Mémoires (Saint-Simon)/Tome 4/20


CHAPITRE XX.


1705. — Maréchaux de France subitement nommés chevaliers de l’ordre. — Abus et suites de cette promotion. — Bon mot de M. de Lauzun. — Catinat refuse l’ordre faute de pouvoir prouver. — Villars et sa naissance ; fait du duc vérifié. — Remarques sur la cérémonie de l’ordre où les maréchaux de France furent reçus. — Harcourt et Bedmar reçus extraordinairement chevaliers de l’ordre. — Caractère de Bedmar ; ses obligations au roi. — Action devant Verue. — Combat naval et secours jeté dans Gibraltar. — Marlborough grandement reçu en Angleterre. — Tallard et les principaux prisonniers à Nottingham. — Action légère en Italie. — Lautrec tué ; son caractère. — Conduite de Maulevrier à Madrid, et sa faveur. — Adresse étrange de la reine d’Espagne. — Adresse d’Harcourt et de Mme de Maintenon en faveur de Mme des Ursins. — Permission accordée à la princesse des Ursins de venir à la cour. — Réunion d’Harcourt au chancelier et à son fils, et d’eux par lui à la princesse des Ursins. — Politique de la princesse des Ursins. — Attente à la cour de la princesse des Ursins. — Princesse des Ursins à Paris. — Princesse des Ursins à Versailles.


Le premier jour de cette année, l’abbé d’Estrées et Puysieux furent reçus dans l’ordre du Saint-Esprit, et l’abbé en rochet et camail violet comme les évêques. Harcourt avoit le bâton pendant la cérémonie, parce que, au changement de quartier parmi les capitaines des gardes, celui qui sort garde le bâton jusqu’au sortir de la messe du roi, et à la porte de la chapelle le donne à celui qui le relève. Tandis que Puysieux prêtoit son serment, le roi se tourna par hasard, vit Harcourt vêtu de son justaucorps à brevet et fut choqué que ce qui l’approchoit là de si près ne fût pas chevalier de l’ordre.

Cette fantaisie, qui ne lui avoit jamais pris et qui ne lui revint plus dans la suite, le frappa tellement pour lors et il le dit ensuite, que dans le moment il voulut faire Harcourt ; puis, songeant qu’il y en avoit d’autres à faire s’il faisoit celui-là, il rêva qui faire et qui laisser pendant le reste de la cérémonie. Enfin il s’arrêta aux maréchaux de France, parce que, les faisant tous, aucun d’eux n’auroit à se plaindre, et que, se bornant à ce petit nombre, cette borne n’excluoit personne personnellement. Il y auroit eu grandement à répondre à un raisonnement si faux.

Jamais les maréchaux de France n’avoient eu droit à l’ordre comme tels, et plusieurs ne l’ont jamais eu. Une dignité ou plutôt un office de la couronne purement militaire, tel qu’est celui-là, et qui est la récompense du mérite militaire, est donné sans égard à la naissance, et c’est pour la naissance que l’ordre a été institué. Alors même le cas en existoit. De neuf maréchaux de France qui n’avoient pas l’ordre, il y en avoit plus d’un qui n’étoit pas né pour cet honneur-là ; et plus d’un aussi qui, ayant quelque noblesse, n’étoit pas né pour porter l’ordre. En un mot, le roi le conçut et l’exécuta. En sortant de la chapelle, il fit dire de main en main aux chevaliers d’entrer dans son cabinet, au lieu de demeurer en haie dans sa chambre, et qu’il vouloit tenir chapitre.

Il le tint donc tout de suite en rentrant, et nomma en bloc les maréchaux de France, d’où M. de Lauzun dit que le roi, comme les grands capitaines, avoit pris son parti le cul sur la selle. C’est depuis cette promotion, d’après laquelle on s’est infatué de croire que le bâton donne l’ordre de droit, que M. le Duc étant premier ministre, et qui haïssait les rangs et les dignités parce qu’il leur devoit ce qu’il ne vouloit devoir ni rendre à personne, tout confondre et que tout fût égal et peuple devant les princes du sang, fit les maréchaux de France en 1724, excepté ceux qu’il fit maréchaux de France le même jour, et ne fit point les ducs que ceux qu’il lui plut de faire, tandis qu’aucun d’eux, en âge et non en disgrâce marquée, n’avoit jamais été omis comme tels en pas une grande promotion, même par Louis XIV, qui tes dépouilla et les avilit tant qu’il put toute sa vie, et qui publiquement, au chapitre de la promotion de 1688, fit les excuses qu’on a vues sur les trois seules qu’il ne fit pas, et en voulut bien dire les raisons. Le cardinal Fleury, depuis son règne, a fait tous les maréchaux de France, quoiqu’il n’ait fait que de petites promotions de l’ordre ; en sorte que le droit établi et suivi depuis l’institution de l’ordre en faveur de la première dignité du royaume (et qui, au contraire de l’office de maréchal de France, suppose tellement la grande naissance que les érections ont menti là-dessus quand la faveur déplacée y a élevé des gens du commun) a été pour ainsi dire aboli et transmis à un office de la couronne, qui ne suppose et qui souvent tombe sur des gens de peu ou d’aucune naissance, depuis que la fantaisie momentanée du feu roi a été prise pour une loi, parce qu’on l’a voulu de la sorte, tandis que lui-même a fait des maréchaux de France depuis, à qui il n’a jamais songé de donner l’ordre, et qui ne l’ont eu que longtemps après sa mort. Cela peut s’appeler un rare échange. Mais achevons tout de suite cette promotion du Saint-Esprit.

Ces maréchaux étoient le duc d’Harcourt, Cœuvres grand d’Espagne, Villars qui venoit d’être fait duc, Catinat, Vauban, qui s’appeloit Leprêtre, étoit du Nivernois ; s’il étoit gentilhomme, c’étoit bien tout au plus. Il montra son frère aîné pour le premier qui ait servi de leur race, et qui avoit été seulement de l’arrière-ban de Nivernois, au retour duquel il mourut en 1635.

Rien donc de si court, de si nouveau, de si plat, de si mince. Voilà ce que les grandes et uniques parties militaires et de citoyen ne pouvoient couvrir dans un sujet d’ailleurs si digne du bâton, et de toutes les grâces que le seul mérite doit et peut acquérir. Rosen étoit de condition, on l’a vu par ce que j’en ai rapporté sur le témoignage de M. le prince de Conti, qui s’en informa fort en son voyage de Pologne ; mais je ne sais si c’étoit bien là de quoi faire un chevalier de l’ordre. Chamilly s’appeloit Bouton ; il étoit de bonne noblesse de Bourgogne, dès avant 1400, chambellans des ducs de Bourgogne et baillis de Dôle. Ces emplois ne se donnoient alors qu’à des gens distingués. Ce nom assez ridicule de Bouton le fit passer mal à propos pour peu de chose. Châteaurenauld s’appeloit Rousselet, il étoit de Dauphiné. Il falloit que ce ne fût rien du tout, puisque eux-mêmes ne montrèrent rien avant le bisaïeul du maréchal, intitulé seigneur de quelques petits fiefs ou rotures, mort en 1564, et qui dut son être et celui de ses enfants à la sœur du maréchal et du cardinal de Gondi qu’il épousa en 1533, en décembre, c’est-à-dire du temps qu’Antoine de Gondi, son beau-père, étoit banquier à Lyon, et quelques mois avant que Catherine de Médicis y passât après son mariage, et qu’elle y prît Catherine de Pierrevive, sa belle-mère, à son service, qui devint sa favorite, sa confidente, la gouvernante de ses enfants, et qui fit la fortune des Gondi en France. Avec cela, le fils de Rousselet ne fut que le protégé des Gondi, gouverneur de leurs châteaux de Machecoul et de Belle-Ile, et rien de plus. Il acheta d’eux une terre en Bretagne, et Châteaurenauld en Touraine. Le père n’ayant rien été, qui étoit le beau-frère, le fils ne pouvoit guère être mieux, et cela montre le cas que le maréchal de Retz, si puissant toute sa vie, et le cardinal son frère, faisoient de cette alliance et de leur propre neveu. Leur petit-neveu, père du maréchal, ne fut rien du tout, dont le frère aîné pour tout grade fut lieutenant de la maîtrise de camp du régiment des gardes. Cela est bien neuf, bien chétif, bien éloigné de l’ordre du Saint-Esprit. Pour le bâton, Châteaurenauld l’avoit dignement mérité. Montrevel, tout au contraire, sans aucune sorte de mérite avec une grande naissance ; étoit de plain-pied avec l’ordre, et d’une inégalité au bâton qui faisoit honte à le lui voir entre les mains. Harcourt, s’il étoit Harcourt, comme il le prétendoit, valoit au moins Montrevel pour la naissance. Il étoit duc, et on a vu plus d’une fois ici quel personnage ce fut.

Catinat étoit arrière-petit-fils du lieutenant général de Mortagne au Perche, mort en 1584 ; c’étoient apparemment des manants de là autour, puisque c’est le premier qu’on connoisse. Son fils et son petit-fils furent conseillers au parlement ; le petit-fils devint doyen de cette compagnie, et eut Saint-Gratien de sa femme, fille d’un autre conseiller au parlement. De ce mariage, quantité d’enfants, dont le maréchal de Catinat fut le cinquième fils. L’aîné fut conseiller au parlement, puis conseiller d’honneur en faveur de son frère, et laissa un fils aussi conseiller au parlement. Catinat apprit de bonne heure à Paris la promotion des maréchaux de France ; il alla à Versailles, et fit demander au roi à lui parler dans son cabinet, qui l’y fit entrer au sortir de son dîner. Là il remercia le roi de l’honneur qu’il venoit de lui faire, et en même temps, lui dit qu’il ne pouvoit le tromper, et lui expliqua qu’il ne pouvoit faire de preuves ; il étoit extrêmement mécontent et avec grande raison. Il étoit philosophe. Il s’accoutumoit de propos délibéré à la retraite. Cela se passa de sa part très respectueusement, mais fort froidement, jusque-là qu’il y en eut qui crurent qu’il n’avoit pas été trop fâché de faire ce refus. Le roi le loua fort, mais sans le presser, comme il avoit fait en pareil cas à l’archevêque de Sens, Fortin de La Hoguette, et toute la cour, qui sut le même jour ce refus, y applaudit extrêmement. Au sortir du cabinet du roi, il s’en alla à Paris, et s’y déroba modestement à toutes les louanges. Ce fut donc le troisième, et tous trois du règne du roi, qui refusa l’ordre, faute de pouvoir faire ses preuves : le maréchal Fabert en 1661, et ces deux-ci. Combien d’autres en auroient dû faire de même, sans parler des légers !

Venons maintenant au maréchal de Villars, le plus complètement et constamment heureux de tous les millions d’hommes nés sous le long règne de Louis XIV. On a vu ci-devant quel fut son père, sa fortune, son mérite, celui que Mme Scarron lui trouva, et que, devenue Mme de Maintenon, elle n’oublia jamais. Il passoit pour être fils du greffier de Condrieu. Son père eut pourtant un régiment, peut-être de milice, et passa, en 1635, pour sa prétendue noblesse. On sait assez comment se font ces recherches de noblesse : ceux qui en sont chargés ne sont pas de ce corps, et plus que très ordinairement le haïssent et ne songent qu’à l’avilir. Ils dépêchent besogne, leurs secrétaires la défrichent, et font force nobles pour de l’argent ; aussi est le proverbe : qu’ils en font plus qu’ils n’en défont.

La femme de ce grand-père du maréchal étoit Louvet, qui est le nom des Cauvisson, et ces Cauvisson ne sont pas grand’chose. Le père de celui-là eut, disent-ils, un guidon dans la compagnie de chevau-légers du sieur de Peyrand, c’est-à-dire d’une compagnie levée dans le pays par qui en voulut prendre la peine. On le donne encore pour avoir commandé à Montluel et à Condrieu, par commission de M. d’Alincourt, gouverneur de la province. Ce dernier eût été bien étonné, quelque fortune qu’il eût faite, s’il eût vu celle de son fils. À quel excès l’eût-il donc été, s’il eût pu prévoir celle de la postérité d’un manant renforcé, qu’il trouva sous sa main à mettre dans un colombier ! Ce même homme eut une place dans les cent gentilshommes de la maison du roi, c’est-à-dire les becs-de-corbin[1], depuis longtemps dès lors anéantis par les compagnies des gardes du corps, et ces places s’achetoient déjà du capitaine pour s’exempter de la taille. J’ai peine à croire que la noblesse du Lyonnois l’ait employé en 1614 à dresser ses mémoires et à les présenter aux états, peut-être comme un compagnon entendu et intrigant, car on n’ose proférer le mot de député de la noblesse, qu’on n’eût pas oublié, s’il eût eu cet honneur qui auroit constaté la sienne. On le dit aussi chevalier de Saint- Michel ; mais dès lors, qu’est-ce qui ne l’étoit pas avec la plus légère protection, qui que l’on pût être ? Le père de celui-ci est donné pour avoir été mis commandant dans Condrieu par le duc de Nemours ; outre la petitesse de l’emploi, il ne prouve point de noblesse. Ce qu’ils ont de mieux est un oncle paternel de Villars, père du maréchal, archevêque de Vienne, duquel un oncle paternel le fut aussi. De ces temps-là de troubles encore plus que de ceux-ci, on choisissoit des évêques par d’autres raisons que par la naissance, et cette illustration, quand elle est unique, n’en est pas une. Ils prétendent en avoir eu deux antérieures, et ainsi quatre de suite. Mais on prétend aussi que ces deux précédents étoient de ces anciens Villars, seigneurs de Dombes, égaux en naissance aux dauphins[2] avec qui ils avoient des alliances directes, des filles de Savoie, et de très grandes terres ; que ce Villars du maréchal étoit aumônier du second de ces archevêques qui le prit en amitié, l’éleva, le fit évêque in partibus, puis son coadjuteur. En effet, il est difficile d’ajuster ces deux premiers Villars, archevêques de Vienne, oncle et neveu, qui ont tous deux fait un personnage principal dans toutes les affaires de leur temps, être fils d’un homme de rien et tout à fait inconnu, frère du juge ordinaire de Lyon devenu lieutenant particulier civil et criminel de ce siège, et celui-là père du deuxième de ces deux premiers archevêques et du lieutenant général au présidial[3] et sénéchaussée de Lyon, qui succéda après à son beau-père en la place de premier président au parlement de Dombes.

Voilà un préambule étrange de ce qui va suivre. Le roi et Chamillart étoient fort étourdis d’Hochstedt et de ses grandes suites. C’étoit le premier revers qu’il avoit essuyé, et ce revers le ramenoit de l’attaque de la Bohême et de l’Autriche à la défense de l’Alsace, qui se regardoit comme très difficile après la perte de Landau, sans compter les États de l’électeur de Bavière et ses enfants, en proie à la vengeance de l’empereur. Tallard étoit prisonnier, Marsin sembloit trop neuf et trop futile pour se reposer sur lui d’un emploi si important. Villeroy, quel qu’il fût, étoit destiné pour la Flandre avec l’électeur. Boufflers étoit hors de gamme ; et tous les autres maréchaux aussi. De princes du sang, le roi n’en vouloit pour rien à la tête de ses armées : restoit Villars, car Harcourt se gardoit bien de se vouloir éloigner de la cour, ni Mme de Maintenon de s’en défaire dans la crise où ils se trouvoient pour lors ; Villars, comme on l’a vu, avoit comme Harcourt, et par les mêmes raisons paternelles, toute la protection de Mme de Maintenon, conséquemment celle de Chamillart, plus favori alors, s’il se peut encore, que ministre tout-puissant de la guerre et des finances. Villars qui, dès la Bavière, avoit osé prétendre à la dignité de duc, n’avoit rien rabattu de son audace pour ses pillages et sa chute en Languedoc ; il y triomphoit de la besogne qu’il y avoit trouvée faite ; il en donnoit la consommation comme due uniquement à lui, et Bâville, le plus haineux des hommes, et qui n’avoit jamais pu souffrir Montrevel, secondoit du poids de son témoignage les vanteries de Villars. Ce maréchal n’avoit cessé d’écrire au roi, à Chamillart, à Mme de Maintenon sur les fautes d’Hochstedt et sur celles de ses suites, de leur mander tout ce qu’il auroit fait, de déplorer de s’être trouvé éloigné de ses armées, en un mot de fanfaronner avec une effronterie qui ne lui avoit jamais manqué, et qui le servit d’autant mieux en cette occasion qu’il parloit à des gens ébranlés et dans le dernier embarras sur le choix d’un général capable de soutenir un poids devenu si difficile du côté du Rhin et de la Moselle, et si âpres à se flatter et à se promettre.

Mme de Maintenon tira sur le temps ; elle sentit l’embarras et le besoin, elle vit les pillages de Villars, et ses insolences avec l’électeur effacées ; elle comprit quelles pouvoient être les grâces d’un homme devenu comme nouveau ; elle en profita, et Villars, qui sentit ses lettres goûtées, fit sentir aussi combien il se trouvoit affligé sur la manière dont ses espérances d’être duc avoient été reçues. Quand le roi se fut bien laissé mettre dans la tête qu’il n’y avoit que Villars dont il se pût servir dans la conjoncture présente, il fut aisé de lui persuader qu’il ne s’en falloit pas servir mécontent et offensé, et de là, le ministre, et la dame qui le faisoit agir, parvinrent à faire qu’il seroit duc en arrivant. Il reçut donc un courrier qu’il lui porta ordre de finir le plus promptement qu’il lui seroit possible les états de Languedoc qu’il avoit la commission de tenir, et de se rendre en même temps à la cour le plus diligemment qu’il lui seroit possible. Il arriva à Versailles le 15 janvier, et fit la révérence au roi comme il arrivoit de se promener à Marly. Le roi, en descendant de carrosse, lui dit de monter en haut et qu’il lui parleroit. Étant rhabillé et entré chez Mme de Maintenon, il l’y fit appeler, et dès qu’il le vit : « Je n’ai pas maintenant, lui dit-il, le temps de vous parler, mais je vous fais duc ; » ce monosyllabe valoit mieux que toutes les audiences dont aussi pour le maréchal il étoit le but. Il sortit transporté de la plus pénétrante joie, et en apprenant la grâce qu’il venoit de recevoir, causa la plus étrange surprise pour ne pas dire au delà, et la plus universelle consternation dans toute la cour, qui, contre sa coutume, ne s’en contraignit pas. Jusqu’à M. le Grand jeta chez lui feu et flammes devant tout le monde, et tous les Lorrains s’en expliquèrent avec le même ressentiment et aussi peu de ménagement. Les ducs, ceux qui aspiroient à l’être, ceux qui n’y pouvoient penser, furent également affligés. Tous furent indignés d’avoir, les uns un égal de cette espèce, les autres d’en être précédés et distingués, les princes du sang d’avoir à lui rendre, et les autres princes d’avoir à céder ou à disputer à une fortune aussi peu fondée en naissance. Le murmure fut donc plus grand pour cette fois que la politique ; les compliments froids et courts, et le nouveau duc les cherchant, se les attirant, et allant assez infructueusement au-devant de chacun, montrant, au travers de beaucoup d’effronterie, grand respect aux uns et grand embarras à tous.

Le jour de la Chandeleur venu, les maréchaux furent reçus, excepté Harcourt, qui s’étoit trouvé mal, et l’abbé d’Estrées chanta la messe comme prélat de l’ordre. Pontchartrain, fort mal avec tous les Estrées, content d’avoir échappé au comte de Toulouse par la compassion qu’il avoit eue de sa femme, fit une niche à l’abbé d’Estrées, qu’il me conta en s’en applaudissant fort. Quoiqu’il ne fût pas lors ni de quatre ans depuis officier de l’ordre, il alla, comme secrétaire de la maison du roi, lui faire remarquer que l’abbé d’Estrées, n’étant point évêque, ne devoit point s’asseoir en officiant devant lui qu’au temps où les prêtres s’y asseyent, et n’avoir comme eux qu’un siège ployant et non pas un fauteuil. L’avis fut goûté et toujours exécuté depuis, à la grande amertume du pauvre abbé d’Estrées. Il fut réglé à l’occasion de cette promotion qu’encore que les grands d’Espagne n’observent entre eux aucun rang d’ancienneté, ils le garderoient en France, parce que les ducs l’avoient toujours fait entre eux, et qu’étant égalés, et par conséquent mêlés ensemble, ce mélange ne se pouvoit exécuter autrement, et cela s’est depuis toujours observé parmi eux.

Ainsi Harcourt étant malade, qui étoit duc plus ancien que le maréchal de Cœuvres étoit grand, ce maréchal fut présenté seul par les ducs de La Trémoille et de Chevreuse, et après avoir reçu l’ordre seul, prit sa place après le dernier duc n’y en ayant point de moins ancien que lui grand. Le maréchal de Villars, déclaré duc héréditaire, n’étoit pas encore enregistré au parlement.

Il n’avoit point même de terre qui pût être érigée ; ce ne fut que plusieurs mois après qu’il acheta Vaux, où M. Fouquet avoit dépensé tant de millions et donné de si superbes fêtes. Vaux relevoit presque toute de Nangis, avec qui il s’accommoda, pour ne relever que du roi, suivant le privilège d’y forcer les suzerains des duchés, et on peut croire que Nangis qui servoit dans son armée, où le marché se conclut, et qui étoit un de ses plus bas courtisans, de la complexion dont il le connoissoit sur la bourse, ne lui tint pas la bride haute ; Villars donc jusqu’à son enregistrement n’étant considéré que comme duc à brevet, c’est-à-dire non vérifié ou enregistré, n’eut aucun rang dans l’ordre, jusqu’à ce qu’il le fût ; il marcha entre les maréchaux de Chamilly et de Châteaurenauld, comme leur ancien de maréchal de France et tous trois ensemble furent présentés par le comte de Solre et par le marquis d’Effiat.

Après avoir reçu l’ordre, ils prirent les dernières places après tous les chevaliers, et Villars comme eux. MM. d’Étampes et de Puysieux présentèrent après les maréchaux de Vauban, Rosen et Montrevel qui s’assirent après avoir reçu l’ordre après les trois autres maréchaux, et au retour de la chapelle chez le roi, marchèrent tous six les derniers de tous, et le maréchal de Cœuvres précéda tous les chevaliers qui n’étoient pas ducs.

Je remarque ce détail qui depuis l’institution de l’ordre a toujours été observé et pratiqué sans aucune difficulté de même, et il se trouvera dans la suite que cette remarque n’est pas inutile. J’ajouterai que les preuves de Rosen ne furent que testimoniales. Torcy, qui comme chancelier de l’ordre rapporta les preuves, ne montra que les attestations du commandant pour le roi de Suède en Livonie, et des premiers seigneurs et des principaux magistrats du pays, qu’il pouvoit entrer dans tous les chapitres nobles. Torcy s’appuya de l’exemple des maréchaux de Schomberg, père et fils, dont le dernier fut duc et pair d’Halluyn, et du cardinal de Fürstemberg, dont les preuves pour l’ordre du Saint-Esprit ne furent que testimoniales.

Achevons de sortir de la matière de l’ordre. Le marquis de Bedmar y avoit été nommé, ses preuves admises, et il le portoit en attendant qu’il fût reçu ; le roi avoit été extrêmement content de lui, lorsqu’il avoit été gouverneur des armes aux Pays-Bas, sous l’électeur de Bavière, gouverneur général de ces provinces depuis l’avènement de Philippe V à la couronne d’Espagne, et encore davantage depuis que le commandement en chef roula sur lui par intérim, tandis que l’électeur fut en Allemagne. Bedmar, sorti de bonne heure d’Espagne, avoit toujours servi au dehors ; il avoit de l’esprit, de la grâce, du liant, des manières douces, affables, honnêtes. Il étoit ouvert et poli avec un air de liberté et d’aisance fort rare aux Espagnols ; de la valeur et du maniement des troupes ; grand courtisan, qui fit son capital de plaire aux maréchaux de Villeroy et de Boufflers, qui le vantèrent fort au roi, à nos officiers généraux, particuliers, et de bien traiter partout les troupes françaises. De tout cela le roi le prit en amitié, demanda et obtint pour lui la grandesse de première classe que sa naissance comportoit fort, le fit chevalier de l’ordre, et depuis le malheur d’Hochstedt et le retour de l’électeur aux Pays-Bas, lui procura la vice-royauté de Sicile, que le cardinal del Giudice n’exerçoit que par intérim. Bedmar quitta donc les Pays-Bas. Il salua le roi le 2 mars, et en fut reçu en homme comblé de ses grâces. Le 8, il fut reçu extraordinairement chevalier de l’ordre avec Harcourt, qui le précéda comme plus ancien duc que Bedmar n’étoit grand, et ils furent présentés ensemble par le maréchal de Villeroy et le duc de Beauvilliers. Tout se passa comme aux fêtes de l’ordre, excepté qu’il n’y eut qu’une messe basse ; il n’y avoit presque point d’exemple de réception hors les fêtes de l’ordre. Il se trouva pourtant que le marquis de Béthune, l’allant porter au roi de Pologne son beau-frère, avoit été reçu ainsi, et nous verrons dans la suite le duc d’Aumont l’être de même partant pour son ambassade extraordinaire d’Angleterre. Reprenons maintenant le fil ordinaire.

Il se passa une assez grande action le soir du 26 décembre devant Verue. M. de Savoie fit passer le pont de Crescentin, par un brouillard fort épais, à la plupart des troupes qu’il avoit dans ce camp, et qui, sans entrer dans Verue, dont on se souviendra qu’elles avoient la communication libre, vinrent envelopper les tranchées par la droite et par la gauche, se rejoignirent à la queue, pour couper toute retraite pendant qu’elles attaqueroient par les deux flancs et par la queue même, et qu’en même temps la tête le seroit par une sortie de la garnison. C’est ce qu’elles exécutèrent. Chartogne, lieutenant général, et Imécourt, maréchal de camp de tranchée, rassemblèrent tout ce qu’ils purent pour faire face partout et se défendre ; le premier y fut blessé et pris, l’autre tué. Cependant l’attaque fut si bien soutenue partout, que M. de Vendôme, qui venoit de se coucher, eut le temps de faire prendre les armes à six brigades d’infanterie, à la tête desquelles il rechassa les ennemis de tous les postes qu’ils avoient pris ; ils tinrent assez dans la batterie ; mais à la fin ils cédèrent et furent poursuivis jusque dans le fossé. Il y eut force monde tué et blessé de part et d’autre, mais beaucoup plus du leur. M. de Savoie étoit cependant dans une des tours du donjon, attendant un meilleur succès.

Leur surprise fut grande le lendemain, lorsque, de vingt-trois pièces de canon qu’ils avoient enclouées, ils virent et entendirent qu’on avoit trouvé le moyen d’en désenclouer vingt et une, qui tirèrent sur eux à l’ordinaire.

Le siège de Gibraltar se poussoit comme on pouvoit. Six vaisseaux anglois s’y présentèrent le 24 décembre, escortant sept frégates destinées à y entrer et à y porter du secours. Pointis les attaqua, prit quatre frégates, mais il ne put empêcher les trois autres d’entrer et de porter aux assiégés mille hommes de secours, avec les munitions et les rafraîchissements dont elles étoient chargées. Le roi d’Espagne envoya quatre mille hommes de renfort à ce siège.

Marlborough fut reçu en Angleterre avec des acclamations et des honneurs extraordinaires. La chambre basse lui envoya une députation. Son orateur le harangua ; il le fut aussi par le chancelier, lorsqu’il alla prendre séance pour la première fois dans la chambre haute ; ils ne voulurent point souffrir le maréchal de Tallard dans Londres, ni près de cette ville où il avoit été longtemps ambassadeur, et avoit conservé force connoissances. Ils l’envoyèrent fort loin de là et de la mer, à Nottingham, avec les prisonniers les plus distingués, et répandirent les autres ailleurs. Ils eurent tous les lieux où on les mit pour prison, avec la liberté de se promener partout, et même à la campagne, mais sans découcher, et doucement observés de fort près.

Le grand prieur, de son côté, attaqua, le 2 février, les postes que le général Patay gardoit entre le mont Baldo et l’Adige, avec, mille chevaux et trois bataillons en divers endroits. Ses troupes firent une assez molle défense et furent chassées de partout. On leur prit six drapeaux et quatre cents prisonniers, et cette expédition leur ôta la communication avec le Véronois, d’où ils tiroient leurs vivres. Médavy avoit, le même jour, assemblé ses troupes de l’Oglio pour inquiéter les ennemis de ce côté-là, et les empêcher de secourir leur major général Patay. Le comte de Linange, qui commandoit l’armée depuis que le prince Eugène n’étoit plus en Italie, se sentant beaucoup supérieur à Médavy, leva tous ses quartiers pour le venir combattre, sur quoi Médavy se retira sur l’Oglio, en un poste où il ne pouvoit pas l’être, et détacha Lautrec avec cinq cents chevaux pour observer les ennemis. Il fut coupé par un corps plus fort que le sien, pendant que le gros marchoit à lui pour l’attaquer. Dans cette presse, il remarcha en arrière pour rompre les troupes qui l’avoient coupé, et se percer une retraite avant que de se trouver pris en tête et en queue. Il réussit en effet, et rejoignit Médavy avec soixante prisonniers qu’il avoit faits, mais il reçut une grande blessure dont il mourut peu de jours après à Brescia, où on l’avoit porté.

Ce fut un extrême dommage ; il étoit fort bien fait, avec infiniment d’esprit, de grâces dans l’esprit, et du savoir, une grande application, une grande volonté et beaucoup de talents pour la guerre ; doux, poli et très aimable. Le traitement plus que très dur d’Ambres, son père, lui avoit [fait] prendre le parti depuis plusieurs années de ne bouger de sa garnison et des frontières, faute de subsistance et de pouvoir soutenir ses humeurs. Cette vie et une santé assez délicate l’avoit rendu très particulier et très studieux, et il s’étoit enfin fort accoutumé à ce genre de vie, quoique fait pour la meilleure compagnie, qu’il aimoit beaucoup et dont aussi il étoit fort recherché.

Maulevrier, dans le dessein où nous l’avons laissé, s’étoit chargé de force lettres importantes pour la princesse des Ursins et de celles de Mme la duchesse de Bourgogne pour la reine d’Espagne. Au succès qu’on a vu de Tessé, fait grand le lendemain de son arrivée à Madrid, on peut juger si lui et son gendre avoient bien travaillé à Toulouse. Mme des Ursins regarda cette visite et les nouvelles qu’elle en reçut comme les avant-coureurs de sa délivrance, et Tessé et son gendre livrés à elle comme des gens qu’il falloit combler, et qui lui seroient également utiles aux deux cours. Elle gagnoit tout à l’échange de Berwick pour Tessé. Maulevrier n’oublia rien pour se rendre considérable. Il n’avoit que trop de quoi jeter de la poudre aux yeux. Mme des Ursins y fut prise. Elle étoit trop bien informée pour ignorer les visites continuelles à Marly de Mme de Maintenon et de Mme la duchesse de Bourgogne à Maulevrier, sous prétexte d’aller chez sa femme, et quantité d’autres détails. Mais quand Maulevrier lui eut raconté son roman en beau, et que Tessé en appuyoit la croyance, elle ne crut pouvoir trop acheter un homme aussi initié dans le plus intérieur et capable de si profondes et de si hardies intrigues ; elle lui donna donc sa confiance ainsi qu’à Tessé, et leur assura ainsi toute celle du roi et de la reine d’Espagne avant que d’être arrivés auprès d’eux. De Toulouse, elle gouvernoit leur esprit et leurs affaires plus despotiquement encore, s’il se peut, et plus sans partage que le cardinal Mazarin, chassé du royaume, ne gouverna jamais la reine mère et les affaires de France de chez l’électeur de Cologne, où il étoit retiré.

Tessé et Maulevrier, annoncés à Madrid sur le pied de ce que je viens d’expliquer, et chargés encore des lettres de la princesse des Ursins, trouvèrent une ouverture entière dans le roi et la reine d’Espagne. La première conversation fut un épanchement de cour de leur part, surtout de celle de la reine ; c’étoit par eux qu’elle fondoit ses plus grandes espérances du retour de la princesse des Ursins, sans laquelle elle ne croyoit pouvoir subsister ni vivre. Tessé, pressé d’aller sur la frontière donner ordre à tout, et par la chose même, et par les ordres réitérés du roi, ne put différer, dès qu’il eut conféré avec Berwick à Madrid, et fait sa couverture. Maulevrier, allé en Espagne comme un malade aux eaux, demeura à Madrid pour suppléer à l’absence de son beau-père dans tout ce qui regardoit l’intime confidence du palais sur Mme des Ursins. Avec de l’esprit, là connoissance qu’il avoit de notre cour, les lumières qu’il avoit tirées de la confiance de la princesse des Ursins à Toulouse, il donna à la reine des conseils pour des démarches dont elle éprouva l’utilité. Elle, Mme des Ursins, Mme de Maintenon, tout marchoit en cadence.

Maulevrier sut profiter de ce que la reine n’avoit personne de notre cour à qui elle pût s’ouvrir de son désir le plus ardent, ni plus instruit, ni de qui elle fût là-dessus plus sûre. Elle prit tant de goût à ces entretiens secrets, qu’elle fit donner les entrées à Maulevrier par le roi d’Espagne, qui, par chez ce prince, entroit chez la reine à toute heure. Il avoit pour cautions son beau-père, Mme la duchesse de Bourgogne et la princesse des Ursins. Avec ces avantages, il sut pousser les privances bien loin. En sous-ordre, la reine vouloit aussi le rappel du duc de Grammont, coupable du crime irrémissible à ses yeux d’être contraire au retour de Mme des Ursins, et de ne l’avoir vue que froidement dans sa route. Par là il étoit devenu insupportable au roi et à la reine. Les affaires les plus pressantes périssoient entre ses mains. Il y avoit plus : par un conseil profond, la reine d’Espagne avoit persuadé au roi son mari de choquer en tout les volontés du roi son grand-père, et de négliger en tout ses conseils avec affectation. Le roi s’en plaignoit avec amertume. Le but étoit de le lasser par là, et de lui faire comprendre qu’il n’y avoit que Mme des Ursins, bien traitée et renvoyée toute-puissante, qui pût remettre les choses dans le premier état, et le faire obéir en Espagne comme dans les premiers temps.

Quand tout fut bien préparé, et que le roi [fut] adouci par le temps de l’exil, par les grâces faites aux Estrées, par les insinuations éloignées, parles artifices des lettres qui lui venoient de Tessé, où il n’étoit pas toutefois question de la princesse ; qu’il fut jugé qu’il étoit temps d’agir plus à découvert, et que le roi [était] lassé des dépits de la reine, de la mollesse pour elle de son petit-fils et de la résistance qu’il trouvoit à tout ce qu’il proposoit de plus utile et de plus raisonnable en Espagne, où il avoit longuement éprouvé avec tant de complaisance qu’on n’y cherchoit qu’à prévenir son goût et sa volonté, surtout à lui marquer une complaisance et une obéissance parfaite, on se garda bien de lui laisser entrevoir qu’on songeât, ni Mme des Ursins elle-même, à aucun retour en Espagne ; comme pour obtenir Toulouse au lieu de l’Italie on avoit pris le même soin de l’empêcher de s’apercevoir qu’il pût être jamais question de la revoir à Paris et à la cour. Ce changement de l’Italie à Toulouse, que la mollesse ou le peu de lumières des ministres souffrit dans un temps de colère, à eux si favorable pour l’empêcher, fut le salut de toute la grandeur de leur ennemie qui, une fois en Italie et à Rome, eût été trop éloignée d’Espagne et de France pour machiner à temps et utilement, et, revenue là en son premier état de consistance, y seroit demeurée pour toujours. On se garda donc bien, je le répète, de laisser entrevoir au roi aucun désir, aucune idée de retour en Espagne.

Mais Harcourt, d’une part, qui, avec art et hardiesse, s’étoit toujours conservé la liberté de parler au roi des choses d’Espagne, et Mme de Maintenon, de l’autre, lui représentèrent peu à peu le pouvoir sans bornes de la reine d’Espagne sur le roi son mari ; le dépit extrême dont elle donnoit des marques jusqu’à la contradiction la plus continuelle et la plus aigre pour tout ce qui venoit du roi aux dépens de ses propres affaires, par une humeur dont elle n’étoit plus maîtresse, et qui en effet avoit bien sa cause dans la dureté qu’éprouvoit une personne pour qui elle avoit déployé tout ce qui étoit en elle pour adoucir l’ignominie de son sort ; qu’après tout il n’étoit question, pour la contenter, que d’une complaisance entièrement étrangère et indifférente aux affaires, qui n’y pouvoit rien influer, de permettre à Mme des Ursins de venir à la cour y dire tout ce qu’il lui plairoit pour sa justification, et devenir après tout ce qu’il lui plairoit, excepté d’y demeurer et de retourner en Espagne, retour dont la reine même ne parloit plus et se bornoit à ce que son amie pût être entendue elle-même ; que ce qui ne se refusoit pas aux plus coupables pouvoit bien s’accorder à une personne de sari sexe et de cette qualité ; que, quelles que fussent les fautes qu’elle eût commises, sa chute de si haut et si prompte, l’exil où depuis si longtemps elle en donnoit le spectacle, le contraste des récompenses si marquées du cardinal et de l’abbé d’Estrées, étoient une pénitence qui méritoit bien qu’enfin le roi, content de lui avoir fait sentir le poids de son indignation, et à la reine d’Espagne celui de son autorité paternelle, voulût bien marquer à une princesse, par les mains de qui on étoit réduit à passer pour toutes les affaires, et qui étoit outrée, une considération qui sûrement l’adouciroit, la charmeroit même, et la feroit rentrer dans le chemin d’où le dépit l’avoit égarée ; qui, s’il étoit continué, pouvoit, par de mauvais conseils d’humeur et de colère, porter les affaires en de fâcheuses extrémités qui, après les malheurs d’Hochstedt, de Gibraltar, de la révolte de la Catalogne, demandoient des soins et une conduite qui ne pouvoient réussir que par un grand concert.

L’archevêque d’Aix, maître consommé en intrigues, l’homme le plus hardi, le plus entreprenant, le plus plein d’esprit et de ressources, et qui, depuis le temps de Madame et le retour de son exil[4], s’étoit conservé une sorte de liberté avec le roi qu’il connoissoit parfaitement, rompit les premières glaces, et ne parla que de l’état malheureux de Mme des Ursins, qu’une folie sans excuse (il vouloit parler de la lettre apostillée) avoit précipitée dans l’abîme de l’humiliation. Il exagéra sa douleur d’avoir déplu et de ne pouvoir être écoutée après n’avoir été appliquée en Espagne qu’à y faire obéir le roi et cherché en tout à lui plaire. À mesure qu’Harcourt, d’une part, et Mme de Maintenon, de l’autre, avec qui il agissoit de concert, et à qui dans cette crise il donna d’utiles et fermes conseils, il retournoit à la charge. Le roi, dont la vérité n’approcha jamais dans la clôture où il s’étoit emprisonné lui-même, fut le seul des deux monarchies qui ne se douta du tout point que l’arrivée de Mme des Ursins à sa cour fût le gage assuré de son retour en Espagne et de celui d’une puissance plus grande que jamais. Fatigué des contradictions qu’il y éprouvoit, inquiet du désordre dangereux qui en résultoit aux affaires, dans un temps où leur changement de face demandoit un parfoit unisson entre les deux couronnes, lassé des instances qui lui étoient faites et des réflexions qui lui étoient présentées, il accorda enfin la grâce qui lui étoit si pressement demandée, dont les ministres se trouvèrent fort étourdis.

Harcourt profita de ce court intervalle. Il étoit irréconciliable avec Torcy et avec le duc de Beauvilliers. Chamillart n’étoit son homme que parce qu’il était celui de Mme de Maintenon. Il n’auroit pas voulu moins se mêler de ses deux départements que de celui de Torcy : ce n’étoit donc pas là où il pouvoit compter de se réunir réellement. L’esprit, le tour, la capacité du chancelier lui plaisoient. La malignité et l’inquisition de Pontchartrain lui pouvoient être utiles. Leur département n’avoit rien qui pût le tenter ni leur en donner ombrage ; ils étoient ennemis déclarés de Chamillart, et le chancelier mal avec Beauvilliers de tout temps et même avec peu de mesure. Tout cela plaisoit fort à Harcourt et lui donna le désir de se réunir au père et au fils, avec qui il n’avoit point eu d’occasion de prises particulières. Cela pouvoit lui servir pour les choses du conseil, et ôter au roi l’idée fâcheuse qu’il ne pouvoit vivre avec pas un de ses ministres. Je fus surpris qu’il n’accueillît avec une attention très marquée et suivie, qu’il entamât des propos avec moi pour voir comment j’y prendrois cette recherche ; je me tins en garde avec un homme ennemi de ce que j’avois de plus intime et qui ne faisoit rien qu’avec des vues. Ma politesse ne lui suffit pas. L’affaire de Mme des Ursins s’avançoit dans les ténèbres. Il étoit pressé de s’unir aux Pontchartrain ; c’étoit sur moi qu’il avoit jeté les yeux pour la former. Il se dégoûta et tourna court sur le premier écuyer, déjà de ses amis et qui, n’ayant pas mes raisons, devint bientôt son homme et fit en un instant l’union qui leur convenoit à tous.

Le chancelier, mal avec Beauvilliers, brouillé ouvertement avec Chamillart, sans liaison avec Torcy, contre lequel son fils crevoit de jalousie, totalement déchu auprès de Mme de Maintenon, avec peu d’affaires (rares et souvent plutôt embarrassantes pour lui qu’agréables) directement avec le roi, et ne tenant plus à lui que par l’habitude et par l’esprit et l’agrément, il fut ravi de se lier à un homme tel qu’étoit Harcourt, et tel qu’il pouvoit si naturellement devenir, qui avoit avec lui des aversions et des raisons communes d’éloignement, avec qui d’ailleurs il ne pouvoit entrer en compromis ni en soupçon pour son ministère ni pour celui de son fils, lequel, abhorré de tout le monde et de ses confrères même, ne faisoit que prendre haleine de la peur que le comte de Toulouse lui avoit faite, et étoit trop heureux de se pouvoir lier avec un homme aussi considérable que l’étoit Harcourt au dehors, et plus encore en dedans, dont la protection et les conseils lui pouvoient être d’un usage si utile. Mais, en faisant cette union, Harcourt, qui tout en douceur donnoit la loi, voulut à découvert que lime des Ursins y fût comprise, et qu’il pût lui répondre pour toujours à l’avenir de leur amitié et de leurs services.

Ce point fut gagné avec la même facilité, et toutes les grâces du chancelier s’y déployèrent. C’étoit l’ennemie de ceux qu’il haïssait, ou avec qui il vivoit sans liaisons. Ni lui ni son fils n’étoient pas à portée qu’on leur demandât de rompre des glaces. S’engager à vouloir du bien à une personne éloignée sans moyen de la servir, étoit s’engager à peu de chose ; et si elle venoit à reprendre le dessus elle leur devenoit une protection. L’union entre eux venoit donc d’être conclue, et Harcourt, le premier écuyer et les Pontchartrain s’étoient vus, promis et convenus de leurs faits, précisément quelques jours devant que le roi eût lâché la grande parole sur laquelle il fut dépêché un courrier à Toulouse portant permission de venir quand elle voudroit à Paris et à la cour. Quelque informée qu’elle fût de tout ce qui se brassoit pour elle, la joie surpassa l’espérance. Mais le coup d’œil de son retour à la toutepuissance en Espagne, conséquent à cette permission, ne la dérangea pas plus qu’avoit fait la chute de la foudre sur elle à Madrid : toujours maîtresse d’elle-même et attentive à tirer tout le parti qu’elle pourroit de son admission à se justifier, elle conserva l’air d’une disgraciée qui espère, mais qui est humiliée ; elle avoit prévenu ses intimes amis de s’en tenir exactement à ce ton ; elle craignit surtout de laisser rien apercevoir au roi qui le fronçât et qui le tint en garde ; elle prit avec une grande présence d’esprit ses mesures en Espagne ; elle ne se précipita point de partir et partit néanmoins assez promptement pour ne rien laisser refroidir et marquer son empressement à profiter de la grâce qu’elle recevoit et qu’elle avoit toujours tant souhaitée.

À peine le courrier fut-il parti vers elle, que le bruit de son retour se répandit sourdement et devint public et confirmé peu de jours après. Le mouvement qu’il produisit à la cour fut inconcevable ; il n’y eut que les amis intimes de Mme des Ursins qui demeurèrent dans un état tranquille et modéré. Chacun ouvrit les yeux et comprit que l’arrivée d’une personne si importante n’auroit rien d’indifférent. On se prépara à une sorte de soleil levant, qui alloit changer et renouveler bien des choses dans la nature. On ne voyoit que gens, à qui on n’avoit jamais ouï proférer son nom, qui se vantoient de son amitié et qui exigeoient des compliments sur sa prochaine arrivée. On en trouvoit d’autres, liés avec ses ennemis, qui n’avoient pas honte de se donner pour être transportés de joie et de prodiguer les bassesses à ceux de qui ils se flattoient qu’elles seroient offertes en encens à la princesse des Ursins. Parmi ces derniers, les Noailles se distinguèrent. Leur union intime avec les Estrées, et par leur gendre favori avec le duc de Grammont, ne les arrêta point : ils se publièrent ravis du retour d’une personne qu’ils avoient, disoient-ils, dans tous les temps, aimée et honorée, et qui étoit de leurs amies depuis toute leur vie. Ils le voulurent persuader à ses meilleurs amis, à Mme de Maintenon, à elle-même.

Elle arriva enfin à Paris le dimanche 4 janvier. Le duc d’Albe, qui avoit cru bien faire en s’attachant fortement aux Estrées, espéra laver cette tache en lui prodiguant tous les honneurs qu’il put. Il alla en cortège fort loin hors Paris, à sa rencontre avec la duchesse d’Albe, et la mena coucher chez lui, où il lui donna une fête. Plusieurs personnes de distinction allèrent plus ou moins loin à sa rencontre les Noailles n’y manquèrent pas et les plus loin de tous.

Mme des Ursins eut lieu d’être surprise d’une entrée si triomphante : il lui fallut capituler pour sortir de chez le duc d’Albe. Il lui importoit de se mettre en lieu de liberté. De préférence à la duchesse de Châtillon, sa propre nièce, elle alla loger chez la comtesse d’Egmont qui ne l’étoit qu’à la mode de Bretagne, mais nièce de l’archevêque d’Aix, qu’elle avoit eue autrefois longtemps chez elle avec la duchesse de Châtillon, et qu’elle y avoit mariées l’une et l’autre. Cette préférence étoit bien due à la considération de l’archevêque d’Aix, qui, dans les temps les plus orageux, n’avoit trouvé rien de difficile pour son service jusqu’à cet agréable moment. Le roi étoit à Marly, et nous étions, Mme de Saint-Simon et moi, de ce voyage, comme, depuis que Chamillart m’avoit raccommodé, cela nous arrivoit souvent. Pendant le reste de ce Marly, ce fut un concours prodigieux chez Mme des Ursins, qui, sous prétexte d’avoir besoin de repos, ferma sa porte au commun, et ne sortit point de chez elle. M. le Prince y courut des premiers, et, à son exemple, tout ce qu’il y eut de plus grand et de moins connu d’elle. Quelque flatteur que fût ce concours, elle n’en étoit pas si occupée qu’elle ne le fût beaucoup plus de se mettre bien au fait de tout ce que les dépêches n’avoient pu comporter, et de la carte présente. La curiosité, l’espérance, la crainte, la mode, y attiroit cette foule dont plus des trois quarts n’entroient pas. Les ministres en furent alors effrayés. Torcy eut ordre du roi de l’aller voir. Il en fut étourdi : il ne répliqua pas ; en homme qui vit la partie faite et le triomphe assuré, il obéit. La visite se passa avec embarras de sa part, et une froideur haute de l’autre : ce fut l’époque qui fit changer de ton à Mme des Ursins.

Jusque-là modeste, suppliante, presque honteuse, elle en vit et en apprit tant, que, de répondante qu’elle s’étoit proposé d’être, elle crut pouvoir devenir accusatrice et demander justice contre ceux qui, abusant de la confiance du roi, lui avoient attiré un traitement si fâcheux et si long, et mise en spectacle aux deux monarchies. Tout ce qui lui arrivoit passoit de bien loin ses espérances ; elle-même s’en est étonnée avec moi plusieurs fois, et avec moi s’est moquée de force gens, et souvent des plus considérables, ou qu’elle ne connoissoit comme point, ou qui lui avoient été fort contraires, et qui s’empressoient bassement auprès d’elle.

Le roi revint à Versailles le samedi 10 janvier ; Mme des Ursins y arriva le même jour ; elle logea à la ville chez d’Alègre. J’allai aussitôt la voir, n’ayant pu quitter Marly à cause des bals de presque tous les soirs. Ma mère l’avoit fort vue à Paris, où Mme de Saint-Simon et moi lui avions envoyé témoigner notre joie et notre empressement de la voir. J’avois toujours conservé du commerce avec elle, et j’en avois reçu en toute occasion des marques d’amitié. Sandricourt, qui étoit de ma maison, et qui servoit en Espagne, duquel j’aurai un mot à dire en son temps, en avoit reçu à ma prière toutes sortes de distinctions, et elle l’avoit fort recommandé aux principaux chefs espagnols. Je fus très bien reçu. Cependant je m’étois promis quelque chose de plus ouvert. J’y fus peu. Harcourt, qui habilement ne l’avoit pas encore vue, y arriva et me fit retirer discrètement ; elle m’arrêta pour me charger de quelques bagatelles avec un air de liberté, et tout de suite reprenant toute son ouverture, elle me dit qu’elle se promettoit bien de me revoir bientôt et de causer avec moi plus à son aise : j’en vis Harcourt surpris. Sortant de la maison, j’y vis entrer Torcy. Il avoit fait en sorte, dès Paris, par sa mère, qu’elle irait souper chez lui. Elle étoit contente de l’avoir humilié, [et qu’il fût] venu chez elle par ordre du roi. Il n’étoit pas temps de faire des éclats et contre un ministre : elle n’avoit encore vu ni le roi ni Mme de Maintenon, et ce qui se passeroit avec eux devoit être la boussole de sa conduite. Le lendemain dimanche, huitième jour de son arrivée à Paris, elle dîna seule chez elle, se mit en grand habit, et s’en alla chez le roi, avec lequel elle fut dans son cabinet deux heures et demie tête à tête ; de là chez Mme la duchesse de Bourgogne, avec qui elle fut aussi assez longtemps seule dans son cabinet. Le roi dit le soir, chez Mme de Maintenon, qu’il y avoit encore bien des choses dont il n’avoit point encore parlé à Mme des Ursins. Le lendemain elle vit Mme de Maintenon en particulier fort longtemps et fort à son aise. Le mardi elle y retourna et y fut très longtemps en tiers entre elle et le roi ; le mercredi, Mme la duchesse de Bourgogne, qui avoit dîné et joué chez Mme de Mailly, y fit venir la princesse des Ursins à la fin du jeu, passa seule avec elle dans un cabinet et y demeurèrent très longtemps.

Un mois après arriva un colonel dans les troupes d’Espagne, Italien appelé Pozzobuono, dépêché exprès et uniquement par le roi et la reine pour venir apporter leurs remerciements au roi sur la princesse des Ursins, et ordre au duc d’Albe d’aller avec tout son cortège lui faire une visite de cérémonie, comme la première fois qu’il fut chez les princesses du sang. De ce moment il fut déclaré qu’elle demeureroit ici jusqu’au mois d’avril pour donner ordre à ses affaires et à sa santé. C’étoit déjà un grand pas que d’être maîtresse d’annoncer ainsi son séjour. Personne, à la vérité, ne doutoit de son retour en Espagne, mais la parole n’en étoit pas léchée ; elle évitoit de s’en expliquer, et on peut juger qu’elle n’essuya pas là-dessus de questions indiscrètes. Elle se mesura fort à voir Monseigneur, Madame, Monsieur et Mme la duchesse d’Orléans et les princesses du sang ; donna plusieurs jours au flot du monde, puis se renferma sous prétexte d’affaires, de santé, d’être sortie, et tant qu’elle put ne vit à Paris que ses amis ou ses plus familières connoissances, et les gens que par leur place elle ne pouvoit refuser.

Tant d’audiences et si longues, suivies de tant de sérénité et de foule, fit un grand effet dans le monde, et augmenta fort les empressements. Deux jours après ma première visite à Versailles, je retournai chez elle, je lui retrouvai avec moi son ancienne ouverture avec laquelle elle me fit quelques reproches d’avoir été plus intimement de ses amis avant ses affaires que depuis. Cela ne servit qu’à nous réchauffer dans la conversation même, où elle s’ouvrit et me parut avoir envie de me parler. Je ne laissai pas d’être en garde par rapport à M. de Beauvilliers ; je savois le raccommodement du chancelier, je ne la craignois pas sur Chamillart, et je ne me souciois point de Torcy, avec qui je n’étois en aucune liaison. Elle ne me fit point d’embarras, elle savoit trop la carte de la cour pour ignorer mon intimité avec M. de Beauvilliers ; et sa politesse, et je puis dire son amitié, car elle m’en donna des marques dans tout son séjour, m’épargna là-dessus toute délicatesse. Le nonce nous interrompit. Mais je la revis bientôt, et elle me parla de mille choses et d’ici et d’Espagne avec confiance, et de la cour, et d’autres qui la regardoient. Elle fit à Mme de Saint-Simon toutes sortes d’amitiés et d’avances, et on verra bientôt que cela ouvrit fort les yeux de toute la cour sur nous. Laissons-la triompher et besogner à son aise, et retournons en arrière, dont ce long et curieux récit nous a distrait. Mais il ne faut pas oublier que cette réception du roi à Mme des Ursins, au retour de laquelle Tessé s’étoit tant livré, plut tellement au roi et à la reine d’Espagne, qu’ils donnèrent à Tessé toutes sortes de pouvoirs et de distinctions militaires, de confiance et de faveur personnelle, et à son gendre toutes celles de leur cour.




  1. Les becs-de-corbin, ou gentilshommes à. bec-de-corbin, formaient deux compagnies de la maison militaire du roi. Ils tiraient leur nom de leur hallebarde en forme de bec-de-corbin. La première compagnie avait été instituée par Louis XI en 1478. Charles VIII établit la seconde en 1776. Supprimées sous Louis XIII, ces deux compagnies furent rétablies par Louis XIV, et définitivement licenciées sous Louis XVI, en 1716. Les gentilshommes à bec-de-corbin précédaient le roi dans les grandes cérémonies en marchant deux à deux.
  2. Il s’agit ici des anciens seigneurs de Dauphiné qu’on appelait dauphins de Viennois.
  3. On appelait lieutenants, dans l’ancienne organisation judiciaire de la France, les magistrats qui remplaçaient le premier officier d’un tribunal en cas d’absence. Ainsi le lieutenant général de la sénéchaussée de Lyon, dont parle ici Saint-Simon, remplaçait le sénèchal, qui était toujours un homme d'épée, dans la présidence du tribunal, qu’on pourrait comparer au tribunal de première instance de nos jours et qu’on appelait alors présidial. Ces tribunaux, subordonnés aux parlements, avaient une juridiction tout à la fois civile et criminelle. Dans certains cas, prévus par les ordonnances, ils jugeaient sans appel. On peut consulter, pour les détails, Jousse, De la juridiction des présidiaux.
  4. Les Mémoires de cet archevêque d’Aix (Daniel de Cosnac) ont été publiés par la Société de l’Histoire de France (Paris, 1852, 2 vol. in-8). On y trouve tous les détails de ces intrigues.