Mémoires (Saint-Simon)/Tome 6/8


CHAPITRE VIII.


1708. — Cent cinquante mille livres de brevet de retenue à Chamillart. — Deux cent mille livres de brevet de retenue au maréchal de Tessé. — Trois mille livres de pension à Albéroni. — Du Luc, évêque de Marseille, passe à Aix. — Rois et force bals à la cour. — Comédies de Mme du Maine. — Duc de Villeroy capitaine des gardes sur la démission de son père. — Vaudémont souverain de Commercy, etc. — Mort du marquis de Thianges ; son caractère. — Courte digression sur sa mère. — Mariage de Seignelay et de Mlle de Fürstemberg. — Vilenie des serments chez le roi. — Chamillart, fort languissant, songe à se soulager et à marier son fils. — Réflexions importantes sur les choix. — Mariage de Cani avec une fille de Mortemart. — Mesures sur la place des finances. — Desmarets contrôleur général des finances ; ma conversation avec lui. — Directeurs généraux des finances abolis. — Chute d’Armenonville. — Poulletier intendant des finances. — Colère du conseil et du chancelier. — Duchesse du Maine refuse de signer après Mlle de Bourbon le contrat de mariage de Cani. — Mort, extraction et caractère du chevalier de Nogent. — Mort de Langlée. — Mort du comte d’Oropesa. — Mort, extraction, fortune et caractère de Montbron ; sa dépouille. — Oran pris par les Maures. — Mort de Tésut ; sa charge donnée à son frère par l’exclusion de l’abbé Dubois. — Caractère des deux frères. — Caractère de Nancré, exclu par le roi de suivre M. le duc d’Orléans en Espagne. — Plaisante exclusion et plus rare inclusion de Fontpertuis ; son caractère.


L’année 1708 commença par les grâces, les fêtes et les plaisirs. On ne verra que trop tôt qu’elle ne continua pas longtemps de même. Chamillart obtint sur sa charge de l’ordre cent cinquante mille livres de brevet de retenue, et le maréchal Tessé sur la sienne, de Mme la duchesse de Bourgogne, une autre de deux cent mille livres. M. de Vendôme procura à son Albéroni trois mille livres de pension, à qui nous verrons faire dans quelque temps une fortune et une figure si prodigieuse. L’évêque de Marseille, frère du comte du Luc, passa à l’archevêché d’Aix. Je le remarque parce qu’il devint, longues années après, le triste successeur à Paris du cardinal de Noailles. Le roi fit à Versailles de magnifiques Rois avec beaucoup de dames, où la cour de Saint-Germain se trouva. Il y eut après le festin un grand bal chez le roi, qui en donna plusieurs parés et masqués tout l’hiver à Marly et à Versailles, où il y en eut aussi chez Monseigneur et dans l’appartement de Mme la duchesse de Bourgogne. Les ministres lui en donnèrent, Mme la duchesse du Maine encore, laquelle se donna en spectacle tout l’hiver, et joua des comédies à Clagny en présence de toute la cour et de toute la ville. Mme la duchesse de Bourgogne les alla voir souvent, et M. du Maine, qui en sentoit tout le parfoit ridicule et le poids de l’extrême dépense, ne laissoit pas d’être assis au coin de la porte et d’en faire les honneurs.

Le maréchal de Villeroy, fatigué des dégoûts d’une cour où il avoit tant brillé et où il n’espéroit plus de se pouvoir reprendre, flottoit depuis quelque temps dans l’incertitude sur sa charge entre le dépit journalier de la faire avec des désagréments continuels, accoutumé de longue main à trouver des distinctions partout, et la crainte du vide et de l’ennui. Il y avoit longtemps que le duc et la duchesse de Villeroy m’avoient dit qu’il leur en avoit parlé. Ils ne laissoient pas de s’ennuyer de la lenteur de sa résolution, et ils s’en consoloient dans la crainte d’un refus qui deviendroit une exclusion. L’espérance, fondée sur un reste de bonté pour le maréchal, étoit légère après tout ce qui s’étoit passé. Le duc de Villeroy, dans toute la faveur de son père, n’avoit jamais cessé de sentir que ses lettres en Hongrie n’étoient point effacées ; il ne s’apercevoit pas moins que Mme de Maintenon n’étoit jamais bien revenue pour lui depuis l’affaire de Mme de Caylus. Parmi ces angoisses, le maréchal de Villeroy, qui depuis quelque temps ne leur parloit plus de rien, prit enfin sa résolution, et la veille des Rois, au retour de la messe du roi, il s’approcha de lui dans son cabinet pour lui demander à se démettre de sa charge en faveur de son fils. À peine en eut-il commencé la proposition, que le roi, qui vit d’abord où elle tendoit, l’interrompit, et se hâta de lui accorder sa demande, tant il se sentit soulagé de se défaire de lui comme que ce fût, dans une fonction si intime et si continuelle pendant le quartier, et néanmoins si fréquente encore dans les autres quartiers par mille détails. Ainsi, ce que la faveur du maréchal la plus déclarée n’avoit pu obtenir de lui-même, ce qu’elle n’eût peut-être pas arraché du roi avec son goût pour le père et ses anciennes répugnances pour le fila, que les nouvelles n’avoient pas raccommodées, tout céda à la disgrâce du maréchal de Villeroy, et à la peine que le roi avoit à le supporter.

Le duc de Villeroy étoit ce jour-là avec Monseigneur qui couroit le daim au bois de Boulogne. La nouvelle lui fut portée sans qu’il voulût la croire avant d’en avoir reçu des avis redoublés. Je ne vis jamais de gens si aises que la duchesse de Villeroy et lui, et nous nous rappelâmes avec plaisir ce souper si plein de larmes de la duchesse, et des soupirs de son mari, qui crut ses peines, ses services et sa fortune perdus par le caprice de son père à persévérer de lui défendre de voir Chamillart. La maréchale de Villeroy, avec son bon et sage esprit, fut ravie, mais le maréchal, après avoir joui vingt-quatre heures des compliments de la cour, sentit avec horreur tout son vide, et qu’il ne tenoit plus à rien. Cette situation lui devint insupportable. Jusqu’alors il avoit été le roi de Lyon, il se voulut rejeter sur cette partie d’existence et y aller régner, mais ce gouvernement étoit dans le département de Chamillart. Il en craignit tout, il chercha à s’en délivrer. Torcy étoit de ses amis, qui avoit le Dauphiné dans le sien ; il lui proposa de troquer avec Chamillart, qui n’auroit pas bonne grâce de refuser le gouvernement de son gendre, pour se conserver les occasions de tourmenter le maréchal dans le sien. Torcy y consentit, Chamillart aussi, et le roi y donna son approbation pour éviter les querelles sur Lyon, et les importunités qu’il en auroit essuyées. Voilà donc le maréchal en repos ; mais quand de là il voulut profiter du troc pour s’en aller à Lyon la permission lui en fut refusée, ce qui renouvela et combla ses désespoirs.

Ce fut en ce temps-ci que M. de Vaudemont obtint la souveraineté sur Commercy, et la préséance en Lorraine sur tous ceux de cette maison, qui le brouilla avec eux sans retour comme je l’ai raconté d’avance ; il eut en même temps à Versailles le petit logement que la mort du marquis de Thianges laissa vacant.

Thianges étoit Damas et de grande naissance, fort brave, avec de l’esprit et des lettres, beaucoup d’honneur et de probité, mais si particulier, si singulier, qu’il vécut toujours à part, et ne tira aucun parti de se trouver fils de la sœur de Mme de Montespan, et d’une sœur par elle-même si bien avec le roi, et si grandement distinguée tant qu’elle a vécu. Elle n’étoit morte qu’en 1693, dans un magnifique logement de plain-pied et contigu à celui de Monseigneur, où les enfants du roi, et de sa sœur, qui l’aimoient et la craignoient, la visitoient continuellement, ainsi que tout ce qui étoit de plus distingué à la cour. Monsieur y alloit souvent, et il n’y avoit point de ministre qui ne comptât avec elle. Tout jeune que j’étois alors, j’étois admis chez elle avec bonté, par la parenté et l’amitié de ma mère. Je me souviens qu’elle étoit au fond de son cabinet, d’où elle ne partoit pour personne, et même ne se levoit guère. Elle avoit les yeux fort chassieux, avec du taffetas vert dessus, et une grande bavette de linge qui lui prenoit sous le menton. Ce n’étoit pas sans besoin : elle bavoit sans cesse et fort abondamment. Dans cet équipage ; elle sembloit à son air et à ses manières la reine du monde ; et tous les soirs, avec sa bavette et son taffetas vert, elle se faisoit porter en chaise au haut du petit escalier du roi, entroit dans ses cabinets, et y étoit avec lui et sa famille assise dans un fauteuil, depuis la fin du souper jusqu’au coucher du roi. On prétendoit qu’elle avoit encore plus d’esprit que Mme de Montespan, et plus méchante. Là elle tenoit le dé et disputoit, et souvent aigrement contre le roi qui aimoit à l’agacer. Avec des choses fort plaisantes, elle étoit impérieuse et glorieuse au dernier point. Elle vantoit toujours sa maison au roi, en effet grande et ancienne ; et le roi, pour la piquer, la raboissoit toujours. Quelquefois de colère elle lui disoit des injures, et plus le roi en riait, plus sa furie augmentoit. Un jour étant là-dessus, le roi lui dit qu’avec toutes ses grandeurs, elle n’en avoit aucune de celles de la maison de Montmorency, ni connétables ni grands maîtres, etc. « Cela est plaisant, répondit-elle, c’est que ces messieurs-là d’auprès de Paris étoient trop heureux d’être à vous autres rois, tandis que nous, rois dans nos provinces, nous avions aussi nos grands officiers comme eux, des gentilshommes d’autour de nous. » C’étoit la personne du monde qui demeuroit le moins court, qui s’embarrassoit le moins, et qui très souvent embarrassoit le plus la compagnie. Elle ne sortoit presque jamais de Versailles, si ce n’étoit pour aller voir Mme de Montespan.

M. de La Rochefoucauld étoit son ami intime, et Mademoiselle aussi. Toutes deux étoient fort propres pour leur manger. Le roi prenoit plaisir à leur faire mettre des cheveux dans du beurre et dans des tourtes, et à leur faire d’autres vilenies pareilles. Elles se mettoient à crier, à vomir, et lui à rire de tout son cœur. Mme de Thianges vouloit s’en aller, chantoit pouille au roi, mais sans mesure, et quelquefois à travers la table, faisoit mine de lui jeter ces saletés au nez. Elle fut de toutes les parties, et de tous les voyages, tant qu’elle le voulut bien, et le roi l’en pressa souvent depuis que sa santé l’eut rendue plus sédentaire. Elle parloit aux enfants de sa sœur avec un ton et une autorité de plus que tante, et eux avec elle dans les recherches et les respects. Elle avoit été belle, mais non comme ses sœurs. Elle étoit mère de Mme de Nevers et de Mme Sforce et du marquis de Thianges, duquel elle ne fit jamais grand cas. Il étoit menin de Monseigneur, lieutenant général et depuis longtemps, fort homme de bien. Il ne laissa point d’enfants de la nièce de l’archevêque de Paris, Harlay, personne fort extraordinaire, qui avec de la beauté ne fit jamais parler d’elle, et qui avoit passé longues années fille d’honneur de Mademoiselle, avec qui elle se querelloit souvent.

Seignelay épousa une fille de la princesse de Fürstemberg avec peu de bien, mais trop pour une si grande alliance. À la mort de son père, ministre et secrétaire d’État, il avoit eu en payant gros la survivance de la charge de maître de la garde-robe du roi, de La Salle, qui n’étoit point marié, et qui avoit très peu ou point de bien.

Le comte d’Évreux qui n’avoit pas encore prêté son serment de colonel général de la cavalerie, le prêta les premiers jours de cette année, et encourut l’indignation des valets de la chambre. Le monopole des serments étoit toujours allé croissant. D’une libéralité légère à ceux qui prennent et rendent l’épée et le chapeau, cela s’étoit tourné en droit par l’usage, et le droit avoit toujours grossi par la sottise des uns et l’intérêt des autres. Depuis plusieurs années, il y en avoit quantité montés à sept ou huit mille livres. Il ne falloit pas se brouiller avec des valets que le roi croyoit et aimoit mieux que personne, sans exception d’aucuns, si ce n’étoit de ses bâtards, et qui par la fréquence des heures rompues qu’ils passoient seuls avec le roi tous les jours, pouvoient quelquefois servir, mais incomparablement plus nuire, et qui ont bien rompu des fortunes. Le comte d’Évreux paya en argent blanc. Ils s’offensèrent, ils dirent qu’ils ne recevoient qu’en or, et firent grand vacarme.

On a vu ci-devant, en plus d’un endroit, combien Chamillart, accablé sous le poids des affaires, désiroit d’être déchargé des finances, qui de jour en jour devenoient plus difficiles. À la fin sa santé y succomba. Les vapeurs lui firent traîner une vie languissante qui ressembloit à une longue mort. Une petite fièvre fréquente, un abattement universel, presque aucuns aliments indifférents, le travail infiniment pénible, des besoins de lit et de sommeil à des heures bizarres, en fin mot, un homme à bout, et qui se consumoit peu à peu. Dans ce triste état, qui le forçoit souvent à manquer des conseils, et quelquefois son travail avec le roi, il se sentit pressé de se décharger du détail du trésor royal. Ce ne pouvoit être qu’entre les mains d’un des deux directeurs des finances. Armenonville, avec de l’esprit, de la douceur, de la capacité et de l’expérience, même avec du monde, ne s’étoit pu défaire d’une fatuité qu’une fortune prématurée donne aux gens de peu, et il avoit quelquefois hasardé jusqu’à des airs d’indépendance dont Chamillart l’avoit fait repentir. Le choix tomba donc sur Desmarets. Quoique cette nouvelle confiance ne fût rien en effet qu’une augmentation de travail, comme il s’en expliqua lui-même, on pressentit dès lors son élévation ; et on s’empressa chez lui, comme si déjà il eût été déclaré contrôleur général.

Chamillart, instruit par l’affaiblissement de sa santé, songeoit en même temps à solider, son fils dans sa charge par une alliance qui pût l’y soutenir. Les Noailles, ancrés partout par leurs filles, en vouloient mettre une dans cette maison toute-puissante pour tenir tout ; ils y travailloient, et Mme de Maintenon se laissoit entendre que ce mariage lui seroit fort agréable. Mais la famille de Chamillart y répugnoit. Il s’étoit mis dans la cour de Mme la duchesse de Bourgogne une jalousie entre les filles de Chamillart et les Noailles, qui de la part des premières alloit jusqu’à l’antipathie. Gâtées comme elles l’étoient par une prodigieuse fortune, et non moins encore par père et mère, elles ne se contraignoient pas, et se croyoient tout permis. La duchesse de Lorges étoit fort au gré de Mme la duchesse de Bourgogne ; elle étoit souvent admise en des confidences. C’étoit moissonner le champ de la maréchale d’Estrées, et un peu dans celui de ses jeunes sœurs. C’en étoit plus qu’il ne falloit pour qu’elles ne pussent se souffrir. Mme Chamillart, ardente à conserver l’air de gouverner chez elle, quelque peu et quelque mal qu’elle y gouvernât, craignoit le joug des Noailles. Son mari, qui l’éprouvoit souvent, le redoutoit bien plus encore. Il s’éloignoit donc beaucoup de leur donner toutes sortes de droits chez lui en prenant leur fille pour son fils. Le roi même, qui les appréhendoit souvent, n’avoit pas paru de goûter cette affaire. Pour moi, qui voyois tout ce qu’il y avoit à voir sur la santé de ce ministre, sur les calamités de son administration, sur les cabales naissantes, sur son peu de précaution fondée sur une excessive confiance, je ne cessois d’inculquer à ses filles l’alliance des Noailles, qui, par elle-même infiniment honorable aux Chamillart, étoit la seule qui embrassât toutes les cours et tous les âges et qui par conséquent fût un soutien pour tous les temps. Elle fixoit Mme de Maintenon par la considération du duc de Noailles, elle dont les changements de goût avoient été si funestes à des gens avec qui elle avoit été autant ou plus intimement unie et plus longuement qu’avec Chamillart Monseigneur, pour d’autres temps, leur étoit assuré par, tous ses entours. Mlle Choin, à qui les Noailles faisoient une cour servile, les ménageoit à cause de Mme de Maintenon, dont ils étoient le canal de communication avec elle ; Mme la Duchesse déjà leur amie, et d’Antin d’un autre côté ; d’un troisième, La Vallière, et Mme la princesse de Conti, quelque peu considérable qu’elle fût devenue. Enfin les liens secrets qui attachoient ensemble Mme la duchesse de Bourgogne et lès jeunes Noailles, ses dames du palais, répondoient de cette princesse pour le présent et pour le futur ; et par eux-mêmes auprès de Mgr le duc de Bourgogne ils étoient sûrs des ducs de Chevreuse et de Beauvilliers. Ils y gagnoient encore la duchesse de Guiche, dont l’esprit, le manège et la conduite avoit tant de poids dans sa famille, chez Mme de Maintenon, et auprès du roi même, et qui imposoit tant à la cour et au monde. Je n’avois avec aucun des Noailles nulle sorte de liaison, sinon assez superficiellement avec la maréchale, qui ne m’en avoit jamais parlé. Mais je croyois voir tout là pour les Chamillart, et c’étoit ce qui m’engageoit à y exhorter les Pillés, et ceux de leur plus intime famille qui pouvoient être consultés.

Le duc de Beauvilliers étoit ami intime de, Chamillart. Il pouvoit beaucoup sur lui, mais non assez pour le ramener sur des choses qu’il estimoit capitales au bien de l’État. Il espéra vaincre cette opiniâtreté en se l’attachant de plus en plus par les liens d’une proche alliance. Je n’entreprendrai pas de justifier la justesse de la pensée, mais la pureté de l’intention, parce qu’elle m’a été parfaitement connue. Lui et la duchesse, sa femme, qui ne pensèrent jamais différemment l’un de l’autre, prirent donc le dessein de faine le mariage de la fille de la duchesse de Mortemart, qui n’avoit aucun bien, qui étoit auprès de sa mère et ne vouloit point être religieuse. Au premier mot qu’ils en touchèrent à la duchesse de Mortemart, elle bondit de colère, et sa fille y sentit tant d’aversion, que plus d’une année avant qu’il se fît, la marquise de Charost, fort initiée avec eux, lui ayant demandé sa protection en riant lorsqu’elle seroit dans la faveur, pour la sonder là-dessus : « Et moi la vôtre, lui répondit-elle, lorsque par quelque revers je serai redevenue bourgeoise de Paris. » M. et Mme de Chevreuse, quoique si intimement unis avec M. et Mme de Beauvilliers, car unis est trop peu dire, rejetèrent tellement cette idée qu’ils ne furent plus consultés. J’ai su d’eux-mêmes et de la duchesse de Mortemart, que, si sa fille l’eût voulu croire, jamais ce mariage ne se seroit fait.

De tout cela je compris que M. et Mme de Beauvilliers, résolus d’en venir à bout, gagnèrent enfin leur nièce, et que, sûrs de leur autorité sur Mme de Mortemart et sur le duc et la duchesse de Chevreuse, ils poussèrent leur pointe vers les Chamillart, qui, peu enclins aux Noailles, ne trouvant point ailleurs de quoi se satisfaire, saisirent avidement les suggestions qui leur furent faites. Une haute naissance avec des alliances si proches de gens si grandement établis flatta leur vanité. Un goût naturel d’union qu’ils voyoient si grande dans toute cette parenté les toucha fort aussi. Une raison secrète fut peut-être la plus puissante à déterminer Chamillart ; en effet, elle étoit très spécieuse à qui n’envisageoit point les contredits. Personne ne sentoit mieux que lui-même l’essentielle incompatibilité de ses deux charges et l’impossibilité de les conserver toutes deux. Il périssoit sous le faix, et avec lui toutes les affaires. Il ne vouloit ni ne pouvoit quitter celle de la guerre ; mais, étant redevable du sommet de son élévation aux finances, il comprenoit mieux que personne qu’elles emporteroient avec elles toute la faveur et la confiance, et combien il lui importoit en les quittant de se faire [de son successeur] une créature reconnoissante qui l’aidât, non un ennemi qui cherchât à le perdre, et qui en auroit bientôt tout le crédit. Le comble de la politique lui parut donc consister dans la justesse de ce choix, et il crut faire un chef-d’œuvre en faisant tomber les finances sur un sujet de soi-même peu agréable au roi, et par là peu à portée de lui nuire de longtemps ; il se le lia encore par des chaînes si fortes, qu’il lui en ôta le vouloir et le pouvoir.

La personne de Desmarets lui parut faite exprès pour remplir toutes ces vues. Proscrit avec ignominie à la mort de Colbert son oncle, revenu à Paris à grande peine après vingt ans d’exil, suspect jusque par sa capacité et ses lumières, silence imposé sur lui à Pontchartrain, contrôleur général, qui n’obtint qu’à peine de s’en servir tacitement dans l’obscurité et comme sans aveu ni permission ; la bouche fermée sur lui à tous ses parents en place qui l’aimoient ; poulié [1] à force de bras et de besoins par Chamillart, mais par degrés, jusqu’à celui de directeur des finances, mal reçu même alors du roi, qui ne put s’accoutumer à lui tant qu’il fut dans cette place, redevable de tout à Chamillart, c’étoit bien l’homme tout tel que Chamillart pouvoit désirer. Restoit de l’enchaîner à lui par d’autres liens encore que ceux de la reconnoissance, si souvent trop faibles pour les hommes ; et c’est ce qu’opéroit le mariage de Mlle de Mortemart, qui rendoit encore-les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers témoins et modérateurs de la conduite de Desmarets si proche de tous les trois, et si étroitement uni et attaché aux deux ducs. Tant de vues si sages et si difficiles à concilier, remplies avec tant de justesse, parurent à Chamillart un coup de maître ; mais il en falloit peser les contredits et comparer le tout ensemble.

Il ne tint pas à moi de les faire tous sentir, et je prévis aisément, par la connoissance de la cour et des personnages, le mécompte du duc de Beauvilliers et de Chamillart. Celui-ci étoit trop prévenu de soi, trop plein de ses lumières, trop attaché à son sens, trop confiant pour être capable de prendre en rien les impressions d’autrui. Je ne crus donc pas un moment que l’alliance acquit sur lui au duc de Beauvilliers le plus petit grain de déférence ni d’autorité nouvelle ; je ne crus pas un instant que Mme de Maintenon, indépendamment même de son désir pour les Noailles, pût jamais s’accommoder de ce mariage. Sa haine pour M. de Cambrai étoit aussi vive que dans le fort de son affaire. Son esprit et ses appuis le faisoient tellement redouter à ceux qui l’avoient renversé, et qui possédoient Mme de Maintenon tout entière, que, dans la frayeur d’un retour, ils tenoient sans cesse sa haine en haleine. Maulevrier, aumônier du roi, perdu pour son commerce avec lui, avoit eu besoin des longs efforts du P. de La Chaise, son ami intime, pour obtenir une audience du roi, afin de s’en justifier, il n’y avoit que peu de jours. La duchesse de Mortemart étoit, après la duchesse de Béthune, la grande âme du petit troupeau, et avec qui, uniquement pour cela, on avoit forcé la duchesse de Guiche, sa meilleure et plus ancienne amie, de rompre entièrement et tout d’un coup. La duchesse de Mortemart, franche, droite, retirée, ne gardoit aucun ménagement sur son attachement pour M. de Cambrai. Elle alloit à Cambrai, et y avoit passé souvent plusieurs mois de suite. C’étoit donc une femme que Mme de Maintenon ne haïssait guère moins que l’archevêque ; on ne le pouvoit même ignorer.

J’étois de plus effrayé du dépit certain qu’elle concevroit de voir Chamillart, sa créature et son favori, lui déserter pour ainsi dire, et passer du côté de ses ennemis, comme il lui échappoit quelquefois de les appeler, je veux dire, dans la famille des ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, qu’elle rougissoit encore en secret de n’avoir pu réussir à perdre. Je n’étois pas moins alarmé sur son intérêt que sur son goût. Elle en avoit un puissant d’avoir un des ministres au moins dans son entière dépendance, et sur le dévouement sans réserve duquel elle pût s’assurer. On voit comme elle étoit avec les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers. Elle n’aimoit guère mieux Torcy, et par lui-même et comme leur cousin germain, qui s’étoit toujours dextrement soustroit à sa dépendance, et ne s’en maintenoit pas moins bien avec le roi. Elle étoit tellement mal avec le chancelier dès le temps qu’il avoit les finances, qu’elle contribua, pour s’en défaire dans cette place, à lui faire donner les sceaux ; et depuis qu’il les eut, ses démêlés avec M. de Chartres, et par lui avec les évêques pour leurs impressions et leurs prétentions à cet égard, à voient de plus en plus aigri Mme de Maintenon contre lui.

Son fils étoit un homme tout de travers, tout insupportable, duquel elle ne pouvoit ni ne se vouloit aider. Chamillart, l’unique de tous entièrement à elle, lui manquant entièrement aussi à son sens par, ce mariage, il ne lui en demeureroit plus aucun. Je prévis bien que le fruit, et prompt, de ce mariage seroit de donner les finances à Desmarets ; qu’elle n’en pourroit parer le coup ; qu’il en résulteroit qu’elle se résoudroit à défaire son propre ouvrage, désormais subsistant sans elle et lié à ses ennemis ; et que, son intérêt excitant sa vengeance, elle entreprendroit tout pour le chasser, et par ce moyen mettre en sa place une créature entièrement affidée, dont elle pût entièrement disposer. Croire Mme de Maintenon toute-puissante, on avoit raison ; mais la croire telle sans art et sans contours, ce n’étoit pas connoître le roi ni la cour. Jamais prince ne fut plus jaloux que lui de son indépendance et de n’être point gouverné, et jamais pas un, ne le fut davantage. Mais, pour le gouverner, il ne falloit pas qu’il pût le soupçonner ; et c’est pour cela que Mme de Maintenon avoit besoin d’un ministre dans un entier abandon à elle, et auquel elle se pût parfaitement fier. Par lui, elle faisoit tout ce que le roi croyoit faire, et qu’il auroit refusé par jalousie d’être gouverné si elle y eût paru. Ce curieux détail, qui mèneroit trop loin ici, pourra se développer ailleurs ; il suffit de le marquer ici en gros pour faire comprendre comment Mme de Maintenon étoit toute-puissante, et l’extrême besoin d’un ministre tout à elle pour l’être. Elle en trouva toujours, parce que c’étoit le moyen sûr de primer tous les autres en faveur, en ’autorité, en confiance, et que le tout-puissant Louvois qu’elle avoit tué à terre, et qui alloit à la Bastille, s’il n’étoit mort la veille de cette exécution résolue, étoit une formidable leçon ; et pour le duc de Beauvilliers contre lequel ses poursuites n’étoient pas finies, on verra ailleurs ce qui l’y déroba.

Ni lui ni Chamillart n’envisagèrent donc pas assez ce que je prévis de ce mariage. Ils aimèrent mieux se croire que ces frayeurs. Dès qu’ils l’eurent conclu entre eux, Chamillart en parla à Mme de Maintenon qui d’abord se hérissa, et qui en éloigna le roi. Le ministre s’en aperçut bien lorsqu’il lui en parla. Mais, malheureusement accoutumé à marier ses enfants contre le gré de la puissance souveraine, comme on l’a vu de La Feuillade, il retourna à la charge. Il obtint donc un consentement dépité de sa bienfaitrice, et forcé du roi, à qui, contre sa coutume, il échappa de dire que, puisque Chamillart vouloit absolument une quiétiste, au bout du compte cela ne lui faisoit rien. De cette façon s’accomplit le mariage au cuisant déplaisir de toute la famille des Mortemart qu’ils ne prirent pas soin de trop cacher. Les bâtards, qui se sont toujours piqués de prendre part en eux tous, ne se cachèrent pas non plus d’entrer sur cela dans leur sentiment, et cette conduite put confirmer ce qui vient d’être expliqué du dépit qu’en conçut Mme de Maintenon, leur ancienne gouvernante, qui tenoit si tendrement à eux, et eux à elle avec tant de dépendance. La noce se fit à l’Étang avec joie et magnificence, mais sans rien d’outré, et la nouvelle marquise de Cani jouit environ six semaines de toute la splendeur de son beau-père. Mais sa santé devenant tous les jours plus mauvaise et son crédit plus tombé, faute d’avoir pu tenir tous les engagements que la nécessité des affaires lui avoit fait contracter, et que cette même nécessité l’empêchoit de remplir, il songea tout de bon à tirer de ce mariage le principal avantage qu’il s’en étoit proposé.

De longue main, Chamillart avoit préparé sa besogne en faisant valoir celle de Desmarets en toute occasion, et en se déchargeant sur lui des affaires les plus importantes que sa santé ne lui permettoit pas de suivre d’assez près. Il avoit de plus commencé à sentir que la nécessité des affaires s’étoit enfin montrée au roi de manière à le laisser abdiquer, et il connoissoit trop Mme de Maintenon pour n’avoir pas remarqué du changement en elle depuis la proposition du mariage de son fils. Il en jugea, mais trop tard, qu’il étoit tellement temps de remettre les finances, qu’elles lui seroient arrachées pour peu qu’il différât à lui en donner la satisfaction. Cette découverte le dégoûta de telle sorte, qu’il fut extrêmement tenté de se défaire de tout à la fois, et d’en laisser démêler la fusée à son fils. Il le fut au point qu’il n’en put être détourné qu’à peine par toute l’autorité de la famille à laquelle il venoit de s’allier, et par les désespoirs de sa femme. C’est un secret que je sus dès lors par la duchesse de Mortemart, que cela ne consola pas du mariage auquel elle s’étoit laissé entraîner malgré elle. Le roi étoit alors à Marly. Il étoit piqué de ce que Mme de Saint-Simon et moi avions quitté la danse qu’il nous avoit fait continuer d’autorité jusqu’à cette année. Je ne crus pas qu’à trente-quatre ans que j’avois lors, elle me parât du ridicule de la pousser si loin. On dansoit à Marly, et nous ne fûmes point du voyage. J’étois à l’Étang, où Chamillart, presque toujours au lit, et presque point au travail, s’amusoit avec sa famille. M’étant trouvé seul avec lui, il me confia ce qu’il alloit faire, mais sans aller jusqu’à me dire ses desseins sur un successeur. Le mariage étoit fait ; la haine en étoit encourue ; en cette situation il falloit au moins profiter de ce qu’il se pouvoit.

J’étois ami de Desmarets, je connoissois les désirs des ducs de Chevreuse et de Beauvilliers ; je voyois l’intérêt de Chamillart. Quoique je me doutasse bien que son choix tomboit sur lui, je craignis la défaillance des moribonds qui leur fait si souvent changer leur testament. Sans lui nommer Desmarets pour ne le point mettre en garde, et ne l’irriter point aussi d’avoir pénétré ses vues, je lui représentai son extrême intérêt d’avoir un successeur à lui qu’il eût le crédit de faire ; que ce successeur ne pût douter qu’il ne tînt son élévation que de lui, et s’il étoit possible encore, qu’il fût tel que d’autres engagements, outre ceux de la reconnoissance, l’unissent étroitement à lui. Je le fortifiai surtout à n’être pas, dans une affaire pour lui si capitale, la dupe des complaisances et des respects, mais à nommer, et à faire, s’il en étoit besoin, un effort de crédit pour que son choix l’emportât. J’appuyai fortement sur ce dernier article, parce que je craignis les ruses de Mme de Maintenon, la faiblesse et l’indécision du roi, et, plus que tout, la confiance de Chamillart qui s’y pourroit trouver trompée. Le soir même j’allai à Paris, j’y vis en arrivant Desmarets chez lui à qui je parlai franchement, et qui me parla de même. Je trouvai un homme qui voyoit les cieux ouverts, et qui bien informé de toutes les démarches, bien appuyé des ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, comptoit pour le lendemain le changement de sa fortune.

M. le duc d’Orléans qui étoit sur son départ pour l’Espagne, m’avoit donné rendez-vous pour le lendemain matin au Palais-Royal. Nous y fûmes enfermés longtemps tête à tête à discuter ses affaires, après quoi je le mis en propos de celle des finances. Il savoit tout par Mme de Maintenon avec qui il étoit bien alors. Il me la dit embarrassée et si peinée de l’état des choses, qu’elle l’avoit assuré que tout homme lui seroit bon, pourvu que ce fût le plus habile, et que, l’ayant pressée par curiosité sur Desmarets, elle ne lui en avoit point dit de mal, mais l’avoit trouvée froide, et avoit su d’elle que le roi y avoit un grand éloignement, sans quoi sa déclaration eût été déjà faite. Je voulus pénétrer davantage sur les prétendants, mais je n’en vis aucun de formel sinon Voysin, porté par Mme de Maintenon, mais faiblement, parce qu’à ce coup elle ne se trouvoit pas la plus forte ; qu’elle sentoit que Chamillart obtiendroit qui il voudroit, auquel elle ne s’ouvroit plus, et qu’elle s’attendoit bien qu’il feroit tout pour Desmarets. Là-dessus, je retournai du Palais-Royal chez lui, et lui donnai une vive alarme. Il m’assura cependant qu’il avoit des lettres de Marly de ce même matin, et il étoit lors midi, qui l’assuroient que les mesures étoient si bien prises qu’il n’étoit pas possible qu’elles manquassent. Nous raisonnâmes sur ce qui se pouvoit faire. Je l’exhortai à presser vivement les deux ducs de faire terminer la chose, l’un qui étoit à Paris en poussant son beau-frère, l’autre, par lui-même pour ne pas donner le temps à Mme de Maintenon de gagner du terrain, et au roi de s’affermir trop dans sa répugnance. Je lui recommandai de se garder bien de faire part de ce que je venois de découvrir au duc de Beauvilliers, de peur de le ralentir sur la chose même en armant sa faiblesse naturelle, surtout de bien confirmer Chamillart à le nommer nettement et fortement sans se cacher sous des ambages, ni laisser au roi à le deviner, ni la liberté de lui résister en face, ni de différer la nomination à une autre fois.

Je laissai Desmarets dans ces agitations, quoique pleines d’espérance. J’y étois moi-même pour lui, et pour l’intérêt de Chamillart. C’étoit le dimanche gras. Je devois souper à l’hôtel de Chevreuse. On y fut gai en apparence, inquiet en effet de n’avoir point de nouvelles que nous nous promîmes de nous envoyer dès que nous en aurions. Le lundi matin je fus chez le chancelier sur le midi, qui étoit à Paris, qui m’apprit que Desmarets étoit contrôleur général. Je le mandai à l’instant à l’hôtel de Chevreuse, où Goesbriant arrivoit dans le même moment de la part de son beau-père, lequel étoit à Marly, et en vint descendre le soir chez le chancelier, auprès duquel il logeoit, et avec qui il avoit toujours conservé une grande liaison. Lorsqu’il fut employé aux finances, il demeura plusieurs jours sans en être directeur, sur quoi le chancelier lui dit plaisamment que l’enfant étoit baptisé et en sûreté, mais non encore nommé. Il avoit beaucoup de traits comme celui-là, tous plaisants et fort justes.

Le mardi gras, lendemain de cette déclaration, j’allai le matin chez Desmarets. Je le trouvai dans son cabinet, au milieu des compliments, et déjà des affairés. Il quitta tout dès qu’il me vit, et commença son remercîment par des excuses de n’avoir pu venir lui-même chez moi me donner part de sa nouvelle fortune, lesquelles il assaisonna de tout ce qu’il put de mieux, puis me tirant à part dans une fenêtre, il me raconta pendant plus d’une grosse demi-heure tout ce qui s’étoit passé. Il me dit que Chamillart, qui n’avoit pu sortir de l’Étang le samedi, étoit allé à Marly le dimanche, et avoit parlé au roi, qui, ayant accepté sa démission des finances sans y faire de difficulté, avoit longtemps raisonné avec lui sur le successeur, sans témoigner de goût particulier pour personne ; que ce ministre, pressé à diverses reprises de proposer qui il croyoit le plus capable de bien remplir ses pénibles fonctions, prononça enfin son nom, après avoir vainement essayé par beaucoup de contours et de propos vagues, de le désigner et d’y faire venir le roi ; que le roi n’en fit encore nulle difficulté, et l’accepta aussitôt, et lui ordonna de le lui amener le lendemain matin lundi ; qu’étant retourné tard à l’Étang, il ne lui put mander que fort tard aussi de se rendre de bon matin le lendemain lundi à l’Étang, sans ajouter rien de plus ; qu’arrivé à sept heures, Chamillart lui apprit lui-même l’heureux changement de sa fortune ; qu’aussitôt après il le mena à Vaucresson, petite maison de campagne du duc de Beauvilliers assez proche, où, après avoir conféré assez longtemps, ils s’en allèrent tous trois ensemble à Marly pour arriver à l’issue de la messe du roi. Chamillart et Desmarets entrèrent dans son cabinet, où il consomma l’affaire, et prévint Desmarets en lui expliquant lui-même l’état déplorable de ses finances, tant pour lui faire voir qu’il savoit tout, que pour lui épargner peut-être l’embarras de lui en rendre un compte exact, comme cela ne se pouvoit éviter à l’entrée d’une administration ; le roi ajouta que, les choses en cet état, il seroit très obligé à Desmarets s’il y pouvoit trouver quelque remède, et point du tout surpris si tout continuoit d’aller de mal en pis ; ce qu’il assaisonna de toutes les grâces dont il avoit coutume de flatter ses nouveaux ministres en les installant. Desmarets alla ensuite rendre ses hommages à Mme de Maintenon, qui le reçut honnêtement, sans rien de plus. Il revint de là à Paris par où il en étoit venu. Il me dit que le roi l’avoit infiniment surpris et soulagé, en lui disant si nettement l’état de ses finances : surpris, parce qu’il n’imaginoit pas qu’il en sût le quart ; soulagé, en lui ôtant la peine indispensable de lui rendre un compte affligeant, et qui étoit désagréable pour son prédécesseur, duquel il tenoit son retour et sa place.

Il me fit ensuite un plan abrégé de la conduite qu’il prétendoit garder, qui me parut très bonne. Il se proposoit de ne se point engager comme Chamillart en des paroles impossibles à tenir, de rétablir la bonne foi qui est l’âme de la confiance et du commerce, de rendre au roi un compte si net et si journalier, que, profitant des connoissances qu’il lui avoit montrées, il ne lui en laissât pas perdre le souvenir, soit pour être disculpé des impossibilités qui se trouveroient dans les affaires, soit aussi pour profiter auprès de lui des ressources qu’il pourroit trouver. Comme il me parla avec beaucoup de confiance, et qu’il ne laissa pas de me laisser entrevoir qu’il n’estimoit pas tout ce qu’avoit fait Chamillart, je me licenciai à lui bien représenter les obligations qu’il lui avoit, et sur ce qu’il en voulut mettre quelque chose sur le compte du chancelier, je ne le marchandai pas, et je lui remis bien expressément devant les yeux que celui-là n’avoit que désiré, mais que l’autre avoit effectué ; que du néant d’une disgrâce obscure et douloureuse par son prétexte et sa longueur, il l’avoir à force de bras ramené sur l’eau pour l’honneur et pour la fortune, et lui avoit enfin donné sa propre place. Je m’échappai même jusqu’aux considérations de reconnoissance et d’ingratitude. Desmarets les reçut bien. À ce propos il me dit que, s’il se trompoit désormais en amis, ce seroit bien sa faute, puisque vingt ans de disgrâce lui avoient appris à les bien démêler. J’en pris occasion de lui toucher un mot de quelques personnes considérables sur lesquelles je lui trouvai une mémoire nette et présente.

Je lui dis en même temps que, depuis qu’il étoit rentré dans les finances, il devoit savoir les gens qui y faisoient des affaires ; que j’étois bien assuré qu’il n’y trouveroit Mme de Saint-Simon et moi pour rien ; que nous avions toujours abhorré ces sortes de moyens d’avoir, et que, du temps de Pontchartrain et de celui de Chamillart, nous n’avions jamais voulu nous salir les mains d’aucune ; que tout ce que je lui demanderois seroit accès facile, payement de mes appointements et marques de considération et d’ancienne amitié dans les affaires qu’on ne pouvoit éviter d’avoir avec la finance, depuis que tout l’étoit devenu, et qu’il n’y avoit patrimoine qui ne passât souvent devant messieurs des finances, à raison des taxes, des impositions, des droits qui s’imaginoient tous les jours, tellement qu’il falloit leur être redevable du peu qui en demeuroit aux propriétaires de plusieurs siècles. Il ne se put rien ajouter, à tout ce qu’il me répondit là-dessus. Il me dit qu’il n’étoit pas à savoir combien nous étions éloignés, Mme de Saint-Simon et moi, de faire des affaires, et de là se lâcha sur les prostitutions en ce genre de gens du plus haut parage, sur les trésors que MM. de Marsan et de Matignon, unis ensemble, avoient amassés sans nombre et sans mesuré, et sur tout ce que la maréchale de Noailles et sa fille, la duchesse de Guiche, ne cessoit de tirer, qui tous les quatre entre autres avoient fait grand tort à Chamillart. Je l’arrêtai sur les dernières, et lui contai que Mme de Saint-Simon, fatiguée à la fin de tout ce qu’elle entendoit contre Chamillart, à l’occasion de ces deux dames, l’en ayant averti, il s’étoit mis à sourire en avouant les choses en leur entier, et lui apprit qu’il avoit un ordre du roi pour leur donner part, à toutes les deux, dans toutes les affaires qui se faisoient et se feroient, ce qui surprit extrêmement Desmarets. Il le fut bien plus encore de ce que Chamillart se lavoit les mains des autres qui faisoient leurs affaires par le canal d’Armenonville à son insu, mais avec certitude qu’il ne le trouveroit pas mauvais, bien qu’il ignorât le nombre prodigieux et les détails de ces exactions.

Ces propos lui ouvrirent le champ sur Armenonville, indigné toujours que son premier retour n’eût abouti qu’à le faire, pour son argent, confrère cadet d’un homme dont la comparaison lui étoit odieuse. Il s’en étoit souvent ouvert à moi dans ces temps-là. Jamais il n’avoit été bien avec lui qu’à l’extérieur. J’étois content d’Armenonville dans tout ce qui s’étoit présenté à juger devant lui pour des taxes de terres et d’autres semblables misères qui ne sont que trop continuelles. Il aimoit naturellement à obliger, surtout les personnes de qualité. Il me contoit souvent aussi ses griefs sur Desmarets dont il me savoit ami, et plus d’une fois, tandis qu’ils furent directeurs des finances, je fus arbitre de leurs pointilleries. Desmarets n’étoit pas de meilleure condition qu’Armenonville. Si l’un étoit neveu de Colbert, l’autre étoit beau-frère de Pelletier le ministre. Mais le cruel compliment de ce dernier en congédiant Desmarets, que, j’ai rapporté (t. II, p. 407), étoit sans doute le germe de cette haine qu’il ne put retenir avec moi dans ce moment de prospérité, quoiqu’il ne pût ignorer que je fusse de ses amis, et la joie de pouvoir l’humilier et s’en défaire. Je quittai Desmarets l’esprit rempli de réflexions sur les étranges mutations de ce monde, et de doute d’une grande et indissoluble union entre Chamillart et Desmarets.

L’instant de l’élévation d’un contrôleur général libre de tout autre emploi fut celui de la suppression des deux directeurs des finances, qui n’avoient été faits que pour le soulagement de Chamillart. Le roi voulut que Desmarets fût remboursé de [sa charge] ; et pour Armenonville, on chercha quelqu’un qui voulût acheter bien cher une nouvelle place d’intendant des finances. Le roi acheva le payement par l’érection d’une capitainerie nouvelle du bois de Boulogne, avec la jouissance du château de la Muette, et la survivance pour son fils, et une pension de douze mille livres. Il lui conserva aussi son logement au château de Versailles ; mais en même temps il le priva de l’entrée au conseil des finances, et le réduisit à la sèche fonction de simple conseiller d’État : encore lui donna-t-il un dégoût inusité. La moitié des conseillers d’État est ordinaire, l’autre moitié semestre [2]. Cette différence est plutôt un nom qu’une chose ; mais les semestres, sont touchés de monter à ordinaires, et le roi avoit toujours coutume de faire monter l’ancien. Armenonville l’étoit : Fourcy mourut, il demanda à monter ; Voysin, son cadet, fut préféré. Ce pauvre homme, si entêté du monde et de la cour, vit disparaître en un moment celle qui remplissoit ses antichambres, congédia ses bureaux, et nettoya son cabinet de papiers de finance pour y faire place aux factums des plaideurs. Il étoit à l’Étang pour son travail ordinaire, un jour avant que Desmarets y fût mandé pour devenir son maître. Il y étoit encore le matin qu’il y arriva ; il l’y vit arriver de Marly contrôleur général. Rien ne le surprit davantage, tant on aime à se flatter. Il étoit fort répandu dans le monde, il avoit des amis, il voyoit que les finances alloient changer de main, il connoissoit les appuis de Desmarets, il devoit être averti. Il ne put désespérer de sa fortune, il ne crut pas le coup de foudre si imminent. Tout étourdi qu’il en fut, il le supporta en galant homme, et il fut regretté. Je l’allai voir, et je me fis toujours un plaisir de lui marquer la même considération et la même amitié.

Le nouvel intendant des finances fut Poulletier, très riche financier qui avoit passé sa vie dans les partis. Chamillart, à qui il étoit fort attaché, lui voulut faire cette fortune inouïe pour un financier qu’aucune magistrature n’avoit encore décrassé. Ce fut ce que le chancelier appela le testament de Chamillart, la honte de ces charges, la flétrissure du conseil où ces intendants s’assoient, jugent, ont rang de conseillers d’État, et quand ils le deviennent, en fixent l’ancienneté à leur date d’intendants des finances. Cela fit grand bruit. Le chancelier cria bien haut, le conseil députa pour faire des oppositions, puis de très-horribles remontrances ; ce n’en étoit plus le temps : rien ne fut écouté. Desmarets se tint neutre pour plus d’une raison. Chamillart tint ferme, et le roi maintint le changement d’un financier en juge de la finance et des autres procès. Un jour que, dans la chaleur de cette lutte, le chancelier s’emportoit sur cette tache seul avec moi, qu’il disoit si livide et qui déshonoroit tout un corps illustre, je me mis à sourire et à lui demander froidement si ces charges d’intendants des finances étoient héréditaires : il fut surpris de la question. Je lui demandai ensuite s’il les comparoit à nos dignités, et le corps du conseil à notre collège ; il fut encore plus étonné. Après qu’il m’eut répondu à ces deux questions : « Ne vous émerveillez donc pas, lui dis-je, si vous m’avez vu si outré lorsque ce pied plat de Villars, sorti du greffe de Condrieu, est devenu duc héréditaire. » À cela le chancelier n’eut pas un mot à répliquer. Il baissa la tête, il m’avoua que j’avois grande raison, et il se lâcha avec moi sur cet avilissement incroyable où, avec tant de soin, on prend plaisir à tout confondre. Jamais depuis je ne l’ouïs dire un mot du conseil et de Poulletier. Je me suis un peu étendu sur ce mariage du fils de Chamillart, sur le changement de contrôleur général et sur ce qui se passa alors entre Desmarets et moi. L’application de toutes ces choses trouvera sa place en son temps.

Il n’est pas croyable combien on en prit occasion de crier contre le duc de Beauvilliers. Avec sa dévotion, sa modestie, sa retraite, il sacrifioit, disoit-on, sa nièce, d’un sang illustre, à la passion de dominer dans le conseil, et de se rendre l’arbitre des affaires par Chamillart, dont le fils devenoit son neveu par Desmarets et par Torcy, ses cousins germains. La pureté de ses intentions n’étoit pas à portée d’une cour si ambitieuse, où les envieux de ses places et de sa faveur ne pouvoient comprendre qu’elles fussent si parfaitement soumises en lui à la plus sévère vertu. Mme de Maintenon, enragée de n’avoir pu le perdre, y donnoit secrètement le ton par ses confidentes ; Harcourt et sa cabale, qui dévoroient ses emplois, déployèrent une éloquence agréable à leur protectrice ; les Noailles, si outrés d’avoir manqué leur coup, ne se ménagèrent pas, et c’étoit une tribu qui entraînoit bien des gens ; M. de La Rochefoucauld, qui ne les aimoit pas ni Mme de Maintenon, mais envieux né jusque d’une cure de village, ne clabauda pas moins. Il n’y avoit pas moyen d’expliquer à cette multitude des raisons secrètes et qu’ils étoient si peu capables de croire et de goûter. Il fallut donc se taire et laisser écouler le torrent, qui passa aussi vite qu’il s’étoit formé, et dont la sage tranquillité du duc de Beauvilliers ne put être seulement émue.

Le contrat de mariage de Cani (c’est le nom que prit le fils de Chamillart en se mariant) fit naître une difficulté qui eut des suites dont il n’est pas temps de parler. Mlle de Bourbon le signa au-dessous de Mme la Duchesse sa mère ; Mme la duchesse du Maine s’en scandalisa et refusa de signer ; pour lors il n’en fut autre chose.

Le chevalier de Nogent mourut fort vieux, et s’étoit marié par une ancienne inclination, il n’y avoit pas longtemps, à une Mme de La Jonchère à qui et à ses enfants il avoit donné tout son bien, et ne laissa point d’enfants. C’étoit une manière de cheval de carrosse qui étoit de tout temps ami intime de Saint-Pouange et favori de M. de Louvois. Cela l’avoit fait aide de camp du roi en toutes ses campagnes, et donné une sorte de considération. Pendant une de celles-là, M. de Louvois, qui étoit magnifique pour ses amis, lui fit bâtir et meubler la plus jolie maison du monde sous la terrasse de Meudon, avec des jardins fort agréables, qu’il trouva prête à habiter à son retour. On peut juger du plaisir de la surprise ; c’est la même que Mme de Verue a eue depuis et qu’elle a tant embellie. Ce chevalier de Nogent étoit assez familièrement avec le roi, mais depuis longtemps fort peu à la cour et dans le monde. Tout son mérite étoit son attachement à M. de Louvois. Il étoit frère de Nogent, tué au passage du Rhin, maître de la garde-robe, beau-frère de M. de Lauzun, de Vaubrun, tué lieutenant général au combat d’Altenheim, cette admirable retraite que fit M. de Lorges à la mort de M. de Turenne, et de la princesse de Montauban. Leur père étoit capitaine de la porte, qui par son esprit s’étoit bien mis à la cour, et fort familièrement avec le cardinal Mazarin et la reinemère. Leur nom étoit Bautru, de la plus légère bourgeoisie de Tours.

Langlée mourut aussi en même temps sans avoir jamais été marié. J’ai suffisamment parlé de ce bizarre personnage (t. II, p. 385 et suiv.). Le monde y perdit du jeu, des fêtes et des modes, et les femmes beaucoup d’ordures. Il laissa plus de quarante mille livres de rente, sa belle maison meublée et d’autres effets à Mlle de Guiscard, fille unique de sa soeur.

En même temps mourut encore le comte d’Oropesa, retiré auprès de l’archiduc de Barcelone, duquel aussi j’ai suffisamment parlé (t. III, p. 88).

Fort peu après mourut Montbron, que le servage à Louvois avoit élevé et porté même dans la familiarité du roi par la petitesse des détails. C’étoit un petit homme de mine chétive, d’esprit médiocre, mais tout tourné à faire, grand vanteur, parleur impitoyable, toutefois point malhonnête homme, assez bon officier et brave, que le roi eût volontiers fait maréchal de France, s’il eût osé par la comparaison de Montal, du duc de Choiseul et d’autres qu’il ne voulut pas faire. Montbron portoit en plein le nom et les armes de cette grande et ancienne maison fort tombée depuis longtemps, et qui le laissa faire, parce qu’on fait là-dessus tout ce qu’on veut en France. Il venoit de père en fils d’un chevalier de Montberon, général des finances en 1539, qui étoit son trisaïeul, et qui portoit de Montberon brisé d’un filet en barre. Cette marque, qui est d’un bâtard, et son emploi, sont parlants dans un homme de ce nom. Sa postérité ne fit guère plus de figure en biens ni en emplois. Le père de celui dont il s’agit ici fit ériger son méchant petit fief de Sourdun en vicomté sous le nom de Montberon en 1654, servit en de petits emplois, fut gouverneur de Bray-sur-Seine, et parvint à faire deux de ses fils chevaliers de Malte. L’aîné, dont on parle ici, se fourra dans la confiance de M. de Louvois, qui lui fit donner la seconde compagnie des mousquetaires, dont le roi s’amusoit fort alors. Il devint lieutenant général et successivement gouverneur d’Arras, Gand, Tournai et Cambrai et seul lieutenant général de Flandre, où il demeuroit toujours. M. de Louvois le fit chevalier de l’ordre en la promotion de 1688, où il mit tant de militaires et tant de gens de bas aloi. Montbron conserva toute sa vie ses cheveux verts, avec une grande calotte, qui figuroit fort mal avec son cordon bleu par-dessus. Il venoit voir le roi tous les ans, et en étoit toujours bien traité et distingué. Il s’avisa d’être médecin et chimiste ; il mit un remède à la mode qui tua la plupart de ceux qui en usèrent, tous par des cancers. Il lui en vint un à la main dont il mourut aussi. Un peu auparavant il se démit de sa lieutenance générale de Flandre, dont le roi lui fit donner cent cinquante mille livres par le chevalier de Luxembourg, et, à sa mort, il donna Cambrai à Besons, et Gravelines, qu’avoit celui-ci, à Chamerault, favori de M. de Vendôme.

M. le duc d’Orléans n’avoit voulu partir que mains garnies. Il savoit ce qu’il avoit coûté à sa gloire et aux succès de la guerre, la campagne précédente, du dénuement extrême de l’Espagne. Lorsqu’il arrangeoit tout pour son départ, on apprit que les Maures avoient pris Oran et accordé une honnête capitulation à la garnison qui s’étoit retiré à Muzalquivir. Tésut, fils d’un conseiller au parlement de Bourgogne, des amis de mon père, et qui prenoit soin de sa provision de vin, mourut subitement. Il étoit secrétaire des commandements de M. le duc d’Orléans. C’étoit un garçon de beaucoup d’esprit et de connoissances, fort singulier et fort atrabilaire, et cependant assez répandu dans le monde, où il étoit estimé et considéré au-dessus de son état. Il avoit été en même qualité à Monsieur, et quoique bien avec tout ce qui le gouvernoit, il ne laissoit pas d’être fort honnête homme. L’abbé Dubois, que nous verrons cardinal et maître du royaume, brigua fort la charge de Tésut, et M. le duc d’Orléans, avec ce foible qu’il a toujours eu pour lui, et qui semble devenu une plaie fatale aux princes pour leurs précepteurs, mouroit d’envie de la lui donner. Mme la duchesse d’Orléans, dont pourtant il avoit achevé le mariage, ne craignoit rien davantage, parce qu’elle le connoissoit, et le roi, qui le connoissoit encore bien mieux, s’y opposa si décisivement que son neveu n’osa passer outre. Il donna donc la charge à l’abbé de Tésut, frère de celui qui venoit de mourir, tout aussi honnête homme que lui, mais tout aussi atrabilaire, et qui avoit été employé en Hollande, en Allemagne et à Rome pour les affaires de la succession palatine entre Madame et l’électeur palatin. L’abbé Dubois ne put digérer cette exclusion. Ne pouvant s’en prendre au roi ni guère à Mme la duchesse d’Orléans, son désespoir se tourna contre l’émule qui l’avoit emporté sur lui. Jamais il ne lui pardonna, non pas même après que la fortune aveugle l’eut élevé sur le plus haut pinacle. Il n’est pas temps de s’étendre sur cet étrange compagnon.

Le roi voulut savoir les gens qui devoient suivre M. le duc d’Orléans en Espagne, et ne voulut pas permettre que Nancré en fût. Le voyage de sa belle-mère avec Mme d’Argenton l’avoit gâté auprès du roi. Il avoit obtenu une audience pour s’en justifier à son retour de Dauphiné, comme je l’ai dit alors ; il crut y avoir réussi et se trouva bien étonné de ce coup de caveçon. Il ploya les épaules ; mais en compère adroit, plein d’esprit, de fausseté et de manéges, à qui les moyens quels qu’ils fussent ne coûtoient rien, il espéra bien de se relever.

Parmi ceux qui devoient être de la suite du voyage M. le duc d’Orléans nomma Fontpertuis. À ce nom, voilà le roi qui prend un air austère : « Comment, mon neveu, lui dit le roi, Fontpertuis, le fils de cette janséniste, de cette folle qui a couru M. Arnauld partout ! je ne veux point de cet homme-là avec vous. — Ma foi, sire, lui répondit M. le duc d’Orléans, je ne sais pas ce qu’a fait la mère, mais pour le fils, il n’a garde d’être janséniste, et je vous en réponds ; car il ne croit pas en Dieu. — Est-il possible, mon neveu ? répliqua le roi en se radoucissant. — Rien de plus certain, sire, reprit M. d’Orléans ; je puis vous en assurer. — Puisque cela est, dit le roi, il n’y a point de mal, vous pouvez le mener. » Cette scène, car on ne peut lui donner d’autre nom, se passa le matin ; et l’après-dînée même, M. le duc d’Orléans me la rendit pâmant de rire, mot pour mot, telle que je l’écris. Après en avoir bien ri tous deux, nous admirâmes la profonde instruction d’un roi dévot et religieux, et la solidité des leçons qu’il avoit prises de trouver sans comparaison meilleur de ne pas croire en Dieu que d’être ce qu’on lui donnoit pour janséniste, celui-ci dangereux à suivre un jeune prince à la guerre, l’autre sans inconvénient par son impiété. M. le duc d’Orléans ne se put tenir d’en faire le conte, et il n’en parloit jamais sans en rire aux larmes. Le conte courut la cour et puis la ville ; le merveilleux fut que le roi n’en fut point fâché [3]. C’étoit un témoignage de son attachement à la bonne doctrine, qui, pour ne lui pas déplaire, éloignoit de plus en plus du jansénisme. La plupart en rirent de tout leur cœur ; il s’en trouva de plus sages qui en eurent plus d’envie de pleurer que de rire, en considérant jusqu’à quel excès d’aveuglement le roi étoit conduit. Ce Fontpertuis étoit un grand drôle, bien fait, ami de débauche de M. de Donzi, depuis duc de Nevers, grand joueur de paume. M. le duc d’Orléans aimoit aussi à y jouer, et de tout temps aimoit M. Donzi qu’il avoit vu d’enfance avec nous au Palais-Royal ; et beaucoup plus en débauche lorsqu’il s’y fut livré. Donzi lui produisit ce Fontpertuis pour qui il prit de la bonté. Longtemps après, dans sa régence, il lui donna moyen de gagner des trésors au trop fameux Mississipi, toujours sous la protection de M. de Nevers. Mais quand ils furent gorgés de millions, Fontpertuis sans proportion plus que l’autre, ils se brouillèrent, dirent rage l’un de l’autre, et ne se sont jamais revus.




  1. On a déjà vu plus haut ce mot, qui signifie hissé avec une poulie. Les précédents éditeurs l’ont remplacé par le mot poussé.
  2. Les conseillers d’État ordinaires étaient en fonction toute l’année ; les semestres, pendant six mois seulement.
  3. Ce passage se trouve déjà plus haut (t. V ; p. 349).