Mémoires (Saint-Simon)/Tome 4/12
CHAPITRE XII.
M. de Beauvilliers qui avoit deux fils fort jeunes, et dont toutes les filles s’étoient faites religieuses à Montargis, excepté une seule, la maria tout à la fin de cette année au duc de Mortemart qui n’avoit ni les mœurs ni la conduite d’un homme à devenir son gendre. Il étoit fils de la sœur cadette des duchesses de Chevreuse et de Beauvilliers. Le désir d’éviter de mettre un étranger dans son intrinsèque entra pour beaucoup dans ce choix ; mais une raison plus forte le détermina. La duchesse de Mortemart, fort jeune, assez piquante, fort au gré du monde, et qui l’aimoit fort aussi, et de tout à la cour, la quitta subitement de dépit des romancines[1] de ses sœurs, et se jeta à Paris dans une solitude et dans une dévotion plus forte qu’elle, mais où pourtant elle persévéra. Le genre de dévotion de Mme Guyon l’éblouit, M. de Cambrai la charma. Elle trouva dans l’exemple de ses deux sages beaux-frères à se confirmer dans son goût, et dans sa liaison avec tout ce petit troupeau séparé, de saints amusements pour s’occuper. Mais ce qu’elle y rencontra de plus solide fut le mariage de son fils. L’unisson des sentiments dans cet élixir à part d’une dévotion persécutée où elle figuroit sur le pied d’une grande âme, de ces âmes d’élite et de choix, imposa à l’archevêque de Cambrai, dont les conseils déterminèrent contre ce que toute la France voyoit, qui demeura surprise d’un choix si bizarre, et qui ne répondit que trop à ce que le public en prévit. Ce fut sous de tels auspices que des personnes qui ne perdoient jamais la présence de Dieu au milieu de la cour et des affaires, et qui par leurs biens et leur situation brillante avoient à choisir sur toute la France, prirent un gendre qui n’y croyoit point et qui se piqua toujours de le montrer, qui ne se contraignit, ni devant ni après, d’aucun de ses caprices ni de son obscurité, qui joua et but plus qu’il n’avoit et qu’il ne pouvoit, et qui s’étant avisé sur le tard d’un héroïsme de probité et de vertu, n’en prit que le fanatisme sans en avoir jamais eu la moindre veine en réalité. Ce fléau de sa famille et de soi-même se retrouvera ailleurs.
Pontchartrain fit en même temps le mariage d’un de ses beaux-frères capitaine de vaisseau, et lors à la mer, avec la fille unique de Ducasse, qu’on croyoit riche d’un million deux cent mille livres. Ducasse étoit de Bayonne, où son frère et son père vendoient des jambons. Il gagna du bien et beaucoup de connoissances au métier de flibustier, et mérita d’être fait officier sur les vaisseaux du roi, où bientôt après il devint capitaine. C’étoit un homme d’une grande valeur, de beaucoup de tête et de sang-froid et de grandes entreprises, et fort aimé dans la marine par la libéralité avec laquelle il faisoit part de tout, et la modestie qui le tenoit en sa place. Il eut de furieux démêlés avec Pointis, lorsque ce dernier prit, et pilla Carthagène. Nous verrons ce Ducasse aller beaucoup plus loin. Outre l’appât du bien, qui fit d’une part ce mariage, et de l’autre la protection assurée du ministre de la mer, celui-ci trouva tout à propos à acheter pour son beau-frère, de l’argent de Ducasse, la charge de lieutenant général des galères, qui étoit unique, donnoit le rang de lieutenant général, et faisoit faire tout à coup ce grand pas à un capitaine de vaisseau ; elle étoit vacante, par la mort du bailli de Noailles, et n’avoit pas trouvé d’acheteur depuis.
Un troisième mariage qui surprit fort fut celui du duc de Saint-Pierre avec Mme de Rénel, sœur de M. de Torcy, ayant tous deux des enfants de leur premier mariage. Saint-Pierre étoit Spinola, sa première femme aussi. Il avoit acheté de Charles II la grandesse de première classe. Il étoit fort riche, et, pour se donner un petit État en Italie, il avoit acheté celui de Sabionette fort chèrement. L’empereur, à qui il convenoit, s’en étoit emparé pendant la précédente guerre, avant que l’acquéreur s’en fût mis en possession, qui pendant ce que dura la paix de Ryswick n’en put jamais obtenir la restitution. Je ne sais si cet objet n’entra pas pour quelque chose dans le mariage qu’il fit avec une sœur du ministre des affaires étrangères, qui, voyant presque toutes les filles des ministres assises, fut flatté de faire aussi asseoir sa sœur. L’âge étoit cruellement disproportionné ; le vieux galant passoit pour être garni de cautères, et pour être extrêmement jaloux et avare quoique avec un extérieur magnifique ; des cautères, je n’en sais rien, mais pour la jalousie il tint très exactement parole à ceux qui l’avoient donné pour tel. Sa galanterie alla jusqu’à faire l’amoureux, et l’amoureux jusqu’à l’impatience. Il ne put attendre le courrier qu’il envoya en Espagne pour l’agrément de cette cour ; il supplia le roi d’en vouloir bien être garant, et, moyennant cette légère faveur, il passa outre à épouser. La nouvelle duchesse étoit fort jolie. Elle ne vit point les princesses du sang, à qui le duc de Saint-Pierre ne vouloit pas donner l’Altesse pour n’en recevoir que l’Excellence. Cela se passa assez désagréablement, mais il tint ferme avec hauteur. Le mariage fait, il ne demeura pas bien longtemps en France, et emmena sa femme, qu’on ne revit de plusieurs années et encore avec lui en passant. C’étoit un homme de beaucoup d’esprit, qui avoit vu, lu et retenu, et qui se retrouvera ailleurs.
En ce même temps M. de Soubise, déjà fort vieux, se démit de sa charge des gens d’armes qui fut donnée à son fils. Ce n’étoit pas en soi une grâce bien difficile, Mme de Soubise étoit accoutumée à mieux.
Le duc de Mantoue perdit sa femme, d’une branche cadette de sa maison, personne d’une vertu, d’un mérite et d’une piété singulière, qui avoit bien eu à souffrir de ses fantaisies, de son avarice, et d’un sérail entier qu’il entretint toute sa vie. Il n’en avoit point d’enfants et songea tout aussitôt à se remarier à une Françoise. Cette affaire reviendra bientôt à raconter.
La Rongère, chevalier d’honneur de Madame et chevalier de l’ordre de sa présentation, mourut en même temps. C’étoit un gentilhomme du pays du Maine, qui, avec un nom ridicule, étoit de fort bonne noblesse. Il s’appeloit Quatre-Barbes. C’étoit un fort honnête homme, très court d’esprit, mais de taille et de visage à se louer sur le théâtre pour faire le personnage des héros et des dieux. Briord, que nous avons vu ci-devant ambassadeur à Turin et à la Haye, mourut aussi après avoir été taillé, et laissa une place de conseiller d’État d’épée vacante. C’étoit un très homme d’honneur et de valeur, qui avoit du sens, quelque esprit, et beaucoup d’amis qui firent si bien pour lui, que son attachement à M. le Prince, dont il étoit premier écuyer, ne nuisit point à sa fortune, chose fort extraordinaire avec le roi et peut-être unique.
M. Courtin le suivit quelques jours après. C’étoit un très petit homme, qui paraissoit avoir eu le visage agréable et qui avoit été fort galant. Il avoit beaucoup d’esprit, de grâces et de tour, mais rien de guindé, extrêmement l’air et les manières du grand monde, avec lequel il avoit passé sa vie dans les meilleures compagnies, sans aucune fatuité ni jamais sortir de son état. Poli, sage, ouvert quoiqu’en effet réservé, modeste et respectueux, surtout les mains fort nettes et fort homme d’honneur. Il brilla de bonne heure au conseil et devint intendant de Picardie. M. de Chaulnes, qui avoit toutes ses terres, et qui étoit fort de ses amis, les lui recommanda beaucoup ; et Courtin se fit un grand plaisir de les soulager. L’année suivante, faisant sa tournée, il vit que, pour faire plaisir au duc de Chaulnes, il avoir surchargé d’autres paroisses. La peine qu’il en eut lui fit examiner le tort qu’il leur avoit fait, et il trouva qu’il alloit à quarante mille livres. Il n’en fit point à deux fois, il les paya et les répartit de son argent, puis demanda à être rappelé. On étoit si content de lui qu’on eut peine à lui accorder sa demande ; mais il représenta si bien qu’il ne pouvoit passer sa vie à faire du mal et à ne pouvoir soulager personne, ni faire plaisir à qui que ce fût, qu’il obtint enfin de n’être plus intendant[2]. Il se tourna aux négociations et eut plusieurs ambassades où il réussit parfaitement. Il signa les traités de Heilbronn, de Breda, et plusieurs autres, et fut longtemps et utilement ambassadeur en Angleterre, où, par Mme de Portsmouth, il faisoit faire au roi Charles II tout ce qu’il vouloit. Il le lui rendit bien dans la suite.
Revenue en France et Charles II mort, elle y étoit avec peu de considération par la vie qu’elle y menoit dans Paris. Il revint au roi qu’on s’étoit licencié chez elle, et elle-même de parler fort librement de lui et de Mme de Maintenon ; sur quoi M. de Louvois eut ordre d’expédier une lettre de cachet pour l’exiler fort loin. Courtin étoit ami intime de M. de Louvois. Il avoit une petite maison à Meudon, et il étoit sur le pied d’entrer librement dans son cabinet à toutes heures. Un soir qu’il y entra et que M. de Louvois écrivoit seul, et qu’il continuoit d’écrire, Courtin vit cette lettre de cachet sur son bureau. Quand Louvois eut fini, Courtin lui demanda avec émotion ce que c’étoit que cette lettre de cachet. Louvois lui dit la cause. Courtin s’écria que c’étoit sûrement quelque mauvais office ; mais que, quand le rapport seroit vrai, le roi étoit payé pour n’aller pas contre elle au delà d’un avis d’être plus circonspecte, et qu’il le prioit et le chargeoit de le dire de sa part au roi, avant que de l’envoyer ; et que, si le roi ne vouloit pas l’en croire sur sa parole, il fît au moins, avant de passer outre, voir les dépêches de ses négociations d’Angleterre, surtout ce qu’il y avoit obtenu d’important par Mme de Portsmouth lors de la guerre de Hollande et pendant toute son ambassade ; et qu’après de tels services rendus par elle, c’étoit se déshonorer que les oublier.
Louvois, qui s’en souvenoit bien, et à qui Courtin en rappela plusieurs traits considérables, suspendit l’envoi de la lettre de cachet et rendit compte au roi de l’aventure et de ce que Courtin lui avoit dit ; et sur ce témoignage qui rappela plusieurs faits au roi, il fit jeter au feu la lettre de cachet, et fit dire à la duchesse de Portsmouth d’être plus réservée. Elle se défendit fort de ce qu’on lui imputoit, et, vrais ou faux, elle prit garde désormais aux propos qui se tenoient chez elle.
Courtin avoit gagné, à ses ambassades, la liberté de paroître devant le roi, et partout, sans manteau, avec une canne et son rabat. Pelletier de Sousy avoit obtenu, par son travail avec le roi sur les fortifications, la même licence tous deux conseillers d’État et tous deux les seules gens de robe à qui cela fût toléré, excepté les ministres qui paraissoient de même. Il y avoit même peu que les secrétaires d’État s’habilloient comme les autres courtisans, quoique de couleurs et de dorure plus modestes, et Chamillart ne prît l’habit gris avec de simples boutons d’or que depuis qu’il fut secrétaire d’État. Desmarets a été le seul contrôleur général qui, tout à la fin de la vie du roi, ait pris l’habit gris, la cravate et le bouton d’or. Pomponne, à son retour, étoit aussi vêtu de même, mais il avoit été longtemps secrétaire d’État. Le roi aimoit et considéroit fort Courtin, et se plaisoit avec lui. Jamais il ne paraissoit au souper du roi une ou deux fois la semaine que le roi ne l’attaquât aussitôt de conversation qui, d’ordinaire, duroit le reste du souper. Il demeura pourtant simple conseiller d’État, quoique fort distingué, parce qu’il ne vaqua rien parmi les ministres tant que son âge et sa santé lui auroient permis d’en profiter. En ces temps-là, et jusqu’à la mort du roi, nul homme du parlement ne paraissoit à la cour sans robe, ni du conseil sans manteau, ni magistrat, ni avocat nulle part dans Paris sans manteau, où même beaucoup du parlement avoient toujours leur robe. M. d’Avaux, seul, conserva la cravate et l’épée, avec un habit toujours noir, au retour de ses ambassades ; aussi s’en moquoit-on fort, jusque-là que ses amis et le chancelier lui en parlèrent. Le roi, qui en riait aussi, eut pitié de cette faiblesse et ne voulut pas lui faire dire de reprendre son rabat et son manteau. Le président de Mesmes, son frère, ne l’approuvoit pas plus que les autres. Ce pauvre homme, avec sa charge de l’ordre et son cordon bleu en écharpe, se comptoit faire passer pour un chevalier de l’ordre et se croyoit bien distingué des conseillers d’État de robe, dont il étoit, par ce ridicule accoutrement. Nous avons vu Courtin refuser une place de conseiller au conseil royal des finances, et la première place parmi les ambassadeurs du roi à Ryswick, quoique le roi lui eût permis, à cause de ses mauvais yeux, de mener avec lui Mme de Varangeville, sa fille, qui était veuve depuis longtemps et demeuroit avec lui, de lui confier le secret des affaires, et de se servir de sa main pour tout ce qu’il ne voudroit pas confier à des secrétaires.
Mme de Varangeville étoit une grande femme, très bien faite et lors encore fort belle et de grand air, qui avoit beaucoup d’esprit et de monde. Elle avoit épousé, sans biens, une espèce de manant de Normandie, fort riche, dont le nom étoit Rocq, mais qui avoit de l’esprit et du mérite et qui fut longtemps ambassadeur à Venise. Il mourut peu après son retour, et auroit été plus loin s’il avoit vécu. Il laissa deux filles ; le président de Maisons en épousa une, dont j’aurai occasion de parler, et Villars l’autre, qui tôt après ce mariage devint maréchale et enfin duchesse. Mais je ne puis quitter Courtin sans conter son aventure unique avec Fieubet.
C’étoit un autre conseiller d’État très capable, d’un esprit charmant, dans le plus grand monde de la ville et de la cour et dans les meilleures compagnies, recherché par toutes les plus distinguées, quelquefois gros joueur, et qui avoit été chancelier de la reine. Il menoit Courtin à Saint-Germain au conseil, et on voloit fort dans ce temps-là. Ils furent arrêtés et fouillés, et Fieubet y perdit gros qu’il avoit dans ses poches. Comme les voleurs les eurent laissés, et que Fieubet se plaignoit de son infortune, Courtin s’applaudit d’avoir sauvé sa montre et cinquante pistoles qu’il avoit fait, à temps, glisser dans sa brayette. À l’instant voilà Fieubet qui se jette par la portière à crier après les voleurs et à les rappeler, si bien qu’ils vinrent voir ce qu’il vouloit.
« Messieurs, leur dit-il, vous me paraissez d’honnêtes gens dans le besoin, il n’est pas raisonnable que vous soyez les dupes de monsieur que voilà, qui vous a escamoté cinquante pistoles et sa montre ; » et, se tournant à Courtin : « Monsieur, lui dit-il en riant, vous me l’avez dit, croyez-moi, donnez-les de bonne grâce et sans fouiller. » L’étonnement et l’indignation de Courtin furent tels qu’il se les laissa prendre sans dire une seule parole ; mais les voleurs retirés, il voulut étrangler Fieubet, qui étoit plus fort que lui et qui riait à gorge déployée. Il en fit le conte à tout le monde à Saint-Germain ; leurs amis communs eurent toutes les peines du monde à les raccommoder. Fieubet étoit mort longtemps avant lui, retiré aux Camaldules de Gros-Bois. C’étoit un homme de beaucoup d’ambition, qui se sentoit des talents pour la soutenir, qui soupiroit après les premières places, et qui ne put parvenir à aucune. Le dépit, la mort de sa femme sans enfants, des affaires peu accommodées, de l’âge et de la dévotion sur le tout, le jetèrent dans cette retraite.
Pontchartrain envoya son fils le voir, qui, avec peu de discrétion, s’avisa de lui demander ce qu’il faisoit là. « Ce que je fais ? lui répondit Fieubet, je m’ennuie ; c’est ma pénitence, je me suis trop diverti. » Il s’ennuya si bien, mais sans se relâcher sur rien, que la jaunisse le prit et qu’il y mourut d’ennui au bout de peu d’années.
Il y avoit déjà longtemps que Courtin, très infirme, presque aveugle (et il le devint à la fin), ne sortoit plus de sa maison, où il ne recevoit même presque plus personne, lorsqu’il mourut, fort vieux, d’une longue maladie. Il était doyen du conseil. La Reynie, célèbre pour avoir commencé à mettre la place de lieutenant de police sur le pied où on la voit, mais néanmoins homme d’honneur et grand et intègre juge, suivoit Courtin et prétendit être doyen, lorsque l’archevêque de Reims, conseiller d’État d’Église, entre-deux, le prétendit aussi. La Reynie se récria ; il demanda à l’archevêque ce qu’il en prétendoit faire, lui qui par sa dignité de pair précédoit le doyen du conseil, et qui par ses richesses ne pouvoit être touché de quelques milliers d’écus que le doyen avoit de plus que les autres conseillers d’État. L’archevêque convint qu’il n’avoit que faire du décanat pour rien, mais que lui échéant, il le vouloit recueillir pour ne pas nuire aux conseillers d’État d’Église qui n’auroient pas les mêmes raisons de rang et de biens pour ne s’en pas soucier, et n’en voulut jamais démordre. Cela fit une question qui fut portée devant le roi au conseil des dépêches, entre les conseillers d’État d’Église et d’épée d’une part, et ceux de robe de l’autre c’est-à-dire de six contre vingt-quatre. Outre qu’il ne se trouva aucune, raison de disparité ni d’exclusion, M. de Reims allégua des exemples, entre autres, d’un archevêque de Bourges et d’un abbé qui avoient été conseillers d’État, puis doyens du conseil, et il gagna sa cause tout d’une voix dans le commencement de l’année suivante.
Une autre affaire finit l’année, à laquelle je pris plus de part. Il y avoit plusieurs jours de grandes fêtes où le roi alloit à la grand’messe et à vêpres, auxquelles une dame de la cour quêtoit pour les pauvres ; et c’étoit la reine, ou, quand il n’y en avoit point, la Dauphine qui nommoit à chaque fois celle qui devoit quêter, et dans l’intervalle des deux Dauphines, Mme de Maintenon prenoit soin d’en faire avertir. Tant qu’il y a eu des filles de la reine ou de Mme la Dauphine, c’étoit toujours l’une d’elles. Après que les chambres des filles eurent été cassées, on nomma de jeunes dames, comme je viens de l’expliquer. La maison de Lorraine, qui n’a formé son rang que par des entreprises du temps de la Ligue, adroitement soutenue depuis et augmentée par son attention et son industrie continuelle, et, à son exemple, celles qui peu à peu se sont fait donner le même rang par le roi, attentives à tout, évitèrent imperceptiblement la quête pour se faire après une distinction, et prétendre ne point quêter, et s’assimiler, en cela comme en leurs fiançailles, aux princesses du sang. On fut longtemps sans y prendre garde et sans y songer. À la fin, la duchesse de Noailles, la duchesse de Guiche sa fille, la maréchale de Boufflers s’en aperçurent. Quelques autres aussi y prirent garde, s’en parlèrent et m’en parlèrent aussi. Mme de Saint-Simon se trouvant habillée aux vêpres du roi, un jour de la Conception qu’il n’y avoit point de grand’messe et que Mme la duchesse de Bourgogne avoit oublié de nommer une quêteuse, lui jeta la bourse au moment de quêter. Elle quêta, et nous ne nous doutions pas encore que les princesses songeassent à se fabriquer un avantage de ne point quêter.
Après que j’en fus averti, je me promis bien que les duchesses deviendroient aussi adroites qu’elles là-dessus, jusqu’à ce qu’il arrivât quelque occasion de rendre la chose égale. La duchesse de Noailles en parla à la duchesse du Lude qui, molle et craignant tout, se contentoit de hausser les épaules ; et il se trouvoit toujours quelque duchesse neuve et ignorante ou basse, qui de fois à autre quêtoit. Enfin la duchesse du Lude, poussée à bout par Mme de Noailles, en parla à Mme la duchesse de Bourgogne, qui, trouvant la chose telle qu’elle étoit, voulut voir ce que les princesses feroient, et à la première fête fit avertir Mme de Montbazon. Elle étoit fille de M. de Bouillon, belle et jeune, très souvent à la cour, et de tous côtés propre à faire la planche. Elle étoit à Paris, comme elles y alloient toutes aux approches de ces fêtes depuis nombre d’années. Elle s’excusa, et quoique se portant fort bien, répondit qu’elle étoit malade, se mit une demi-journée au lit, puis alla et vint à son ordinaire. Il n’en fut autre chose pour lors que de rendre le projet certain. La duchesse du Lude n’osa pousser la chose ; Mme la duchesse de Bourgogne non plus, quoiqu’elle se sentît piquée ; mais cela fit pourtant qu’aucune duchesse ne voulut ou n’osa plus quêter. Les dames de qualité effective ne furent pas Longtemps à s’en apercevoir. Elles sentirent que la quête demeureroit à elles seules et commencèrent aussi à l’éviter, de manière qu’elle tomba en toutes sortes de mains et quelquefois même on en manqua.
Cela alla si loin, que le roi s’en fâcha et qu’il fut sur le point de faire quêter Mme la duchesse de Bourgogne. J’en fus averti par les dames du palais, qui vouloient que nous n’allassions point à Paris pour la fête, et qui essayèrent de me faire peur que l’orage ne tombât sur moi, qui n’étois pas encore revenu auprès du roi d’avoir quitté le service. Je n’allois point à Marly et j’étois encore dans la situation avec lui que j’ai représentée en son lieu, et que ces dames me flattoient qui pourroit cesser par là. J’y consentis, à condition que j’aurois sûreté que ma femme ne seroit point nommée pour la quête ; et comme on ne me la put donner, nous nous en allâmes à Paris. La maréchale de Cœuvres, comme grande d’Espagne, refusoit toutes les quêtes, et la duchesse de Noailles, sa mère, donnoit pour elle la comtesse d’Ayen, sa belle-fille. À une autre fête, les deux filles duchesses de Chamillart, qui n’avoient pu éviter cette fois-là de se trouver à Versailles, furent averties pour quêter et refusèrent l’une et l’autre. Cela servit à faire crever la bombe.
Le roi, ennuyé de ces manèges, ordonna lui-même à M. le Grand de faire quêter sa fille le premier jour de l’an 1704, qui, par nécessité, en sut faire sa cour aux dépens de qui il lui plut. Il ne m’avoit pas pardonné le pardon demandé par la princesse d’Harcourt à la duchesse de Rohan. Dès le lendemain je fus averti par la comtesse de Roucy, à qui Mme la duchesse de Bourgogne, qui étoit présente, l’avoit conté, que le roi étoit entré très sérieux chez Mme de Maintenon, à qui il avoit dit, d’un air de colère, qu’il étoit très malcontent des ducs, en qui il trouvoit moins d’obéissance que dans les princes, et que, tandis que toutes les duchesses refusoient la quête, il ne l’avoit pas plutôt proposée à M. le Grand pour sa fille, qu’il l’avoit acceptée. Il ajouta qu’il y avoit deux ou trois ducs dont il se souviendroit toujours. Mme la duchesse de Bourgogne ne les avoit pas voulu nommer à elle, mais bien à Mme de Dangeau, à l’oreille, qui un moment après l’avoit chargée de m’avertir d’être sage, parce qu’il grondoit un orage sur ma tête. Cet avis me fut donné chez le chancelier, lui en tiers, qui ne douta point, ni moi non plus, que je ne fusse un des trois dont le roi avoit parlé. Je lui expliquai ce qui s’étoit passé et lui demandai son avis, qui fut d’attendre pour ne point aller à tâtons. Le soir Mme Chamillart me dit que le roi en avoit parlé fort aigrement à son mari. Tous deux étoient fort au fait de cette affaire. Je les y avois mis de bonne heure, et c’étoit eux-mêmes qui avoient fait refuser la quête aux deux duchesses leurs filles.
Je vis, le lendemain, Chamillart fort matin, qui me conta que, la veille, chez Mme de Maintenon, avant d’avoir eu le temps d’ouvrir son sac, le roi lui demanda en colère ce qu’il disoit des ducs, en qui il trouvoit moins d’obéissance qu’aux princes ; et tout de suite lui dit que Mlle d’Armagnac quêteroit. Chamillart lui répondit que, ces choses-là n’allant guère jusqu’à son cabinet, il ne l’avoit appris que la veille, mais que les ducs étoient bien malheureux qu’il leur imputât à crime de ne l’avoir pas deviné, et les princes fort heureux qu’il leur sût gré d’une chose que les ducs se seroient empressés de faire s’il leur en eût dit autant qu’à M. le Grand. Le roi, sans répondre qu’à soi-même, continua que c’étoit une chose étrange que, depuis que j’avois quitté son service, je ne songeasse qu’à étudier les rangs et à faire des procès à tout le monde ; que j’étois le premier auteur de celui-ci, et que, s’il faisoit bien, il m’enverroit si loin, que je ne l’importunerois de longtemps.
Chamillart répondit que si j’examinois ces choses de plus près, c’étoit que j’étois plus capable et plus instruit que les autres, et que, cette dignité me venant des rois, Sa Majesté me devoit savoir gré de la vouloir soutenir. Puis, se prenant à sourire, il ajouta, pour le calmer, qu’on savoit bien qu’il pouvoit envoyer les gens où il lui plaisoit ; mais que ce n’étoit guère la peine d’user de ce pouvoir, quand d’un mot on pouvoit également ce qu’on vouloit, et que, quand on ne l’avoit pas, ce n’étoit que faute de le dire. Le roi point apaisé répliqua : que ce qui le piquoit le plus étoit le refus de ses filles par leurs maris, et surtout de la cadette, apparemment à mon instigation. Sur quoi Chamillart répondit que l’un des deux étoit absent, et que l’autre n’avoit que fait conformer sa femme à ce que faisoient les autres, ce qui n’avoit point ramené le roi, qui, toujours fâché, avoit encore grondé un moment, puis commencé le travail. Après l’avoir remercié d’avoir si bien parlé sur les ducs en général, et sur moi en particulier, il me conseilla de parler au roi et au plus tôt, un mot sur les ducs et la quête, puis sur moi dont il étoit malcontent, et me dit la substance de ce qu’il me conseilloit de lui dire. Ces propos du roi étoient le fruit d’une audience assez longue qu’il avoit donnée au grand écuyer avant de passer chez Mme de Maintenon.
Au sortir d’avec Chamillart, j’allai conter au chancelier ce que j’en venois d’apprendre. Il fut du même avis que je parlasse, et tôt ; qu’attendre ne feroit que confirmer le roi dans ce qui l’irritoit, et ne rien faire après en lui parlant ; qu’il falloit donc se commettre à l’événement, lui demander à lui parler dans son cabinet, et si, comme je le craignois, il s’arrêtoit et se redressoit pour m’écouter tout de suite, lui dire que je voyois bien qu’il ne me vouloit pas faire la grâce pour l’heure de m’entendre, que j’espérois que ce seroit une autre fois, et me retirer tout de suite. Ce n’étoit pas peu à mon âge, et doublement mal avec le roi, de l’aller attaquer de conversation. Je n’avois pas coutume de rien faire sans l’avis du duc de Beauvilliers. Mme de Saint-Simon n’en fut pas que je le prisse, sûre, ce me dit-elle, qu’il me conseilleroit d’écrire et point de parler, ce qui n’auroit ni la même grâce ni la même force, outre qu’une lettre ne répond point, et que cet avis contraire à celui des deux autres ministres me jetteroit dans l’embarras. Je la crus et allai attendre que le roi passât de son dîner dans son cabinet, où je lui demandai permission de le suivre. Sans me répondre, il me fit signe d’entrer, et s’en alla dans l’embrasure de la fenêtre.
Comme j’allois parler, je vis passer Fagon et d’autres gens intérieurs. Je ne dis mot que lorsque je fus seul avec le roi. Alors je lui dis qu’il m’étoit revenu qu’il étoit mécontent de moi sur la quête ; que j’avois un si grand désir de lui plaire, que je ne pouvois différer de le supplier de me permettre de lui rendre compte de ma conduite là-dessus. À cet exorde il prit un air sévère, et ne répondit pas un mot. « Il est vrai, sire, continuai-je, que depuis que les princesses ont refusé de quêter, je l’ai évité pour Mme de Saint-Simon ; j’ai désiré que les duchesses l’évitassent aussi, et qu’il y en a que j’ai empêchées parce que je n’ai point cru que Votre Majesté le désirât. — Mais, interrompit le roi d’un ton de maître fâché, refuser la duchesse de Bourgogne, c’est lui manquer de respect, c’est me refuser moi-même ! » Je répondis que, de la manière que les quêteuses se nommoient, nous ne pensions point que Mme la duchesse de Bourgogne y fût de part, que c’étoit la duchesse du Lude, souvent la première dame du palais qui s’y trouvoit, qui indiquoit qui elle vouloit. « Mais, monsieur, interrompit le roi encore du même ton haut et fâché, vous avez tenu des discours ? — Non, sire, lui dis-je, aucun. — Quoi, vous n’avez point parlé ?… » Et de ce ton élevé poursuivoit, lorsqu’en cet endroit j’osai l’interrompre aussi, et, élevant ma voix au-dessus de la sienne : « Non, sire, vous dis-je, et si j’en avois tenu, je l’avouerois à Votre Majesté, tout de même que je lui avoue que j’ai évité la quête à ma femme, et que j’ai empêché d’autres duchesses de l’accepter. J’ai toujours cru et eu lieu de croire que, puisque Votre Majesté ne s’expliquoit point là-dessus, qu’elle ignoroit ce qui se passoit, ou que, le sachant, elle ne s’en soucioit point. Je vous supplie très instamment de nous faire la justice d’être persuadé que les ducs, et moi en particulier, eussions pu penser que Votre Majesté le désirât le moins du monde, toutes se seroient empressées de le faire, et Mme de Saint- Simon, à toutes les fêtes, et si cela n’eût pas suffi de sa part à vous témoigner mon désir de vous plaire, j’aurois moi aussi plutôt quêté dans un plat comme un marguillier de village. Mais, sire, continuai-je, Votre Majesté peut-elle imaginer que nous tenions aucune fonction au-dessous de nous en sa présence, et une encore que les duchesses et les princesses font tous les jours encore dans les paroisses et les couvents de Paris, et sans aucune difficulté ? Mais il est vrai, sire, que les princes sont si attentifs à se former des avantages de toutes choses, qu’ils nous obligent à y prendre garde, surtout ayant refusé la quête une fois. — Mais ils ne l’ont point refusée, me dit le roi d’un ton plus radouci ; on ne leur a point dit de quêter. — Ils l’ont refusée, sire, repris-je fortement, non pas les Lorraines, mais les autres (par où je lui désignois Mme de Montbazon). La duchesse du Lude en a pu rendre compte à Votre Majesté, et l’a dû faire, et c’est ce qui nous a fait prendre notre parti ; mais comme nous savons combien Votre Majesté se trouve importunée de tout ce qui est discussion et décision, nous avons cru qu’il suffisoit d’éviter la quête, pour ne pas laisser prendre cet avantage aux princes, persuadés, comme j’ai eu l’honneur de vous le dire, que Votre Majesté n’en savoit rien, ou ne s’en soucioit point, puisqu’elle n’en témoignoit aucune chose. — Oh bien ! monsieur, me répondit le roi d’un ton bas et tout à fait radouci, cela n’arrivera plus, car j’ai dit à M. le Grand que je désirois que sa fille quêtât le premier jour de l’an, et j’ai été bien aise qu’elle en donnât l’exemple par l’amitié que j’ai pour son père. » Je répliquai toujours, regardant le roi fixement, que je le suppliois encore une fois, et pour moi, et pour tous les ducs, de croire que personne ne lui étoit plus soumis que nous, ni plus persuadés, et moi plus qu’aucun, que nos dignités, émanant de la sienne et nos personnes remplies de ses bienfaits, il étoit, comme roi et comme bienfaiteur de nous tous, despotiquement le maître de nos dignités, de les abaisser, de les élever, d’en faire comme d’une chose sienne et absolument dans sa main. Alors, prenant un ton tout à fait gracieux et un air tout à fait de bonté et de familiarité, il me dit à plusieurs reprises que c’étoit là comme il falloit penser et parler, qu’il étoit content de moi, et des choses pareilles et honnêtes. J’en pris l’occasion de lui dire que je ne pouvois lui exprimer la douleur où j’étois de voir que, tandis que je ne songeois qu’à lui plaire, on ne cessoit de me faire auprès de lui les desservices les plus noirs ; que je lui avouois que je ne pouvois le pardonner à ceux qui en étoient capables, et que je n’en pouvois soupçonner que M. le Grand, « lequel, ajoutai-je, depuis l’affaire de la princesse d’Harcourt, ne me l’a pas pardonné, parce que, ayant eu l’honneur de vous en rendre compte, Votre Majesté vit que je lui disois vrai, et non pas M. le Grand, dont je crois que Votre Majesté se souvient bien, et que je ne lui répète point pour ne la pas fatiguer. » Le roi me répondit qu’il s’en souvenoit bien, et en eût je crois écouté la répétition patiemment, à la façon réfléchie, douce et honnête avec laquelle il me le dit ; mais je ne jugeai pas à propos de le tenir si longtemps. Je finis donc par le supplier que, lorsqu’il lui reviendroit quelque chose de moi qui ne lui plairoit pas, il me fît la grâce de m’en faire avertir, si Sa Majesté ne daignoit me le dire elle-même, et qu’il verroit que cette bonté seroit incontinent suivie ou de ma justification, ou de mon aveu et du pardon que je lui demanderois de ma faute. Il demeura un moment après que j’eus cessé de parler, comme attendant si j’avois plus rien à lui dire ; il me quitta ensuite avec une petite révérence très gracieuse, en me disant que cela étoit bien, et qu’il était content de moi. Je me retirai en lui faisant une profonde révérence, extrêmement soulagé et content d’avoir eu le loisir de tout ce que je lui avois placé sur moi, sur les ducs, sur les princes, en particulier sur le grand écuyer, et plus persuadé que devant, par le souvenir du roi de l’affaire de la princesse d’Harcourt, et son silence sur M. le Grand, que c’étoit à lui que je devois ce que je venois encore une fois de confondre.
Sortant du cabinet du roi, l’air très satisfoit, je trouvai M. le Duc et quelques courtisans distingués, qui attendoient son botter dans sa chambre, qui me regardèrent fort passer, dans la surprise de la durée de mon audience, qui avoit été de demi-heure, chose très rare aux particuliers chargés de rien que d’en obtenir, et dont aucune n’alloit à la moitié du temps de celle que j’avois eue. Je montai chez moi tirer Mme de Saint-Simon d’inquiétude, puis j’allai chez Chamillart, que je trouvai sortant de table, au milieu de sa nombreuse audience ; où étoit la princesse d’Harcourt. Dès qu’il me vit, il quitta tout, et vint à moi. Je lui dis à l’oreille que je venois de parler au roi longtemps dans son cabinet, tête à tête, que j’étois fort content ; mais que, comme cela avoit été fort long et qu’il étoit alors accablé de gens, je reviendrois le soir lui tout conter. Il voulut le savoir à l’heure même, parce que, devant, me dit-il, travailler ce jour-là extraordinairement avec le roi, il vouloit être bien instruit, certain qu’il étoit que le roi ne manqueroit pas de lui en parler, et qu’il vouloit se mettre en état de me servir. Je lui contai donc toute mon audience. Il me félicita d’avoir si bien parlé.
Mme Chamillart et ses filles furent très surprises, et me surent grand gré de ce que j’avois pris sur moi leur refus de la quête. Je les trouvai irritées des propos sur elles du grand écuyer et du comte de Marsan son frère, pourtant leurs bons amis. J’attisai ce feu, mais j’eus beau faire, les bassesses et les souplesses des Lorrains auprès d’elles raccommodèrent tout, en sorte qu’au bout d’une quinzaine il n’y parut plus, et Chamillart aussi piqué qu’elles n’y résista pas plus longtemps. Il m’apprit au retour de son travail qu’avant d’ouvrir son sac, le roi lui avoit dit qu’il m’avoit vu, conté toute la conversation, et paru tout à fait revenu sur moi, mais encore blessé contre les ducs, sans qu’il eût pu le ramener entièrement, tant la prévention, le foible pour M. le Grand et la préférence déclarée de sa Maintenon pour les princes contre les ducs le tenoient obscurci contre l’évidence et contre son propre aveu même à Chamillart, d’être content de moi, dont la conduite ne pouvoit toutefois être séparée des autres par les choses mêmes que je lui avois dites ; mais c’étoit un prince très aisé à prévenir, qui donnoit très rarement lieu à l’éclaircir, qui revenoit encore plus rarement, et jamais bien entièrement, et qui ne voyoit, n’écoutoit, ne raisonnoit plus dès qu’on avoit l’adresse de mettre son autorité le moins du monde en jeu, sur quoi que ce pût être, devant laquelle justice, droits, raison et évidence, tout disparaissoit.
C’est par cet endroit si dangereusement sensible que ses ministres ont su manier avec tant d’art, qu’ils se sont rendus les maîtres despotiques en lui faisant accroire tout ce qu’ils ont voulu, et le rendant inaccessible aux éclaircissements et aux audiences.
Le chancelier fut étonné de ma hardiesse, et ravi du succès. Je me tirai d’affaires après, avec le duc de Beauvilliers, comme Mme de Saint-Simon me l’avoit conseillé, et je trouvai qu’elle avoit eu raison. Je dis au duc que n’ayant pas eu le moment de le voir avant le dîner du roi, j’avois pris mon parti de lui parler. Il me témoigna être fort aise que cette audience se fût si bien passée, mais qu’il m’auroit conseillé de l’éviter et d’écrire dans la situation où j’étois, quoique par l’événement j’eusse beaucoup mieux fait.
Plusieurs ducs me parlèrent de cette affaire, qui fit du bruit. Rien n’égala la surprise et la frayeur de M. de Chevreuse, avec qui j’étois intimement, et à qui je contai tout ; mais quand il entendit que j’avois dit au roi que nous savions qu’il craignoit toute discussion et toute décision, il recula six pas : « Vous avez dit cela au roi, s’écria-t-il, et en propres termes ? Vous êtes bien hardi. — Vous ne l’êtes guère, lui répondis-je, vous autres vieux seigneurs, qui êtes si bien et en familiarité avec lui, et bien faibles de ne lui oser dire mot ; car s’il m’écoute moi jeune homme, point accoutumé avec lui, mal d’ailleurs avec lui, et de nouveau encore plus par ceci, et si la conversation amenée avec colère finit après de tels propos par de la bonté et des honnêtetés après qu’elle a duré tant que j’ai voulu, que seroit-ce de vous autres si vous aviez le courage de profiter de la manière dont vous êtes avec lui, et de lui dire ce qu’il lui faudroit dire, et que vous voyez que je lui dis non seulement impunément, mais avec succès pour moi ! » Chevreuse fut ravi que j’eusse parlé de la sorte, mais il en avoit encore peur ; la maréchale de Villeroy, extrêmement de mes amies, et qui avoit infiniment d’esprit et beaucoup de dignité et de considération personnelle, trouva que j’avois très bien fait et dit, et que cette conversation me tourneroit à bien. En effet, je sus par M. de Laon que le roi avoit dit à Monseigneur que je lui avois parlé avec beaucoup d’esprit, de force et de respect, qu’il étoit content de moi, que les choses étoient bien différentes de ce que M. le Grand lui avoit dit, et que les princesses avoient refusé la quête, ce que Monseigneur lui confirma.
M. de Laon étoit frère de Clermont, dont j’ai raconté la disgrâce, que Monseigneur aimoit toujours. Il m’apprit que Monseigneur se moquoit souvent des prétentions des princes et des idées de son amie Mlle de Lislebonne là-dessus, quelquefois jusque devant elle, et qu’il n’étoit point mené par elle ni par Mme d’Espinoy là-dessus. Il avoit su ce propos du roi à Monseigneur par Mlle Choin, avec qui par son frère il étoit demeuré dans la liaison la plus intime. Il me conta plusieurs détails là-dessus qui m’ôtèrent d’inquiétude sur Monseigneur pour les rangs. Je les contai au duc de Montfort, mon ami intime, qui n’en étoit pas moins en peine que moi, mais je ne nommai pas mon auteur, qui ne le vouloit pas être. Le rare est qu’il étoit en grande liaison avec ce prélat par les Luxembourg ; Il lui en gardoit le secret, et me l’avoit bien voulu confier, tellement que le duc de Montfort, qui ne me voyoit en nulle liaison avec Monseigneur ni avec personne de sa cour particulière, ne pouvoit imaginer d’où je les avois sus, et pensoit presque qu’il falloit que le diable me l’eût dit.
Je me suis peut-être trop étendu sur une affaire qui se pouvoit beaucoup plus resserrer. Mais, outre qu’elle est mienne, il me semble que c’est plus par des récits détaillés de ces choses de cour particulières qu’on la fait bien connoître, et surtout le roi si enfermé et si difficile à pénétrer, si rare à approcher, si redoutable à ses plus familiers, si plein de son despotisme, si aisé à irriter par ce coin-là et si difficile à en revenir, même en voyant la vérité d’une part et la tromperie de l’autre, et toutefois capable d’entendre raison quand il faisoit tant que de vouloir bien écouter, et que celui qui lui parloit la lui montroit même avec force, pourvu qu’il le flattât sur son despotisme, et assaisonnât son propos du plus profond respect : tout cela se touche au doigt, par les récits mieux que par toutes les autres paroles : et c’est ce qui se voit bien naturellement dans celui-ci, et dans ce que j’ai raconté en son temps de l’affaire de Mme de Saint-Simon, et de Mme d’Armagnac, et de la princesse d’Harcourt avec la duchesse de Rohan.
Le roi et l’empereur n’étoient pas en repos chez eux. Outre la guerre extérieure, les mécontents de Hongrie, en nombre effrayant et appuyés de plusieurs seigneurs et de beaucoup de noblesse, s’étoient emparés des villes, des montagnes de Hongrie et d’une partie des mines. Quantité de châteaux s’étoient rendus à eux où ils avoient trouvé beaucoup de canons. Ils étoient descendus dans la plaine, et se montroient à main armée autour de Presbourg. Leurs partis mettoient le feu à des villages dont l’incendie se faisoit voir de Vienne, et l’empereur pensa être surpris dans un château où il dînoit à une partie de chasse. L’effroi qu’il en eut lui fit ordonner d’apporter de Presbourg à Vienne la couronne de Hongrie, qui depuis les premières invasions des Turcs, avoit été apportée de Bude, capitale du royaume, à Presbourg. C’est une couronne d’or qui, envoyée de Rome vers l’an 1000, au duc de Pologne qui s’étoit fait baptiser et se vouloit faire déclarer roi, fut enlevée par Étienne, duc de Hongrie, qui en prit le titre de roi. Il fut reconnu saint dans la suite, et la vénération de cette couronne a passé jusqu’à la superstition parmi les Hongrois.
Les fanatiques du Languedoc et des Cévennes occupoient des troupes qui en écharpoient quelques pelotons de temps en temps, mais qui ne faisoient pas grand mal au gros. On surprit des Hollandois qui leur portoient de l’argent et des armes avec de grandes promesses de secours. Genève les soutenoit aussi de tout ce qu’elle pouvoit sourdement, et les fournissoit de prédicants.
Le plus embarrassant étoit leurs intelligences dans le pays même. Rochegude, gentilhomme de dix à douze mille livres de rente, fut entre autres arrêté, accusé par un officier Hollandois qui fut pris, et qui, pour n’être point pendu, le décela et promit de découvrir beaucoup d’autres choses. C’étoit à Rochegude que lui et ses camarades avoient ordre de s’adresser, quand ils auroient besoin d’argent, d’armes et de vivres, et il y avoit plusieurs gens distingués dans ce pays-là, qui ne donnoient aucun soupçon, et qui se trouvèrent des plus avant dans cette révolte.
- ↑ Ce mots trouve plusieurs fois dans Saint-Simon avec ie sens de chansons satiriques, ou simplement de reproches vifs et piquante.
- ↑ Quoique cette anecdote ait déjà été racontée par Saint-Simon (t. Ier, p. 393), nous n’avons pas cru devoir supprimer ce passage qui n’est pas la reproduction littérale du précédent.