aimoit aussi fort à l’entendre. Je l’écoutois donc avec toute l’attention de voir en lui mes pensées, mon dessein, mon projet, dont je l’avois toujours cru lui et M. de Beauvilliers si éloignés, que je m’étois bien gardé de m’en expliquer avec eux quelle que fût ma confiance en eux sans réserve, et la leur en moi, parce que je comptois sur l’inutilité de heurter de front leur habitude tournée en persuasion, et de plus avec l’impossibilité de s’en jamais pouvoir promettre quoi que ce fût avec le roi. M. de Chevreuse parla longtemps, développa son projet, et me récita tout le mien à si peu de choses près, et si peu considérables que j’en demeurai stupéfoit.

À la fin, il s’aperçut de mon extrême surprise ; il voulut me faire parler à mon tour sur ce qu’il proposoit ; et je ne répondois que monosyllabes, absorbé que j’étois dans la singularité que j’éprouvois. À son tour la surprise le saisit ; il étoit accoutumé à ma franchise, à m’entendre répandre avec lui, et se voir, si je l’ose dire avec tant de différences entre nous, louer, approuver ou disputer et reprendre, car lis deux beaux-frères me souffroient tout cela. Il me voyoit morne, silencieux, concentré. « Mais parlez-moi donc, me dit-il enfin ; à qui en avez-vous donc aujourd’hui ? franchement, est-ce que je dis des sottises ? » Alors je n’y pus plus tenir, et sans répondre une parole je tire une clef de ma poche, je me lève, j’ouvre une armoire qui étoit derrière moi, j’en tire trois fort petits cahiers écrits de ma main, et en les lui présentant : « Tenez, monsieur, lui dis-je, voyez d’où vient ma surprise et mon silence ; » il lut, puis parcourut et trouva tout son plan ; jamais je ne vis homme si étonné, ou plutôt jamais deux hommes ne le furent l’un après l’autre davantage.

Il vit toute la substance de la forme de gouvernement qu’il venoit de me proposer ; il vit les places des conseils remplies de noms dont quelques-uns étoient morts depuis ; il vit toute l’harmonie de leurs différents ressorts, et celle des ministres de chacun des conseils ; il vit jusqu’au détail des appointements avec la comparaison de ceux des ministres effectifs du roi. J’avois formé les conseils de ceux que j’y avois cru les plus propres, pour me répondre à moi-même à l’objection des sujets, et j’avois mis les appointements pour me répondre à celle de la dépense, et la comparer à celle du roi pour le sien. Ces précautions ravirent M. de Chevreuse. Les choix lui plurent presque tous, et la balance aussi des appointements.

Lui et moi fûmes longtemps à nous remettre, de notre surprise réciproque ; après nous raisonnâmes, et plus nous raisonnâmes, plus nous nous trouvâmes parfaitement d’accord, si ce n’est que j’avois plus approfondi et dressé plus exactement toutes les parties du même plan. Il me conjura de le lui prêter pour quelques jours ; il vouloit l’examiner à son loisir. Huit ou dix jours après, il me le rendit. Lui et M. de Beauvilliers en avoient fort raisonné ensemble ; ils n’y trouvèrent presque rien à changer, et encore des bagatelles, mais la difficulté étoit l’exécution. Ils la jugèrent impossible avec le roi, ainsi que j’avois toujours cru. Ils me prièrent instamment de le conserver avec soin, pour des temps auxquels on pourroit s’en servir, qui étoient ceux de Mgr le duc de Bourgogne.

On verra dans la suite que ce projet fut la source d’où sortirent les conseils, mais très-informes et mal digérés, lors de la mort du roi, comme ayant été trouvés dans la cassette de Mgr le duc de Bourgogne à sa mort. Toutes ces choses s’expliqueront en leur temps. On trouvera parmi les Pièces ces mêmes conseils tels que je les montrai à M. de Chevreuse, que M. de Beauvilliers vit avec lui, car parler à l’un c’étoit parler à l’autre, et qui avec le temps allèrent jusqu’à Mgr le duc de Bourgogne. S’il eût été question de les exécuter j’y aurois changé différentes choses, mais rien pour le fond et l’essentiel, et cette exécution auroit eu lieu, si ce prince avoit régné, ainsi que plusieurs autres.

Tandis que nous raisonnions de la sorte, le duc de Beauvilliers couroit un grand et imminent danger. Il n’en avoit pas le plus léger soupçon. Ce fut merveille comme je l’appris et comment il fut paré si à propos qu’il n’y avoit pas une heure à perdre.

Mme de Maintenon s’étoit enfin vengée d’avoir vu son crédit obscurci, et le duc de Vendôme triompher d’elle, en triomphant de Mgr le duc de Bourgogne, qu’elle avoit entrepris vainement alors de soutenir. Peu à peu elle avoit repris le dessus ; elle avoit fait reprendre Mme la duchesse de Bourgogne, et par conséquent Mgr le duc de Bourgogne. Elle avoit éreinté Vendôme ; elle avoit fait qu’il ne serviroit plus, et l’avoit fait déclarer. Dès lors tous ses particuliers avec le duc de Beauvilliers avoient cessé. La matière étoit tarie : il n’y avoit plus à se consulter et à prendre des mesures de concert.

J’ai remarqué que ce rapprochement n’avoit jamais été que sur ce seul point et par la seule nécessité ; que la rancune subsistoit dans le cœur de la fée, qui ne pouvoit pardonner au duc de s’être maintenu malgré elle, et qu’elle voulut toujours depuis regarder en ennemi, toujours attentive aux moyens de le perdre. J’ai aussi remarqué que, dans ces mêmes temps, Harcourt, un peu refroidi avec elle, étoit revenu de Normandie à Fontainebleau, et avoit trouvé les moyens que j’ai expliqués de se raccrocher avec elle plus confidemment que jamais : il sut en profiter.

Mme de Maintenon reprit ses anciennes idées : elle travailla de nouveau à faire entrer Harcourt dans le conseil. C’étoit y mettre sa créature, et elle n’y en avoit plus depuis qu’elle regardoit Chamillart comme un homme qui lui avoit manqué en tout par le mariage de son fils, par le retour de Desmarets, par sa partialité pour Vendôme, enfin par ce projet si avancé de la reprise de Lille par le roi en personne et sans elle. Elle le vouloit perdre, et Harcourt dans le conseil seroit bien plus fort à l’y servir. Elle vouloit se défaire du duc de Beauvilliers, et Harcourt dans le conseil n’avoit qu’à lui succéder de plain-pied, et avoit double intérêt à le détruire. Mme de Maintenon n’attendit pas ce secours : elle travailla en même temps à chasser Beauvilliers et à placer Harcourt. Son labeur fut heureux. Je n’ai pas su si la chute de l’un fut promise, et je ne veux donner pour certain que ce qui l’est, quoique ce qui arriva me l’ait fait croire ; mais l’entrée du conseil pour Harcourt, le roi en donna sa parole : ce ne fut pas pans peine. La même raison de l’exemple et des concurrents qui l’avoit déjà empêché une fois s’y opposoit encore celle-ci, quoique avec la considération de M. de La Rochefoucauld de moins, de la situation duquel je parlerai bientôt.

La parole donnée, ou plutôt arrachée, le comment embarrassa le roi, qui, par la même raison des concurrents, ne voulut pas faire Harcourt ministre en le déclarant, et aima mieux le contour et le masque du hasard. Pour cela, il fut convenu que, pendant le premier conseil d’État, Harcourt, averti par Mme de Maintenon, se trouveroit comme fortuitement dans les antichambres du roi ; qu’à propos des choses d’Espagne, le roi proposeroit de consulter Harcourt, et tout de suite feroit regarder si par hasard il n’étoit point quelque part dans les pièces voisines ; que, s’y trouvant, il le feroit appeler ; qu’il lui diroit tout haut un mot sur ce qui le faisoit mander, et tout de suite lui commanderoit de s’asseoir, ce qui étoit le faire ministre d’État, le retenir en ce conseil et l’y faire toujours entrer après.

On a vu, à l’occasion de la disgrâce du maréchal de Villeroy, en quelle intimé liaison j’étois avec son fils et sa belle-fille. On a vu ailleurs sur quel tour d’intimité le duc de Villeroy étoit avec Mme de Caylus, de l’exil de laquelle il avoit été cause, son retour, l’affection tendre pour elle de Mme de Maintenon, et la liaison intime d’Harcourt avec Mme de Caylus, sa cousine germaine, et qui entra et servit en tant de choses Harcourt auprès de Mme de Maintenon. Le secret de l’entrée d’Harcourt au conseil étoit extrême, et infiniment recommandé par le roi. Soit imprudence, confiance, jalousie pour son père, quoiqu’en disgrâce, quoi que ce fût, je le sus sur le point de l’exécution, et la manière dont elle se devoit faire. J’ouïs en même temps quelques mots louches sur le duc de Beauvilliers, dont le duc de Villeroy n’ignoroit pas avec toute la cour que je ne fusse comme le fils.

Je ne perdis par un instant, les moments étoient chers. Je quittai le duc et la duchesse de Villeroy le plus tôt qu’il me fut possible, sans leur rien montrer. Je gagnai ma chambré, et sur-le-champ j’envoyai un ancien valet de chambre, que tout le monde me connoissoit et qui étoit entendu, chercher M. de Beauvilliers partout où il pourroit être (et il n’alloit guère), le prier de venir sur-le-champ chez moi, et que je lui dirois ce qui m’empêchoit d’aller chez lui : c’est que je ne voulois pas y aller au sortir de chez ceux d’avec qui je sortois, et que, sans grande précaution, tout se sait dans les cours.

En moins de demi-heure M. de Beauvilliers arriva, assez inquiet de mon message. Je lui demandai s’il ne savoit rien, je le tournai, moins pour le pomper, car je n’en avois pas besoin avec lui, que pour lui faire honte de son ignorance, qui si souvent l’avoit jeté dans des panneaux et des périls, et pour le persuader mieux après de ce que je voulois qu’il fît. Quand je l’eus bien promené sur son ignorance, je lui appris ce que je venois de savoir.

Mon homme fut interdit. Il ne s’attendoit à rien moins ; je n’eus pas peine à lui faire entendre que, quand bien même son expulsion ne seroit pas résolue, l’intrusion d’Harcourt en étoit le cousin germain, et le préparatif certain, qui, appuyé de Mme de Maintenon, sans mesure et mal avec Torcy, lié au chancelier, domineroit sur les choses de la guerre, sur celles d’Espagne, et de là sur les autres affaires étrangères, et sur celles des finances avec la grâce de la nouveauté, l’audace qui lui étoit naturelle ; et le poids que lui donnoient sa naissance, ses établissements, et les emplois par lesquels il avoit passé.

Après force raisonnements il fallut venir au remède, et le temps pressoit, à vingt-quatre heures près au moins. Il n’en trouvoit qu’à attendre, à se résigner, à se tenir en la main de Dieu, à se conduire au jour le jour, puisqu’il n’y avoit pas de temps assez pour parer cette entrée, qu’il conçut pourtant fort bien être sa sortie, ou en être au moins le signal. Il m’avoua que depuis quelques jours il trouvoit le roi froid et embarrassé avec lui, à quoi jusqu’alors il m’avoua aussi qu’il avoit donné peu d’attention, mais dont alors la cause lui fut claire.

Je pris la liberté de le gronder de sa profonde ignorance de tout ce qui se passoit à la cour, et de cette charité malentendue qui tenoit ses yeux et ses oreilles de si court, et lui si renfermé dans une bouteille. Je lui rappelai ce que je lui avois dit et pronostiqué, dans les bas des jardins de Marly, sur la campagne de Mgr le duc de Bourgogne, la colère où il s’en étoit mis, et les événements si conformes à mes pronostics. Enfin, j’osai lui dire qu’il s’étoit mis en tel état avec le roi, par ne vouloir s’avantager de rien, qu’il ne tenoit plus à lui que par l’habitude de ses entrées comme un garçon bleu, mais que, puisqu’il y tenoit encore par là, il falloit du moins qu’il en tirât les avantages dans la situation pressante où il se trouvoit. Il me laissa tout dire, ne se fâcha point, rêva un peu quand j’eus fini, puis sourit et me dit avec confiance : « Eh bien ! que pensez-vous donc qu’il y eût à faire ? » C’étoit où je le voulois. Alors je lui répondis que je ne voyois qu’une chose unique à faire, laquelle étoit entre ses mains, et du succès de laquelle je répondrois bien, au moins pour lui, s’il vouloit prendre sur lui de la bien faire, si même elle n’empêchoit Harcourt d’entrer au conseil.

Alors je lui proposai d’user de la commodité de ses entrées, de prendre le roi, le lendemain matin, seul dans son cabinet, et là de lui dire qu’il étoit informé que M. d’Harcourt devoit entrer au conseil, et la façon dont il y devoit être appelé ; qu’il n’entroit point dans les raisons du roi là-dessus ; qu’il n’en craignoit que son importunité par le mépris public que M. d’Harcourt faisoit de ses ministres, qui n’étoit pas ignoré de Sa Majesté, l’ascendant qu’il voudroit prendre sur tous et qu’aucun n’aimeroit à endurer, et l’embarras sur les affaires étrangères par sa rupture particulière avec Torcy ; qu’il croyoit être obligé de dire cela à Sa Majesté, mais pour son regard à soi avec une entière indifférence ; qu’en même temps il n’en pouvoit avoir sur une chose qu’il remarquoit depuis quelques jours, et dont il ne pouvoit s’empêcher d’ouvrir son cœur avec toute la soumission, le respect et l’attachement qu’il avoit pour sa personne ; et là à lui dire ce qu’il remarquoit de lui à son égard ; de lui parler un peu pathétiquement et dignement, mais avec un air d’affection ; puis d’ajouter qu’il ne tenoit qu’à son estime et à ses bonnes grâces, point à aucunes places ; lui parler encore avec la même affection et reconnoissance de ce qu’il les lui avoit toutes données sans qu’il eût jamais songé à pas une ; qu’il étoit également prêt à les lui remettre pour peu qu’il le désirât ; et sur cela triompher de respect, de soumission, de désintéressement, d’affection et de reconnoissance.

M. de Beauvilliers prit plaisir à m’entendre, il n’eut pas de peine à se rendre à cet avis. Il m’embrassa étroitement. Il me promit de le suivre et de me rendre comment cela se seroit passé.

J’allai chez lui sur la fin de la matinée du lendemain, où j’appris de lui qu’il étoit parfaitement rassuré sur ses pieds. Il avoit parlé de point en point comme je lui avois dit que je croyois qu’il le devoit faire. Le roi parut étonné, et, à ce qui lui échappa muettement, piqué du secret de l’entrée d’Harcourt au conseil découvert ; et si entièrement, et c’étoit aussi ce que je m’étois proposé. Il parut fort attentif à la courte réflexion sur l’effet de cette entrée par rapport aux ministres, et à l’embarras qui en naîtroit. Il parut embarrassé de ce que M. de Beauvilliers lui dit sur lui-même ; puis ouvert l’interrompant, pour l’assurer de son estime, de sa confiance et de son amitié. À la proposition de retraite, il s’y opposa, fit beaucoup d’amitiés à M. de Beauvilliers, lui dit beaucoup de choses obligeantes, et parut renouer avec lui plus que jamais. Je sus de lui que la suite y avoit depuis toujours répondu. En un mot ce fut un coup de partie. M. de Beauvilliers m’embrassa encore bien tendrement, à plus d’une reprise. De savoir si sans cela il étoit chassé ou non, c’est ce que je n’ai pu découvrir ; mais par le peu qui me fut dit, et par le froid et l’embarras du roi lorsque M. de. Beauvilliers l’aborda, et qui dura pendant les premiers temps de son discours, et qui de son aveu avoit précédé et qui fut son thème, j’en suis presque persuadé.

Harcourt, sûr de son fait et contenant à peine sa joie sur le point immédiat du succès, arriva au rendez-vous. Le temps se prolongea. Pendant le conseil, il n’y a que des plus subalternes dans ces appartements du roi, et quelques courtisans qui passent par là, pour aller d’une aile à l’autre. Chacun de ces subalternes s’empressoit de lui demander ce qu’il vouloit, s’il désiroit quelque chose, et l’importunoient étrangement. Il falloit demeurer là, il n’en avoit point de prétexte. Il alloit et venoit boitant sur son bâton, et ne savoit que répondre, ni aux demeurants, ni aux passants, dont il étoit remarqué. À la fin, après une longue attente, fort mal à son aise, il s’en alla comme il étoit venu, fort inquiet de n’avoir point été appelé. Il le manda à Mme de Maintenon qui à son tour en fut d’autant plus en peine que le soir le roi ne lui en dit pas un mot, et qu’elle aussi n’osa lui en parler. Elle consola Harcourt ; elle voulut espérer que l’occasion ne s’étoit pas trouvée à ce conseil de lui faire de question sur les affaires d’Espagne, et voulut qu’il se trouvât encore au même rendez-vous au premier conseil d’État. Harcourt y fit le même manège, et avec aussi peu de succès. Il s’en alla fort chagrin, et comprit son affaire rompue.

Mme de Maintenon voulut enfin en avoir le cœur net. Elle avoit assez attendu pour ne pas marquer d’impatience ; elle en parla au roi, supposant oubli ou faute de matière, et que la chose étoit toujours sur le même pied. Le roi, embarrassé, lui répondit qu’il avoit fait des réflexions, qu’Harcourt étoit mal avec presque tous ses ministres, qu’il montroit un mépris pour eux qui feroit des querelles dans le conseil, que ces disputes l’embarrasseroient ; que, tout bien considéré, il aimoit mieux s’en tenir où il en étoit, n’avoir point la bouderie de gens qu’il considéroit, et qui seroient piqués de cette préférence, dès qu’il admettroit quelqu’un de nouveau et de leur sorte dans le conseil ; qu’il estimoit fort la capacité d’Harcourt, et qu’il le consulteroit en particulier sur les choses dont il voudroit avoir son avis. Cela fut dit de façon qu’elle ne crut pas avoir à répliquer ; elle se tint pour battue, et Harcourt fut au désespoir. Ce coup manqué pour la deuxième fois, il n’espéra plus y revenir que par des changements également incertains et éloignés.

J’avois été cependant comme à l’affût de ce qui arriveroit de cette entrée, sans dire mot à personne, et je fus fort aise quand le délai si long me fit comprendre qu’elle étoit échouée. Le roi n’en dit pas un mot à M. de Beauvilliers, mais il étoit redevenu libre avec lui et à son ordinaire. Je demandai après doucement au duc de Villeroy à quoi tenoit donc cette entrée, et je sus ce que je viens de raconter, et qu’il n’en étoit plus question. Je ne parus y prendre nulle part. J’étois en mesure avec Harcourt, qui même m’avoit fait des avances à reprises. J’étois content au dernier point que les choses se fussent aussi heureusement conduites, mais je ne m’en gaudis qu’entre les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, qui l’avoient échappé belle.

Monastrol, sans être en grand deuil, donna part au roi de la mort d’un fils de l’électeur de Bavière, parce qu’en Allemagne on n’en porte aucun des enfants au-dessous de sept ans comme étoit ce dernier cadet. Néanmoins le roi le prit pour quinze jours. Voilà où conduisit le deuil d’un maillot de M. du Maine : à porter le deuil d’un enfant que sa propre cour ne porte pas, après n’en avoir point porté ici d’aucuns des enfants de la reine morts avant sept ans.

Le marquis de Nesle épousa la fille unique du duc de Mazarin, qui n’avoit qu’un frère. La comtesse de Mailly avoit fort espéré ce mariage pour sa dernière fille, et y avoit fait de son mieux, un peu aidée des cajoleries de Mme de Maintenon ; mais la vieille Mailly, qui savoit par expérience combien elles étoient vaines, et qui avoit, à force de travaux, fait une très puissante maison, voulut pour son petit-fils de grandes espérances. Les biens étoient immenses si le frère venoit à manquer, et de plus l’espérance de la dignité de duc et pair, parce que celle de Mazarin étoit femelle. La beauté de cette mariée fit grand bruit dans les suites, et celle des filles quelle laissa encore plus dans le règne suivant, jusqu’à devoir y tenir quelque place dans l’histoire.

Le duc de Charost fut attrapé par une Mme Martel, vieille bourgeoise de Paris, qui étoit un esprit, et qui voyoit assez bonne compagnie. Avec un empire fort ridicule à considérer, elle lui fit accroire des trésors pour son deuxième fils qui n’avoit rien alors, et qui par l’événement a succédé aux dignités et aux charges de son père. Je ne dirai pas aux biens pour le peu qu’ils valoient. Bref, Charost se laissa embarquer, et maria le marquis d’Ancenis à la fille d’Entragues, qui avoit été petit commis, et bien pis auparavant, chez M. de Frémont, beau-père de M. le maréchal de Lorges, et grand-père de Mme de Saint-Simon, qui lui avoit commencé une fortune qu’il poussa fort loin, et qui lui fit épouser pour rien la fille de Valencey et d’une sœur du maréchal de Luxembourg et de la duchesse de Meckelbourg. Charost avoit eu le gouvernement de Dourlens de Baule-Lamet, père de sa seconde femme, dont il ne lui restoit point d’enfants, que le roi voulut bien sur sa démission donner à son fils en faveur de ce mariage. Il fut récompensé. autant qu’il pouvoit l’être par le mérite, de la personne, sa vertu et sa conduite, qui plut fort dans sa famille, et qui réussit fort à la cour et dans le monde.

Le maréchal de Boufflers ayant reçu en Flandre, où il étoit allé tout préparer pour la reprise de Lille par le roi en personne, et qui en avoit reçu les contre-ordres, s’étoit mis ensuite à faire la tournée de toutes les places de son gouvernement, accompagné de quelques officiers généraux pour y donner les meilleurs ordres que l’extrême défaut d’argent et de toutes choses pourroit permettre. Dans ce voyage, mal rétabli des fatigues incroyables qu’il avoit souffertes à Lille, il tomba malade à l’extrémité. Il guérit et se rétablit à grand’peine, mais non assez pour oser entreprendre une campagne. Il revint à Paris le 1er mars, et eut le lendemain deux audiences du roi, avant et après sa messe, dans lesquelles il lui rendit compte de son gouvernement, et lui déclara son impuissance de servir pour cette année.

Le roi, qui s’en étoit bien douté, fit appeler le maréchal de Villars ensuite, après quoi il fut public qu’il commanderoit l’armée de Flandre sous Monseigneur, dans laquelle le roi d’Angleterre sous l’incognito de l’année précédente, et M. le duc de Berry, serviroient volontaires ; le maréchal d’Harcourt sur le Rhin, sous Mgr le duc de Bourgogne ; M. le duc d’Orléans en Espagne ; le maréchal de Berwick en Dauphiné ; et le duc de Noailles en Roussillon, à l’ordinaire. On verra bientôt que ces généraux d’armée allèrent à leur destination, mais qu’aucun des princes ne sortit de la cour.

M. le comte de Toulouse eut charge du roi de dire au comte d’Évreux qu’il ne serviroit point, lequel n’a pas servi depuis. Ce coup de foudre lui fut adouci de la sorte, moins par égard pour son père que parce qu’il porta sur M. de Vendôme pour le moins autant que sur lui. Ce n’est pas que depuis son retour il n’eût essayé à se faire un protecteur du prince qu’il avoit si fort offensé, et qu’il n’y eût presque réussi ; mais Mme la duchesse en fit tant de honte à son époux, et se montra si irritée, que le comte d’Évreux ne put réussir. Toute la cabale en fut étrangement étourdie, et cruellement mortifiée de cette nouvelle atteinte, qui montroit que ses attentats n’étoient point pardonnés, nonobstant le châtiment de Vendôme, qu’on ne voyoit plus qu’à Marly et à Meudon, sur un ton fort différent de ce qu’il avoit été, et qui ne servoit plus.

Le comte de Roucy, qui n’avoit pas servi depuis la bataille d’Hochstedt, et La Feuillade, noyé depuis celle de Turin, étoient fort de la cour de Monseigneur. Ils virent bientôt après cette déclaration nommer les officiers généraux pour chaque armée. Ils n’avoient pas lieu d’espérer d’être de leur nombre ; ils crurent se raccrocher en suivant Monseigneur, et toucher le roi par cette conduite. Ils en demandèrent donc la permission au roi, qui l’accorda au comte de Roucy et la refusa à La Feuillade. Ce fut un dégoût très-marqué pour lui ; mais, dans le fond, la fortune des deux fut pareille. Monseigneur n’alla point, par conséquent le comte de Roucy, qui n’a jamais servi depuis non plus que La Feuillade, mais qui n’a pas eu le temps de se faire faire maréchal de France aussi scandaleusement et aussi inutilement que lui vingt-cinq ans après.

Harcourt, qui, en Normand habile, savoit tirer sur le temps, et que le commandement d’une armée ne consoloit point du ministère, obtint du roi quatre-vingt mille livres comptant pour faire son équipage, et, dans un temps aussi pressé que celui où on étoit, bouda encore de n’en obtenir pas davantage. L’électeur de Bavière demeura oisif.

Rouillé partit les premiers jours de mars pour aller traiter secrètement la paix en Hollande ; à force de besoins on s’en flattoit. Bergheyck étoit venu quelque temps auparavant passer deux jours chez Chamillart ; il avoit vu le roi, il croyoit les Hollandois portés à la paix. On leur demanda des passeports, qu’ils accordèrent en grand secret et de fort mauvaise grâce. Je ne m’étendrai pas davantage là-dessus, non plus que sur le voyage de Torcy, qu’il y alla furtivement faire quelque temps après. J’en userai de même sur le voyage que firent l’année suivante le maréchal d’Huxelles et l’abbé de Polignac, tôt après cardinal, à Gertruydemberg ; et pareillement sur tout ce qui amena et fit la paix d’Utrecht. Torcy, dont la plume et la mémoire ne sont pas moins justes, bonnes, exactes, que les lumières et la capacité, a écrit toutes ces trois négociations. Il a bien voulu me communiquer son manuscrit lui-même ; je le trouvai si curieux et si important que je le copiai moi-même ; il feroit en trois morceaux mis ici en leur temps de trop longues parenthèses [2]. Ils sont plus agréables et plus instructifs à voir tous trois de suite, et c’est ainsi qu’ils se trouveront dans les Pièces [3].

Il suffira donc ici de faire connoître Rouillé. Il étoit président en la cour des aides, et frère de Rouillé qui, de procureur général de la chambre des comptes, devint directeur des finances, puis conseiller d’État, dont la brutalité et les débauches, à travers beaucoup d’érudition et de quelque esprit, firent tant parler de lui, surtout dans la régence de M. le duc d’Orléans. Celui-ci, qui étoit le cadet, avoit un esprit délicat et poli, aussi sobre et mesuré que son aîné l’étoit peu, et il avoit passé une partie de sa vie en diverses négociations, et en dernier lieu ambassadeur en Portugal. On avoit toujours été content de lui, on verra qu’on ne le fut pas moins malgré le triste succès de son voyage en Hollande.

Je ne puis mieux placer une double anecdote que fort peu de gens ont sue, et qui ne précéda que de fort peu les dernières choses que je viens d’écrire, mais que j’ai réservée pour mieux accompagner Rouillé en Hollande. Chamillart avoit ouï dire et vu, depuis que le billard l’avoit introduit à la cour, et qu’une charge d’intendant des finances l’en avoit approché, que M. de Louvois faisoit les charges de tout le monde et surtout de ses confrères tant qu’il pouvoit, et souvent de haute lutte. Successeur de sa charge et de celle de Colbert, et plus avant que ni l’un ni l’autre ne furent jamais dans le goût et l’affection du roi, il s’imagina que l’Imitation de Louvois en ces entreprises étoit un droit de sa place ou de sa faveur, et il n’omit rien pour en user de même. Ç’avoit été une des causes principales et des plus continuelles qui l’avoient tenu toujours si brouillé avec Pontchartrain. Il essaya plus d’une fois d’embler aussi la besogne du chancelier, qui, lui étant plus étrangère qu’aucune et appartenant à un homme plus affermi et plus relevé, l’avoit forcé autant de fois à lâcher prise. Je ne me suis pas amusé à rendre tous ces détails trop longs et trop fréquents ; il suffit de les marquer en gros.

À l’égard de Torcy, il s’étoit mis dans la tête de lui ôter les négociations de la paix, dont toutefois Torcy étoit le seul ministre, et privativement à tout autre par son département. Chamillart, du su du roi, tenoit des gens en Hollande, et partout ailleurs, qui faisoient des ouvertures et des propositions, et qui surtout décrioient ceux que Torcy y employoit à même fin, le disoient un homme de paille par qui rien ne réussiroit. Ceux de Torcy, et lui-même ne s’épargnoient pas à lui rendre la pareille et à ses employés, tellement qu’on eût dit que ces gens servoient dans les pays étrangers des ministres de différents maîtres dont les intérêts étoient tout opposés. Ces manières de se croiser donnoient dans ce pays-là un spectacle tout à fait ridicule, et encore plus nuisible aux affaires ; une opinion sinistre de la cour et de notre gouvernement : enfin aux personnages à qui ces gens-là étoient adressés, ou auprès de qui ils s’insinuoient, un grand embarras à traiter pour ceux qui l’auroient voulu sincèrement ; et pour les autres, un prétexte très plausible de n’entrer en rien avec des gens si peu d’accord entre eux. Tout en étoit donc non seulement suspendu, mais dangereusement éventé, et tout se rompoit avant même d’avancer.

Chamillart tomba dans un grand ridicule public par deux voyages qu’il fit faire à Helvétius en Hollande, sous prétexte d’aller voir son père, mais en effet pour négocier, dont personne ni là ni ici ne fut la dupe. Helvétius étoit Hollandois et médecin fort habile pour plusieurs sortes de maladies, mais qui, pour n’être pas savant à la manière des médecins ni de leurs Facultés, en étoit traité d’empirique. C’est à lui qu’on doit l’usage de l’ipécacuanha, si spécifique pour la guérison des dysenteries, qui lui donna une grande réputation et lui attira la plus cruelle envie des médecins, qui ne consultoient point avec lui. Il ne laissoit pas de l’être de quantité de personnes et même considérables ; d’ailleurs un bon et honnête homme, charitable, patient, aumônier, droit, et qui ne manquoit ni d’esprit ni de sens, et dont le fils [est] maintenant premier médecin de la reine, avec la plus juste et la plus grande réputation, et qui avec infiniment d’esprit et de bénie de cour, auroit son tour dans ces Mémoires s’ils s’étendoient jusqu’au temps où il s’est fait considérer à la cour. Son père, occupé comme il l’étoit dans Paris, n’en pouvoit disparaître sans bruit, ni le temps de son absence être obscur, beaucoup moins répétée après un intervalle de quelques mois. Il n’étoit rien moins qu’intrigant, il n’étoit pas même intéressé. Il ne parloit même jamais de nouvelles, à la différence de tous les médecins. Il n’étoit occupé que de son métier, et tous les jours ; à la fin de sa matinée, voyoit chez lui tous les pauvres qui vouloient y venir, les écoutoit, leur donnoit des remèdes, à manger, souvent de l’argent, et ne refusoit jamais d’aller chez aucun. Ainsi grands et petits surent et souffrirent de son absence et ne s’en turent pas. Il étoit le médecin de Chamillart de tout temps. Personne ne l’accusa d’avoir brigué ces voyages ; ils portèrent tous sur le ministre. On peut juger de toutes les plaisanteries amères qui se débitèrent partout, dedans et dehors le royaume, sur une négociation d’un médecin, et d’un empirique, et de toutes les piquantes gentillesses qui coururent là-dessus, et toutefois le roi, à qui Torcy et Chamillart rendoient compte chacun en particulier, les laissoit faire. Ainsi chacun alloit son train à part, et faisoit sûrement échouer son confrère.

Torcy qui sentoit le tort que cette conduite apportoit aux affaires, et qui n’étoit rien moins qu’insensible à celui que lui-même en souffroit, se sentoit foible contre la faveur si déclarée de Chamillart, et se bornoit aux plaintes et aux représentations qu’il lui en faisoit faire par le duc de Beauvilliers, mais rarement reçues et toujours éludées. Sur le déclin de l’administration des finances par Chamillart, ce ministre, accablé d’affaires et alors de langueur, avoit promis de ne plus traverser Torcy, ensuite de le laisser faire ; mais tôt après, les mains lui démangeant, il besogna tout de nouveau, et tout de nouveau remit Torcy aux champs. Celui-ci, le voyant défait des finances, entre les mains de son cousin germain et de son ami de tout temps., et son fils marié, à la fille de la duchesse de Mortemart, son autre cousine germaine, espéra tout de ces nouvelles considérations. Il attendit donc encore. Il fit redoubler les représentations, et il eut encore fort longtemps une patience inutile. À la fin elle lui échappa.

Convaincu qu’il n’obtiendroit rien par douceur, il déclara au duc de Beauvilliers, qui comme lui voyoit le préjudice que ce procédé apportoit aux affaires, que las enfin d’éprouver les continuelles entreprises de Chamillart, quoi qu’il eût pu faire et employer pour les faire cesser, il étoit résolu de faire décider par le roi qui des deux devoit se mêler des affaires étrangères. Beauvilliers parla fort sérieusement à Chamillart qui, sentant son autorité affaiblie et combien peu il avoit fait de progrès dans ses négociations au dehors, comprit enfin qu’une pareille décision portée devant le roi ne pourroit lui être favorable, et protesta au duc de Beauvilliers qu’il ne se mêleroit plus d’aucune affaire étrangère.

Torcy y avoit été attrapé trop souvent pour tâter encore de pareilles assurances. Il voulut un traité préliminaire, nécessaire selon lui pour parvenir à celui de la paix. Il se fit donc un écrit, par lequel Chamillart s’engagea à n’entretenir plus personne pour s’ingérer de la paix, ni d’aucune affaire étrangère, et promit de plus de renvoyer de bonne foi à Torcy ceux qui en ce genre pourroient s’adresser à lui désormais. Il signa cet écrit en présence de M. de Beauvilliers, qui le remit à Torcy. Celui-ci, content enfin et libre, se raccommoda avec Chamillart. Il n’eut plus d’inquiétude, et Chamillart depuis ne lui en donna plus la moindre occasion. M. de Beauvilliers, si lié à ces deux hommes, acheva cette bonne œuvre. J’étois trop intimement uni à lui et à Chamillart pour l’ignorer ; pour Torcy, notre liaison ne se fit que depuis la mort du roi. Venons à l’autre anecdote.

Chamillart, tel qu’on vient de le voir à l’égard des autres départements, démis des finances, en discouroit plus que lorsqu’elles étoient entre ses mains, et, libre de ce fardeau, en oublia bientôt le poids. Il ne pensoit qu’à soutenir celui dont il étoit demeuré chargé, et demandoit sans cesse de l’argent à son successeur, en homme qui ne s’inquiétoit plus des moyens d’en trouver. Desmarets, toujours embarrassé, fit ce qu’il put. À la fin, piqué de n’y pouvoir suffire, il répondit quelquefois vivement, et comme surpris de trouver si peu de ménagement dans un homme qui ne pouvoit avoir oublié l’épuisement où il avoit laissé les finances et le crédit. Enflé par ses places de contrôleur général, et encore plus de ministre, de se sentir égal à celui auquel il devoit un si grand retour de fortune, et moins sensible au bienfoit qu’à l’importunité continuelle de lui fournir ce qu’il ne pouvoit trouver, il se lâcha quelquefois en reproches sur le mauvais état auquel il avoit trouvé les finances, dont le délabrement ne lui pouvoit être imputé, et dont le temps et la guerre générale, si malheureuse depuis longtemps, ne lui avoient pu mettre la réparation.

Il m’en fit souvent des plaintes ; je lui remis souvent la cause de son retour devant les yeux ; souvent je l’y trouvai docile, souvent aussi je ne pouvois m’empêcher de sentir qu’il avoit raison. Peu à peu je commençai à craindre que ces deux hommes ne pussent demeurer longtemps amis. Les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers encore plus, étançonnoient leur amitié fugitive, et se portoient, continuellement pour modérateurs entre eux.

L’un, pressé des besoins de la guerre, affermi par sa confiance en l’amitié du roi, grossissant son autorité sur l’autre par ce qu’il avoit fait pour lui, ne pouvoit se défaire d’en exiger durement. Desmarets devenu son égal, impatient du joug, à bout d’industrie à suppléer aux manquements, s’échappoit aux considérations, et rétorquoit les arguments par accuser l’autre d’avoir ruiné les finances, tellement que tous deux se trouvant aigris, et à bout de moyens, Chamillart porta ses plaintes au roi de se trouver court de fonds. Le roi, qui ne vouloit ni accoutumer ses ministres ni s’accoutumer lui-même à ce langage, quoiqu’il commençât à devenir fréquent, parla fortement à Desmarets, qui, forcé à la justificative, ne put être retenu par les deux ducs modérateurs, et saisit, sous des apparences en effet honnêtes puisqu’elles paraissoient nécessaires, l’occasion d’éclater. Il rapporta au roi l’état des sommes qu’il avoit fournies à Chamillart, expliqua quelles en argent, quelles en billets, et comment payées, en déduisit les fonds et les destinations, tout cela par pièces justificatives, et montra que Chamillart étoit plus que rempli. Le roi le dit à Chamillart, qui, bien étonné, soutint toujours son dire, et avec sa confiance accoutumée offrit d’en faire convenir Desmarets.

Il fut chez lui où, vérification faite, il se trouva court et rempli. La chose fut rejetée sur ses commis ; mais Desmarets, résolu de n’avoir pas le démenti, voulut que les commis fussent appelés, et, bien que Chamillart se radoucit, il ne put sortir de chez le contrôleur général que le commis des payements du bureau de la guerre, qui s’appeloit de Soye, ne fût mandé par Chamillart et ne fût venu avec ses registres. La somme en débat s’y trouva reçue au temps et en la manière que Desmarets l’avoit soutenu. Alors le [débat] fut entre Chamillart et son commis, mais il ne dura guère, parce que, Chamillart ayant voulu se fâcher, de Soye, à l’instant même et en présence de Desmarets, lui en montra l’emploi, qui étoit différent de celui auquel le roi l’avoit destinée, quoiqu’en chose effectivement du bien du service, mais entièrement différente. Alors Chamillart, honteux de son oubli et du mécompte, et Desmarets, radouci par l’issue d’une si forte dispute, se séparèrent honnêtement, et de concert étouffèrent la chose tant qu’ils purent ; mais elle demeura d’autant moins secrète qu’il fallut bien que le dénouement en fût porté au roi. Il l’apprit et le reçut avec une extrême bonté pour Chamillart, sauvé par la multiplicité de ses affaires, que sa mauvaise santé et ses voyages en Flandre avoient arriérées et brouillées dans sa tête. Le public n’en jugea pas si favorablement.

Chamillart, peu après être entré dans l’administration entière des finances, avoit pris en affection un financier appelé La Cour des Chiens, auquel il avoit donné les meilleures affaires. Ce La Cour s’y étoit prodigieusement enrichi ; il étoit habile, intelligent, plein de ressources, et avoit utilement servi en ce genre ; d’ailleurs bon homme, obligeant, éloigné de l’insolence si ordinaire à ces sortes de gens. Mais son opulence et sa prodigalité en toutes sortes de délices avoit irrité le public. Il avoit fait un bijou d’un vilain lieu et d’une méchante maison que Chamillart lui avoit donnée dans son parc de l’Étang, et qu’avec sa permission il vendit à Desmarets lorsqu’il eut les finances. Il venoit de bâtir un hôtel superbe joignant l’hôtel de Lorges, depuis [celui de la princesse] de Conti, fille du roi, et Chamillart ne se cachoit pas que c’étoit pour lui ; mais sa fortune ne dura pas jusque-là, et d’Antin l’acheta, qui en fit une demeure somptueuse. La jalousie des gens d’affaires contre La Cour se joignit à l’aversion que le public avoit prise contre ses richesses, qui ramassa mille mauvais discours que ces financiers semèrent de Chamillart et de lui.

Dans les nécessités pressantes d’argent pour les vivres, il étoit échappé au zèle de Chamillart de répondre en son nom de diverses grosses fournitures. Sûr de sa probité et de la confiance du roi, il n’avoit rien appréhendé ; et La Cour, assuré aussi de toute la protection du tout-puissant ministre, étoit entré en des engagements prodigieux. Ils étoient donc tels, qu’il n’y pouvoit suffire que très difficilement, surtout ne s’en contraignant pas davantage sur les dépenses prodigues que lui coûtoient ses plaisirs et ses parents. Tout cela ensemble, sous un autre ministère, donna prise sur la conduite de Chamillart et sur la bourse de La Cour, et bien qu’on ne reprochât rien de honteux à Chamillart, on l’accusa d’avoir employé ces sommes contestées, avec plusieurs autres, à payer les parties auxquelles il s’étoit imprudemment engagé en son nom, et à se tirer ainsi d’affaires, préférablement à des choses plus pressées pour le service de la guerre, et plus présentes.

Je ne suis pas éloigné de croire qu’il en étoit bien quelque chose, et que ce ministre, désormais hors du maniement des finances, craignant de ne pas trouver toujours les moyens de sortir de ses engagements indiscrets, y employa des sommes dont la destination étoit tout à fait différente. De crime ni de faute, il n’y en avoit pas l’ombre, puisqu’il n’en détourna jamais une pistole à ses usages particuliers, et il eut cet avantage que le soupçon n’en entra jamais dans la tête de personne. Mais cet exemple doit faire sages et ministres et autres de ne s’engager jamais si avant qu’on n’ait entre les mains de quoi en bien sortir.

Depuis cette explication, il n’y eut plus entre ces deux ministres que des dehors et de grandes mesures d’honnêteté. Je l’avoir prévu dès les commencements ainsi que je l’ai rapporté. Tous deux m’étoient chers encore, et j’en fus aussi touché que MM. de Chevreuse et de Beauvilliers.




  1. Louis XIV dit lui-même dans ses Mémoires (t. Ier, p. 32, 33) : « Il n’était pas de mon intérêt de prendre [pour ministres] des hommes d’une qualité éminente. Il fallait, avant toutes choses, faire connaître au public, par le rang même où je les prenais, que mon dessein n’était pas de partager mon autorité avec eux. Il m’importait, qu’ils ne conçussent pas eux-mêmes de plus hautes espérances que celles qu’il me plairait de leur donner. Ce qui est difficile aux gens d’une grande naissance. »
  2. Voy. la seconde, la troisième et la quatrième partie des Mémoires de Torcy. Elles contiennent probablement les trois morceaux dont parle Saint-Simon.
  3. Voir aux Pièces toute la négociation de Rouillé à Bodgrave, de Torcy et de lui à la Haye, et du maréchal d’Huxelles et de l’abbé de Polignac à Gertruydemberg, et sur la paix d’Utrecht. (Note de Saint-Simon.)