Mémoires (Saint-Simon)/Tome 16/Notes
NOTES.
Saint-Simon, dans un des plus curieux passages de ses Mémoires, dit que tout bien est impossible en France, et il allègue comme preuve ses vains efforts, lorsqu’il étoit du conseil de régence, pour détruire certains abus financiers. On trouve à peu près la même opinion exprimée dans les Mémoires du marquis d’Argenson. Il venoit de passer par le ministère, et son frère étoit encore ministre, de la guerre, lorsqu’il écrivit la partie de ses Mémoires inédits que je vais citer. Elle est datée de 1751 (29 juin) :
« Tout le monde dit ici [en France], que le roi devroit retrancher la dépense. Le parlement vient de le lui dire assez hardiment. On fait même l’honneur à M. de Machaut de dire que c’est lui qui le suggère au parlement, et qu’au moins il est bien aise que cela soit dit, pour faire rentrer le roi en lui-même. Mais a-t-on bien réfléchi et connu combien la moindre réforme est difficile en France, sur le pied où sont les choses ? Chacun se tient l’un à l’autre. Il faudroit qu’un ministre offensât ce qu’il y a de plus grand à la cour pour toucher aux écuries, aux bâtiments, à la bouche[1], aux extraordinaires de la maison du roi[2], aux dépenses des voyages, aux pensions, aux gouvernements donnés à des gens qui ne méritent rien et qui sont riches, et à toutes ces dépenses qui consomment les finances. On choqueroit, on offenseroit par là grièvement la maîtresse[3], le grand-maître de la maison du roi, le premier maître d’hôtel, le grand écuyer, le premier écuyer, les dames du palais, etc. Leurs cabales, leurs agréments, la cour, les grands, les valets, tout cela se tient l’un à l’autre : ainsi toutes ressources ne sont que des gouttes d’eau dans la mer. C’est ce qui vient d’arriver aux nouveaux emprunts : à peine y a-t-il eu deux millions de portés pour rentes viagères qu’ils ont été mis à payer la maison du roi, à qui l’on doit encore beaucoup par delà.
« Pour ce retranchement des dépenses du roi, il faudroit donc que le caractère de facilité du roi se réformât, ou bien qu’il se donnât un premier ministre bien autorisé, qui fût maître de tout, et que le roi soutînt dans toutes ses opérations avec grande fermeté ; ce qui lui est très difficile. Il faudroit que ce vizir ne vît seulement pas la marquise [4], bien éloigné de recevoir d’elle des ordres à chaque opération, comme on fait aujourd’hui. Ce vizir devroit d’abord former une commission de réformation, composée d’une douzaine de magistrats des plus sévères, qui réduisît toutes les dépenses de la cour au pied le plus juste, et [jugeât] le sujet de renvoi dans les provinces de tous ceux qui n’ont que faire à la cour ni à la ville. Il faudroit que la cour vînt résider à Paris, avec l’usage de quelques maisons de campagne pour le roi, pour la reine et pour la maison royale. »
L’énoncé seul de ces idées prouve combien les réformes étoient alors difficiles, pour ne pas dire impossibles. Le marquis d’Argenson imputoit surtout à la cour l’opposition à toutes les améliorations, et la proclamoit la cause principale des malheurs de la France à cette époque.
« La cour ! la cour ! la cour ! Dans ce mot est tout le mal de la nation. La cour est devenue le seul sénat de la nation : le moindre valet de Versailles est sénateur ; les femmes de chambre ont part au gouvernement ; si ce n’est pour ordonner, c’est du moins pour empêcher les lois et les règles ; et, à force d’empêcher, il n’y a plus ni lois, ni ordre, ni ordonnateurs ; à plus forte raison quand il s’agiroit de réformation dans l’État. Quand la réforme seroit si nécessaire, tout ministre tremble devant un valet ; et combien cela est-il plus vrai, quand une favorite a grand crédit, quand le monarque est facile et trop bon pour ce qui l’entoure ?
« Cet ascendant de la cour est venu ainsi, depuis qu’il y a une capitale exprès pour la cour (Versailles). Sous le feu roi, on s’en ressentit, mais moins ; car il étoit haut, ferme, et autorisoitt beaucoup ses ministres, quelque chose qu’on en pût dire. Mais sous lui et sous Louis XV, les ministres, en revanche, ont beaucoup perfectionné l’autorité monarchique, arbitraire, la cour augmentant par là de pouvoir sur la nation. Le goût du luxe s’est accru, de sorte qu’à mesure que la noblesse est devenue plus pauvre, l’honneur de dépenser avec goût, le déshonneur de l’économie, se sont accrus, et nous plongent chaque jour davantage dans la nécessité de dépenser, soit en nous ruinant, soit en rapinant.
« La cour empêche toute réforme dans la finance et en augmente le désordre.
« La cour corrompt l’état militaire de terre et de mer par promotions de faveur, et empêche que les officiers ne s’élèvent au généralat par le mérite et l’émulation.
« La cour empêche le mérite, l’autorité et la permanence aux ministres, et à ceux qui travaillent sous eux aux affaires d’État.
« La cour corrompt les mœurs ; elle prêche aux jeunes gens, qui entrent dans leur carrière, l’intrigue et la vénalité, au lieu de l’émulation par la vertu, le mérite et le travail ; elle casse le col à la vertu, dès qu’elle se présente.
« Elle nous appauvrit, de sorte que bientôt les financiers mêmes n’auront plus d’argent.
« Elle empêche enfin le roi de régner et de retrouver en lui la vertu qu’il a.
« Elle appauvrit les provinces, attirant à Paris toute la graisse des provinces. »
La comparaison entre les parlements de France et d’Angleterre, dont parle Saint-Simon, a été tentée à plusieurs époques, quoique, dans la réalité, il fût impossible d’assimiler des corps de magistrature, dont les charges étoient vénales, avec des assemblées élues par la nation pour représenter ses intérêts. Au XVIe siècle, Michel de Castelnau, qui écrivit en Angleterre la plus grande partie de ses Mémoires, exalte la puissance des parlements françois ; il en parle « comme de huit colonnes fortes et puissantes, sur lesquelles est appuyée cette grande monarchie de France[5]. » Il les compare positivement au parlement d’Angleterre, et leur subordonne en quelque sorte la puissance royale, lorsqu’il ajoute que « les édits ordinaires n’ont point force et ne sont approuvés des autres magistrats, s’ils ne sont reçus et vérifiés des parlements, qui est une règle d’État, par le moyen de laquelle le roi ne pourroit, quand il voudroit faire des lois injustes, que bientôt après elles ne fussent rejetées. »
Les prétentions des parlements trouvoient une sorte de sanction dans une décision des états de Blois (1577), qui avoient déclaré que « tous les édits devoient être vérifiés et comme contrôlés ès cours de parlement, lesquelles, combien qu’elles ne soient qu’une forme des trois états, raccourcie au petit pied, ont pouvoir de suspendre, modifier et refuser les édits [6]. »A la faveur des troubles des guerres de religion, le parlement accrut considérablement son pouvoir. L’ambassadeur autrichien, Büsbeck, qui résida à la cour de Henri III, écrivoit, en 1584, « qu’en France les parlements ne règnent pas moins que le roi lui-même [7]. » Deux minorités fortifièrent encore l’autorité du parlement de Paris. Il en vint, pendant la Fronde, à se regarder comme supérieur aux états généraux. À l’occasion d’une lettre du parlement de Rouen, qui demandoit au parlement de Paris, s’il devoit envoyer une députation à l’assemblée projetée des états généraux, M. de Mesmes dit : « que les parlements n’y avoient jamais député, étant composés des trois états ; qu’ils tenoient un rang au-dessus des états généraux, étant juges de ce qui y étoit arrêté, par la vérification ; que les états généraux n’agissoient que par prières et ne parloient qu’à genoux, comme les peuples et sujets ; mais que les parlements tenoient un rang au-dessus d’eux, étant comme médiateurs entre le peuple et le roi [8]. »Ces prétentions hautaines des parlements furent réprimées par Louis XIV ; mais elles reparurent pendant la régence, et provoquèrent, des plaintes dont Saint-Simon s’est fait l’interprète.
La querelle des présidents du parlement et des ducs et pairs, sur laquelle Saint-Simon revient si souvent, étoit déjà ancienne. Un manuscrit des Archives de l’empire (sect. judiciaires, U. 96, f° 199 et suiv.) fournit quelques renseignements sur ces discussions, et donne les arrêts et requêtes dont parle Saint-Simon.
L’extrait que nous donnons de ce manuscrit, est le complément naturel des Mémoires de Saint-Simon. L’auteur anonyme parle d’abord de l’arrêt rendu en avril 1664 :
« Les mémoires des ducs furent communiqués aux présidents, et, après que la matière eut été amplement discutée par plusieurs arrêts imprimés de part et d’autre, et alors remis entre les mains de M. le chancelier le 26 avril 1664, le roi, par un arrêt de son conseil d’État, où il étoit présent en personne, décida cette contestation, maintint et garda les pairs au droit d’opiner et dire leurs avis avant les présidents au parlement de Paris, lorsque Sa Majesté y tiendroit son lit de justice, sans qu’ils y puissent être troublés pour quelque cause et occasion que ce soit. Cet arrêt fut enregistré au parlement, le roi séant en son lit de justice, le mardi 29 avril 1664, et exécuté le même jour par M. le chancelier, qui prit l’avis de MM. les pairs avant que de le prendre de MM. les présidents. »
« Arrêt du conseil d’État portant règlement entre les ducs et pairs et les présidents du parlement de Paris sur leur droit d’opiner lorsque le roi tient son lit de justice. (26 août 1664. — Enregistré au parlement le 29 dudit mois et an. — Extroit des registres du conseil d’État.)
« Le roi s’étant fait représenter, en son conseil, les mémoires mis entre les mains de M. le chancelier, tant par les officiers de la cour du parlement de Paris que par les pairs de France, suivant le commandement qu’ils en avoient reçu de Sa Majesté ; et, ayant vu par lesdits mémoires les raisons, par lesquelles le parlement prétend que les présidents en icelui doivent opiner avant les pairs, lorsque Sa Majesté y tient son lit de justice, comme aussi les moyens dont les pairs se servent pour appuyer le droit par eux prétendu de dire leurs avis en de pareilles séances avant les présidents ; Sa Majesté voulant terminer ce différend, et prévenir les difficultés qui pourroient naître en de semblables occasions, étant en son conseil, a maintenu et gardé, maintient et garde les pairs de France au droit d’opiner et dire leurs avis avant les présidents au parlement de Paris, lorsque Sa Majesté y tiendra son lit de justice, sans qu’ils puissent être troublés pour quelque cause et occasion que ce soit ; veut pour cette fin Sa Majesté que le présent arrêt soit enregistré ès registres de ladite cour. Fait au conseil du roi, Sa Majesté y étant, tenu le 26 avril 1664. Signé : deGuénégaud.
« Et attendu que, depuis l’arrêt du conseil du 26 avril 1664, il y a de nouvelles contestations entre les ducs et les présidents, il est a propos de rapporter en cet endroit les conclusions des requêtes, qui sont à juger au conseil entre les ducs et les présidents, à l’occasion de leurs séances et opinions aux lits de justice, où ces contestations ont été formées.
« Extrait des conclusions des requêtes présentées par MM. les ducs au roi Louis XV et à M. le régent, au sujet de nouvelles contestations formées par MM. les présidents à mortier contre MM. les ducs, depuis l’arrêt du règlement du 26 avril 1664.
« Les ducs demandent, par leur première requête qu’ils ont présentée au roi et à M. le régent, et par leurs mémoires, imprimés chez Urbain Coutelier, libraire, et par les conclusions de ladite requête, qu’il soit ordonné : 1° que le premier président sera tenu, aux séances de rapport, de prendre l’avis des pairs, en les saluant ; 2° qu’à ces mêmes séances de rapport et aux audiences des bas sièges, l’ordre de séances des pairs ne pourra, sous quelque prétexte que ce soit, être interrompu par des conseillers placés à l’extrémité des bancs remplis par les pairs ; 3° que les réceptions des pairs se feront dorénavant aux lits de justice ou bien aux audiences des hauts sièges, suivant l’usage constamment pratiqué avant l’année 1643 ; 4° que dans toutes les affaires, où les pairs auront été invités, leur présence sera exprimée dans le prononcé de l’arrêt par l’ancienne formule : La cour suffisamment garnie de pairs.
« Les pairs demandent, par les conclusions de leur requête et mémoires, qu’en attendant son jugement sur les contestations avec les présidents, Sa Majesté ordonne que l’arrêt du parlement de 1715, rendu avant l’arrivée des pairs, pour leur ôter voix délibérative dans cette séance, au cas qu’ils voulussent, en opinant, interrompre l’usurpation des présidents, sera déclaré attentatoire à l’autorité de Votre Majesté, contraire à toutes les lois, et, en conséquence, comme tel, il sera dès à présent rayé et biffé des registres du parlement, et cancellé.
« L’arrêt du 2 septembre 1715 portoit que, si les pairs persistoient à demander le salut, c’est-à-dire que le premier président ôtât son bonnet en leur demandant leur opinion, ou donnoient leurs avis le chapeau sur la tête, leurs voix ne seroient pas comptées. »
- ↑ Ce mot désignait tous les officiers employés pour le service de la table et des cuisines du roi.
- ↑ C’est-à-dire aux dépenses extraordinaires de la maison du roi.
- ↑ Mme de Pompadour, qui avait contribué à faire renvoyer du ministère le marquis d’Argenson.
- ↑ La marquise de Pompadour.
- ↑ Mémoires de Castelnau, liv. I, chap. IV.
- ↑ Mémoires de Nevers, t. I, p. 449.
- ↑ « Concilia, quae parlamenta vocant, regnant in Gallia, non minus fere quam ipse rex. » Lettre du 4 octobre 1584.
- ↑ Journal d’Oliv. d’Ormesson, à la date du lundi 1er mars 1649.