Mémoires (Saint-Simon)/Tome 19/15


CHAPITRE XV.


Piège tendu au maréchal de Villeroy, qui y donne en plein. — Le maréchal de Villeroy arrêté et conduit tout de suite à Villeroy. — Le roi fort affligé. — Fuite inconnue de l’évêque de Fréjus, découvert à Bâville, mandé et de retour aussitôt. — Fureurs du maréchal de Villeroy. — Le roi un peu apaisé par le retour si prochain de l’évêque de Fréjus. — Mesures à prendre avec cet évêque, et prises en effet. — Le duc de Charost déclaré gouverneur. — Désespoir du maréchal de Villeroy. — Il dévoile la cause de la fuite de Fréjus, dont cet évêque se tire fort mal. — Sa joie et ses espérances fondées sur l’éloignement du maréchal. — Maréchal de Villeroy exilé à Lyon, mais avec ses fonctions de gouverneur de la ville et de la province. — Crayon léger de ce maréchal. — Le roi tout consolé du maréchal de Villeroy. — Art et ambition de la conduite de Fréjus. — Confirmation et première communion du roi. — Cardinal Dubois, sans plus d’obstacle, tout occupé de se faire brusquement déclarer premier ministre, emploie Belle-Ile pour m’en parler. — Conversation singulière entre M. le duc d’Orléans et moi sur faire un premier ministre, dont je ne suis point d’avis. — Ennui du régent le porte à faire un premier ministre ; à quoi je m’oppose. — Comparaison du feu prince de Conti, gendre du dernier M. le Prince. — Aveu sincère de M. le duc d’Orléans. — Considérations futures. — Cardinal Dubois bien connu de son maître. — Faiblesse incroyable du régent. — Belle-Ile resté en embuscade. — Réponse que je lui fais.


Le dimanche 12 août, M. le duc d’Orléans alla sur la fin de l’après-dînée travailler avec le roi, comme il avoit accoutumé de faire plusieurs jours marqués de chaque semaine, et, comme c’étoit l’été, au retour de sa promenade, qui étoit toujours de bonne heure. Ce travail étoit de montrer au roi la distribution d’emplois vacants, de bénéfices, de certaines magistratures, d’intendances, de récompenses de toute nature, et de lui expliquer en peu de mots les raisons des choix et des préférences, quelquefois des distributions de finances ; enfin les premières nouvelles étrangères, quand il y en avoit à sa portée, avant qu’elles devinssent publiques. À la fin de ce travail, où le maréchal de Villeroy assistoit toujours, et où quelquefois M. de Fréjus se hasardoit de rester, M. le duc d’Orléans supplia le roi de vouloir bien passer dans un petit arrière-cabinet, où il avoit un mot à lui dire tête à tête. Le maréchal de Villeroy s’y opposa à l’instant. NI. le duc d’Orléans, qui lui tendoit le piège, l’y vit donner en plein avec satisfaction. Il lui représenta avec politesse que le roi entroit dans un âge si voisin de celui où il gouverneroit par lui-même, qu’il étoit temps que celui qui, en attendant, étoit le dépositaire de toute son autorité, lui rendit compte des choses qu’il pouvoit maintenant entendre, et qui ne pouvoient être expliquées qu’à lui seul quelque confiance que méritât quelque tiers que ce pût être, et qu’il le prioit de cesser de mettre obstacle à une chose si nécessaire et si importante, que lui régent avoit peut-être à se reprocher de n’avoir pas commencée plus tôt, uniquement par complaisance pour lui. Le maréchal s’échauffant et secouant sa perruque, répondit qu’il savoit le respect qu’il lui devoit, et pour le moins autant ce qu’il devoit au roi et à sa place, qui le chargeoit de sa personne et l’en rendoit responsable, et protesta qu’il ne souffriroit pas que Son Altesse Royale parlât au roi en particulier, parce qu’il devoit savoir tout ce qui lui étoit dit, beaucoup moins tête à tête dans un cabinet, hors de sa vue, parce que son devoir étoit de ne le perdre pas de vue un seul moment, et dans tous de répondre de sa personne. Sur ce propos, M. le duc d’Orléans le regarda fixement, et lui dit avec un ton de maître qu’il se méprenoit et s’oublioit ; qu’il devoit songer à qui il parloit et à la force de ses paroles, qu’il vouloit bien croire qu’il n’entendoit pas ; que le respect de la présence du roi l’empêchoit de lui répondre comme il le méritoit et de pousser plus loin cette conversation. Et tout de suite fit au roi une profonde révérence et s’en alla.

Le maréchal, fort en colère, le conduisit quelques pas, marmottant et gesticulant sans que M. le duc d’Orléans fît semblant de le voir et de l’entendre, laissant le roi étonné et le Fréjus riant tout bas dans ses barbes. Le hameçon si bien pris, on se douta que ce maréchal, tout audacieux qu’il étoit, mais toutefois bas et timide courtisan, sentiroit toute la différence de braver et de bavarder, d’insulter le cardinal Dubois, odieux à tout le monde et sentant encore la vile coque dont il sortoit, d’avec celle d’avoir une telle prise, et en présence du roi, avec M. le duc d’Orléans, et de prétendre anéantir les droits et l’autorité du régent du royaume par les prétendus droits et autorité de sa place de gouverneur du roi, et par ses termes de répondre de sa personne, les appuyer ouvertement sur ce qu’il y a de plus injurieux. On n’y fut pas trompé. Moins de deux heures après, on sut que le maréchal, se vantant de ce qu’il venoit de faire, avoit ajouté qu’il s’estimeroit bien malheureux que M. le duc d’Orléans pût croire qu’il eût voulu lui manquer, quand il n’avoit songé qu’à remplir son plus précieux devoir, et qu’il irait chez lui dès le lendemain matin, pour en avoir un éclaircissement avec lui, dont il se flattoit bien que ce prince demeureroit content.

À tout hasard on avoit pris toutes les mesures nécessaires dès que le jour fut arrêté pour tendre le piège au maréchal. On n’eut donc qu’à leur donner leur dernière forme, dès qu’on sut, dès le soir même, que le maréchal viendroit s’enferrer. Au delà de la chambre à coucher de M. le duc d’Orléans étoit un grand et beau cabinet, à quatre grandes fenêtres sur le jardin, et de plain-pied, à deux marches près, deux en face en entrant, deux sur le côté, vis-à-vis de la cheminée, et toutes ces fenêtres s’ouvroient en portes, depuis le haut jusqu’au parquet. Ce cabinet faisoit le coin, où les gens de la cour attendoient, et en retour étoit un cabinet joignant, où M. le duc d’Orléans travailloit et faisoit entrer les gens les plus distingués ou favorisés qui avoient à lui parler. Le mot étoit donné. Artagnan, capitaine des mousquetaires gris, étoit dans cette pièce, qui savoit ce qui s’alloit exécuter, avec force officiers sûrs de sa compagnie, qu’il avoit fait venir, et d’anciens mousquetaires pour s’en servir au besoin, qui voyoient bien à ce préparatif qu’il s’agissoit de quelque chose, mais sans se douter de ce que ce seroit. Il y avoit aussi des chevau-légers répandus en dehors le long des fenêtres, et dans la même ignorance, et beaucoup d’officiers principaux et autres de M. le duc d’Orléans, tant dans sa chambre à coucher que dans ce grand cabinet.

Tout cela bien ordonné, arriva sur le midi le maréchal de Villeroy avec son fracas accoutumé, mais seul, sa chaise et ses gens restés au loin, hors la salle des gardes. Il entre en comédien, s’arrête, regarde, fait quelques pas. Sous prétexte de civilité, on s’attroupe auprès de lui, on l’environne. Il demande d’un ton d’autorité ce que fait M. le duc d’Orléans. On lui répond qu’il est enfermé et qu’il travaille. Le maréchal élève le ton, dit qu’il faut pourtant qu’il le voie, qu’il va entrer, et dans cet instant qu’il s’avance, La Fare, capitaine des gardes de M. le duc d’Orléans, se présente vis-à-vis de lui, l’arrête et lui demande son épée. Le maréchal entre en furie et toute l’assistance en émoi. En ce même instant, Le Blanc se présente. Sa chaise à porteurs, qu’on avoit tenue cachée, se plante devant le maréchal. Il s’écrie, il est mal sur ses jambes, il est jeté dans la chaise qu’on ferme sur lui, et emporté dans le même clin d’œil par une des fenêtres latérales dans le jardin, La Fare et Artagnan chacun d’un côté de la chaise, les chevau-légers et mousquetaires après, qui ne virent que par l’effet de quoi il s’agissoit. La marche se presse, descend l’escalier de l’orangerie du côté des bosquets, trouve la grande grille ouverte et un carrosse à six chevaux devant. On y pose la chaise le maréchal a beau tempêter, on le jette dans le carrosse. Artagnan y monte à côté de lui, un officier des mousquetaires sur le devant, et du Libois, un des gentilshommes ordinaires dû roi, à côté de l’officier ; vingt mousquetaires, avec des officiers à cheval, autour du carrosse, et touche, cocher.

Ce côté du jardin, qui est sous les fenêtres de l’appartement de la reine, occupé par l’infante, ne fut vu de personne à ce soleil de midi, et, quoique ce nombre de gens qui se trouvèrent dans l’appartement de M. le duc d’Orléans se dispersassent bientôt, il est étonnant qu’une affaire de cette nature demeurât ignorée plus de deux heures dans le château de Versailles. Les domestiques du maréchal de Villeroy, à qui personne n’avoit osé rien dire en sortant, je ne sais par quel hasard, attendirent toujours avec sa chaise près de la salle des gardes ; et ceux qui étoient chez lui, dans les derrières des cabinets du roi, ne l’apprirent qu’après que M. le duc d’Orléans eut vu le roi, et qu’il leur manda que le maréchal étoit allé à Villeroy, où ils pouvoient lui aller porter ce qui lui étoit nécessaire. Je reçus à Meudon le message convenu. J’allois me mettre à table, et ce ne fut que vers le souper qu’il vint des gens de Versailles qui nous apprirent à tous la nouvelle qui y faisoit grand bruit, mais un bruit fort contenu que la qualité de l’exécution rendoit fort mesuré par la surprise et la frayeur qu’elle avoit répandues.

Ce ne fut pas, après, un petit embarras que celui de M. le duc d’Orléans pour en porter la nouvelle au roi, dès qu’elle fut répandue. Il entra dans le cabinet du roi, d’où il fit sortir tous les courtisans qui s’y trouvèrent, et n’y laissa que les gens dont les charges leur donnoient cette entrée, et il ne s’en trouva presque point. Au premier mot le roi rougit ; ses yeux se mouillèrent : il se mit le visage contre le dos d’un fauteuil, sans dire une parole, ne voulut ni sortir ni jouer. À peine mangea-t-il quelques bouchées à souper, pleura et ne dormit point de toute la nuit. La matinée et le dîner du lendemain 14 ne se passèrent guère mieux. Ce même jour 14, comme je sortois de dîner à Meudon avec beaucoup de monde, le valet de chambre qui me servoit me dit qu’il y avoit là un courrier du cardinal Dubois, avec une lettre, qu’il n’avoit pas cru me devoir amener à table devant toute cette compagnie. J’ouvris la lettre. Le cardinal me conjuroit de l’aller trouver à l’instant droit à la surintendance à Versailles, d’amener avec moi un homme sûr en état de courir la poste pour le dépêcher à la Trappe aussitôt qu’il m’auroit parlé, et de ne me point casser la tête à deviner ce que ce pouvoit être, parce qu’il me seroit impossible de le deviner, et qu’il m’attendoit avec la dernière impatience pour me le dire. Je demandai mon carrosse aussitôt, que je trouvai bien lent à venir des écuries, qui sont fort éloignées du château neuf que j’occupois.

Ce courrier à mener au cardinal pour le dépêcher à la Trappe me tournoit la tête : je ne pouvois imaginer ce qui pouvoit y être arrivé, qui occupât si vivement le cardinal dans des moments si voisins de celui de l’enlèvement du maréchal de Villeroy. La constitution, ou quelque fugitif important et inconnu découvert à la Trappe, et mille autres pensées m’agitèrent jusqu’à Versailles. Arrivant à la surintendance, je vis par-dessus la porte le cardinal Dubois à la fenêtre, qui m’attendoit, et qui me fit de grands signes, et que je trouvai au-devant de moi au bas du degré, comme je l’allois monter. Sa première parole fut de me demander si j’avois amené un homme qui pût aller en poste à la Trappe. Je lui montrai ce même valet de chambre qui en connoissoit tous les êtres pour y avoir été fort souvent avec moi, et qui étoit connu de lui de tout temps, parce que de tout temps il venoit chez moi, et que, petit abbé Dubois alors, il l’entretenoit souvent en m’attendant. Il me conta, en montant le degré, les pleurs du roi, qui venoient bien d’augmenter par l’absence de M. de Fréjus, qui avoit disparu, qui n’avoit point couché à Versailles, et qu’on ne savoit ce qu’il étoit devenu, sinon qu’il n’étoit ni à Villeroy ni sur le chemin, parce qu’ils venoient d’en avoir des nouvelles ; que cette disparition mettoit le roi au désespoir, et eux dans le plus cruel embarras du monde ; qu’ils ne savoient que penser de cette subite retraite, sinon peut-être qu’il étoit allé se cacher à la Trappe, où il falloit envoyer voir s’il y étoit, et tout de suite me conduisit chez M. le duc d’Orléans. Nous le trouvâmes seul, fort en peine, se promenant dans son cabinet, qui me dit aussitôt qu’il ne savoit que devenir ni que faire du roi, qui crioit après M. de Fréjus, et ne vouloit entendre à rien, et de là crier contre une si étrange fuite.

Peu de moments après arrivèrent le prince et le cardinal de Rohan, à qui l’arrêt du maréchal de Villeroy avoit ouvert toutes les portes ; ils étoient suivis de Pezé. Son attachement et sa parenté de Mme de Ventadour, qui l’avoit fort familiarisé avec les deux frères, n’empêchoit pas qu’il ne fût fort aise de se voir délivré du maréchal de Villeroy, mais qui étant lié à Fréjus, étant outré de cette escapade. Après plus de jérémiades que de résolutions, Dubois me pressa d’aller écrire à la Trappe. Tout étoit en désarroi chez M. le duc d’Orléans ; ils parloient tous dans ce cabinet ; impossible à tout ce bruit d’écrire sur son bureau, comme il m’arrivoit souvent quand j’étois seul avec lui. Mon appartement étoit dans l’aile neuve, et peut-être fermé, car on ne m’attendoit pas ce jour-là. J’eus plus tôt fait de monter chez Pezé, dont la chambre étoit proche ; au-dessus de l’appartement [de la] reine, et je m’y mis à écrire. Ma lettre étoit achevée, et Pezé, qui m’y avoit conduit et qui étoit redescendu aussitôt, remonta et me cria : « Il est trouvé, il est trouvé ; votre lettre est inutile, revenez-vous-en chez M. le duc d’Orléans. » Puis me conta que tout à l’heure un homme à M. le duc d’Orléans, qui savoit que Fréjus étoit ami des Lamoignon, avoit rencontré Courson dans la grande cour, qui sortoit du conseil des parties, à qui il avoit demandé s’il ne savoit point ce qu’étoit devenu Fréjus ; que Courson lui avoit dit qu’il ne savoit pas de quoi on étoit si en peine ; que Fréjus étoit allé la veille coucher à Bâville, où étoit le président Lamoignon ; sur quoi cet homme de M. le duc d’Orléans lui avoit amené Courson pour le lui dire lui-même.

Nous arrivâmes Pezé et moi chez M. le duc d’Orléans, d’où Courson venoit de sortir. La sérénité y étoit revenue ; Fréjus fut bien brocardé, et le cardinal et le prince de Rohan ne s’y ménagèrent pas. Après un peu d’épanouissement, le cardinal Dubois avisa M. le duc d’Orléans d’aller porter au roi cette bonne nouvelle, et de lui dire qu’il alloit dépêcher à Bâville pour faire revenir son précepteur. M. le duc d’Orléans monta chez le roi et me dit qu’il alloit redescendre ; les deux frères s’en allèrent de leur côté avec Pezé, et je demeurai à attendre M. le duc d’Orléans avec le cardinal Dubois. Après avoir un peu raisonné sur cette fugue de Fréjus, il me conta qu’ils avoient des nouvelles de Villeroy ; que le maréchal n’avoit cessé de crier à l’attentat commis sur sa personne, à l’audace du régent, à l’insolence de lui Dubois, ni de chanter pouille tout le chemin à Artagnan de se prêter à une violence si criminelle ; puis à invoquer les mânes du feu roi, à exalter sa confiance en lui, l’importance de la place pour laquelle il l’avoit préféré à tout le monde ; le soulèvement qu’une entreprise si hardie, et qui passoit si fort le pouvoir du régent, alloit causer dans Paris et dans tout le royaume, et le bruit qu’elle alloit faire dans tous les pays étrangers ; les choix du feu roi, pour ce qu’il laissoit de plus précieux à conserver et à former, chassés, d’abord le duc du Maine, lui ensuite ; déplorations du sort du roi, de celui de tout le royaume ; puis des élans, puis des invectives, puis des applaudissements de ses services, de sa fidélité, de sa fermeté, de son invariable attachement à son devoir ; après, des railleries piquantes à du Libois, gardien né de tous les personnages qu’on arrêtoit, sur ce qu’il avoit été mis auprès de Cellamare, auparavant de l’ambassadeur de Savoie. Enfin ce fut un homme si étonné, si troublé, si plein de dépit et de rage, qu’il étoit hors de soi et ne se posséda pas un moment. Le duc de Villeroy, le maréchal de Tallard, Biron, furent à peu près ceux qui eurent la permission d’aller à Villeroy, presque aucun autre ne la demanda. Mais ce ne fut que le lendemain.

M. le duc d’Orléans revint de chez le roi, qui nous dit que la nouvelle qu’il lui avoit portée l’avoit fort apaisé : sur quoi nous conclûmes qu’il falloit faire en sorte que Fréjus revînt dans la matinée du lendemain ; que M. le duc d’Orléans le reçût à merveilles, prît tout pour bon ; l’amadouât, lui fît entendre que ce n’étoit que pour le ménager et lui ôter tout embarras s’il ne lui avoit pas confié le secret de l’arrêt du maréchal de Villeroy ; lui en expliquer la nécessité avec d’autant plus de liberté que Fréjus haïssait le maréchal, ses hauteurs, ses jalousies, ses caprices, et dans son âme seroit ravi de son éloignement et de posséder le roi tout à son aise ; le prier de faire entendre au roi les raisons de cette nécessité ; communiquer à Fréjus le choix du duc de Charost ; lui en promettre tout le concert et les égards qu’il en pouvoit désirer ; lui demander de le conseiller et le conduire ; enfin prendre le temps de la joie du roi du retour de Fréjus pour lui apprendre le choix du nouveau gouverneur, et le lui présenter. Tout cela fut convenu et très bien exécuté le lendemain.

Quand le maréchal le sut à Villeroy, il s’emporta d’une étrange manière contre Charost, dont il parla avec le dernier mépris d’avoir accepté sa place, mais surtout contre Fréjus, qu’il n’appeloit plus que traître et scélérat. Après les premiers [moments], qui ne lui permirent que des transports et des fureurs d’autant plus violentes que la tranquillité qu’il apercevoit partout le détrompoit malgré lui de la certitude où son orgueil l’avoit jeté que le parlement, que les halles, que Paris se soulèveroit si on osoit toucher à un personnage aussi important et aussi aimé qu’il se figuroit l’être, après l’avoir été à ses dépens, qu’on n’auroit jamais l’assurance ni les moyens de l’arrêter. Ces vérités, qu’il ne pouvoit plus se dissimuler, succédant si fort tout à coup aux chimères qui faisoient toute sa nourriture et sa vie, le nettoient au désespoir et hors de lui-même. Il s’en prenoit au régent, à son ministre, à ceux qu’ils avoient employés pour l’arrêter, à ceux qui avoient manqué à le défendre, à tout ce qui ne se révoltoit pas pour le faire revenir et faire tête au régent ; à Charost, qui avoit osé lui succéder ; surtout à Fréjus, qui l’avoit trompé, et qui le trahissoit d’une manière si indigne. Fréjus étoit celui contre lequel il étoit le plus irrité. Ses reproches d’ingratitude et de trahison pleuvoient sur lui sans cesse ; tout ce qu’il avoit tenté près du feu roi pour lui ; comme il l’avoit protégé, assisté, loué, nourri ; que sans lui il n’eût jamais été précepteur du roi ; et tout cela étoit exactement vrai. Mais la trahison qu’il rebattoit à tous moments, il l’expliqua enfin : il dit que Fréjus et lui s’étoient promis l’un à l’autre, dès les premiers jours de la régence, une indissoluble union, et que, si par des troubles et des événements qui ne se pouvoient prévoir et qui n’étoient que trop communs dans le cours des régences, on entreprenoit d’ôter l’un d’eux d’auprès du roi sans que l’autre le pût empêcher, et sans lui toucher, cet autre se retireroit sur-le-champ et ne reprendroit jamais sa place que celle de l’autre ne lui fût rendue, et en même temps. Et là-dessus, nouveaux cris de la perfidie que ce misérable, car les termes les plus odieux lui étoient les plus familiers, prétendoit sottement couvrir d’un voile de gaze en se dérobant pour aller à Bâville se faire chercher et revenir aussitôt, dans la frayeur de perdre sa place par la moindre résistance et le moindre délai, et prétendoit s’acquitter ainsi de sa parole et de l’engagement réciproque que tous deux avoient pris ensemble ; et de là retournoit aux injures et aux fureurs contre ce serpent, disoit-il, qu’il avoit réchauffé et nourri tant d’années dans son sein.

Ce récit revint promptement de Villeroy à Versailles avec les transports, les injures, les fureurs, non seulement par ceux que le régent y tenoit pour le garder honnêtement, et pour rendre un compte exact de tout ce qu’il disoit et faisoit jour par jour, mais par tout le domestique, tant des siens que de ceux qui furent à Villeroy, qui alloient et venoient, et devant qui il affectoit de se répandre de plus belle, soit à table, soit passant par ses antichambres, ou faisant quelques tours dans ses jardins. Le contre-coup en fut pesant pour Fréjus, qui avec toute la tranquillité apparente de son visage en parut confondu. Il n’y répondit que par un silence de respect et de commisération, dans lequel il s’enveloppa. Toutefois, il ne put le garder tout entier au duc de Villeroy, au maréchal de Tallard et à quelque peu d’autres ; il s’en tira avec eux par leur dire tranquillement qu’il avoit fait tout ce qu’il avoit pu pour remplir un engagement qu’il ne niait pas, mais qu’après y avoir satisfoit autant qu’il étoit en lui, il avoit cru ne pouvoir se dispenser d’obéir aux ordres si exprès du roi et du régent, ni devoir abandonner le roi pour opérer le retour du maréchal de Villeroy, qui étoit l’objet de leur engagement réciproque, et qu’il étoit sensible que l’opiniâtreté de son absence n’opéreroit pas. Mais parmi ces excuses si sobres, on sentoit la joie percer malgré lui de se trouver défait d’un supérieur si incommodé, de n’avoir plus affaire qu’à un gouverneur dont il n’auroit qu’à se jouer, et de pouvoir désormais se conduire en liberté vers le grand objet où il avoit toujours tendu, qui étoit de s’attacher le roi sans réserve, et de faire de cet attachement obtenu par toutes sortes de moyens, la base d’une grandeur qu’il ne pouvoit encore se démêler à lui-même, mais dont le temps et les [conjonctures [1] ] lui apprendroient à en tirer les plus grands partis, et marcher en attendant fort couvert. On laissa le maréchal se reposer et s’exhaler cinq ou six jours à Villeroy, et comme il n’avoit aucun talent redoutable, éloigné de la personne du roi, on l’envoya à Lyon, avec la liberté d’exercer ses courtes fonctions de gouverneur de la ville et de la province, en prenant les mesures nécessaires pour le faire veiller de près, et laissant auprès de lui du Libois pour émousser son autorité par cet air de précaution et de surveillance qui lui ôtait tout air de crédit. Il n’y voulut point recevoir d’honneurs en y arrivant. Une grande partie de son premier feu étoit jetée ; ce grand éloignement de Paris et de la cour, où tout étoit non seulement demeuré sans le plus léger mouvement, mais dans l’effroi et la stupeur d’une exécution de cette importance, lui ôta tout reste d’espérance, rabattit ses fougues, et le persuada enfin de se comporter avec sagesse pour éviter un traitement plus fâcheux.

Telle fut la catastrophe de cet homme si fort au-dessous de tous les emplois qu’il avoit remplis, qui y montra le tuf dans tous, qui mit enfin la chimère et l’audace à la place de la prudence et de la sagesse, qui ne parut partout que frivole et comédien, et dont l’ignorance universelle et profonde, excepté de l’art de bas courtisan, laissa toujours percer bien aisément la croûte légère de probité et de vertu dont il couvroit son ingratitude, sa folle ambition, sa soif de tout ébranler pour se faire le chef de tous au milieu de ses faiblesses et de ses frayeurs, et pour tenir un gouvernail dont il étoit si radicalement incapable. Je ne parle ici que depuis la régence. On a vu ailleurs en tant d’endroits le peu ou même le rien qu’il valoit en tout genre ; -comment son ignorance et sa jalousie perdit la Flandre et presque l’État, puis sa fatuité poussée à l’extrême, lui-même, et les déplorables ressorts de son retour, qu’il est inutile de s’y arrêter davantage. C’est assez de dire qu’il ne put jamais se relever de l’état où le jeta cette dernière folie, et que le reste de sa vie ne fut plus qu’amertume, regrets et mépris. Il avoit persuadé au roi, et on en verra la preuve, si j’ai le temps de remplir jusqu’au bout ce que je me suis proposé, il avoit, dis-je, persuadé au roi que lui seul, par sa vigilance et par ses précautions, conservoit sa vie qu’on vouloit lui ôter par le poison ; c’est ce qui fut la source des larmes du roi quand il lui fut enlevé, et de son presque désespoir lorsque Fréjus disparut. Il ne douta point qu’on ne les eût écartés tous deux que pour en venir plus aisément à ce crime.

Le retour si prompt de Fréjus dissipa la moitié de sa crainte, la persévérance de sa bonne santé le délivra peu à peu de l’autre. Le précepteur, qui avoit un si grand intérêt à le conserver, et qui se sentoit si soulagé du poids du maréchal de Villeroy, ne s’oublia pas à tâcher d’éteindre de si funestes idées, conséquemment à en laisser tomber le criminel venin sur celui qui les avoit inspirées et persuadées. Il en craignoit le retour quand le roi se trouveroit le maître, dont la majorité approchoit : délivré de son joug, il ne vouloit pas y retomber. Il savoit bien que les grands airs, les ironies et les manières d’autorité sur le roi en public lui étoient insupportables, et que le maréchal ne tenoit au roi que par ces affreuses idées de poison. Les détruire, c’étoit laisser le maréchal à nu, et pis que cela, montrer au roi, sans paroître le charger, le criminel intérêt de lui donner ces alarmes, et la fausseté et l’atrocité de l’invention d’une telle calomnie. Ces réflexions, que la santé du roi confirmoit chaque jour, sapoient toute estime, toute reconnoissance, laissoient même la bienséance en liberté de ne rapprocher pas de lui, quand il en seroit le maître, un si noir imposteur et si intéressé. Fréjus sut user de ces moyens pour se mettre pour toujours à l’abri de tout retour du maréchal, et de s’attacher le roi sans réserve : on n’en a que trop senti depuis le prodigieux succès.

Cette expédition fut aussitôt après suivie de la confirmation du roi par le cardinal de Rohan, et de sa première communion, qui lui fut administrée par le même cardinal, son grand aumônier.

Défait enfin du maréchal de Villeroy, le cardinal Dubois n’eut plus d’obstacle pour se faire déclarer premier ministre. Il crut même avec raison devoir profiter de l’étonnement et de la stupeur où cet événement avoit jeté toute la cour, la ville, et plus que tous le parlement, pour achever brusquement cet ouvrage également audacieux et odieux. Son pouvoir sur l’esprit de son maître étoit sans bornes, et il avoit pris soin de le faire connoître tel pour se rendre redoutable à tout le monde. Ce n’étoit pas que les affaires en allassent mieux. Tout languissoit, celles du dehors comme celles du dedans ; il n’y donnoit ni temps ni soins, qu’en très légère apparence, et seulement pour les retenir toutes à soi, où elles se fondoient et périssoient toutes. Son crâne étroit n’étoit pas capable d’en embrasser plus d’une à la fois, ni aucune qui n’eût un rapport direct et nécessaire à son intérêt personnel. Il n’avoit été occupé que d’amener tout à soi, et de conduire son maître au point de n’oser, sans lui, remuer la moindre paille, encore moins décider rien que par son avis, et conformément à son avis, en sorte qu’en grâces comme en affaires, en choses courantes comme en choses extraordinaires, il ne s’agissoit plus de M. le duc d’Orléans, à qui personne, pas même aucun ministre n’osoit aller, pour quoique ce fût, sans l’aveu et la permission du cardinal, dont le bon plaisir, c’est-à-dire l’intérêt et le caprice, étoit devenu l’unique mobile de tout le gouvernement. M. le duc d’Orléans le voyoit, le sentoit ; c’étoit un paralytique qui ne pouvoit être remué que par le cardinal, et dans lequel, à cet égard, il n’y avoit plus de ressource.

Cet état causoit, mais sourdement, un gémissement général, par la crainte qu’avoit répandue de soi cet homme qui pouvoit tout, qui ne connoissoit aucune mesure, et qui s’étoit rendu terrible. Je m’en affligeois plus que personne par amour pour l’État, par attachement pour M. le duc d’Orléans, par la vue des suites nécessaires, et plus que personne je voyois évidemment qu’il n’y avoit point de remède, par ce que je connoissois et j’approchois de plus près que personne. Malgré un empire si absolu et si peu contredit, l’usurpateur du pouvoir suprême me craignoit encore et me ménageoit. Il n’avoit pu que contraindre la confiance de M. le duc d’Orléans en moi, sa familiarité, l’habitude, le goût, je n’oserois dire le soulagement de me voir et de me parler jusque dans sa contrainte, dont il s’échappoit quelquefois, et ma liberté, ma vérité, dirai-je encore le désintéressement qui me rendoit hardi à n’écouter que le bien de l’État et mon attachement pour le régent, pour lui parler ou lui répondre, retenoit le cardinal en des mesures qu’il ne gardoit que pour moi, et qui me forçoient d’en conserver avec lui.

Dans cette situation personnelle, parmi tout ce mouvement, le cardinal me détacha Belle-Ile pour me tourner sur la déclaration de premier ministre, et tâcher non seulement de ranger tout obstacle de mon côté, mais de n’oublier rien pour me rendre capable de l’y servir. Cet entremetteur s’y prit avec tous les tours et toute l’adresse possibles. Il me représenta que, par tout ce que nous voyions, il ne s’agissoit que du plus tôt ou du plus tard ; que ne m’y pas prêter de bonne grâce n’empêcheroit pas à la fin que le cardinal ne l’emportât, et m’exposeroit à toute sa haine, dont je voyois tous les jours la violence, la suite, la durée, le pouvoir ; au lieu qu’en le servant en chose qui étoit le but de ses plus ardents désirs, et chose que tôt ou tard il n’étoit en ma puissance ni en celle de qui que ce fût de pouvoir empêcher, je devois être assuré d’une reconnoissance proportionnée, qui me feroit partager et les affaires et l’autorité de ce maître du régent et du royaume. Je répondis à Belle-Ile qu’il pouvoit bien juger que je ne pouvois penser qu’il me vint faire une telle proposition de lui-même, et il m’avoua sans peine que le cardinal l’avoit chargé de me la faire, et qu’il ne lui avoit pas même défendu de me le dire.

C’étoit pour m’embarrasser que le cardinal s’y prit de la sorte, en me réduisant de la sorte à répondre comme si c’eût été à lui-même. Je dis donc à Belle-Ile de remercier le cardinal de cette confiance, que j’accompagnai de force compliments ; que la chose étoit de telle importance qu’elle valoit bien la peine de se donner le temps d’y penser ; qu’en attendant, je lui dirois ce qui me venoit dans l’esprit : qu’il me paraissoit que le cardinal possédoit tous les avantages d’un premier ministre, déclaré tel par les plus expresses patentes ; que de se les faire expédier ne lui acquerroit rien de plus du côté du pouvoir, de l’autorité, des pleines et entières fonctions, mais que le titre, joint à l’effet et à la substance qu’il possédoit et qu’il exerçoit sans contredit dans la plus vaste étendue, lui soulèveroit ceux qui étoient tout accoutumés à le voir et le sentir le maître ; et que, si quelque chose pouvoit être capable de jeter par la suite des nuages entre M. le duc d’Orléans et lui, ce seroit la jalousie et les soupçons qui naîtroient de cette qualité de premier ministre ; que je suppliois le cardinal, comme son serviteur, de peser cette première réflexion qui me frappoit sur cette affaire, de sentir que le nom public et déclaré n’ajouteroit quoi que ce soit à ce qu’il possédoit et qu’il exerçoit en toute plénitude, et à quoi tout étoit déjà ployé et accoutumé ; que ce nom de plus n’en rendoit pas la consistance plus stable, parce que, dans la supposition, pour tout prévoir, qu’il pût arriver qu’on lui voulût ôter le maniement des affaires, le titre, les patentes, l’enregistrement et toutes les formes dont il seroit revêtu, ne le rendroient pas plus difficile à congédier que s’il n’en avoit point obtenu ; que ces choses, ne faisant donc ni accroissement pour lui, ni obstacles, ni rempart quelconque à une chute, ne lui devenoient plus qu’un fardeau inutilement ajouté, mais avec danger d’en pouvoir être entraîné, au lieu qu’en s’en tenant à sa situation présente, il jouissoit également de tout le pouvoir qu’il pouvoit se proposer, et qui étoit tel que nul titre ne pouvoit l’accroître, qu’il ne réveilloit et ne révoltoit personne par aucune nouveauté ; qu’il ne semoit ni soupçon, ni jalousie, ni nuages dans l’esprit de M. le duc d’Orléans, dont le germe pouvoit produire des repentirs avec le temps, et de là des suites ; que l’intérêt de tous les deux n’étoit que de bien envisager la proximité de la majorité, et de se conduire de telle sorte l’un et l’autre, que l’habitude et la volonté du roi majeur, maître accessible, succédât en leur faveur à ce que la nécessité avoit fait pour le duc d’Orléans, avoit fait pour lui par le droit de sa naissance, et à ce que l’estime, la confiance et le goût avoient obtenu de M. le duc d’Orléans pour lui.

Mon but dans ce raisonnement, qui au fond étoit vrai et solide, étoit d’éloigner tout engagement sans me rendre suspect de mauvaise volonté, et de tacher de détourner le cardinal d’entreprendre ce que je sentois bien que je tenterois en vain d’empêcher, mais que toutefois il n’étoit pas en moi de ne pas tenter par toutes sortes de considérations d’honneur, de probité, de fidélité pour l’État et pour l’intérêt personnel de M. le duc d’Orléans. Belle-Ile avoit trop d’esprit et de sens pour ne pas sentir la force de ce que je lui exposois ; mais il connoissoit trop bien le cardinal Dubois et sa passion effrénée pour le titre public de premier ministre, pour espérer la moindre impression sur lui de mon raisonnement, autre que le dépit, la fougue et la violence d’un torrent qui ne cherche qu’à renverser toutes les digues qui se rencontrent sur son chemin, et qui à la fin les brise. Il m’en avertit, se remit sur tout ce que je ne pouvois promettre en servant une passion si véhémente, et n’oublia rien de tout ce qu’il crut avoir le plus de prise sur moi pour me toucher et m’ébranler, convenant d’ailleurs avec moi de la tristesse de l’état des choses et d’une pareille nécessité. Toutefois je demeurai ferme sur le principe secret qui me conduisoit. Je tâchai de lui faire entendre que des raisonnements sages et qui n’alloient à rien moins qu’à diminuer le cardinal en quoi que ce soit, n’étoient pas un refus, mais que j’estimois préalable à tout de lui présenter des réflexions qui n’alloient qu’à, ses avantages avant que d’aller plus loin.

Belle-Ile n’en pouvant tirer plus, se résolut de rendre compte au cardinal de tout ce que je lui avois dit, et comme le cardinal ne pouvoit penser à autre chose, ce fut dès le soir même qu’il le lui rendit. Il en arriva ce qu’il en avoit prévu. Dès le lendemain il me le renvoya avec des promesses nonpareilles, non seulement de conduire toutes les affaires par mon conseil et de partager toute l’autorité avec moi, mais de faire tout ce que je voudrois, et ce qu’il savoit qui me touchoit le plus sur le rétablissement de tout ordre, droits et justice dans les points qu’on me savoit sensibles, où le désordre étoit devenu plus grand. Je ris en moi-même de tant de magnifiques appâts. Dubois me croyoit sans doute aussi dupe que le cardinal de Rohan, à qui il avoit si solennellement promis de le faire premier ministre, et qui avoit été assez simple et assez follement ambitieux pour s’en être laissé pleinement persuader. Mais ce manége, tout faux qu’il fût, m’acculoit de façon à ne pouvoir plus reculer. Toute mon adresse ne butta qu’à m’assurer le privilège des Normands, dont il n’est rien de plus rare que de tirer un oui ou un non. J’eus recours à véritablement bavarder sur l’incertitude et la volubilité de M. le duc d’Orléans, qui change en un moment tout ce qu’on croit tenir de sa facilité, de son crédit sur lui, des impressions qu’il a reçues des raisons qu’on lui a présentées, après quoi très souvent on se trouve non seulement à recommencer, mais plus éloigné que l’on n’étoit avant d’avoir proposé ; que ce que je ferois, ce seroit de le sonder et de profiter de ce que je trouverois de favorable à mon dessein, la première fois que je le verrois. J’ajoutai que je disois la première fois que je le verrois, parce que, si j’allois le trouver en jour qui n’étoit pas l’ordinaire, il seroit dès là en garde sur ce qui m’amèneroit, et par là je gâterois toute la besogne. Ce que j’alléguois en effet pour différer et gagner du temps étoit en effet tellement dans le vrai du caractère toujours soupçonneux de M. le duc d’Orléans, et si parfaitement connu du cardinal et même de Belle-Ile ; par ce qu’il en savoit de ceux qui en avoient l’expérience, par eux-mêmes, que Belle-Ile s’en contenta, et le cardinal aussi, qui me le renvoya le lendemain pour me le dire, me faire des remerciements infinis des promesses réitérées, surtout bien confirmer la bonne volonté que je lui témoignois, et tout doucement m’insinuer et me recorder ma leçon.

Enfin mon jour ordinaire venu, il me fallut aller chez M. le duc d’Orléans, à Versailles, pour y arriver à mon heure, qui étoit sur les quatre heures après midi, temps où il n’y avoit plus personne chez lui. Entrant tout de suite, je trouvai Belle-Ile seul dans ce grand cabinet, où le maréchal de Villeroy avoit été arrêté, qui m’attendoit au passage, pour me recommander l’affaire, et tâcher de la bombarder, proposition qu’il ne m’avoit point faite jusqu’alors, et qui venoit apparemment tout fraîchement d’éclore du cerveau embrasé du cardinal. Belle-Ile me lâcha ce saucisson dans l’oreille. Je passai sans m’arrêter, et j’entrai dans le cabinet de M. le duc d’Orléans.

Après quelques moments de conversation, je mis sur son bureau les papiers dont j’avois à lui rendre compte. Il se mit à son bureau, et je m’assis vis-à-vis de lui, comme j’avois accoutumé. Je trouvai un homme occupé, distrait, qui me faisoit répéter, lui qui étoit au fait avant qu’on eût achevé, et qui se plaisoit assez souvent à mêler quelques plaisanteries dans les affaires les plus sérieuses, surtout avec moi, à placer quelques bourdes et quelques disparates pour m’impatienter et s’éclater de rire de la colère où cela me mettoit toujours, et à se divertir de ce que je ne m’y accoutumois point. Cette distraction et ce sérieux me donna lieu, au bout de quelque temps, de lui en demander la cause. Il balbutia, il hésita et ne s’expliqua point. Je me mis à sourire et à lui demander s’il étoit quelque chose de ce qu’on m’avoit dit tout bas, qu’il pensoit à faire un premier ministre et à choisir le cardinal Dubois. Il me parut que ma question le mit au large, et que je le tiroir de l’embarras de s’en taire avec moi, ou de m’en parler le premier. Il prit un air plus serein et plus libre, et me dit qu’il étoit vrai que le cardinal Dubois en mouroit d’envie ; que, pour lui, il étoit las des affaires et de la contrainte où il étoit à Versailles d’y passer tous les soirs à ne savoir que devenir ; que du moins il se délassoit à Paris par des soupers libres dont il trouvoit la compagnie sous sa main, quand il vouloit quitter le travail ou au sortir de sa petite loge de l’Opéra. Mais qu’avoir la tête rompue toutes les journées d’affaires pour n’avoir les soirs qu’à s’ennuyer, cela passoit ses forces et l’inclinoit à se décharger sur un premier ministre, qui lui donneroit du repos dans les journées et la facilité de s’aller divertir à Paris. Je me mis à rire, en l’assurant que je trouvois cette raison tout à fait solide, et qu’il n’y avoit pas à y répliquer. Il vit bien que je me moquois, et me dit que je ne sentois ni la fatigue de ses journées, ni le vide presque aussi accablant de ses soirées, qu’il n’y avoit qu’un ennui horrible chez Mme la duchesse d’Orléans, et qu’il ne savoit où donner de la tête.

Je répondis que de la façon dont j’étois avec Mme la duchesse d’Orléans depuis le lit de justice des Tuileries, je n’avois rien à dire sur ce qui la regardoit, mais que je le trouvois bien à plaindre si cette ressource d’amusement lui manquoit, de ne savoir pas s’en faire d’autres, lui régent du royaume, avec autant d’esprit, d’ornements dans l’esprit de toutes les sortes, et d’aussi bonne compagnie quand il lui plaisoit ; que je le priois de se souvenir de ce qu’il avoit vu du feu prince de Conti, à qui il n’étoit inférieur en rien, sinon en délaissement de soi-même, et faire une comparaison de ce prince avec lui ; que le roi le haïssait et le témoignoit d’une façon si marquée et si constante que personne ne l’ignoroit ; qu’il étoit donc non seulement sans crédit, mais qu’il n’étoit point de courtisan qui ne sentît qu’on déplaisoit au roi de le fréquenter, qu’il n’avoit pas oublié non plus dans quelle frayeur on étoit de lui déplaire, et que le désir de lui être agréable étoit généralement poussé jusqu’à l’esclavage et aux plus grandes bassesses ; que nonobstant des raisons si puissantes sur l’âme d’une cour aussi complètement asservie, il avoit vu que M. le prince de Conti n’y paraissoit jamais, et il y étoit assidu, que dans l’instant il ne fût environné de tout ce qu’il y avoit de plus grand, de meilleur, de plus distingué de tout âge ; qu’on se pelotonnoit autour de lui ; que tous les matins sa chambre étoit remplie à Versailles du plus important et du plus brillant de la cour, où on étoit assis en conversation toujours curieuse et agréable, et où on se succédoit les uns aux autres deux ou trois heures durant ; qu’à Marly, où tout étoit bien plus sous les yeux du roi qu’à Versailles, non seulement le prince de Conti étoit environné dans le salon dès qu’il y paraissoit, mais que ce qui composoit la plus illustre, la plus distinguée, la plus importante compagnie, s’asseyoit en cercle autour de lui, et en oublioit souvent les moments de se montrer au roi, et les heures des repas. Dans la journée, à la cour comme à Paris, ce prince n’étoit jamais à vide ni embarrassé de passer d’agréables soirées, tout cela sans le secours de la chasse ni du jeu, qui n’étoient pour lui que des effets rares de complaisance et nullement de son goût. Jamais dans l’obscur, dans le petit, dans la crapule, ses débauches avec gens de bonne compagnie, et de si bon aloi qu’en leur genre ils faisoient honneur partout ; d’ailleurs bonnes lectures de toute espèce et fréquentation chez lui de gens de toute robe et de diverses sciences, outre les gens de guerre et de cour, à tous lesquels il parloit leur propre langage, et les savoit ravir en se mettant à leur unisson ; attentif à plaire au valet comme au maître par une coquetterie pleine de grâces et de simplicité qui étoit née avec lui. La princesse sa femme, pour qui il avoit toutes sortes d’égards, mais qui ne savoit que jouer, ne lui étoit point un obstacle, quoiqu’il vécût comme point avec elle, et qu’il n’y pût trouver la moindre ressource. Il rendoit avec attention et distinction ce qui étoit dû à chacun ; il étoit attentif à flatter chaque seigneur, chaque militaire par des faits anciens ou nouveaux qu’il savoit placer naturellement ; il entendoit merveilleusement à faire des récits agréables, où eux ou les leurs se trouvoient avec distinction. En un mot, c’étoit un Orphée qui savoit amener autour de soi les arbres et les rochers par les charmes de sa lyre, et triompher de la haine du feu roi, si redouté jusqu’au milieu de sa cour, sans paroître y prendre la moindre peine, et avoir toutes les dames à son commandement par l’agrément de sa politesse et la discrétion de sa galanterie. En un mot, le contraste le plus parfoit de M. le Duc, devant qui tout fuyoit, tout se cachoit comme devant un ouragan, et qui passoit sa vie dans la tristesse, dans l’ennui, dans l’embarras que faire, où aller, que devenir, et dans la rage de toutes les espèces de jalousies, ayant toutefois beaucoup d’esprit, de savoir, de valeur, et toute la faveur de sa double alliance avec le bâtard favori et la bâtarde du feu roi.

Je demandai ensuite à M. le duc d’Orléans qui l’empêchoit d’imiter ce prince de Conti, ayant autant ou plus d’esprit et de savoir que lui, sachant autant de faits d’histoire, de guerre et de cour que lui, n’ayant pas moins de valeur, et [ayant] de plus commandé les armées, vu l’Espagne à revers, non moins de grâces et de mémoire pour des récits et des conversations charmantes, et, outre ces avantages encore plus grands que dans le prince de Conti, se trouvant, au lieu de la disgrâce dont ce prince n’étoit jamais sorti, tenir les rênes du gouvernement et la balance des grâces, qui seule mettoit tout le monde à ses pieds, et lui présentoit à choisir, à son gré, parmi tout ce qu’il y avoit de meilleur en chaque genre. J’ajoutai que pour cela il n’y avoit qu’un pas à faire, qui étoit de préférer la bonne compagnie à la mauvaise, de la savoir distinguer et attirer, de souper joyeusement, mais seulement avec elle ; de sentir que ces soupers devenoient honteux passé dix-huit ou tout au plus vingt ans, où le grand bruit, les propos sans mesure, sans honnêteté, sans pudeur, faisoient injure à l’homme ; où une ivresse, continuelle le déshonoroit, qui bannissoit tout ce qui n’avoit même qu’un reste d’honneur extérieur et de maintien, et d’où la crapule et l’obscurité des convives si déshonorés repoussoient tout homme qui ne vouloit pas l’être, et dont le public lui faisoit un mérite ; que de tout cela je concluois que l’ennui de ses soirées à Versailles n’étoit que volontaire, que celles qu’il y regrettoit et qu’il alloit chercher à Paris ne seroient pas souffertes à aucun particulier de la moitié de son âge, sans être éconduit de toutes les compagnies où il voudroit se présenter, et que ce qu’il n’avoit pas voulu retrancher pour Dieu, il le bannit du moins pour les hommes et pour lui-même ; que rien ne l’empêchoit d’avoir à Versailles un souper pour les gens distingués de la cour, de la meilleure compagnie, qui s’empresseroient tous d’y être admis, quand elle seroit sur le pied de n’être point mêlée, ni salie d’ordures, d’impiétés et d’ivrognerie, dont à ne considérer que son âge, son rang et son état, le temps en étoit de bien loin outrepassé pour lui ; que la proximité de la majorité l’y convioit encore pour ôter de dessus lui des prises si funestes et si sensibles qui seules pouvoient l’écarter bien loin, et dont il ne pouvoit se dissimuler l’indignation publique, le mépris dans lequel nageoit, pour ainsi dire, les obscurs compagnons de ses scandaleuses soirées, tout ce qui en rejaillissoit sans cesse sur lui, le crédit qu’elles donnoient à tout ce que ses ennemis vouloient imaginer et les pernicieuses semences qui s’en jetoient pour des temps même peu éloignés. Je conclus par le prier de se souvenir qu’il y avoit des années que je gardois un silence exact sur sa conduite personnelle, et que je ne lui en parlois maintenant que parce qu’il m’y avoit forcé en me montrant l’abîme où l’abandon à cette conduite l’alloit précipiter, de se dégoûter des affaires par l’ennui de ses soirées, et de chercher à s’en délivrer, par se décharger sur un premier ministre.

M. le duc d’Orléans eut la patience d’écouter, les coudes, sur son bureau et sa tête entre ses deux mains, comme il se mettoit toujours quand il étoit en peine et embarras et qu’il se trouvoit assis, d’écouter, dis-je, cette pressante ratelée [2], bien plus longue que je ne l’écris. Comme je l’eus finie, il me dit que tout cela étoit vrai, et qu’il y avoit pis encore ; c’étoit, ajouta-t-il, qu’il n’avoit plus besoin de femmes, et que le vin ne lui étoit plus de rien, même le dégoûtoit. « Mais, monsieur, m’écriai-je, par cet aveu, c’est donc le diable qui vous possède, de vous perdre pour l’autre monde et pour celui-ci, par les deux attraits dont il séduit tout le monde, et que vous convenez n’être plus de votre goût ni de votre ressort que vous avez usé ; mais à quoi sert tant d’esprit et d’expérience ; à quoi vous servent jusqu’à vos sens, qui las de vous perdre, vous font, malgré eux sentir la raison ? Mais avec ce dégoût du vin et cette mort à Vénus, quel plaisir vous peut attacher à ces soirées et à ces soupers, sinon du bruit et des gueulées qui feroient boucher toute autre oreille que les vôtres, et qui, plaisir d’idées et de chimères, est un plaisir que le vent emporte aussitôt, et qui n’est plus que le déplorable partage d’un vieux débauché qui n’en peut plus, qui soutient son anéantissement par les misérables souvenirs que réveillent les ordures qu’il écoute ? » Je me tus quelques moments, puis je le suppliai de comparer des plaisirs honteux de tous points, des plaisirs même qui se déroboient à lui sans espérance de retour avec des amusements honnêtes, décents, des délassements de son âge, de son rang, de la place qu’il tenoit dans l’État, et que, sous un autre nom, il devoit tâcher de conserver après la majorité ; des amusements qui le montreroient tel qu’il étoit, et qui lui concilieroient tout le monde, par l’honneur de vivre quelquefois avec lui, et par les espérances qui s’y attacheroient et qui lui attacheroient dès lors tous ceux qui les concevroient pour eux ou pour les leurs, ceux même qui seroient au-dessus et au-dessous de ces espérances, par la joie de voir enfin mener une vie raisonnable et digne au maître de toutes les affaires et de toutes les fortunes, et d’être délivrés de la frayeur de voir, avec le temps, le roi tomber dans des égarements plus pardonnables à la jeunesse, dont il lui donneroit l’exemple, mais si insupportables sur le trône, et si peu connus des têtes couronnées, plus étroitement esclaves de toutes bienséances, et plus nécessairement que pas un de leurs sujets. Je lui dis encore de penser à ce que diroit la cour, la ville, toute la France et les pays étrangers, de voir un régent de son âge, et qui s’étoit montré si capable de l’être, l’abdiquer, pour ainsi dire, et en revêtir un autre, pour vaquer à la débauche plus librement et avec plus de loisir ; et quelle prise ne donneroit-il pas sur lui à ses ennemis, aux mécontents, aux brouillons, aux ambitieux, d’intriguer auprès du roi pour le faire remercier des soins qu’il ne vouloit plus rendre ; puisqu’il s’en étoit déchargé sur un autre, et de congédier cet autre qui n’auroit plus de soutien, pour le remplacer d’un ou de plusieurs de son goût et de son choix ; et que devient alors un prince de sa naissance, après avoir si longtemps régné, tombé tout à coup dans l’anéantissement de l’état particulier, et qui n’en jouit même que parmi les craintes et les soupçons qu’on a ou qu’on fait semblant d’avoir, pour les inspirer à un roi encore sans expérience et sans réflexion, facile à être conduit où on le veut mener. Je terminai cette reprise par l’exemple de Gaston confiné à Blois, où il passa les dernières années de sa vie, et où il mourut dans la situation la plus triste, la plus délaissée, on ose dire d’un fils de France, la plus méprisée.

Je crus alors en avoir dit assez, peut-être même trop emporté par la matière, et devoir attendre ce que cela produiroit. Après un peu de silence, M. le duc d’Orléans se redressa sur sa chaise : « Hé bien ! dit-il, j’irai planter mes choux à Villers-Cotterêts ; » se leva et se mit à se promener dans le cabinet, et moi avec lui. Je lui demandai qui le pouvoit assurer qu’on les lui laisseroit planter en paix et en repos, même en sûreté ; qu’on ne lui chercheroit pas mille noises sur son administration ; que sur le pied qu’on l’avoit fait passer en France et en Espagne, du temps du feu roi, qui est-ce qui pouvoit lui répondre qu’on ne lui feroit pas accroire qu’il trameroit des mouvements et de dangereux complots, et qu’on ne parvint à effrayer trop fortement le roi, encore sans dauphin, d’un prince d’autant d’esprit, de valeur, de capacité, qui avoit si longtemps régné sous un autre nom, qui ne pouvoit être destitué de gens de main et de créatures, mais justement piqué, outré de son état présent, et qui se trouvoit jusqu’alors héritier présomptif de la couronne, avec la liaison la plus intime, si soigneusement achetée et ménagée entre lui et les Anglois, qui gouvernoient l’empereur et la Hollande. Il y eut encore là quelques tours de cabinet en silence, après lesquels il m’avoua que cela méritoit réflexion, et continua une douzaine de tours en silence.

Se trouvant à la muraille, au coin de son bureau où il y avoit par hasard deux tabourets, j’en vois encore la place, il me tira par le bras sur l’un en s’asseyant sur l’autre, et se tournant tout à fait vers moi, me demanda vivement si je ne me souvenois pas d’avoir vu Dubois valet de Saint-Laurent, et se tenant trop heureux de l’être ; et de là, reprit tous les degrés et tous les divers états de sa fortune, jusqu’au jour où nous étions, puis s’écria : « Et il n’est pas content ; il me persécute pour être déclaré premier ministre, et je suis sûr, quand il le sera, qu’il ne sera pas encore content ; et que diable pourroit-il être au delà ? » Et tout de suite se répondant à lui-même : « Se faire Dieu le Père, s’il pouvoit. — Oh ! très assurément, répondis-je, c’est sur quoi on peut bien compter ; c’est à vous, monsieur, qui le connoissez si bien, à voir si vous êtes d’avis de vous faire son marchepied, pour qu’il vous monte sur la tête. — Oh ! je l’en empêcherois bien, » reprit-il. Et le voilà de nouveau à se promener par son cabinet, sans plus rien dire, ni moi non plus, tout occupé que j’étois de ce « je l’en empêcherois bien, » à la suite d’une conversation si forte et de ce vif récit et encore plus vivement terminé qu’il venoit de me faire de la vie du cardinal Dubois ab incunabulis [3] jusqu’alors, où je ne l’avois point porté ni donné aucune occasion. Cette seconde promenade dura assez de temps et toujours en silence, lui la tête basse comme quand il étoit embarrassé et peiné, moi comme ayant tout dit et attendant ce qui sortiroit de ce silence après une telle conversation. Enfin il se remit à son bureau à sa place ordinaire, et moi vis-à-vis de lui assis, lui, comme d’abord, ses coudes sur le bureau, sa tête fort basse entre ses deux mains.

Il demeura plus d’un demi-quart d’heure de la sorte, sans remuer, sans ouvrir la bouche ni moi non plus qui n’ôtais pas les yeux de dessus lui. Cela finit par soulever sa tête sans remuer d’ailleurs, l’avancer vers moi et me dire d’une voix basse, foible, honteuse, avec un regard qui ne l’étoit pas moins : « Mais pourquoi attendre et ne le pas déclarer tout à l’heure ? » Tel fut le fruit de cette conversation. Je m’écriai : « Ah ! monsieur, quelle parole ! Qui est-ce qui vous presse si fort ? N’y serez-vous pas toujours à temps ? donnez-vous au moins le temps de la réflexion à tout ce que nous venons de dire, et à moi de vous expliquer ce que c’est qu’un premier ministre et le prince qui le fait. » Il remit doucement sa tête entre ses deux mains sans répondre une seule parole. Quoique atterré d’une résolution si prompte après ce que lui-même avoit dit des degrés et de l’ambition du cardinal Dubois, je sentis que le salut de la chose, si tant étoit qu’il se pût espérer, n’étoit plus dans les raisons d’opposition, qui étoient toutes épuisées, mais uniquement dans le délai. Il fut court, car après un peu de silence, il se leva et me dit : « Ho ! bien donc, revenez ici demain à trois heures précises raisonner encore de cela, et nous en aurons tout le temps. » Je pris les papiers que j’avois à reprendre et je sortis. Il courut après moi et me rappela pour me dire : « Au moins, demain à trois heures ; je vous prie, n’y manquez pas, »  et referma la porte. Je fus surpris de retrouver Belle-Ile en embuscade où je l’avois laissé en entrant, et qui avoit eu la patience d’y persévérer plus de deux grosses heures à m’attendre. Il me suivit pour me demander si cela étoit fait. Je lui dis que la conversation s’étoit étendue sur plusieurs matières dont quelques-unes m’avoient conduit à tâter le pavé, que je l’avois trouvé assez bon ; mais qu’il connoissoit M. le duc d’Orléans soupçonneux, et qui n’aimoit pas à conclure ni à être pressé ; que je reviendrois le lendemain où je verrois ce qui se pourroit faire, sans toutefois lui répondre de rien. Je répondis de la sorte à Belle-Ile, parce qu’il avoit vu M. le duc d’Orléans me rappeler, qu’il avoit pu entendre l’ordre qu’il me donnoit de revenir le lendemain ; que ce retour enfin ne pourroit être ignoré de lui ni du cardinal Dubois, trop alerte pour n’être pas informé avec précision de tous les moments de M. le duc d’Orléans dans une telle crise, et que la cachotterie eût été également inutile et préjudiciable à moi, qui voulois aller au bien, mais garder avec eux des mesures. D’ailleurs ma réponse fut en des termes qui ne pouvoient blesser le cardinal.




  1. Il y a conjectures dans le manuscrit, mais c’est une erreur évidente : il faut lire conjonctures.
  2. Vieux mot qui ne s’employait que dans le style familier. Dire sa ratelée signifiait dire librement tout ce que l’on pensait.
  3. Depuis le berceau.