Mémoires (Saint-Simon)/Tome 6/6


CHAPITRE VI.


Tonnerre tue à la chasse le second fils d’Amelot. — Duel de deux capitaines aux gardes ; Saint-Paul tué et Sérancourt cassé. — Le roi, allant à Fontainebleau, passe pour la première foi à Petit-Bourg. — Prodiges de courtisan. — Mort de Sourdis. — Son gouvernement d’Orléanois à d’Antin. — Quel étoit Bartet ; sa mort. — Conduite, fortune et mort du cardinal Le Camus. — Mort du comte d’Egmont, dernier de la maison d’Egmont ; son caractère et sa succession. — Équipée de la comtesse de Soissons. — Retour de Fontainebleau par Petit-Bourg. — Mort de Revel ; son mariage ; maréchaux de Broglio. — Mort de la maréchale de Tourville. — Faux-saulnage. — Étrange sorte d’escroquerie de Listenois. — Cause de la brouillerie de Catinat et de Chamillart ; le roi les réconcilie. — Bay ; son extraction ; est fait chevalier de la Toison d’or. — Mort du comte d’Auvergne ; son caractère ; sa dépouille. — Dépit du comte d’Évreux. — Mariage du prince de Talmont, qui surprend un tabouret de grâce.


Le fils aîné du feu comte de Tonnerre, étant à la chasse à la plaine Saint-Denis avec le second fils d’Amelot, conseiller d’État, lors ambassadeur en Espagne, le tua d’un coup de fusil, le 6 septembre. Mme de Tonnerre fit prendre le large à son fils, et vint demander sa grâce au roi, l’assurant que le fusil avoit parti sans que son fils y pensât, et que le jeune Amelot étoit fort son ami. En même temps, Mme de Vaubecourt, sœur d’Amelot, vint demander au roi de ne point donner grâce à l’assassin de son neveu, qui l’avoit couché en joue, et assura qu’il l’avoit tué de propos délibéré. Ce jeune Amelot étoit toute l’espérance de sa famille, ayant le corps et l’esprit aussi bien faits que son aîné les avoit disgraciés, qui devint pourtant président à mortier. Tonnerre étoit une manière d’hébété fort obscur et fort étrange. Il eut sa grâce un mois après, il entra pour un an à la Bastille, donna dix mille livres aux pauvres, distribuables par le cardinal de Noailles, et eut défense sous de grandes peines de se trouver jamais en nul lieu public ni particulier où M. Amelot seroit, et obligé de sortir de tous ceux où Amelot le trouveroit. Il a peu servi, quoique avec de la valeur, a épousé une fille de Blansac, et passe sa vie tout seul dans sa chambre, ou à la campagne, en sorte qu’on ne le voit jamais.

Ce malheur me fait souvenir que Saint-Paul et Sérancourt se battirent en duel à l’armée de Flandre, à la tête du camp, sans autre façon, allant tous deux à pied dîner chez le duc de Guiche. Ils étoient tous deux capitaines aux gardes et anciens. Saint-Paul fut tué, Sérancourt se retira au quartier de l’électeur de Bavière. Il fut cassé aussitôt après, et il fallut ne plus se montrer en France. Son frère, autrefois intendant de Bourges, employa auprès du roi tout ce qu’il put inutilement. Il vit encore, à près de cent ans, dans une santé parfaite de corps et d’esprit et dans la société des hommes, mangeant, marchant et vivant comme à soixante ou soixante-dix ans.

La disgrâce du maréchal de Villeroy par chez lequel le roi passoit souvent pour aller et venir de Fontainebleau, et la mort de Mme de Montespan, produisirent une nouveauté qui eut de grandes suites. Mme de Maintenon ne craignit plus son fils ; elle cessa de ce moment de le haïr comme le fils d’une ennemie dont elle craignoit les retours, et à qui elle ne pouvoit pardonner ce qu’elle lui avoit été, ce qu’elle lui devoit, le salaire dont elle l’avoit payé. Elle commença à vouloir du bien à ce fils comme au frère de ces bâtards qui lui étoient si chers, et avec qui il avoit toujours vécu dans une si parfaite dépendance. Cette raison le rendit, dès qu’il eut perdu sa mère, un homme, dans l’esprit de Mme de Maintenon, à approcher du roi, qu’on tiendroit toujours par ses vices, de la bassesse desquels rien n’étoit à craindre et tout au contraire à profiter. Il fut donc déclaré que le roi irait coucher chez d’Antin à Petit-Bourg, le 12 septembre.

C’est un prodige que les détails jusqu’où d’Antin porta ses soins pour faire sa cour de ce passage, et pour la faire jusqu’aux derniers valets. Il gagna ceux de Mme de Maintenon, pendant qu’elle étoit à Saint-Cyr, pour entrer chez elle. Il y prit un plan de la disposition de sa chambre, de ses meublés, jusqu’à ses livres, à l’inégalité dans laquelle ils se trouvoient rangés ou jetés sur sa table, jusqu’aux endroits des livres qui se trouvèrent marqués. Tout se trouva chez elle à Petit-Bourg précisément comme à Versailles, et ce raffinement fut fit remarqué. Ses attentions pour tout ce qui étoit considérable en crédit, maîtres ou valets, et valets principaux de ceux-là, furent à proportion, et pareillement les soins, la politesse, la propreté pour tous les autres meuble, commodités de toutes les sortes, abondance et délicatesse dans un grand nombre de tables, profusion de toute espèce de rafraîchissements, service prompt et à la main sitôt que quelqu’un tournoit la tête, prévention [1], prévoyance, magnificence en tout, singularités différentes, musique excellente, jeux, bidets et calèches nombreuses et galantes pour la promenade, en un mot tout ce que peut étaler la profusion la plus recherchée et la mieux entendue. Il trouva moyen de voir tout ce qui étoit dans Petit-Bourg, chacun dans sa chambre, souvent jusqu’aux valets, et de faire à tous les honneurs de chez lui, comme s’il n’y eût eu que la personne à qui il les faisoit actuellement. Le roi arriva de bonne heure, se promena fort et loua beaucoup. Il fit après entrer d’Antin chez Mme de Maintenon avec lui qui lui montra le plan de tout Petit-Bourg. Tout en fut approuvé, excepté une allée de marronniers qui faisoit merveilles au jardin et à tout le reste, mais qui ôtait la vue de la chambre du roi. D’Antin ne dit mot, mais le lendemain matin le roi, à son réveil, ayant porté la vue à ses fenêtres, trouva la plus belle vue du monde, et non plus d’allée ni de traces que s’il n’y en eût jamais eu où elle étoit la veille ; ni de traces de travail ni de passage dans toute cette longueur, ni nulle part auprès, que si elle n’eût jamais existé. Personne ne s’étoit aperçu d’aucun bruit, d’aucun embarras, les arbres étoient disparus, le terrain uni au point qu’il sembloit que ce ne pouvoit être que l’opération de la baguette de quelque fée bienfaisante du château enchanté. Les applaudissements récompensèrent la galanterie. On remarqua fort aussi le motet de la messe du roi, qui convenoit à un bon courtisan.

Avec tout cela il en fit tant que Mme de Maintenon ne put s’empêcher de lui faire une plaisanterie un peu amère, en partant le lendemain pour Fontainebleau. Après avoir fait le tour des jardins en calèche, elle lui dit, et devant le monde, qu’elle se trouvoit bien heureuse de n’avoir pas déplu au roi le soir, chez lui, parce qu’elle étoit très assurée par tout ce qu’il venoit de faire, qu’en ce cas-là il l’eût envoyée coucher sur le pavé du grand chemin. Il répondit en homme d’esprit, et n’en augura pas plus mal de sa fortune, d’autant qu’il voyoit par ce passage chez lui pointer ce qu’il avoit toujours espéré de la mort de sa mère. Quinze jours après il en fut certain. Sourdis, dont j’ai assez parlé pour n’avoir plus rien à en dire, mourut dans sa retraite en Guyenne. Il étoit le dernier Escoubleau, et ne laissoit qu’une fille mariée au fils de Saint-Pouange, et il avoit le gouvernement d’Orléanois, qui est fort étendu et où d’Antin avoit plusieurs terres. Il le demanda et l’obtint aussitôt. Il en fut si transporté qu’il s’écria qu’il étoit dégelé ; que le sort étoit levé ; que, puisque le roi commençoit à lui donner, il n’étoit plus en peine de sa fortune. Sa femme, plus bête et plus sotte qu’on n’en vit jamais, se mit à bavarder partout que son mari désormais alloit cheminer beau train. Ces enthousiasmes édifièrent d’autant moins la cour qu’elle commença à en craindre le pronostic qui par la suite eut un accomplissement entier.

En même temps mourut Bartet à cent cinq ans, sans avoir jamais été marié. C’étoit un homme de peu, qui avoit de l’esprit, de l’ardeur et beaucoup d’audace, et qui avoit été fort dans le grand monde, et longtemps en beaucoup d’intrigues et de manèges avec le cardinal de Mazarin qui l’avoit fait secrétaire du cabinet du roi, dont il étoit fort connu et de la reine mère. Il avoit été fort gâté comme sont ces sortes de gens qui peuvent beaucoup servir et nuire. Il en étoit devenu fort insolent et s’étoit rendu redoutable. Des impertinences qui lui échappèrent souvent sur M. de Candale lui attirèrent enfin de sa part une rude bâtonnade qu’il lui fit donner, et qu’il avoua hautement [2]. Bartet, outré au point qu’on le peut juger à ce portrait, fit les haut cris, et ce qui mit le comble à son désespoir, c’est qu’il n’en fut autre chose. Là commença son déclin, qui fut rapide et court. Dès qu’on ne le craignit plus, il sentit combien ses insolences avoient révolté tout le monde ; on fut ravi de son aventure, on trouva qu’il l’avoit bien méritée ; les ministres, les courtisans du haut parage furent ravis d’en être délivrés ; chacun, au lieu de le protéger, contribua à sa chute ; et quand de dépit il se fut retiré, ils se gardèrent bien de le faire revenir [3]. Accoutumé à nager dans le grand, il n’avoit fait aucuns retours sur lui-même, ne doutant pas d’une fortune proportionnée à l’importance de ce qui lui passoit par les mains. Tout à coup il se trouva tombé de tout, et sans autre bien que la rage dans le cœur. Le vieux maréchal de Villeroy, grand courtisan du cardinal Mazarin, et qui avoit fort pratiqué Bartet chez lui, en eut plus de pitié que ce ministre qui survécut M. de Candale deux ans. Quand Bartet ne sut plus où donner de la tête, il le retira chez lui auprès de Lyon dans un beau lieu, sur le bord de la Saône, qu’ils avoient acheté et appelé Neuville ; il lui fournit là quelque subsistance, que l’archevêque de Lyon et le second maréchal de Villeroy continuèrent jusqu’à sa mort. Il eut là tout loisir, pendant plus de quarante ans, de réflexion et de pénitence.

En ce même mois de septembre mourut à Grenoble le cardinal Le Camus, à soixante-seize ans, également connu par son esprit, ses débauches, son impiété, sa pénitence, la fortune qui en résulta, l’ambition avec laquelle il la reçut et en usa, et le châtiment qu’il en porta jusqu’au dernier jour de sa vie. Il n’est guère de problème qui présente plus de choses opposées que la conduite de ce prélat, depuis le commencement jusqu’à la fin. Il étoit bienfoit, galant, avoit mille grâces dans l’esprit, d’une compagnie charmante. Il étoit savant, gai, amusant jusque dans sa pénitence. Il acheta une charge d’aumônier du roi pour se fourrer à la cour, et se frayer un chemin à l’épiscopat. Ses débauches et ses impiétés éclatèrent. Il se crut perdu et s’enfuit dans une retraite profonde, où il se mit à vivre dans toutes les austérités de la plus dure pénitence. Sa famille avoit des amis et des protecteurs. Cette pénitence fut vantée ; elle avoit duré des années, elle duroit encore, elle fut couronnée de l’évêché de Grenoble. Il s’en crut indigne et eut grand’peine à l’accepter. Il s’y confina et s’y donna tout entier au gouvernement de son diocèse, sans quitter ce qu’il put retenir de sa pénitence. Il s’étoit condamné aux légumes pour le reste de sa vie. Il les continua et mangeoit chez lui en réfectoire avec tous ses domestiques, sa livrée même, et la lecture s’y faisoit pendant tout le repas.

Innocent XI, qui aimoit la vertu, fut touché de la sienne, et le fit de son propre mouvement cardinal dans la promotion de septembre 1686, de vingt-sept cardinaux, qui fut sa dernière, et qui fut aussi pour les couronnes et les nonces. Le courrier qui apporta la nouvelle et les calottes au célèbre évêque de Strasbourg Fürstemberg, nommé par le roi, et à Ranuzzi, nonce en France, passa par Grenoble pour Le Camus. Sa joie fut telle qu’il en oublia son devoir. Il se mit la calotte rouge sur la tête, que le courrier lui présenta, puis écrivit au roi une lettre fort respectueuse, au lieu d’envoyer sa calotte au roi par ce même courrier, de lui mander qu’étant son sujet il ne vouloit rien tenir que de sa main, et qu’il attendoit ses ordres sur la conduite qu’il lui plairoit de lui prescrire. S’il en eût usé ainsi, il n’est pas douteux que le roi lui auroit mandé de la venir recevoir de sa main, ou la lui auroit renvoyée avec la permission de la porter et d’accepter ; mais, piqué de ce qu’il l’avoit prise de lui-même, et d’un pape avec qui il étoit brouillé, il fut sur le point de lui défendre de la porter et d’accepter, et de se porter aux extrémités, s’il n’obéissoit pas. Néanmoins, réflexion faite sur les suites de cet engagement, il se contenta pour toute réponse de lui défendre de sortir de son diocèse. Il n’est rien que le cardinal n’ait fait alors et depuis pour se raccommoder, et pour qu’il lui fût permis de venir montrer sa calotte à Paris et à la cour. Mais le roi tint ferme jusqu’à sa mort. Il ne lui permit pas même d’aller à Rome pour le conclave qui suivit la mort d’innocent XI ; il obtint d’aller aux deux suivants, mais à condition de ne s’arrêter nulle part, et de revenir sitôt que le pape seroit élu et couronné. Il ne laissa pas de s’y conduire extrêmement bien, et tout à fait à la satisfaction des cardinaux françois.

On a vu, à l’occasion du passage des princes à Grenoble, à quel point il fut toute sa vie enivré de sa dignité. Elle lui attira des remontrances sur sa santé et sur ses légumes : « Oh ! mes chers légumes, s’écria-t-il, je vous ai trop d’obligation pour vous abandonner jamais. » En effet, il leur fut fidèle jusqu’au bout et à son réfectoire, où il faisoit servir à ses domestiques de la viande et des nourritures ordinaires. Il fut jusqu’à la mort bourrelé de sa disgrâce, et toujours d’excellente compagnie. Il vouloit savoir toutes les petites intrigues de sa ville, il en parloit fort plaisamment. Il embarrassoit souvent les intéressés. On lui reprochoit sa langue, il avouoit qu’elle étoit plus forte que lui ; et en effet, il lui refusoit peu de choses. Quoiqu’il n’eût presque de bénéfices que son évêché, qui n’est pas gros, et cent mille écus de patrimoine, quoiqu’il donnât beaucoup aux pauvres, et qu’il eût fait de bons établissements à ses dépens, l’énormité de son testament surprit et scandalisa à sa mort. Il donna fort gros en bonnes œuvres, et laissa plus de cinq cent mille livres à sa famille. Il étoit frère du premier président de la cour des aides de Paris et du lieutenant civil de la même ville.

Le comte d’Egmont mourut à Fraga, en Catalogne, ce mois de septembre 1707, à trente-huit ans, sans enfants de la nièce de l’archevêque d’Aix, Cosnac, élevée chez la duchesse de Bracciano, à Paris, comme sa nièce, depuis princesse des Ursins, desquels j’ai tant parlé. Il fut le dernier de ces fameux Egmont, et le dernier mâle de cette grande maison. Il avoit la Toison, ainsi que ses pères, et il étoit général de la cavalerie et des dragons d’Espagne et brigadier de cavalerie en France. C’étoit un homme fort laid, de peu d’esprit, de beaucoup de valeur, d’honneur et de probité, et qui s’appliquoit fort à la guerre. Son trisaïeul étoit frère de ce célèbre Lamoral, comte d’Egmont, à qui le duc d’Albe fit couper la tête. Celui-ci avoit succédé à son frère aîné, mort sans enfants d’une Aremberg, veuve du marquis de Grana, gouverneur des Pays-Bas. Il fit peu de jours avant sa mort un testament par lequel il légua au roi d’Espagne toutes ses prétentions et ses droits sur les duchés de Gueldre et de Juliers, sur les souverainetés d’Arkel, de Meurs, Horn, les seigneuries d’Alkmaer, Purmerend, etc., et tous ses biens à sa sœur, qui avoit épousé Nicolas Pignatelli, duc de Bisaccia, gouverneur des armes du royaume de Naples, retiré à Paris, dont le fils aîné a épousé la seconde fille du feu duc de Duras, fils et frère aîné des maréchaux-ducs de Duras. Ce comte d’Egmont avoit une sœur, cadette de celle-là, mariée au vicomte de Trasignies, mais tous les biens avec la grandesse ont passé au fils de la duchesse de Bisaccia dont je viens de parler, et qui porte le nom de comte d’Egmont et les armes.

La comtesse de Soissons, veuve de celui qui fut tué devant Landau, frère aîné du prince Eugène, étoit dans un couvent à Turin. Elle tint des propos, je ne sais sur quoi, qui la firent chasser par M. de Savoie de ses États. Arrivée à Grenoble, elle écrivit à Mme de Maintenon pour la prier de lui accorder Saint-Cyr pour retraite. Chamillart lui manda par ordre du roi de n’entrer pas plus avant dans le royaume. Elle n’en dit mot et arriva à Nemours, tout auprès de Fontainebleau, où le roi était. Il envoya lui commander d’en partir sur-le-champ, de s’aller mettre dans un couvent à Lyon, où elle alla.

La cour de Saint-Germain vint à Fontainebleau le 23 septembre et y demeura jusqu’au 6 octobre. Le roi y demeura jusqu’au 25 octobre, qu’il s’en retourna à Versailles par Petit-Bourg, comme il avoit fait en venant.

Revel, que la surprise et la reprise de Crémone avoit fait chevalier de l’ordre, mourut en ce même temps. Il avoit épousé, au commencement de juillet dernier, une sœur du duc de Tresmes, dont il ne laissa point d’enfants et fort peu de biens. Il étoit frère de Broglio, que M. le Duc, de sa grâce, fit en son temps maréchal de France, par la raison que le Roule est devenu faubourg de Paris. Sa dernière campagne de guerre avoit été celle où le maréchal de Créqui avoit été battu à Consarbrück. Il y étoit maréchal de camp et n’avoit pas servi depuis. Nous voyons son second fils maréchal de France à meilleur titre. Puységur eut le gouvernement de Condé qu’avoit Revel.

La maréchale de Tourville mourut aussi à peu près en ce même temps. Elle n’étoit rien, veuve de La Popelinière, homme d’affaires et riche. Quoiqu’elle en eût des enfants, elle étoit assez riche pour que Tourville eût envie de l’épouser. Langeois, homme d’affaires, fort riche, donna beaucoup à sa fille pour ce mariage et les logea. Cela ne dura guère, le mariage ne fut pas heureux. Il en resta un fils, tué dès sa première campagne, et une fille fort belle, qui a épousé M. de Brassac, et que la petite vérole, sans la défigurer, a rendue méconnoissable. Elle a été dame de Mme la duchesse de Berry.

Le faux-saunage continua à causer force désordres. Des cavaliers, des dragons, des soldats, par bandes de deux ou trois cents hommes, le firent à forée ouverte, pillèrent les greniers à sel de Picardie et de Boulonnois, et se mirent à le vendre publiquement. Il y fallut envoyer des troupes et on détacha deux cents hommes du régiment des gardes, qu’on y fit marcher sous des sergents sages et entendus. Il y eut de grands désordres en Anjou et en Orléanois. On résolut de décimer ces faux-sauniers, et on envoya à leurs régiments les colonels qui avoient des gens de ce métier dans leurs troupes.

Listenois, qui étoit un fou sérieux, aussi fou que ceux qu’on enferme, et dont le frère, Beaufremont, ne l’est pas moins, imagina un moyen d’escroquer douze cents pistoles à la comtesse de Mailly, sa belle-mère, qui fit grand bruit par le tour de l’invention. Il signa une lettre écrite d’une main inconnue à son homme d’affaires, en Franche-Comté, par laquelle il lui mandoit que, revenant de l’armée du Rhin, il avoit été pris entre Benfeld et Strasbourg ; qu’il ne peut avertir du lieu ni des mains entre lesquelles il est, mais qu’en payant comptant douze cents pistoles à un homme qu’il enverra les recevoir à Besançon, il sera mis en liberté. Mme de Mailly, qui apprit cette nouvelle par cet homme d’affaires, fit remettre la somme, et, avec une sage défiance, n’en dit mot. Mais le bruit qu’en avoit fait l’homme d’affaires s’étoit répandu dans cette province, et de là étoit parvenu à Paris et à la cour. La date de cette capture étoit antérieure au départ de Strasbourg du maréchal de Villars, qui n’en avoit pas ouï parler, ni depuis son arrivée. Aucune lettre de la frontière depuis n’en faisoit mention. L’aventure parut des plus extraordinaires. Quinze jours après, un valet de chambre de Listenois arriva à Versailles pour chercher l’argent demandé qu’il se défioit avoir été rendu à Besançon. Il dit avoir été toujours avec lui depuis sa prise. Il assura que, dès qu’il auroit touché l’argent, son maître seroit mis en liberté. On voulut le faire suivre, mais il s’écria qu’on s’en gardât bien, parce qu’au moindre soupçon qu’auroient ceux qui le tenoient d’être découverts, ils le tueroient. Ce voyage et ce propos mirent l’affaire au net, et Mme de Mailly en fut pour son argent.

Autres quinze jours après, on apprit que Listenois étoit chez lui en fort bonne santé à Besançon. Huit jours ensuite, il arriva à l’Étang. Il dit à Chamillart qu’il avoit été pris par des officiers ennemis, que tous les bruits qui avoient couru depuis sur lui étoient faux ; qu’il lui donneroit par écrit le récit de toute son aventure ; qu’il le prioit d’en faire examiner la vérité ; que, quand il en seroit suffisamment éclairci, il le prioit d’en rendre compte au roi, et que, s’il s’y trouvoit la moindre fausseté, il méritoit d’être rigoureusement puni. On entendit bien ce que tout cela vouloit dire. Il n’en coûtoit rien au roi, il n’y avoit que Mme, de Mailly d’attrapée, qui aimoit mieux perdre son argent que son gendre. Elle étoit nièce de Mme de Maintenon, elle étoit en place et fort amie de Chamillart ; Listenois reparut à la cour et il n’en fut pas parlé davantage, mais personne ne s’y méprit, et Listenois n’y perdit rien, parce qu’il n’avoit rien à perdre.

On a vu (t. III, p. 391 et suiv.) ce qui se passa entre le roi, Catinat et Chamillart, quand le roi voulut se resservir de Catinat, après l’avoir fait honteusement revenir d’Italie pour y envoyer son maréchal de Villeroy réparer les torts d’un général si différent de lui. L’anecdote en est extrêmement curieuse. Quelque sagesse au-dessus de l’homme que Catinat eût fait paroître en cette occasion, où il eut tant d’avantage en résistant au roi, qui le pressoit de nommer et de lui parler à cœur ouvert sur l’Italie, Chamillart qui avoit eu toute la frayeur d’être chassé, et Tessé d’être perdu sans ressource ne purent la lui pardonner, ni se résoudre à retomber une autre fois sous sa coupe, quelque généreux et chrétien qu’il se fût montré alors. Tessé, valet à tout faire de Chamillart tant qu’il fut en faveur, n’omit rien pour l’engager à perdre Catinat, et le mettre hors de toute portée d’inquiéter leur fortune. Ce n’étoit pas qu’il ne dût la sienne tout entière à Catinat qui l’avoit toujours distingué dans la guerre de 1688 en Italie, et qui le produisit pour être chargé de la négociation de la paix particulière de Savoie et du mariage de Mme la duchesse de Bourgogne. Son patron Louvois étoit mort alors, Barbezieux, à peine en fonction, n’avoit pas encore les reins assez forts pour porter bien haut personne, et ce fut au seul Catinat à qui Tessé dut la confiance de ce traité qui lui valut sa charge, le poussa rapidement au grand, et acheva sa fortune. On a vu qu’il la trouva trop lente, et de quelle ingratitude il paya son bienfaiteur en cette même Italie, sans aucune autre, cause que de l’accélérer à ses dépens, combien il y fut trompé et Vaudemont aussi dont il avoit fait son nouveau maître par l’envoi du maréchal de Villeroy, et toutes ses souplesses avec celui-ci qui ne furent pas capables de l’empêcher de l’arrêter sur ses excès à l’égard de Catinat. Je l’ai dit plus d’une fois, et je le répète, parce que c’est une expérience infaillible : les injures que l’on a faites se pardonnent infiniment moins que celles qu’on a reçues ; et c’est ce qui engagea Tessé à ne garder aucune mesure avec Catinat, qui en avoit gardé avec lui de si difficiles, et qui, ayant de quoi le perdre et pressé par le roi de parler, ne l’avoit pas voulu. Ce risque commun d’alors de lui et de Chamillart qui l’avoit échappé si belle, excita Tessé pour s’en mettre à l’abri pour toujours, de pousser Chamillart à mettre Catinat hors de portée, et c’est ce que ce ministre exécuta si bien en dépouillant ce général de toutes ses troupes sur le Rhin, pour faire tomber dans le néant en élevant Villars sur le pavois. On a vu depuis Catinat enveloppé de sa gloire, de sa sagesse, de son mérite, retiré en silence à Saint-Gratien, refuser l’ordre, et se tenir dans le silence et l’éloignement.

L’affaire de Provence effraya intérieurement le roi au point de sortir de son caractère pour chercher du remède partout. Il fit secrètement consulter Catinat, qui fit un mémoire là-dessus, qu’il envoya au roi. Le roi le goûta. Je ne sais si l’envie lui reprit de se servir encore de Catinat qui n’en eut aucune, mais il lui fit dire de venir à Versailles. Il n’avoit pas vu Chamillart depuis son dernier retour du Rhin dont je viens de parler, qui étoit en 1702 ; et quoique M. de Beauvilliers fût fort ami de Chamillart, il l’étoit beaucoup aussi de Catinat, dont il connoissoit et respectoit la vertu. C’étoit par lui qu’avoit passé cette dernière consultation et l’ordre de venir à Versailles. Il s’y présenta. C’étoit à la fin de novembre, comme le roi achevoit de s’habiller. Dès que le roi l’aperçut, il lui dit qu’il lui vouloit parler, et le fit entrer dans son cabinet. Il lui loua son mémoire, en raisonna avec lui, et lui fit beaucoup d’honnêtetés. C’étoit un guet-apens. La conclusion fut de lui dire en propres termes qu’il avoit une prière à lui faire, qu’il espéroit qu’il ne lui refuseroit pas. Le maréchal se confondit, le roi reprit la parole, et lui dit : « Monsieur le maréchal, votre mésintelligence avec Chamillart m’embarrasse, je voudrois vous voir raccommodés. C’est un homme que j’aime et qui m’est nécessaire, je vous aime et vous estime fort aussi. » Le maréchal répondit qu’il s’en alloit à l’heure même chez lui. « Non, lui dit le roi, cela n’est pas nécessaire, il est là derrière, je vais l’appeler. » Il l’appela aussitôt, et la réconciliation devant le roi fut bientôt faite. Dès que Chamillart fut retourné chez lui, Catinat alla lui rendre visite. En sortant, Chamillart le conduisit, comme il le devoit, jusqu’au dernier bout de son appartement, long et vaste, sans que Catinat l’en pût empêcher. En se séparant le maréchal lui dit : « Vous avez voulu, monsieur, faire cette façon, mais je vous supplie que ce soit pour la dernière fois, afin que vous me regardiez comme un ami et un serviteur particulier, et que le public le sache. » C’eût été là pour un autre un trait de courtisan. En Catinat qui n’en vouloit faire aucun usage, c’en fut un d’une rare modestie et d’une parfaite soumission pour ce que le roi désira de lui, et fort au delà de ce qu’il lui avoit demandé. Telle étoit sa faiblesse pour ses ministres. Très peu de jours après cette réconciliation, le roi fut assez longtemps le soir chez Mme de Maintenon avec Chamillart et Tessé. On sut après que ce maréchal ne serviroit plus : il se dit en soupçon d’avoir besoin de la grande opération. On n’ajouta pas grande foi à une incommodité si subite et si cachée.

Le roi d’Espagne montra une autre sorte de faiblesse qui scandalisa étrangement tous les grands seigneurs. Ce fut de donner la Toison au marquis de Bay, qu’il n’avoit point encore avilie, mais qu’il avilit souvent depuis. Ce prétendu marquis de Bay étoit fils d’un cabaretier de Gray, en Franche-Comté, qui s’étoit poussé à la guerre, et qui en effet la fit fort heureusement et fort utilement, cette campagne, en Estrémadure.

Le comte d’Auvergne mourut enfin à Paris, le 23 novembre, d’une longue et fort singulière maladie, où les médecins ne connurent rien peut-être pour y connoître trop. Il vit avant de mourir l’abbé d’Auvergne son fils, aujourd’hui cardinal, qu’il avoit chassé de chez lui, et avec qui il étoit horriblement brouillé. C’étoit un fort gros homme, qui vint à rien avant qu’être arrêté dans sa chambre. Il ne ressembloit pas mal à un sanglier, et toujours amoureux. C’étoit le meilleur homme du monde à qui n’avoit que faire à lui, le plus difficile quand on y avoit affaire. Il étoit pointilleux même dans le commerce, aisé à blesser, difficile à revenir ; honnête homme pourtant, mais père qui eut bien du tracas dans sa famille avec ses enfants pour le bien de leur mère ; glorieux à l’excès et toujours embarrassé de sa princerie.

Il ne jouit pas longtemps du plaisir de savoir le prince d’Auvergne (celui qui avoit déserté et qui avoit pris le service de Hollande) marié à la sœur du duc d’Aremberg. Le comte d’Évreux, qui avec sa charge de colonel général de la cavalerie qu’il avoit eue de lui, se crut toute sa dépouille due, n’eut point son logement à Versailles qui fut donné au maréchal de Villars, ni son gouvernement de Limousin qui fut donné au duc de Berwick. Il ne le pardonna à l’un ni à l’autre, se plaignit d’eux amèrement, surtout du dernier, et n’a jamais vécu depuis avec lui qu’en froideur tout à fait marquée. C’est ainsi qu’on essaye de tourner les grâces en patrimoine.

Le mariage du prince de Talmont, frère du duc de La Trémoille, malgré la mésalliance et les cris de Madame, étendit personnellement pour lui les commencements d’avantages que leur grand’mère avoit habilement saisis, qui donneront lieu ici à une curiosité historique pour en expliquer le rare prétexte ; mais il faut reprendre la chose d’un peu loin.




  1. Ce mot est pris ici dans le sens de prévenance.
  2. Voy. les notes à la fin du volume.
  3. Bartet ne quitta pas la cour immédiatement. Ses lettres à Mazarin prouvent, au contraire, que plusieurs années après l’événement dont parle Saint-Simon, il était encore le confident intime du cardinal. Voy. les notes placées à la fin de ce volume.