Mémoires (Saint-Simon)/Tome 6/10


CHAPITRE X.


Mariage de Béthune et d’une sœur du duc d’Harcourt ; de Fervaques et de Mlle de Bellefonds ; de Gassion et d’une fille d’Armenonville ; de Monasterol et de la veuve de La Chétardie. — Le chancelier de Pontchartrain refuse un riche legs de Thevenin. — Mort et substitution du vieux marquis de Mailly. — Mort de la duchesse d’Uzès. — Retraite, caractère et traits de Brissac, major des gardes du corps. — Cardinal de Bouillon perd un procès devant le roi contre les réformés de Cluni. — Mariage et grandesse de M. de Nevers d’aujourd’hui. — Extraction et caractère de Jarzé, qui succède à Puysieux en Suisse. — Tentative d’un capitaine de vaisseau, qui avoit pris le nom et les armes de Rouvroy, d’être reconnu de ma maison. — Mme la duchesse de Bourgogne blessée. — Mot étrange du roi. — Anecdote oubliée sur l’abbé de Polignac, depuis cardinal. — Voyage de Chamillart vers l’électeur de Bavière en Flandres. — Mgr le duc de Bourgogne secrètement destiné à l’armée de Flandre, et le duc de Vendôme sous lui.


Il se fit plusieurs mariages : Béthune, neveu de la reine de Pologne, qui n’avoit presque rien vaillant, plus touché de l’alliance que du bien, épousa une sœur du duc d’Harcourt, qui n’eut que quatre-vingt mille livres. C’est dommage que le bout du projet de ces Mémoires n’atteigne pas le temps de la mort du dernier prince de la maison d’Autriche [1]. On verra dans ce mariage si indifférent en apparence, et si, fort ignoré des puissances de l’Europe, le germe dont la Providence avoit destiné la faiblesse à les remuer toutes, à anéantir cette fameuse pragmatique qui avoit enrôlé toute l’Europe pour son soutien, et à mettre sur la tête d’un prince de Bavière, qui n’étoit pas prêt à nuire, le diadème impérial, la couronne de Bohème, et partager encore d’autres provinces avec d’autres provinces aux dépens de l’héritière qui se les croyoit toutes si assurées, avec l’empire pour son époux, et qui avoit de si puissants défenseurs, dont les intérêts avec les siens étoient les mêmes. À qui considère les événements que racontent les histoires dans leur origine réelle et première, dans leurs degrés, dans leurs progrès, il n’y a peut-être aucun livre de piété (après les divins et après le grand livre toujours ouvert du spectacle de la nature) qui élève tant à Dieu, qui en nourrisse plus l’admiration continuelle, et qui montre avec plus d’évidence notre néant et nos ténèbres. Cette réflexion m’échappe à cette occasion qui auroit la même application sous de bons yeux à une infinité d’autres, mais non pas avec la même évidence et la même clarté, pour qui a connu de source le ressort unique de ce grand événement, et les jeux différents de ce ressort unique.

Fervaques, fils de Bullion, épousa la fille de la marquise de Bellefonds ; et Gassion une fille d’Armenonville. Il étoit petit-fils du frère aîné du maréchal de Gassion, et sert actuellement de lieutenant général avec réputation. Monasterol, envoyé de l’électeur de Bavière, tout à fait dans sa confiance, qui recevoit ici ses subsides, gros joueur, grand dépensier et fort dans les belles compagnies, devint amoureux de la veuve de La Chétardie, gouverneur de Béfort, frère de ce curé de Saint-Sulpice, directeur de Mme de Maintenon, duquel elle avoit des enfants, dont l’aîné a été ambassadeur en Prusse où il a fort bien servi, et l’est maintenant à Pétersbourg, où il a eu part à la révolution qui a mis la tzarine Élisabeth, fille de ce célèbre czar Pierre Ier, sur le trône. Cette Mme de La Chétardie étoit faite à peindre et grande, fort belle, sans esprit, mais très galante et fort décriée, grande dépensière et fort impérieuse ; elle subjugua Monasterol qui fit la folie de l’épouser, et qui fut après bien honteux de le déclarer.

Thevenin, riche partisan, mourut sans enfants. Il devoit sa fortune au chancelier, tandis qu’il étoit contrôleur général. Il avoit une fort belle maison joignant la sienne, magnifiquement meublée, qu’il lui donna avec les meubles par son testament. Le chancelier ne voulut point prendre le legs, quoique le roi lui conseillât de l’accepter. Cette action de désintéressement fut fort approuvée, d’autant qu’après que le roi lui en eut parlé il n’en parla plus pendant six semaines, en sorte qu’on croyoit qu’il l’accepteroit. Au bout de ce temps il représenta au roi ses raisons, et fit après sa renonciation.

Le vieux marquis de Mailly mourut à quatre-vingt-dix-huit ans dans la belle maison qu’il avoit bâtie au bout du pont Royal, et laissa plus de soixante mille écus de rente en fonds de terre. Sa femme, qui avoit lors quatre-vingts ans et qui le survécut encore longtemps, étoit devenue héritière de tous les biens de sa maison qui étoit Montcavrel, par la mort du fils de son frère, jeune garçon de douze ou quatorze ans, dont elle prenoit soin depuis la mort de son frère et de sa belle-soeur qu’elle avoit plaidés toute sa vie. Ces Montcavrel étoient la branche aînée de la maison de Monchy, dont étoit cadet le maréchal d’Hocquincourt, frère du grand-père de Mme de Mailly. Sa tante paternelle avoit épousé le frère aîné de son mari. De ce mariage une fille mariée à Montcavrel, frère unique de Mme de Mailly. À force de procès et d’épargnes, de mariés chacun avec fort peu de bien, [avec] l’héritage de la branche de Montcavrel, et une très longue vie tout appliquée à former une opulente maison, ils y parvinrent. Le mariage de leur second fils avec la parente de Mme de Maintenon, qu’elle fit dame d’atours de Mme la duchesse de Bourgogne, leur fit obtenir en 1701 des lettres patentes dérogeant en leur faveur à tous édits, déclarations et coutumes, qui autorisèrent la substitution qu’ils firent du marquisat de Nesle et d’autres terres pour plus de quarante mille écus de rente en faveur des mâles à perpétuité. À tout ce qui est arrivé depuis au marquis de Nesle, leur petit-fils, qui leur a immédiatement succédé, il n’a pas paru que Dieu ait béni ou l’acquisition de ces biens, ou la vanité d’avoir laissé sans aucune sorte de portion, même viagère, les filles et les cadets sur cette substitution.

Le duc d’Uzès perdit aussi sa grand’mère paternelle depuis longtemps retirée, fort vieille. C’étoit une femme de grand mérite et de beaucoup de piété. Elle étoit d’Apchier, c’est-à-dire de la branche aînée de la maison de Joyeuse, grande et fort ancienne, dont la diversité du nom et des armes que portent ses diverses branches les font souvent méconnoître pour sorties masculinement de la même tige. Le nom de la maison est Châteauneuf, seigneur de Randon.

Brissac, major des gardes du corps, qui n’étoit ni ne se prétendoit rien moins que des Cossé, mais un fort simple gentilhomme tout au plus, se retira dans ce temps-ci de la cour chez lui à la campagne, où il mourut bientôt après d’ennui et de vieillesse à plus de quatre-vingts ans. C’étoit, de figure et d’effet, une manière de sanglier qui faisoit trembler les quatre compagnies des gardes du corps, et compter avec lui les capitaines, tout grands seigneurs et généraux d’armée qu’ils fussent. Le roi s’étoit servi de lui pour mettre ses gardes sur ce grand pied militaire où ils sont parvenus, et pour tous les détails intérieurs de dépense, de règle, de service et de discipline ; et il s’étoit acquis toute la confiance du roi par son inexorable exactitude, par la netteté, de ses mains, par son aptitude singulière en ce genre de service. Avec tout l’extérieur d’un méchant homme, il n’étoit rien moins, mais serviable sans vouloir qu’on le sût, et a souvent paré bien des choses fâcheuses, mais tout cela avec des manières dures et désagréables. Il avoit de la valeur, mais ses fonctions qui l’attachoient auprès du roi ne le laissoient jamais sortir de la cour, où il devint lieutenant général et gouverneur de Guise. Le roi, parlant un jour de service des majors dans les troupes, qui pour être bons majors les en faisoit haïr : « S’il faut être parfaitement haï pour être bon major, répondit M. de Duras, qui avoit le bâton derrière le roi, voilà, sire, le meilleur qui soit en France, » tirant Brissac par le bras qui en fut confondu ; et le roi à rire, qui l’eût trouvé fort mauvais de tout autre, mais M. de Duras s’étoit mis sur un tel pied de liberté qu’il ne se contraignoit sur rien ni sur personne devant le roi, ce qui le faisoit fort redouter, et il en disoit souvent de fort salées. Ce major avoit une santé très robuste, et se moquoit toujours des médecins, et très souvent de Fagon en face devant le roi, que personne autre n’eût osé attaquer. Fagon payoit de mépris, souvent de colère, et avec tout son esprit en étoit embarrassé. Ces courtes scènes étoient quelquefois très plaisantes.

Brissac, peu d’années avant sa retraite, fit un étrange tour aux dames. C’étoit un homme droit qui ne pouvoit souffrir le faux. Il voyoit avec impatience toutes les tribunes bordées de dames l’hiver au salut les jeudis et les dimanches où le roi ne manquoit guère d’assister, et presque aucune ne s’y trouvoit quand on savoit de bonne heure qu’il n’y viendroit pas ; et sous prétexte de lire dans leurs heures, elles avoient toutes de petites bougies devant elles pour les faire connoître et remarquer. Un soir que le roi devoit aller au salut, et qu’on faisoit à la chapelle la prière de tous les soirs qui étoit suivie du salut, quand il y en avoit, tous les gardes postés et toutes les dames placées, arrive le major vers la fin de la prière, qui, paraissant à la tribune vide du roi, lève son bâton et crie tout haut : « Gardes du roi, retirez-vous, rentrez dans vos salles ; le roi ne viendra pas. » Aussitôt les gardes obéissent, murmures tout bas entre les femmes, les petites bougies s’éteignent, et les voilà toutes parties excepté la duchesse de Guiche, Mme de Dangeau et une ou deux autres qui demeurèrent. Brissac avoit posté des brigadiers aux débouchés de la chapelle pour arrêter les gardes, qui leur firent reprendre leurs postes, sitôt que les dames furent assez loin pour ne pouvoir pas s’en douter. Là-dessus arrive le roi qui, bien étonné de ne point voir de dames remplir les tribunes, demanda par quelle aventuré il n’y avoit personne. Au sortir du salut, Brissac lui conta ce qu’il avoit fait, non sans s’espacer sur la piété des dames de la cour. Le roi en rit beaucoup, et tout ce qui l’accompagnoit. L’histoire s’en répandit incontinent après ; toutes ces femmes auroient voulu l’étrangler.

Le cardinal de. Bouillon, dans son exil vide d’occupations meilleures, travailloit à s’assujettir les moines réformés de la congrégation de Cluni. Comme cardinal et abbé général il avoit assujetti les non réformés, parce que les cardinaux ont usurpé tous les droits d’abbés réguliers, et par cette raison il les vouloit étendre sur les réformés. Ceux-ci disoient que cet abus des cardinaux ne se pouvoit tolérer qu’à l’égard de moines qui n’avoient point d’autre supérieur général, mais que pour eux, qui dépendoient du général particulier de leur réforme, et du régime de leur congrégation, ils n’avoient que des honneurs et des respects à rendre au cardinal de Bouillon, dont l’autorité bouleverseroit tout chez eux, et n’y avoit jamais été reconnue depuis qu’ils étoient réformés et rassemblés en congrégation subsistante. Cela fit un procès au grand conseil où les causes de l’ordre de Cluni sont commises, qui fut soutenu de part et d’autre avec grande chaleur. Le cardinal le perdit en entier, et entra en furie. Sa famille renouvela les clameurs qu’on a vu ailleurs qu’ils firent sur la manière dont fut dressé l’arrêt de la coadjutorerie de Cluni pour l’abbé d’Auvergne ; les plaintes furent portées au roi qui fut pressé, de manière que, contre toute règle, il voulut bien que l’affaire fût portée devant lui pour y être jugée de nouveau. Elle fut examinée par un bureau de trois conseillers d’État, devant qui elle fut rapportée par un maître des requêtes, et tous quatre vinrent un samedi après dîner chez le roi, où le conseil de finances se trouva, pour avoir des magistrats. Le cardinal de Bouillon n’eut que trois voix pour lui. L’affaire dura quatre heures, et l’arrêt du grand conseil confirmé en tous ses points. Il est difficile d’exprimer la rage qu’il en conçut lorsqu’il apprit cette nouvelle, qui lui tourna tellement la tête qu’elle eut une part principale à ce qu’il exécuta depuis.

M. de Donzi, hors d’espérance d’être duc, avoit cherché à y suppléer par un mariage. Il le trouva dans la fille aînée de J. B. Spinola, gouverneur d’Ath et lieutenant général des armées de Charles II, roi d’Espagne, qui en 1677 le fit faire prince de l’empire, et le fit enfin grand d’Espagne, de la première classe pour un gros argent qu’il paya. Il n’eut point de fils, il n’eut que deux filles dont l’aînée eut sa grandesse après lui, et que Donzi épousa, et prit d’elle, en se mariant, le nom de prince de Vergagne. Il falloit craindre, à la vie qu’il menoit, de se méprendre et de dire Vergogne. L’autre fille épousa le frère de Seignelay. Ni l’une ni l’autre ne furent heureuses. Le prince de Chimay, beau-frère alors de Vergagne, fut fait en ce temps-ci grand aussi de première classe.

Puysieux, lieutenant général, gouverneur d’Huningue, à qui l’ambassade de Suisse avoit valu l’ordre, comme on l’a vu, et une des trois places de conseiller d’État d’épée, se lassa d’un emploi qui ne pouvoit plus le conduire à rien, et où il s’ennuyoit malgré l’estime, l’affection, la considération qu’il s’y étoit universellement acquises. On chercha qui y envoyer, et on trouva peu de gens qui s’y offrissent. Il falloit la singularité de l’éducation de Puysieux avec le roi, celle de sa grand’mère, l’alliance de sa mère, pour en tirer avec tout son esprit tout le parti qu’il en tira. Faute de mieux, Jarzé fut nommé à la surprise de tout le monde. C’étoit un gentilhomme d’Anjou fort riche et fort avare, avec de l’esprit, de la lecture et quelques amis, mais fort peu répandu, et tout appliqué à ses affaires et à amasser quoique sans enfants. Il avoit perdu un bras il y avoit plus de trente ans à la guerre, et n’avoit pas servi depuis, ni presque vu la cour. Apparemment qu’il s’ennuya, et qu’il voulut enfin tenter quelque fortune. Il n’étoit connu que par son père, qui est ce Jarzé qui, par l’aventure des capitaines des gardes aux Feuillants ; fut un moment capitaine des gardes du corps à la place du vieux Charost, à qui la charge fut rendue tôt après. Cette aventure entre autres est très bien détaillée dans les Mémoires de Mme de Motteville, et celle encore des folles amours du même Jarzé pour la reine mère, qui le chassa [2], et dont il perdit sa fortune.

La promotion des deux lieutenants généraux des armées navales en fit faire une autre en descendant quelque temps après, dont Rouvroy ne fut pas content. C’étoit un capitaine de vaisseau bon officier et brave homme, qui seroit vice-amiral il y a longtemps, si son humeur incompatible, ses folles hauteurs, et son audace à piller partout ne l’avoient fait honnêtement chasser près de toucher au but. Je dis honnêtement, mais toutefois, malgré ses plaintes et ses cris, sans aucune récompense. C’étoit un homme dont le père ou le grand-père obscur avoit apparemment trouvé le nom et les armes de Rouvroy meilleures à prendre dans le choix qu’il s’en proposoit, puisqu’il les prit sans en être. Le peu qu’ils étoient le fit longtemps ignorer. Ce Rouvroy-ci avoit deux sœurs. La beauté de l’une a fait longtemps du bruit. Elle avoit été fille d’honneur de Madame, et Saint-Vallier, capitaine de la porte du roi alors, l’épousa. L’autre suppléa par l’intrigue à la beauté. Elle fut aussi fille d’honneur de Madame ; elle épousa un riche gentilhomme d’auprès de Cambrai qui avoit la terre d’Oisy, dont il portoit le nom ; et toutes deux ont eu des enfants. Elles s’étoient données à Monsieur et à Madame pour être de même maison que nous. Leur frère se maria mal à leur gré ; elles firent ce qu’elles purent pour l’en empêcher. Ne sachant plus qu’y faire, elles s’avisèrent de venir trouver mon père, dans l’espérance qu’il ne les désavoueroit pas en face, et qu’elles en tireroient protection pour empêcher ce mariage tout près de se célébrer. Elles lui dirent qu’elles avoient recours à lui pour se plaindre de leur frère, et pour lui demander s’il souffriroit qu’un homme qui avoit l’honneur d’être de sa maison se mariât de la sorte.

Mon père, qui n’avoit jamais eu aucun commerce avec pas un d’eux, et qui étoit vif, prit feu, leur répondit tout net qu’il ne reconnoissoit ni lui ni elles ; que jamais il n’avoit ouï parler de cette parenté ; qu’il les défioit de la prouver ; et que partant il ne se mêleroit point de leurs affaires. Il ajouta que c’étoit bien assez qu’il ne dit mot au nom de Rouvroy et à la croix de ses armes qu’ils portoient, sans lui venir parler impudemment d’une fausse parenté. Une abondance de larmes fut toute leur réponse, et elles s’en allèrent interdites, confuses, et enragées de l’affront qu’elles se venoient d’attirer. La scène se passa dans la chambre de ma mère, qui ne dit mot ; j’y étais, et cela me frappa tellement, que je m’en souviens comme d’hier, maintenant que je l’écris. Mme de Saint-Vallier étoit lors mariée, dans la force de sa beauté, fort du grand monde, fort galantisée, et elle avoit tout l’esprit et le tour à profiter de tant d’avantages. Sa sœur étoit fille de Madame. Elles s’allèrent plaindre à Monsieur, qui se trouva à Paris, et firent grand bruit de leur aventure, que mon père méprisa parfaitement. Monsieur l’envoya prier de passer au Palais-Royal. Il y raconta à lui et à Madame le fait, et ce qui s’étoit passé entre lui et ces femmes, de manière que l’un et l’autre en demeurèrent satisfaits, et leur conseillèrent de se taire dès qu’elles n’avoient point de preuves à montrer. Cela finit tout court de la sorte, et leur frère se maria.

Ce seroit ici le lieu d’expliquer mon nom et mes armes, et comment avec un nom que je ne porte point et la moitié des armes que j’écartèle, c’étoit prétendre en effet être de ma maison ; la parenthèse en seroit trop longue : elle se trouvera mieux placée parmi les Pièces, pour ne pas interrompre le fil de la narration. Bien des années se passèrent sans plus en entendre parler. La personne que Rouvroy avoit épousée étoit fille de la sous-gouvernante des filles de Monsieur, et de feu Madame sa première femme. Elle se trouva une personne d’esprit, de vertu, de douceur, et d’un véritable mérite, extrêmement bien avec Mme la princesse de Conti, et ne bougeant de chez elle, sur un pied d’amitié, d’estime et de confiance, et tout aussi aimée et comptée de Mlle de Lislebonne, de Mme d’Espinoy et de Mme d’Urfé, et très bien avec Mmes de Villequier, puis d’Aumont, et de Châtillon, sa soeur. Monseigneur même, qui, dans ces temps-là, ne bougeoit de chez Mme la princesse de Conti, prit de la bonté pour elle, et elle fut toujours de tout avec eux. À la fin le mari ou la femme s’ennuyèrent d’un état agréable à Versailles et à Fontainebleau, mais non à la cour. Pour en être, c’est-à-dire, des fêtes et des voyages de Marly, il falloit pouvoir être admise à table et dans-les carrosses, comme les femmes de qualité ; c’est ce qui manquoit à l’agrément solide de sa vie, et c’est ce qui eût été de plain pied son mari étant de ma maison. Il se mit donc à me faire sa cour dans les galeries, puis à venir quelquefois chez moi les mâtins, en homme qui me faisoit sa cour comme à un ami de M. de Pontchartrain, pour son avancement dans la marine. Je le recevois civilement ; je lui fis même plaisir utilement, et autant que je le pus, néanmoins toujours attentif à ses propos et à ses démarches, dans le souvenir très-présent de ce qui s’étoit passé de ses sœurs avec mon père. Cette conduite dura ainsi quelques années sans aucune mention que d’avancement, et moi toujours poli et serviable, mais toutefois en garde de l’attirer chez moi.

Enfin, cette année, sur la fin du carême, piqué de la promotion de marine dont j’ai parlé, il me vint faire ses plaintes avec vivacité, s’applaudit d’avoir tiré son fils de la marine pour le mettre dans le régiment des gardes, et ajouta que, par tout ce qui lui en revenoit du duc de Guiche et de tous les officiers, il espéroit qu’il ne me feroit pas déshonneur, ni au nom qu’il portoit. J’entendis ce françois. Nous descendions le degré, moi pour aller dîner à Paris, et lui m’accompagnant. Pour toute réponse, je lui demandai s’il n’y vouloit rien mander, et me séparai de lui à la galerie, qui me parut fort embarrassé. Avant de monter en carrosse, j’allai chez Mme d’Urfé, à qui je contai ce qui venoit de m’arriver, l’aventure de mon père, et la priai de vouloir bien dire à Rouvroy et à sa femme que, tant que les politesses n’avoient été que douteuses, je les avois reçues avec la civilité qu’ils pouvoient désirer, mais qu’au propos qui me venoit d’être tenu, je ne pouvois dissimuler que je ne connoissois nulle parenté avec eux ; que je n’en avois jamais ouï parler autrement à mon père et aux trois autres branches de notre maison, dont je ne suis que la quatrième ; que je croyois Rouvroy tout aussi bon qu’il le pouvoit souhaiter, mais nullement de ma maison ; que ces choses-là consistoient en preuves, que je serois ravi qu’il m’en montrât qui me le fissent reconnoître, mais que jusque-là je n’en ferois rien, et que lui-même, s’il n’en avoit point, auroit mauvaise grâce de le vouloir prétendre, et le prétendroit inutilement. J’ajoutai que je la priois d’en rendre compte à Mme la princesse de Conti, et de lui dire que, sans l’amitié qu’elle avoit pour sa femme, je n’aurois pas entendu le propos de parenté si patiemment, et qu’il se devoit contenter de ce que je lui laissois faire ce que bon lui sembloit sur le nom et les armes qu’il prenoit, sans vouloir encore être reconnu pour être ce qu’il n’étoit pas, et ce qu’il ne pouvoit prouver qu’il fût, puisqu’il n’avoit pas encore tenté de le faire. 

Revenu à Versailles, je trouvai le duc d’Aumont sortant de chez le chancelier comme j’y entrois. Il m’arrêta dans l’antichambre, et me fit un grand préambule du désespoir de Rouvroy, et qu’il n’étoit pas permis d’attaquer les gens sur leur naissance, et du bruit que cela faisoit. Je me mis à rire et à lui dire que j’attaquois si peu cet homme sur sa naissance, que je ne m’étois pas seulement donné la peine de savoir qui il étoit et de quel droit il prenoit le nom et les armes qu’il portoit ; mais de penser qu’à force de bruit, de plaintes et de langages, il me feroit ou l’avouer, ou consentir tacitement qu’on le crût de ma maison, il pouvoit être bien persuadé que je n’en ferois rien. M. d’Aumont me répondit que ces sortes d’affaires étoient toujours délicates et désagréables ; que c’étoit par amitié et par intérêt pour moi qu’il me parloit ; qu’il ne falloit pas avoir toujours tant de délicatesse sur les parentés ; que Rouvroy étoit enragé et résolu de porter ; ses plaintes au roi. Je répondis encore avec le même sang-froid que, si Rouvroy étoit assez fou pour se plaindre au roi de ce que je ne le voulois pas reconnoître, j’aurois l’honneur de lui en dire les raisons, qu’il goûteroit, je croyois, autant que celles de Rouvroy ; qu’en un mot, ce n’étoit point là une affaire de crierie, mais de preuves, à quoi je reviendrois toujours ; que tout ce bruit ne m’émouvroit pas le moins du monde, mais que je me persuadois qu’il nuiroit fort à qui y avoit recours, faute de preuves si aisées à montrer, s’il en avoit, et si ridicules à prétendre, s’il n’en avoit pas. Je laissai ainsi M. d’Aumont peu content de la commission qu’il avoit apparemment prise par amitié pour lime de Rouvroy, et de l’effet de son éloquence. Je ne laissai pas de prendre mes précautions du côté de Monseigneur et du roi, après quoi je me mis peu en peine des clabauderies que je ne payai que de mépris.

Je sus que Rouvroy avoit été à nos autres branches, dont il ne fut pas plus content que de moi. Il fut à divers généalogistes qui ne le satisfirent pas mieux, Clérembault entre autres qui l’assura qu’il ne trouveroit jamais ombre de la moindre preuve, ni même de remonter bien haut. À ma grande surprise, Mlle de Lislebonne et Mme d’Espinoy lui conseillèrent de se taire, par le tort irréparable que lui faisoit une prétention rejetée qu’il ne pouvoit prouver. Sa femme pleuroit sans cesse une folie qu’elle faisoit tout ce qu’elle pouvoit pour arrêter. Enfin las de crier et d’aboyer à la lune, sans toutefois qu’il lui échappât que des plaintes et des cris, dont rien ne pouvoit me blesser, il prit le parti de se taire, et je n’en ai pas ouï parler depuis.

Je n’ai pas cru devoir omettre cette aventure, pour ne pas laisser dans l’erreur ceux que le nom et les armes que ces gens-là ont pris y pourroient induire. Je l’ai déjà dit à propos de Maupertuis et de la maison de Melun, on fait en France tout ce que l’on veut là-dessus, nulle voie de l’empêcher, nulle justice à entendre. Un garde-marine qui n’étoit point Rochechouart en prit le nom et les armes. Il trouva M. de Vivonne prêt à s’embarquer pour la révolte de Sicile ; il le sut, et ne le pouvant empêcher, il l’appela devant tout le monde, et le remercia de la bonne opinion qu’il avoit de sa maison, dont il ne pouvoit donner une plus sûre marque que de l’avoir préférée à tant d’autres pour en choisir pour soi le nom et les armes. Venons maintenant à quelque chose de plus intéressant.

Mme la duchesse de Bourgogne étoit grosse ; elle étoit fort incommodée. Le roi vouloit aller à Fontainebleau contre sa coutume, dès le commencement de la belle saison, et l’avoit déclaré. Il vouloit ses voyages de Marly en attendant. Sa petite-fille l’amusoit fort, il ne pouvoit se passer d’elle, et tant de mouvements ne s’accommodoient pas avec son état. Mme de Maintenon en étoit inquiète, Fagon en glissoit doucement son avis. Cela importunoit le roi, accoutumé à ne se contraindre pour rien, et gâté pour avoir vu voyager ses maîtresses grosses, ou à peine relevées de couches, et toujours alors en grand habit. Les représentations sur les Marlys le chicanèrent sans les pouvoir rompre. Il différa seulement à deux reprises celui du lendemain de la Quasimodo, et n’y alla que le mercredi de la semaine suivante, malgré tout ce qu’on put dire et faire pour l’en empêcher, ou pour obtenir que la princesse demeurât à Versailles.

Le samedi suivant, le roi se promenant après sa messe, et s’amusant au bassin des carpes entre le château et la Perspective, nous vîmes venir à pied là duchesse du Lude toute seule, sans qu’il y eût aucune dame avec le roi, ce qui arrivoit rarement le matin. Il comprit qu’elle avoit quelque chose de pressé à lui dire, il fut au-devant d’elle, et quand il en fut à peu de distance, on s’arrêta, et on le laissa seul la joindre. Le tête-à-tête ne fut pas long. Elle s’en retourna, et le roi revint vers nous, et jusque près des carpes sans mot dire. Chacun vit bien de quoi il étoit question, et personne ne se pressoit de parler. À la fin le roi, arrivant tout auprès du bassin, regarda ce qui étoit là de plus principal, et sans adresser la parole à personne, dit d’un air de dépit ces seules paroles : « La duchesse de Bourgogne est blessée. » Voilà M. de La Rochefoucauld à s’exclamer, M. de Bouillon, le duc de Tresmes et le maréchal de Boufflers à répéter à basse note, puis M. de La Rochefoucauld à se récrier plus fort que c’étoit le plus grand malheur du monde, et que s’étant déjà blessée d’autres fois, elle n’en auroit peut-être plus. « Eh ! quand cela seroit, interrompit le roi tout d’un coup avec colère, qui jusque-là n’avoit dit mot, qu’est-ce que cela me feroit ? Est-ce qu’elle n’a pas déjà un fils ? et quand il mourroit, est-ce que le duc de Berry n’est pas en âge de se marier et d’en avoir ? et que m’importe qui me succède des uns ou des autres ? Ne sont-ce pas également mes petits-fils ? » Et tout de suite avec impétuosité : « Dieu merci, elle est blessée, puisqu’elle avoit à l’être, et je ne serai plus contrarié dans mes voyages et dans tout ce que j’ai envie, de faire par les représentations des médecins et les raisonnements des matrones. J’irai et viendrai à ma fantaisie et on me laissera en repos. » Un silence à entendre une fourmi marcher succéda à cette espèce de sortie. On baissoit les yeux, à peine osoit-on respirer. Chacun demeura stupéfoit. Jusqu’aux gens de bâtiments et aux jardiniers demeurèrent immobiles. Ce silence dura plus d’un quart d’heure.

Le roi le rompit, appuyé sur la balustrade, pour parler d’une carpe. Personne ne répondit. Il adressa après la parole sur ces carpes à des gens des bâtiments qui ne soutinrent pas la conversation à l’ordinaire ; il ne fut question que de carpes avec eux. Tout fut languissant, et le roi s’en alla quelque temps après. Dès que nous osâmes nous regarder hors de sa vue, nos yeux se rencontrant se dirent tout. Tout ce qui se trouva là de gens furent pour ce moment les confidents les uns des autres. On admira, on s’étonna, on s’affligea, on haussa les épaules. Quelque éloignée que soit maintenant cette scène, elle m’est toujours également présente. M. de La Rochefoucauld étoit en furie, et pour cette fois n’avoit pas tort. Le premier écuyer en pâmoit d’effroi ; j’examinois, moi, tous les personnages, des yeux et des oreilles, et je me sus gré d’avoir jugé depuis longtemps que le roi n’aimoit et ne comptoit que lui, et étoit à soi-même sa fin dernière. Cet étrange propos retentit bien loin au delà de Marly.

Avant d’aller plus loin, j’ai besoin de retourner un moment sur mes pas pour ne pas oublier une anecdote qui auroit dû être écrite dès la fin de 1705 ou le commencement de 1706 tout au plus tard [3]. Cette transposition au moins servira de préliminaire à une autre plus importante. On se souviendra de ce qui a été dit en son lieu de l’abbé de Polignac, de sa figure, de son caractère, de son brillant à la cour depuis, son retour d’exil et de sa dangereuse galanterie. Je le vis, dès les commencements de ce temps-là, courtiser fort le duc de Chevreuse, le mettre sur des points de science, laisser des queues aux questions pour y revenir, enfin s’introduire chez lui ; [ce] qui n’étoit pas une chose facile. Cette conduite attira mes réflexions. Le bel air et M. de Chevreuse n’alloient point ensemble, beaucoup moins les allures de l’abbé de Polignac ni de pas un des gens de la cour avec qui il s’étoit particulièrement lié. Je crus voir son dessein ; je crus aussi en apercevoir le danger. Je m’y confirmai de plus en plus, et je pris enfin la résolution de le montrer à celui qu’il regardoit de plus près. Un soir, à Marly, causant avec le duc de Beauvilliers au coin de son feu tête à tête, je lui témoignai ma surprise de cette liaison si nouvelle du duc de Chevreuse et de l’abbé de Polignac si peu faits l’un pour l’autre. M. de Beauvilliers me dit que cela étoit tout naturel ; que tous deux savoient beaucoup, tous deux gens d’esprit ; qu’à Marly on étoit plus rassemblé qu’à Versailles, et qu’on se trouvoit plus souvent chez le roi à différentes heures ; qu’il étoit tout naturel que ce hasard les eût mis aux mains sur quelques questions de belles-lettres ou de science ; que je savois comme ils étoient l’un et l’autre ; que de question en question ils s’étoient accoutumés et plu à raisonner ensemble, que cela avoit formé la liaison.

Je lui dis que cela étoit tout simple de la part de M. de Chevreuse, mais que, du côté de l’abbé de Polignac, je croyois apercevoir du dessein ; que ma pensée étoit qu’il en vouloit faire un pont pour l’aborder lui-même. « Eh ! bien, interrompit le duc, quand cela seroit, où est le mal ? il est vrai que M. de Chevreuse m’en a parlé ; je l’ai vu chez lui, et il l’a amené chez moi. C’est un homme de qualité, de beaucoup d’esprit et de fort bonne compagnie, avec qui il y a mille choses agréables à apprendre. — Eh ! monsieur, voilà le point, lui dis-je. Vous le trouvez tel, et cela est vrai. Ce qu’il veut, c’est de vous-même d’en faire un autre pont pour pénétrer jusqu’à Mgr le duc de Bourgogne. — Eh ! pourquoi ? répliqua-t-il, ne le lui pas faire voir, s’il y a de l’instruction et de l’utilité à trouver dans une conversation agréable pour Mgr le duc de Bourgogne ? Je ne vois à cela aucun inconvénient. Et moi, lui dis-je, j’en vois beaucoup, et tel que vous ne le sentirez que quand il n’en sera plus temps. »

Il s’altéra un peu et me pria de lui développer ce qui ne se présentoit pas à lui, avec un petit air de doux défi. « Voilà, lui dis-je, votre charité qui déjà s’effarouche. Mais vous me pardonnerez de vous dire que, avec une charité si délicate, on ignore tout, et on tombe en beaucoup d’inconvénients dans une cour. Puisque j’ai commencé à l’effaroucher, j’irai jusqu’au bout. Tachez, monsieur, de connoître vos gens. L’abbé de Polignac est une sirène enchanteresse, et qui en fait métier et profession. C’est un homme faux, ambitieux, qui entreprendra tout et à qui aucun moyen ne coûtera pour arriver à ses fins. Toute sa vie jusqu’à présent n’a été que cela. Ses mœurs, ses liaisons, sa conduite n’ont aucun rapport avec M. de Chevreuse ni avec vous. Il n’a été à lui que pour arriver à vous ; il ne veut vous capter que pour parvenir par vous à Mgr le duc de Bourgogne, qu’il enchantera par son esprit, par son jargon, par son savoir. Il s’y ancrera par soi-même, et une fois ancré le voudra dominer pour faire sa fortune, ne pensera conséquemment qu’à vous écarter pour être seul possesseur ; et souvenez-vous, monsieur, que je vous prédis qu’il en viendra à bout, si vous avez la simplicité de l’introduire. »

M. de Beauvilliers se fâcha tout de bon. Il me dit qu’il n’y avoit plus moyen de raisonner avec moi ; que je soupçonnois tout ; que je jugeois mal tout le monde ; qu’en un mot tout ce qui me passoit par la tête je croyois le voir ; que rien ne me coûtoit, charité, jugements téméraires, imputations de desseins impossibles ; que je ne lui persuaderois pas que l’abbé de Polignac eût ni la pensée, ni la volonté, ni, quand cela seroit, le pouvoir de le débusquer, quelque bien qu’il réussît auprès du jeune prince, et qu’enfin il me prioit de ne lui parler jamais de l’abbé de Polignac. « Vous serez obéi, lui dis-je, et très ponctuellement, mais à votre dam, monsieur ; je ne puis m’empêcher de vous le répéter pour la dernière fois, et de vous prier de vous en souvenir. » De là nous passâmes à d’autres choses. Il eut contentement ; je ne lui nommai plus le nom de l’abbé de Polignac ; je cessai aussi d’en parler à M. de Chevreuse. On verra que je fus prophète et que M. de Beauvilliers le reconnut humblement. Il n’avoit pu se dissimuler lors de ce que je vais raconter. Il ne me l’avoit pas avoué encore ; mais ce qui lui étoit arrivé de conforme à ce que je lui avois prédit auroit dû le rendre pour une autre fois plus docile. Il est vrai que l’excès de l’énormité le trompa. Reprenons maintenant au temps où nous étions, c’est-à-dire à Marly au sortir de Pâques.

Le hasard apprend souvent parles valets des choses qu’on croit bien cachées. Il s’en trouva des miens, amis d’un sellier à Paris, qui travailloit secrètement aux équipages de Mgr le duc de Bourgogne pour la guerre, et qui eut l’indiscrétion de le leur dire et de les leur montrer, en leur recommandant fort le secret que lui-même ne gardoit pas. Ils me le contèrent : cela m’ouvrit les yeux sur un voyage fort bizarre que Chamillart étoit allé faire en Flandre avec Chamlay et Puységur. Il partit de Versailles le soir même du jour de Pâques, et il en arriva à Marly le soir du 20 avril, et fut douze jours en ce voyage. Sa santé très languissante le rendit remarquable, et plus encore le temps où il partit. On étoit lors dans la plus grande inquiétude de l’entreprise d’Écosse, et le roi d’Angleterre arriva à Saint-Germain le même soir que Chamillart revint à Marly de Flandre. Ce jour étoit le vendredi, veille de celui où la duchesse du Lude vint apprendre au roi à sa promenade que Mme la duchesse de Bourgogne étoit blessée, et où se passa ce que j’en ai raconté. Elle accoucha le lundi suivant. Toutes ces époques méritent d’être marquées.

Je fis mes réflexions sur la destination de Mgr le duc de Bourgogne ; je ne vis pour lui que le Rhin ou la Flandre, et ce voyage de Chamillart me décida pour la Flandre. Il y étoit allé en effet, comme je le sus depuis, pour disposer l’électeur de Bavière à aller sur le Rhin, pour laisser à Mgr le duc de Bourgogne l’armée de Flandre dans une conjoncture où on espéroit la révolte des Pays-Bas espagnols, de la révolution d’Écosse ; en quoi on faisoit la faute de se priver du secours qu’on se devoit promettre de l’affection de ces provinces pour l’électeur qui les avoit si longtemps gouvernées, qui en étoit adoré, et qui eût été l’instrument le plus propre à donner vigueur à cette révolte une fois commencée. Chamillart rencontra Hough en chemin qui lui apprit les contretemps de la traversée du roi d’Angleterre, et le peu d’espérance d’aucun succès, dont le ministre fut tellement touché qu’il en demeura une partie de la nuit sur son lit immobile sans pouvoir se remuer. Il dépêcha au roi, et continua son voyage, mais avec d’autres pensées que celles qu’il avoit eues jusqu’alors. Mais ce changement de face des affaires n’en produisit aucun dans la destination des généraux.


  1. Le dernier empereur de la maison de Habsbourg-Autriche fut Charles VI, qui mourut le 20 octobre 1740.
  2. Voy. les notes à la fin du volume.
  3. Passage omis par les précédents éditeurs depuis Avant d’aller plus loin jusqu’à le hasard (p. 218). L’anecdote racontée par Saint-Simon se trouve déjà plus haut, t. V, p. 96 et suiv., mais on n’a pas cru devoir supprimer les redites de l’auteur dans une édition complète de ses Mémoires.