Mémoires (Saint-Simon)/Tome 16/20


CHAPITRE XX.


J’arrive aux Tuileries. — Le lit de justice posé promptement et très secrètement. — J’entre, sans le savoir, dans la chambre où se tenoient, seuls, le garde des sceaux et La Vrillière. — Tranquillité du garde des sceaux. — Le régent arrive aux Tuileries. — Duc du Maine en manteau. — J’entre dans le cabinet du conseil. — Bon maintien et bonne résolution du régent. — Maintien de ceux du conseil. — Divers mouvements en attendant qu’il commence. — Le comte de Toulouse arrive en manteau. — Le régent a envie de lui parler. — Je tâche de l’en détourner. — Colloque entre le duc du Maine et le comte de Toulouse, puis du comte de Toulouse avec le régent, après du comte de Toulouse avec le duc du Maine. — Le régent me rend son colloque avec le comte de Toulouse ; me déclare qu’il lui a comme tout dit. — Les bâtards sortent et se retirent. — Le conseil se met en place. — Séance et pièce du conseil dessinée pour mieux éclaircir ce qui s’y passa le vendredi matin 26 août 1718. — Remarques sur la séance. — Discours du régent. — Lecture des lettres du garde des sceaux. — Tableau du conseil. — Discours du régent et du garde des sceaux. — Lecture de l’arrêt du conseil de régence en cassation de ceux du parlement. — Opinions marquées. — Légers mouvements au conseil sur l’obéissance du parlement. — Discours du régent sur la réduction des bâtards au rang de leurs pairies. — Effet du discours du régent. — Lecture de la déclaration qui réduit les bâtards au rang de leur pairie. — Effet de cette lecture dans le conseil. — Je mets devant moi sur la table la requête des pairs contre les bâtards ouverte à l’endroit des signatures. — Opinions. — Je fais au régent le remerciement des pairs de sa justice, et je m’abstiens d’opiner. — Le régent saute de moi au maréchal d’Estrées. — Discours de M. le duc d’Orléans sur le rétablissement du comte de Toulouse, purement personnel. — Impression de ce discours sur ceux du conseil. — Lecture de la déclaration en faveur du comte de Toulouse. — Opinions. — M. le duc d’Orléans dit deux mots sur M. le Duc, qui demande aussitôt après l’éducation du roi. — Mouvements dans le conseil. — Opinions. — Le maréchal de Villeroy se plaint en deux mots du renversement des dispositions du feu roi et du malheur du duc du Maine, sur lequel le régent lance un coup de tonnerre qui épouvante la compagnie. — Le garde des sceaux, et par lui le régent, est averti que le premier président tâche d’empêcher le parlement d’obéir. — Le régent le dit au conseil ; montre qu’il ne s’en embarrasse pas. — Mouvements et opinions là-dessus. — Le parlement, en marche à pied, pour venir aux Tuileries. — Attention du régent pour le comte de Toulouse et pour les enregistrements. — Le maréchal de Villars, contre son ordinaire, rapporte très bien une affaire du conseil de guerre. — Le conseil finit. — Mouvements. — Divers colloques. — D’Antin obtient du régent de n’assister point au lit de justice. — Je parle à Tallard sur le maréchal de Villeroy. — La Vrillière bien courtisan. — La Maintenon désolée. — Mouvements dans la pièce du conseil. — Je propose au régent d’écrire à Mme la duchesse d’Orléans, etc.


J’arrivai sur les huit heures dans la grande cour des Tuileries, sans avoir rien remarqué d’extraordinaire en chemin. Les carrosses du duc de Noailles et des maréchaux de Villars et d’Huxelles et de quelques autres, y étoient déjà. Je montai sans trouver beaucoup de monde, et je me fis ouvrir les deux portes d’entrée et de sortie de la salle des gardes, qui étoient fermées. Le lit de justice étoit préparé dans la grande antichambre où le roi avoit accoutumé de manger. Je m’y arrêtai un peu, à bien considérer si tout y étoit dans l’ordre, et j’en félicitai Fontanieu à l’oreille. Il me dit de même qu’il n’étoit arrivé qu’à six heures du matin aux Tuileries, avec ses ouvriers et ses matériaux ; que tout s’étoit si heureusement construit et passé que le roi n’en avoit rien entendu du tout ; que le premier valet de chambre étant sorti pour quelque besoin de la chambre du roi, sur les sept heures du matin, avoit été bien étonné de voir cet appareil ; que le maréchal de Villeroy ne l’avoit appris que par lui, et qu’il y avoit eu si peu de bruit à le dresser, que personne ne s’en étoit aperçu. Après avoir bien tout examiné de l’œil, j’avançai jusqu’au trône qu’on achevoit de préparer ; voulant entrer dans la seconde antichambre, des garçons bleus vinrent après me dire qu’on n’y passoit point, et qu’elle étoit fermée. Je demandai où on se tenoit en attendant le conseil, et où étoient ceux dont j’avois vu les carrosses dans la cour. Plusieurs s’offrirent de me mener en haut où ils étoient. Le fils de Coste me mena par un petit degré, au haut duquel il y avoit beaucoup de gens de toutes sortes et d’officiers de chancellerie. Il me fit aller à une porte qu’on tenoit, et qui me fut ouverte dès que je parus. J’y trouvai le garde des sceaux et La Vrillière avec toutes leurs bucoliques. Nous fûmes bien aises de nous trouver encore seuls ensemble pour nous bien recorder avant les opérations. Ce n’étoit pourtant pas ce que je m’étois proposé. Je n’avois remarqué dans la cour de carrosses que de gens suspects. Sous prétexte de ne les avoir point pour tels, et d’ignorer tout moi-même, sans affectation toutefois, je voulois aller où ils étoient, pour déranger leur conférence, et y apprendre par leurs mouvements tout ce qu’il se pourroit. Tombé par hasard en la chambre du garde des sceaux, je crus qu’il y auroit de l’affectation de demander d’aller ailleurs ; ainsi j’abandonnai ma première vue.

Le garde des sceaux étoit debout, tenant une croûte de pain, aussi à lui-même que s’il n’eût été question que d’un conseil ordinaire, sans embarras de tout ce qui alloit rouler sur lui ni d’avoir à parler en public sur des matières aussi différentes, aussi importantes et aussi susceptibles d’inconvénients. Il me parut seulement en peine de la fermeté du régent et rempli avec raison de la pensée qu’il ne s’agissoit plus de mollir, beaucoup moins de reculer d’une ligne. Je le rassurai là-dessus beaucoup plus que je ne l’étois moi-même. Je leur demandai si leurs mesures étoient bien prises pour être avertis à tout instant de ce qui se passeroit au parlement. Ils m’en répondirent et furent en effet très bien servis. Je voulus ensuite non pas lire, car cela étoit inutile, mais voir tous les instruments à enregistrer ; ils me les montrèrent en leur ordre. Je voulus aussi voir de plus près que les autres celui de la réduction des bâtards au rang d’ancienneté de leurs pairies. « Tenez, me dit le garde des sceaux en me le montrant, voici votre affaire. » Je le remarque exprès, parce que cela me fut redit dans la suite comme une preuve que j’étois dû secret entendu apparemment par quelque curieux collé derrière la porte ; car nous étions tous trois seuls à porte fermée. Je voulois parcourir les endroits capitaux ; ils m’assurèrent qu’il n’y avoit été changé aucune chose, et je le reconnus parfaitement lorsque j’en entendis après la lecture. J’eus la même curiosité sur la déclaration en faveur de M. le comte de Toulouse, avec même réponse et même succès. Puis je me fis montrer les sceaux à nu dans le sac de velours et les instruments de précaution signés et scellés, tout prêts en cas de besoin. Il y avoit deux gros sacs de velours, tout remplis, qu’il ne quitta point de vue et qui furent toujours portés sous ses yeux et mis à ses pieds, tant au conseil qu’au lit de justice, parce que les sceaux y étoient. Qui que ce soit ne le sut que le régent, M. le Duc, le garde des sceaux La Vrillière et moi. Son chauffe-cire et sa boutique étoient dans une chambre à part, et tout proche, avec de l’eau et du feu tout allumé, tout prêt sans que personne s’en fût aperçu. Comme nous achevions ainsi notre inventaire, toujours raisonnant sur ce qui pouvoit arriver, on le vint avertir de la venue de M. le duc d’Orléans. Nous achevâmes en un moment ce que nous avions encore à voir et à nous dire, et, tandis qu’il prit sa robe du lit de justice pour n’avoir pas à en changer après le conseil, je descendis pour ne paroître pas venir d’avec lui. Je voulus même que La Vrillière demeurât, pour ne pas entrer ensemble dans le lieu du conseil.

Depuis les grandes chaleurs on l’avoit tenu dans cette pièce, qui est la dernière du reste de l’enfilade, parce que le roi, incommodé dans sa très petite chambre, étoit venu coucher dans le cabinet du conseil ; mais, ce grand jour-ci, dès que le roi fut hors de son lit, on le mena s’habiller dans sa petite chambre et de là dans ses cabinets. On tira les housses de son lit et celui du maréchal de Villeroy, au pied desquels on mit la table du conseil, et il y fut tenu. En entrant dans la pièce de devant, j’y trouvai beaucoup de monde que le premier bruit d’une chose si peu attendue avoit sans doute amené, et parmi ce monde quelques-uns du conseil. M. le duc d’Orléans étoit dans un gros de gens au bas bout de cette pièce et, ce que je sus depuis, sortoit de chez le roi, où il avoit vu le duc du Maine en manteau, qui l’avoit suivi jusqu’à la porte, comme il sortoit, sans s’être dit un mot l’un à l’autre.

Après un assez léger coup d’œil sur cette demi-foule, j’entrai dans le cabinet du conseil. J’y trouvai épars la plupart de ceux qui le composoient avec un sérieux et un air de contention d’esprit qui augmenta la mienne. Personne presque ne se parloit, et chacun, debout ou assis, çà et là, se tenoit assez en sa place. Je ne joignis personne pour mieux examiner. Un moment après M. le duc d’Orléans entra d’un air gai, libre, sans aucune émotion, qui regarda la compagnie d’un air souriant : cela me fut d’un bon augure. Un moment après je lui demandai de ses nouvelles. Il me répondit tout haut qu’il étoit assez bien ; puis, s’approchant de mon oreille, il ajouta que, hors les réveils qui avoient été fréquents pour les ordres, il avoit très bien dormi et qu’il venoit délibéré de ne point mollir. Cela me plut infiniment, car il me sembla, à son maintien, qu’il me disoit vrai et je l’y exhortai en deux paroles.

Vint après M. le Duc, qui ne tarda pas à s’approcher de moi et à me demander si j’augurois bien du régent et qu’il fût ferme. Celui-ci avoit un air de gaieté haute qui se faisoit un peu sentir à qui étoit au fait. Le prince de Conti, morosif, distrait, envieux de son beau-frère, ne paraissoit qu’occupé, mais de rien. Le duc de Noailles dévoroit tout des yeux et les avoit étincelants de colère de se voir au parterre dans un si grand jour, car il ne savoit chose quelconque. Je l’avois ainsi demandé à M. le Duc expressément, croyant leur liaison plus grande que je ne la trouvai. Il en pensoit avec défiance, sans estime, encore moins d’amitié, indépendamment de ce qu’il y avoit nouvellement à craindre de lui avec M. du Maine.

Celui-ci parut à son tour en manteau, et entra par la petite porte du roi. Jamais il ne fit tant et de si profondes révérences, quoiqu’il n’en fût pas avare, et se tint seul perché sur son bâton, près de la table du conseil, du côté des lits, considérant tout le monde. Ce fut là, où, de vis-à-vis de lui, la table entre deux, je lui tirai la plus riante révérence que je lui eusse faite de ma vie, avec la plus sensible volupté. Il me la rendit pareille et continua d’observer chacun avec des yeux tirant au fixe, un visage agité, partant tout seul presque toujours.

Presque personne ne se demandoit qu’est-ce que c’étoit que tout cela ; tous savoient la résolution prise de casser les arrêts du parlement pour avoir assisté à cette délibération. Ce conseil étoit l’extraordinaire, indiqué puis remis, pour y voir l’arrêt du conseil en cassation. Il fut donc clair à tous que c’étoit ce qu’on alloit voir pour le faire enregistrer tout de suite, non peut-être sans peine d’un lit de justice de surprise, surtout pour quelques-uns qui se croient privilégiés auprès du régent. M. le Duc revint encore à moi assez de suite me témoigner sa peine de voir là le duc du Maine en manteau et pour m’exhorter à fortifier M. le duc d’Orléans, puis le garde des sceaux vint à moi pour la même chose. Un moment après M. le duc d’Orléans m’en vint parler, assez empêché de ce manteau, mais sans témoigner de faiblesse. Je lui représentai que je lui avois toujours dit qu’il devoit s’y attendre ; que mollir seroit sa perte ; que le Rubicon étoit passé. J’ajoutai ce que je pus de plus fort et de plus concis pour le soutenir et pour ne paroître pas aussi trop longtemps en conférence avec lui. Aussitôt que je me fus séparé de lui, M. le Duc impatient et inquiet me vint demander en quelle disposition d’esprit étoit le régent. Je lui dis bonne, en monosyllabe, et l’envoyai l’y entretenir.

Je ne sais si ces mouvements, sur lesquels chacun commençoit d’avoir les yeux, effarouchèrent le duc du Maine ; mais à peine M. le Duc eut-il, en me quittant, joint le régent, que le duc du Maine alla parler au maréchal de Villeroy et à d’Effiat, assis l’un près de l’autre au bas bout vers la petite porte du roi, le dos à la muraille. Ils ne se levèrent point pour le duc du Maine, qui demeura debout vis-à-vis et tout près d’eux, où ils tinrent tous trois des propos bas assez longs, comme gens qui délibèrent avec embarras et surprise, à ce qu’il me paraissoit au visage des deux assis que je voyois assez bien, et que je tâchois à ne pas perdre de vue. Pendant ce temps-là M. le Duc d’Orléans et M. le Duc se parloient vers la fenêtre, près de la porte ordinaire d’entrée, ayant le barde des sceaux assez près d’eux, qui les joignit. M. le Duc, en ce moment, se tourna un peu, ce qui me donna moyen de lui faire signe de l’autre conférence, qu’il avisa aussitôt. J’étois seul vers la table du conseil, très attentif à tout, et les autres, épars, commencèrent à le devenir davantage. Un peu après le duc du Maine vint se remettre d’où il étoit parti, les deux étant restés assis où ils étoient. M. du Maine alors se retrouva vis-à-vis de moi, la table entre deux. J’observai qu’il avoit l’air égaré, et qu’il parloit tout seul plus que devant.

Le comte de Toulouse arriva en manteau, comme le régent venoit de quitter les deux avec qui il était. Le comte de Toulouse étoit en manteau, et salua la compagnie d’un air grave et concentré, n’abordant ni abordé de personne. M. le duc d’Orléans se trouva vis-à-vis de lui et se tourna vers moi, quoiqu’à quelque distance, comme me le montrant et m’en témoignant sa peine. Je baissai un peu la tête en le regardant fixement, comme pour lui dire : « Eh bien, quoi ? » M. le duc d’Orléans s’avança au comte de Toulouse, et lui dit tout haut, devant tout ce qui étoit là proche, qu’il étoit surpris de le voir en manteau ; qu’il n’avoit pas voulu le faire avertir du lit de justice, parce qu’il savoit que, depuis leur dernier arrêt, il n’aimoit pas aller au parlement. Le comte de Toulouse répondit qu’il étoit vrai ; mais que, quand il s’agissoit du bien de l’État, il mettoit toute autre considération à part. M. le duc d’Orléans se tourna sur-le-champ sans rien répliquer, vint à moi, et me dit tout bas en me poussant plus loin : « Voilà un homme qui me perce le cœur. Savez-vous bien ce qu’il vient de me dire ? » et me le répéta. Je louai le procédé de l’un, le sentiment de l’autre ; lui remontrai que le rétablissement du comte de Toulouse étant résolu, et pour la même séance, son état ne devoit pas lui faire de peine, et je me mis doucement à le réconforter. Il m’interrompit pour me dire l’envie qu’il avoit de lui parler. Je lui représentai que cela étoit bien délicat, et qu’au moins avant de s’y résoudre, falloit-il attendre à toute extrémité. Je me tournai aussitôt pour le ramener vers le gros du monde, pour abréger ce particulier que je craignis qui ne fût trop remarqué. Le comte de Toulouse nous voyoit et étoit resté à la même place, et chacun nous voyoit aussi, cantonné à part soi.

Le duc du Maine étoit retourné au maréchal de Villeroy et à d’Effiat, eux assis sans branler en la même place, et lui debout devant eux, comme l’autre fois. Je vis ce petit conciliabule très ému. Il dura quelque espace, pendant lequel M. le Duc me vint parler, puis le garde des sceaux nous joignit, inquiets tous deux de ce qu’avoit produit l’arrivée du comte de Toulouse, sur laquelle M. le duc d’Orléans m’avoit pris en particulier. Je le leur dis, et me séparai d’eux le plus tôt que je pus. Ce qui m’en hâta encore, fut que je venois de m’apercevoir que le duc de Noailles n’ôtait pas les yeux de dessus moi, et me suivoit de la vue, quelque mouvement que je fisse, changeant même de place ou de posture pour se trouver toujours en situation de me voir. Le duc de La Force me voulut joindre alors ; cela fut cause que je l’éconduisis promptement ; La Vrillière ensuite, à qui je dis quelque chose, et l’envoyai au garde des sceaux pour qu’il fortifiât le régent. Cependant M. du Maine quitta ses deux hommes et fit signe à son frère de le venir trouver au pied du lit du maréchal de Villeroy où il venoit de se poster. Il lui parla avec agitation assez peu, l’autre répliqua de même, comme n’étant pas trop d’accord. Le duc du Maine redoubla ; puis le comte de Toulouse alla entre les pieds des deux lits et la table gagner la cheminée, où M. le duc d’Orléans étoit avec M. le Duc, et s’arrêta à distance, en homme qui attend pour parler. M. le duc d’Orléans, qui s’en aperçut, quitta M. le Duc quelques moments après, et alla au comte de Toulouse. Ils se tournèrent le nez tout à fait à la muraille, et cela dura assez longtemps sans qu’on en pût rien juger, parce qu’on ne voyoit que leur dos, et qu’il n’y parut ni émotion ni presque aucun geste.

Le duc du Maine étoit demeuré seul où il avoit parlé à son frère. Il présentoit un visage demi-mort, regardoit comme à la dérobée le colloque qu’il avoit envoyé faire, puis passoit des yeux égarés sur la compagnie avec un trouble de coupable et une agitation de condamné. Alors le maréchal d’Huxelles m’appela. Il étoit vis-à-vis du duc du Maine, la table entre deux, y avoit le dos tourné, par conséquent au duc du Maine. Le maréchal étoit là en groupe avec les maréchaux de Tallard et d’Estrées et l’ancien évêque de Troyes, desquels le duc de Noailles s’approcha en même temps que moi.

Huxelles me demanda ce que c’étoit donc que toutes ces allées et venues, et sur ce que je lui en fis pour réponse la même question à lui-même, il me demanda s’il y avoit quelque difficulté au lit de justice pour ces princes ou peut-être pour les enfants de M. du Maine. Je lui répondis que, pour MM. du Maine et de Toulouse, il n’y en pouvoit avoir, parce que l’arrêt intervenu entre les princes du sang et eux les laissoit dans la jouissance de tous les honneurs qu’ils avoient ; mais que, pour les enfants du duc du Maine, nous ne les y souffririons pas.

Nous restâmes quelque peu ainsi en groupe, moi occupé à regarder M. du Maine, et de me tourner quelquefois à regarder le colloque du régent et du comte de Toulouse, qui persévéroit. Il se sépara enfin, et j’eus le temps de bien remarquer les deux frères, parce que le comte de Toulouse revint vers nous, la table entre-deux, le long des pieds des lits, trouver son frère, toujours resté seul debout sur son bâton, au pied du lit du maréchal de Villeroy, à la même place d’où il n’avoit bougé. Le comte de Toulouse avoit l’air fort peiné, même colère. Le duc du Maine, le voyant venir à lui de la sorte, changea tout à fait de couleur.

Je demeurois là bien attentif, les considérant se joindre, sans que le duc du Maine eût branlé de sa place, pour pénétrer leur conversation de mes yeux, lorsque je m’entendis appeler. C’étoit M. le duc d’Orléans qui, après avoir fait quelques pas seul le long de la cheminée, me vouloit parler. Je le joignis et le trouvai en trouble de cœur. « Je lui viens de tout dire, me déclara-t-il à l’instant, je n’ai pu y tenir ; c’est le plus honnête homme du monde et qui me perce le plus le cœur. — Comment, monsieur, repris-je, et que lui avez-vous dit ? — Il m’est venu trouver, me répondit-il, de la part de son frère, qui venoit de lui parler, pour me dire l’embarras où il se trouvoit ; qu’il voyoit bien qu’il y avoit quelque chose de préparé ; qu’il voyoit bien aussi qu’il n’étoit pas bien avec moi ; qu’il l’avoit prié de me venir demander franchement si je voulois qu’il demeurât, ou s’il ne feroit pas aussi bien de ne pas rester. Je vous avoue que j’ai cru bien faire de lui dire qu’il feroit aussi bien de s’en aller, puisqu’il me le demandoit. Là-dessus, le comte de Toulouse a voulu entrer en explication ; j’ai coupé court, et lui ai dit que, pour lui, il pouvoit rester en sûreté, parce qu’il demeureroit tel qu’il est sans nulle altération ; mais qu’il pourroit se passer des choses désagréables à M. du Maine, dont il feroit aussi bien de n’être pas témoin. Le comte de Toulouse a insisté comment il pouvoit rester comme il est dès qu’on attaquoit son frère, et qu’ils n’étoient qu’un parce qu’ils étoient frères, et par honneur. J’ai répondu que j’en étois bien fâché ; que tout ce que je pouvois étoit de distinguer le mérite et la vertu, et de la séparer, et puis quelques propos et des amitiés qu’il a reçues assez froidement, et de là l’est allé dire à son frère. Trouvez-vous que j’aie mal fait ? — Non, lui dis-je, car il n’étoit plus question d’en délibérer, ni moins encore d’embarrasser un homme qu’il ne s’agissoit que de fortifier ; j’en suis bien aise, ajoutai-je, c’est parler net en homme qui a ses mesures bien prises et qui ne craint rien. Aussi faut-il montrer toute fermeté encore plus avec cet engagement pris. » Il m’y parut très résolu ; mais en même temps très désireux que les bâtards s’en allassent, qui fut, à ce que je crus voir, le vrai motif de ce qu’il venoit de faire.

M. le Duc vint à nous, je demeurai avec eux le moins que je pus, et je leur conseillai de se séparer aussi, d’autant que toute la compagnie partageoit ses regards entre nous et les deux frères.

Le duc du Maine, pâle et comme mort, me parut près de se trouver mal ; il s’ébranla à peine pour gagner le bas bout de la table, dont il étoit assez près, pendant quoi le comte de Toulouse vint dire un mot très court au régent, et se mit en marche le long du cabinet. Tous ces mouvements se firent en un clin d’œil. Le régent, qui étoit auprès du fauteuil du roi, dit haut : « Allons messieurs, prenons nos places. » Chacun s’approcha de la sienne, et comme je regardois de derrière la mienne, je vis les deux frères auprès de la porte ordinaire d’entrée comme des gens qui alloient sortir. Je sautai, pour ainsi dire, entre le fauteuil du roi et M. le duc d’Orléans pour n’être pas entendu du prince de Conti, et je dis à l’oreille avec émotion au régent, qui étoit déjà en place : « Monsieur, les voilà qui sortent. — Je le sais bien, me répondit-il tranquillement. — Oui, répliquai-je avec vivacité, mais savez-vous ce qu’ils feront quand ils seront dehors ? — Rien du tout, me dit-il ; le comte de Toulouse m’est venu demander permission de sortir avec son frère ; il m’a assuré qu’ils seront sages. — Et s’ils ne le sont pas ? répliquai-je. — Mais ils le seront, et s’ils ne le sont pas, il y a de bons ordres de les bien observer. — Mais s’ils font sottise ou qu’ils sortent de Paris. — On les arrêtera, il y a de bons ordres, je vous en réponds. » Là-dessus, plus tranquille, je me mis en place ; à peine y fus-je qu’il me rappela, et me dit que, puisqu’ils sortoient, il changeoit d’avis, et avoit envie de dire ce qui les regardoit au conseil. Je lui répondis que le seul inconvénient qui l’en empêchoit étant levé par cette sortie, je croirois que ce seroit très mal fait de ne le pas dire à la régence. Il le communiqua à M. le Duc, tout bas à travers la table et le fauteuil du roi, puis appela le garde des sceaux, qui tous deux l’approuvèrent, et alors nous nous mîmes tout à fait en place.

Tous ces mouvements avoient augmenté le trouble et la curiosité de chacun. Les yeux de tous occupés sur le régent, avoient fait tourner le dos à la porte ordinaire d’entrée, et on ne s’aperçut point pour la plupart que les bâtards n’y étoient plus. À mesure que chacun ne les vit point en se plaçant, il les cherchoit des yeux, et restoit debout en attendant. Je me mis au siège du comte de Toulouse. Le duc de Guiche, qui étoit à mon autre côté, laissa un siège entre nous deux, le nez haut, attendant toujours les bâtards. Il me dit de m’approcher de lui, et que je me méprenois de siège. Je ne répondois mot, en considérant la compagnie qui étoit un vrai spectacle. À la seconde ou troisième semonce, je lui répondis qu’au contraire il s’approchât de moi. « Et M. le comte de Toulouse, répliqua-t-il. — Approchez-vous, » repris-je, et le voyant immobile d’étonnement, regardant vis-à-vis où étoit le duc du Maine, dont le garde des sceaux avoit pris la place, je le tirai par son habit, moi tout assis, en lui disant : « Venez çà et asseyez-vous. » Je le tirai si fort qu’il s’assit près de moi sans comprendre. « Mais qu’est-ce que ceci, me dit-il dès qu’il fut assis, où sont donc ces messieurs ? — Je n’en sais rien, repris-je d’impatience, mais ils n’y sont pas. » En même temps le duc de Noailles, qui joignoit le duc de Guiche, et qui, enragé de n’être de rien dans une aussi grande préparation de journée, avoit apparemment compris à force de regarder et d’examiner que j’étois dans la bouteille, et vaincu par sa curiosité, s’allongea sur la table par-devant le duc de Guiche, et me dit : « Au nom de Dieu, monsieur le duc, faites-moi la grâce de me dire ce que c’est donc que tout ceci. » Je n’étois en nulle mesure avec lui, comme on l’a vu souvent, mais bien en usage de le traiter très mal. Je me tournai à lui d’un air froid et dédaigneux, et, après l’avoir ouï et regardé, je retournai la tête. Ce fut là toute ma réponse. Le duc de Guiche me pressa de lui dire quelque chose, jusqu’à me dire que je savois tout. Je le niai toujours, et cependant chacun se plaçoit lentement, parce qu’on ne songeoit qu’à regarder et à deviner ce que tout cela pouvoit être, et qu’on fut longtemps à comprendre qu’il falloit se placer sans les bâtards, bien qu’aucun n’en ouvrît la bouche.

Avant d’entrer dans ce qui se passa au conseil, il en faut donner la séance de ce jour-là, et la disposition de la pièce [1] où il se tint, pour mieux faire entendre ce qui vient d’être raconté, et donner plus de jour à ce qui va l’être.

Il faut remarquer, sur la séance, que le maréchal d’Huxelles se mettoit toujours à droite, pour mieux lire les dépêches à contre-jour, et M. de Troyes toujours auprès de lui, pour le soulager dans cette lecture. Ils s’y mirent ce jour-là par habitude, quoiqu’ils n’eussent rien à lire, et intervertirent ainsi le bas bout de la séance, ce qui n’empêcha pas néanmoins que les avis ne fussent pris au rang où ils devoient l’être. Il faut remarquer encore que la table du conseil n’étant pas assez longue pour que chacune des deux rangées y fût commodément, d’Effiat et Torcy étoient au bout, de manière qu’Effiat étoit presque au milieu du bout, pour laisser plus de terrain à La Vrillière pour écrire commodément. M. le duc d’Orléans, à l’autre bout, s’y tourna aussi un peu vers le fauteuil vide du roi, pour voir mieux des deux côtés, ce qu’il ne faisoit jamais. Mais, outre que ce jour-là il vouloit voir son côté, il ne fut pas fâché de l’affecter, et de le laisser voir. Le garde des sceaux avoit à ses pieds, à terre, le sac de velours noir où étoient les sceaux à nu, avec les instruments de précaution, signés et scellés, et l’autre sac devant lui sur la table où il avoit rangé tout ce qu’il devoit lire au conseil, dans l’ordre où chaque chose devoit l’être, et ce qui devoit [être] enregistré, toutes choses et pièces qui furent aussi lues au lit de justice. Le roi cependant étoit dans ses cabinets et ne parut point du tout dans le lieu où se tint ce conseil ni dans les pièces qui y tenoient.

Lorsqu’on fut tout à fait assis en place, et que M. le duc d’Orléans eut un moment considéré toute l’assistance dont tous les yeux étoient fichés sur lui, il dit qu’il avoit assemblé ce conseil de régence pour y entendre la lecture de ce qui avoit été résolu au dernier ; qu’il avoit cru qu’il n’y avoit d’expédient pour faire enregistrer l’arrêt du conseil dont on alloit entendre la lecture que de tenir un lit de justice, et que les chaleurs ne permettant pas de commettre la santé du roi à la foule du palais, il avoit estimé devoir suivre l’exemple du feu roi, qui avoit fait quelquefois venir son parlement aux Tuileries ; que, puisqu’il falloit tenir un lit de justice, il avoit jugé devoir profiter de cette occasion pour y faire enregistrer les lettres de provision de garde des sceaux, et commencer par là cette séance, et il ordonna au garde des sceaux de les lire.

Pendant cette lecture, qui n’avoit d’autre importance que de saisir une occasion de forcer le parlement de reconnoître le garde des sceaux dont la compagnie haïssait la personne et la commission, je m’occupai cependant à considérer les mines. Je vis en M. le duc d’Orléans un air d’autorité et d’attention, qui me fut si nouveau, que j’en demeurai frappé. M. le Duc, gai et brillant, paraissoit ne douter de rien. Le prince de Conti, étonné, distrait, concentré, ne sembloit rien voir ni prendre part à rien. Le garde des sceaux, grave et pensif, paraissoit avoir trop de choses, dans la tête ; aussi en avoit-il beaucoup à faire et pour un coup d’essai. Néanmoins, il se déploya avec son sac en homme bien net, bien décidé, bien ferme. Le duc de La Force, les yeux en dessous, examinoit les visages. Les maréchaux de Villeroy et de Villars se parloient des instants : ils avoient tous deux l’œil irrité et le visage abattu. Nul ne se composa mieux que le maréchal de Tallard ; mais il ne put étouffer une agitation intérieure qui étincela souvent au dehors. Le maréchal d’Estrées avoit l’air stupéfoit et de ne voir qu’un étang. Le maréchal de Besons, enveloppé plus que d’ordinaire dans sa grosse perruque, paraissoit tout concentré, et l’œil bas et colère. Pelletier, très dégagé, simple, curieux, regardoit tout. Torcy, plus empesé trois fois que de coutume, sembloit considérer tout à la dérobée. Effiat, vif, piqué, outré, prêt à bondir, le sourcil froncé à tout le monde, l’ail hagard, qu’il passoit avec précipitation et par élans de tous côtés. Ceux de mon côté, je ne pouvois les bien examiner je ne les voyois que des moments par des changements de postures des uns et des autres, et si la curiosité me faisoit m’avancer sur la table et me tourner vers eux pour en regarder l’enfilade, ce n’étoit que bien rarement et bien courtement. J’ai déjà parlé de l’étonnement du duc de Guiche, du dépit et de la curiosité du duc de Noailles. D’Antin, toujours si libre dans sa taille, me parut tout emprunté et tout effarouché. Le maréchal d’Huxelles cherchoit à faire bonne mine, et ne pouvoit couvrir le désespoir qui le perçoit. Le vieux Troyes, tout ébahi, ne montroit que de la surprise, de l’embarras, et de ne savoir proprement où il en était.

Dès l’instant de cette première lecture chacun vit bien, au départ des bâtards, après tout ce qui s’étoit passé dans ce cabinet du conseil avant la séance, qu’il s’agiroit de quelque chose contre eux. La nature et le plus ou le moins de ce quelque chose tenoient tous les esprits en suspens, et cela joint à un lit de justice aussitôt éclaté et prêt qu’annoncé, marquoit une grande résolution prise contre le parlement, annonçoit aussi tant de fermeté et de mesures dans un prince si reconnu pour en être entièrement incapable que tous en perdoient terre. Chacun, suivant ce qu’il étoit affecté de bâtardise ou de parlement, sembloit attendre avec frayeur ce qui alloit éclore. Beaucoup d’autres paraissoient vivement blessés de n’avoir eu part à rien, de se trouver dans la surprise commune, et que le régent leur eût échappé. Jamais visages si universellement allongés, ni d’embarras plus général ni plus marqué. Dans ce premier trouble, je crois que peu de gens prêtèrent l’oreille aux lettres dont le garde des sceaux faisoit la lecture. Quand elle fut achevée, M. le duc d’Orléans dit qu’il ne croyoit pas que ce fût la peine de prendre les voix un à un, ni sur leur contenu ni sur leur enregistrement, et qu’il pensoit que tous seroient d’avis de commencer la séance du lit de justice par là.

Après une petite pause, mais marquée, le régent exposa en peu de mots les raisons qui avoient fait résoudre au dernier conseil de régence de casser les arrêts du parlement qu’on y avoit lus, et de le faire par un arrêt du conseil de régence. Il ajouta qu’à la conduite présente du parlement, c’eût été commettre de nouveau l’autorité du roi d’envoyer cet arrêt au parlement, qui eût donné au public une désobéissance formelle en refusant sûrement de l’enregistrer ; que n’y ayant que la voie du lit de justice pour y parvenir, il avoit estimé le devoir faire tenir fort secret pour ne pas donner lieu aux cabales et aux malintentionnés d’y essayer à continuer la désobéissance, en leur donnant le temps de s’y préparer ; qu’il avoit cru, avec M. le garde des sceaux, que la fréquence et la manière des remontrances du parlement méritoit que cette compagnie fût remise dans les bornes du devoir, que depuis quelque temps elle avoit perdu de vue ; que M. le garde des sceaux alloit lire au conseil un arrêt qui contenoit la cassation délibérée et les règles qu’elle devoit observer à l’avenir. Puis, regardant le garde des sceaux : « Monsieur, lui dit-il, vous l’expliquerez mieux que moi à ces messieurs : prenez la peine de le faire avant que de lire l’arrêt. »

Le garde des sceaux prit la parole, et paraphrasa ce que Son Altesse Royale avoit dit plus courtement ; il expliqua ce que c’étoit que l’usage des remontrances, d’où il venoit, ses utilités, ses inconvénients, ses bornes, la grâce de les avoir rendues, l’abus qui en étoit fait, la distinction de la puissance royale d’avec l’autorité du parlement émanée du roi, l’incompétence des tribunaux en matière d’État et de finances, et la nécessité de la réprimer par une manière de code (ce fut le terme dont il se servit), qui fût à l’avenir la règle invariable du fond et de la forme de leurs remontrances. Cela expliqué sans longueur, avec justesse et grâce, il se mit à lire l’arrêt tel qu’il est imprimé, et entre les mains de tout le monde, à quelques bagatelles près, mais si légères, que leur ténuité me les a fait échapper.

La lecture achevée, le régent, contre sa coutume, montra son avis par les louanges qu’il donna à cette pièce ; puis, prenant un air et un ton de régent que personne ne lui avoit encore vu, qui acheva d’étonner la compagnie, il ajouta : « Pour aujourd’hui, messieurs, je m’écarterai de la règle ordinaire pour prendre les voix, et je pense qu’il sera bon que j’en use ainsi pour tout ce conseil. » Puis, après un léger coup d’œil passé sur les deux côtés de la table, pendant lequel on eût entendu un ciron marcher, il se tourna vers M. le Duc, et lui demanda son avis. M. le Duc opina pour l’arrêt, alléguant plusieurs raisons courtes, mais fortes. Le prince de Conti parla aussi en même sens. Moi ensuite, car le garde des sceaux avoit opiné tout de suite après sa lecture. Je fus du même avis, mais plus généralement, quoique aussi fortement, pour ne pas tomber inutilement sur le parlement, et pour ne m’arroger pas d’appuyer Son Altesse Royale à la manière des princes du sang. Le duc de La Force s’étendit davantage. Tous parlèrent, mais la plupart très peu ; et quelques-uns, tels que les maréchaux de Villeroy, Villars, Estrées, Besons, M. de Troyes et d’Effiat laissèrent voir leur douleur de n’oser résister au parti pris, dont il étoit clair qu’il n’y avoit pas à espérer d’en rien rabattre. L’abattement se peignit sur leurs visages, et vit qui voulut que celui du parlement n’étoit ni ce qu’ils désiroient ni ce qu’ils avoient cru qui pouvoit arriver. Tallard fut le seul d’eux qui en cela ne parut pas ; mais le monosyllabe suffoqué du maréchal d’Huxelles fit tomber ce qu’il lui restoit de masque. Le duc de Noailles se contint avec tant de peine qu’il parla plus qu’il ne vouloit, et avec une angoisse digne de Fresnes [2]. M. le duc d’Orléans opina le dernier, mais avec une force très insolite ; puis fit encore une pause, repassant tout le conseil sous ses yeux.

En ce moment le maréchal de Villeroy, plein de sa pensée, se demanda entre ses dents : « Mais viendront-ils ? » Cela fut doucement relevé. M. le duc d’Orléans dit qu’ils en avoient assuré des Granges, et ajouta qu’il n’en doutoit pas, et tout de suite qu’il faudroit faire avertir quand on les sauroit en marche. Le garde des sceaux répondit qu’il le seroit. M. le duc d’Orléans reprit qu’il le faudroit toujours faire dire à la porte ; et, tout aussitôt voilà M. de Troyes debout. La peur me prit si brusque qu’il n’allât jaser à la porte, que j’y courus plus tôt que lui. Comme je revenois, d’Antin, qui s’étoit tourné pour me guetter au passage, me pria en grâce de lui dire ce que c’étoit que ceci. Je coulai, disant que je n’en savois rien : « Bon, reprit-il, à d’autres ! » Remis en place, M. le duc d’Orléans dit encore je ne sais plus quoi ; et M. de Troyes encore en l’air, moi aussi comme l’autre fois. En passant je dis à La Vrillière de se saisir de toutes les commissions pour aller à la porte, de peur du babil de M. de Troyes ou de quelque autre, parce que de l’éloignement d’où j’étois assis, cela marquoit trop. En effet, cela étoit essentiel, et La Vrillière le fit depuis. Retournant en ma place, encore d’Antin en embuscade, m’interpellant, au nom de Dieu et les mains jointes, je tins bon, et lui dis : « Vous allez voir. » Le duc de Guiche à mon retour en place me pressa aussi inutilement, jusqu’à me dire qu’on voyoit bien que j’étois dans la bouteille : je demeurai sourd.

Ces petits mouvements passés, M. le duc d’Orléans, redressé sur son siège d’un demi-pied, dit à la compagnie, d’un ton encore plus ferme et plus de maître qu’à la première affaire, qu’il y en avoit une autre à proposer bien plus importante que celle qu’on venoit d’entendre. Ce prélude renouvela l’étonnement des visages, et rendit les assistants immobiles. Après un moment de silence, le régent dit qu’il avoit jugé le procès qui s’étoit élevé entre les princes du sang et les légitimés : ce fut le terme dont il usa sans y ajouter celui de princes ; qu’il avoit eu alors ses raisons pour n’en pas faire davantage ; mais qu’il n’étoit pas moins obligé de faire justice aux pairs de France, qui l’avoient demandée en même temps au roi par une requête en corps, que Sa Majesté avoit reçue elle-même, et que lui-même régent avoit communiquée aux légitimés ; que cette justice ne se pouvoit plus différer à un corps aussi illustre, composé de tous les grands du royaume, des premiers seigneurs de l’État, des personnes les plus grandement revêtues, et dont la plupart s’étoient distingués par les services qu’ils avoient rendus ; que, s’il avoit estimé au temps de leur requête n’y devoir pas répondre, il ne se sentoit que plus pressé de ne plus différer une justice qui ne pouvoit plus demeurer suspendue, et que tous les pairs désiroient de préférence à tout ; que c’étoit avec douleur qu’il voyoit des gens (ce fut le mot dont il se servit) qui lui étoient si proches, montés à un rang dont ils étoient les premiers exemples, et qui avoit continuellement augmenté contre toutes les lois ; qu’il ne pouvoit se fermer les yeux à la vérité ; que la faveur de quelques princes, et encore bien nouvellement, à voit interverti le rang des pairs ; que ce préjudice fait à cette dignité n’avoit duré qu’autant que l’autorité qui avoit forcé les lois ; qu’ainsi les ducs de Joyeuse et d’Épernon, ainsi MM. de Vendôme avoient été remis en règle et en leur rang d’ancienneté parmi les pairs, aussitôt après la mort de Henri III et de Henri IV ; que M. de Beaufort n’avoit point eu d’autre rang sous les yeux du feu roi, ni M. de Verneuil, que le roi fit duc et pair, en 1663, avec treize autres, et qui fut reçu au parlement, le roi y tenant son lit de justice, avec eux, et y prit place après tous les pairs ses anciens y séants ; et n’y en a jamais eu d’autre ; que, l’équité, le bon ordre, la cause de tant de personnes si considérables et la première dignité de l’État ne lui permettoient pas un plus long déni de justice ; que les légitimés avoient eu tout le temps de répondre, mais qu’ils ne pouvoient alléguer rien de valable contre la force des lois et des exemples ; qu’il ne s’agissoit que de faire droit sur une requête pour un procès existant et pendant, qu’on ne pouvoit pas dire qui ne fût pas instruit ; que, pour y prononcer, il avoit fait dresser la déclaration dont M. le garde des sceaux alloit faire la lecture, pour la faire enregistrer après au lit de justice que le roi alloit tenir.

Un silence profond succéda à un discours si peu attendu et qui commença à développer l’énigme de la sortie des bâtards. Il se peignit un brun sombre sur quantité de visages. La colère étincela sur celui des maréchaux de Villars et de Besons, d’Effiat, même du maréchal d’Estrées. Tallard devint stupide quelques moments, et le maréchal de Villeroy perdit toute contenance. Je ne pus voir celle du maréchal d’Huxelles, que je regrettai beaucoup, ni du duc de Noailles que de biais par-ci, par-là. J’avois la mienne à composer, sur qui tous les yeux passoient successivement. J’avois mis sur mon visage une couche de plus de gravité et de modestie. Je gouvernois mes yeux avec lenteur, et ne regardois qu’horizontalement pour le plus haut. Dès que le régent ouvrit la bouche sur cette affaire, M. le Duc m’avoit jeté un regard triomphant, qui pensa démonter tout mon sérieux, qui m’avertit de le redoubler et de ne m’exposer plus à trouver ses yeux sous les miens. Contenu de la sorte, attentif à dévorer l’air de tous, présent à tout et à moi-même, immobile, collé sur mon siège, compassé de tout mon corps, pénétré de tout ce que la joie peut imprimer de plus sensible et de plus vif, du trouble le plus charmant, d’une jouissance la plus démesurément et la plus persévéramment souhaitée, je suais d’angoisse de la captivité de mon transport, et cette angoisse même étoit d’une volupté que je n’ai jamais ressentie ni devant ni depuis ce beau jour. Que les plaisirs des sens sont inférieurs à ceux de l’esprit, et qu’il est véritable que la proportion des maux est celle-là même des biens qui les finissent.

Un moment après que le régent eut cessé de parler il dit au garde des sceaux de lire la déclaration. Il la lut tout de suite, sans discourir auparavant, comme il avoit fait dans l’affaire précédente. Pendant cette lecture qu’aucune musique ne pouvoit égaler à mes oreilles, mon attention fut partagée à reconnoître si elle étoit entièrement la même que Millain avoit dressée et qu’il m’avoit montrée, et j’eus la satisfaction de la trouver la même parfaitement, et à examiner l’impression qu’elle faisoit sur les assistants ; peu d’instants me découvrirent, par la nouvelle altération de leurs visages, ce qui se passoit dans leur âme, et peu d’autres m’avertirent, à l’air de désespoir qui saisit le maréchal de Villeroy, et de fureur qui surprit Villars, qu’il falloit apporter un remède à ce que le désordre, dont ils ne paraissoient plus les maîtres, pouvoit leur arracher. Je l’avois dans ma poche et je l’en tirai alors. C’étoit notre requête contre les bâtards que je mis devant moi sur la table et que j’y laissai ouverte au dernier feuillet, qui contenoit toutes nos signatures imprimées en gros caractères majuscules. Elles furent incontinent regardées par ces deux maréchaux et reconnues sans doute, au farouche abattu de leurs yeux qui succéda sur-le-champ et qui éteignit je ne sais quel air de menace, surtout dans le maréchal de Villars. Mes deux voisins me demandèrent ce que c’étoit que ce papier, je le leur dis en leur montrant les signatures. Chacun regarda ce bizarre papier sans que personne s’informât d’une chose si reconnoissable, et que la seule facilité du voisinage me l’avoit fait demander par le prince de Conti et le duc de Guiche, deux hommes qui, chacun fort différemment l’un de l’autre, ne voyoient guère ce qu’ils voyoient. J’avois balancé cette démonstration entre la crainte de trop montrer par là que j’étois du secret et le hasard du bruit que je voyois ces maréchaux si près de faire et du succès que ce bruit pouvoit avoir. Rien n’étoit plus propre à les contenir que l’exhibition de leur propre signature. Mais [ne] la faire qu’après qu’ils auroient eu parlé, cela n’eût servi qu’à leur faire honte et point à arrêter ce qu’ils auroient excité. J’allai donc au plus sûr, et j’eus lieu de juger que j’avois fait utilement. Toute cette lecture fut écoutée avec la dernière attention jointe à la dernière émotion. Quand elle fut achevée, M. le duc d’Orléans dit qu’il étoit bien fâché de cette nécessité, qu’il s’agissoit de ses beaux-frères, mais qu’il ne devoit pas moins justice aux pairs qu’aux princes du sang ; puis, se tournant au garde des sceaux, lui ordonna d’opiner. Celui ci parla peu, dignement, en bons termes, mais comme un chien qui court sur de la braise, et conclut à l’enregistrement. Après, Son Altesse Royale, regardant tout le monde, dit qu’il continueroit de prendre les avis par la tête, et fit opiner M. le Duc. Il fut court, mais nerveux et poli pour les pairs ; M. le prince de Conti de même avis, mais plus brièvement ; puis M. le duc d’Orléans me demanda mon avis. Je fis, contre ma coutume, une inclination profonde, mais sans me lever, et dis qu’ayant l’honneur de me trouver l’ancien des pairs du conseil, je faisois à Son Altesse Royale mes très humbles remerciements, les leurs et ceux de tous les pairs de France, de la justice si ardemment désirée qu’elle prenoit la résolution de nous rendre sur ce qui importoit le plus essentiellement à notre dignité et qui touchoit le plus sensiblement nos personnes ; que je la suppliois de vouloir bien être persuadée de toute notre reconnoissance et de compter sur tout l’attachement possible à sa personne pour un acte d’équité si souhaité et si complet ; qu’en cette expression sincère de nos sentiments consisteroit toute une opinion, parce qu’étant parties il ne nous étoit pas permis d’être juges ; je terminai ce peu de mots par une inclination profonde, sans me lever, que le duc de La Force imita seul en même temps. Je portai aussitôt mon attention à voir à qui le régent demanderoit l’avis, pour interrompre, si c’étoit à un pair, afin d’ôter les plus légers prétextes de formes aux bâtards pour en revenir, mais je ne fus pas en cette peine. M. le duc d’Orléans m’avoit bien entendu et compris, il sauta au maréchal d’Estrées. Lui et tous les autres opinèrent presque sans parler, en approuvant ce qui ne leur plaisoit guère pour la plupart. J’avois tâché de ménager mon ton de voix de manière qu’il ne fût que suffisant pour être entendu de tout le monde, préférant même de ne l’être pas des plus éloignés, à l’inconvénient de parler trop haut, et je composai toute ma personne au plus de gravité, de modestie et d’air simple de reconnoissance qu’il me fut possible. M. le Duc me fit malicieusement signe, en souriant, que j’avois bien dit ; mais je gardai mon sérieux et me tournai à examiner tous les autres. On ne peut rendre les mines ni les contenances des assistants. Ce que j’en ai raconté, et les impressions qui les occupoient se fortifièrent de plus en plus. On ne voyoit que gens oppressés et dans une surprise qui les accabloit, concentrés, agités, quelques-uns irrités, quelque peu bien aises, comme La Force, et Guiche qui me le dit aussitôt très librement.

Les avis pris presque aussitôt que demandés, M. le duc d’Orléans dit : « Messieurs, voilà donc qui a passé ; la justice est faite, et les droits de MM. les pairs en sûreté. J’ai à présent un acte de grâce à vous proposer, et je le fais avec d’autant plus de confiance, que j’ai eu soin de consulter les parties intéressées, qui y veulent bien donner les mains, et que je l’ai fait dresser en sorte qu’il ne pût blesser personne. Ce que je vais exposer regarde la seule personne de M. le comte de Toulouse. Personne n’ignore combien il a désapprouvé tout ce qui a été fait en leur faveur, et qu’il ne l’a soutenu depuis la régence que par respect pour la volonté du feu roi. Tout le monde aussi connoît sa vertu, son mérite, son application, sa probité, son désintéressement. Cependant je n’ai pu éviter de le comprendre dans la déclaration que vous venez d’entendre. La justice ne fournit point d’exception en sa faveur, et il falloit assurer le droit des pairs. Maintenant qu’il ne peut plus souffrir d’atteinte, j’ai cru pouvoir rendre par grâce au mérite ce que j’ôte par équité à la naissance, et faire une exception personnelle de M. le comte de Toulouse, qui, en confirmant la règle, le laissera lui seul dans tous les honneurs dont il jouit, à l’exclusion de tous autres, et sans que cela puisse passer à ses enfants s’il se marie et qu’il en ait, ni être tiré à conséquence pour personne sans exception. J’ai le plaisir que les princes du sang y consentent, et que ceux des pairs à qui j’ai pu m’en ouvrir sont entrés dans mes sentiments et ont bien voulu même m’en prier. Je ne doute point que l’estime qu’il s’est acquise ici ne vous rende cette proposition agréable ; » et se tournant au garde des sceaux : « Monsieur, continua-t-il, voulez-vous bien lire la déclaration ? » lequel, sans rien ajouter, se mit incontinent à la lire.

J’avois pendant le discours de Son Altesse Royale porté toute mon attention à examiner l’impression qu’il faisoit sur les esprits. L’étonnement qu’il y causa fut général ; il fut tel, qu’il sembloit, à voir ceux à qui il s’adressoit, qu’ils ne le comprenoient pas, et ils ne s’en remirent point de toute la lecture. Ceux surtout que la précédente avoit le plus affligés témoignèrent à celle-ci une consternation qui fit le panégyrique de cette distinction des deux frères, en ce qu’en affligeant davantage ceux de ce parti, ce premier mouvement involontaire marquoit le parti même, non l’affection des personnes, qui leur eût été ici un motif de consolation, au lieu que ce leur fut une très vive irritation de douleur, par l’approfondissement où cette distinction plongeoit le duc du Maine et le privoit du secours de son frère, au moins avec grâce de la part d’un cadet si hautement distingué. Je triomphai en moi-même d’un succès si évidemment démontré, et je ne reçus pas trop bien le duc de Guiche, qui me témoigna le désapprouver. Villeroy confondu, Villars rageant, Effiat roulant les yeux, Estrées hors de soi de surprise, furent les plus marqués. Tallard, la tête en avant, suçoit pour ainsi dire toutes les paroles du régent à mesure qu’elles étoient proférées, et toutes celles de la déclaration à mesure que le garde des sceaux la lisoit. Noailles, éperdu en lui-même, ne le cachoit pas même au dehors. Huxelles, tout occupé à se rendre maître de soi, ne sourcilloit pas. Je partageai mon application entre le maintien de l’assistance et la lecture de la déclaration, et j’eus la satisfaction de l’entendre parfaitement conforme à celle que le duc de La Force avoit dressée, et avec les deux clauses expresses du consentement des princes du sang et à la réquisition des pairs, que j’y fis insérer sous prétexte d’assurer à toujours l’état personnel du comte de Toulouse, et en effet pour mettre le droit des pairs en sûreté avec honneur, clauses qui réveillèrent d’une dose de plus les affections de ceux dont je viens de parler.

La déclaration lue, M. le duc d’Orléans la loua en deux mots, et dit après au garde des sceaux d’opiner. Il le fit en deux mots, à la louange du comte de Toulouse. M. le Duc, après quelques louanges du même, témoigna sa satisfaction par estime et par amitié. M. le prince de Conti ne dit que deux mots. Après lui, je témoignai à Son Altesse Royale ma joie de lui voir concilier la justice et la sûreté du droit des pairs avec la grâce inouïe qu’il faisoit à la vertu de M. le comte de Toulouse, qui la méritoit par sa modération, sa vérité, son attachement au bien de l’État ; que plus il avoit reconnu l’injustice du rang auquel il avoit été élevé, plus il s’en rendoit digne, puis il étoit avantageux aux pairs de céder le personnel au mérite, lorsque cette exception étoit renfermée à sa seule personne, avec les précautions si formelles et si législatives contenues dans la déclaration, et de contribuer ainsi du nôtre volontairement à une élévation sans exemple, d’autant plus flatteuse qu’elle n’avoit de fondement que la vertu, pour exciter cette même vertu de plus en plus au service et à l’utilité de l’État ; que j’opinois donc avec joie à l’enregistrement de la déclaration, et que je ne craignois point d’y ajouter les très humbles remerciements des pairs, puisque j’avois l’honneur de me trouver l’ancien de ceux qui étoient présents. En fermant la bouche, je jetai les yeux vis-à-vis de moi, et je remarquai aisément que mon applaudissement n’y plaisoit pas, et peut-être mon remerciement encore moins. Ils y opinèrent en baissant la tête à un coup si sensible ; fort peu marmottèrent je ne sais quoi entre leurs dents, mais le coup de foudre sur la cabale fut de plus en plus senti, et à mesure que la réflexion succéda à la première surprise, à mesure aussi une douleur aigre et amère se manifesta sur les visages d’une manière si marquée, qu’il fut aisé de juger qu’il étoit temps de frapper.

Les opinions finies, M. le Duc me jeta une œillade brillante, et voulut parler ; mais le garde des sceaux qui, à son côté, ne s’en aperçut pas, voulant aussi dire quelque chose, M. le duc d’Orléans lui dit que M. le Duc vouloit parler, et tout de suite, sans lui en donner le temps, et se redressant avec majesté sur son siège : « Messieurs, dit-il, M. le Duc a une proposition à vous faire ; je l’ai trouvée juste et raisonnable ; je ne doute pas que vous n’en jugiez comme moi. » Et se tournant vers lui : « Monsieur, lui dit-il, voulez-vous bien l’expliquer ? » Le mouvement que ce peu de paroles jeta dans l’assemblée est inexprimable. Je crus voir des gens poursuivis de toutes parts et surpris d’un ennemi nouveau qui naît du milieu d’eux dans l’asile où ils arrivent hors d’haleine : « Monsieur, dit M. le Duc, en s’adressant au régent à l’ordinaire, puisque vous faites justice à MM. les ducs, je crois être en droit de vous la demander pour moi-même le feu roi a donné l’éducation de Sa Majesté à M. le duc du Maine. J’étois mineur, et dans l’idée du feu roi M. du Maine étoit prince du sang, et habile à succéder à la couronne. Présentement je suis majeur, et non seulement M. du Maine n’est plus prince du sang, mais il est réduit à son rang de pairie. M. le maréchal de Villeroy est aujourd’hui son ancien et le précède partout : il ne peut donc plus demeurer gouverneur du roi, sous la surintendance de M. du Maine. Je vous demande cette place que je ne crois pas qui puisse être refusée à mon âge, à ma qualité, ni à mon attachement pour la personne du roi et pour l’État. J’espère, ajouta-t-il en se tournant vers sa gauche, que je profiterai des leçons de M. le maréchal de Villeroy pour m’en bien acquitter, et mériter son amitié. »

À ce discours, M. le maréchal de Villeroy fit presque le plongeon, dès qu’il entendit prononcer le mot de surintendance de l’éducation ; il s’appuya le front sur son bâton, et demeura plusieurs moments en cette posture. Il parut même qu’il n’entendit rien du reste du discours. Villars, Besons, Effiat ployèrent les épaules comme gens qui ont reçu les derniers coups ; je ne pus voir personne de mon côté que le seul duc de Guiche, qui approuva à travers son étonnement prodigieux. Estrées revint à soi le premier, se secoua, s’ébroua, regarda la compagnie comme un homme qui revient de l’autre monde.

Dès que M. le Duc eut fini, M. le duc d’Orléans passa des yeux toute la compagnie en revue, puis dit que la demande de M. le Duc étoit juste ; qu’il ne croyoit pas qu’elle pût être refusée ; qu’on ne pouvoit faire le tort à M. le maréchal de Villeroy de le laisser sous M. du Maine, puisqu’il le précédoit à cette heure ; que la surintendance de l’éducation du roi ne pouvoit être plus dignement remplie que de la personne de M. le Duc, et qu’il étoit persuadé que cela irait tout d’une voix, et tout de suite demanda l’avis à M. le prince de Conti, qui opina en deux mots, après au garde des sceaux, qui ne fut pas plus long, ensuite à moi. Je dis seulement, en regardant M. le Duc, que j’y opinois de tout mon cœur. Tous les autres, excepté M. de La Force qui dit un mot, opinèrent sans parler, en s’inclinant simplement, les maréchaux à peine, d’Effiat aussi, ses yeux et ceux de Villars étincelant de fureur.

Les opinions prises, le régent, se tournant vers M. le Duc : « Monsieur, lui dit-il, je crois que vous voulez lire ce que vous avez dessein de dire au roi au lit de justice. » Là-dessus M. le Duc le lut tel qu’il est imprimé. Quelques moments de silence morne et profond succédèrent à cette lecture, pendant lesquels le maréchal de Villeroy, pâle et agité, marmottoit tout seul. Enfin, comme un homme qui prend son parti, il se tourna vers le régent, la tête basse, les yeux mourants, la voix foible : « Je ne dirai que ces deux mots-là, dit-il : voilà toutes les dispositions du roi renversées, je ne le puis voir sans douleur. M. du Maine est bien malheureux. — Monsieur, répondit le régent d’un ton vif et haut, M. du Maine est mon beau-frère, mais j’aime mieux un ennemi découvert que caché. » À ce grand mot plusieurs baissèrent la tête. Effiat secoua fort la sienne de côté et d’autre. Le maréchal de Villeroy fut près de s’évanouir, les soupirs commencèrent vis-à-vis de moi à se faire entendre par-ci, par-là, comme à la dérobée ; chacun sentit qu’à ce coup le fourreau étoit jeté et ne savoit plus s’il y auroit d’enrayure. Le garde des sceaux, pour faire quelque diversion, proposa de lire le discours qu’il avoit préparé pour servir de préface à l’arrêt de cassation de ceux du parlement et qu’il prononça au lit de justice avant de proposer l’arrêt. Comme il le finissoit on entra pour lui dire que quelqu’un le demandoit à la porte.

Il sortit et revint fort peu après, non à sa place, mais à M. le duc d’Orléans, qu’il tira dans une fenêtre, et cependant, grand concentrement de presque tous. Le régent remis en place dit à la compagnie qu’il recevoit avis que toutes les chambres assemblées, le premier président, nonobstant ce qu’il avoit répondu à des Granges, avoit proposé de n’aller point aux Tuileries et demandé ce qu’ils iraient faire en ce lieu où ils n’auroient point de liberté ; qu’il falloit mander au roi que son parlement entendroit sa volonté dans son lieu de séance ordinaire, quand il lui plairoit lui faire cet honneur que d’y venir ou de la lui envoyer dire ; que cela avoit fait du bruit et qu’on délibéroit actuellement. Le conseil parut fort étourdi de cette nouvelle, mais Son Altesse Royale dit, d’un air très libre, qu’il doutoit d’un refus et ordonna au garde des sceaux de proposer néanmoins ce qu’il croyoit qu’il y auroit à faire au cas que l’avis du premier président prévalût.

Le garde des sceaux témoigna qu’il ne pouvoit croire que le parlement se portât à cette désobéissance ; qu’en ce cas elle seroit formelle et contraire également au droit et à l’usage. Il s’étendit un peu à montrer que rien n’étoit si pernicieux que de commettre l’autorité du roi pour en avoir le démenti, et conclut à l’interdiction du parlement sur-le-champ s’il tomboit dans cette faute. M. le duc d’Orléans ajouta qu’il n’y avoit point à balancer, et prit l’avis de M. le Duc, qui y opina fortement ; M. le prince de Conti aussi, moi de même, MM. de La Force et de Guiche encore plus. Le maréchal de Villeroy, d’une voix cassée, cherchant de grands mots qui ne venoient pas à temps, déplora cette extrémité et fit tout ce qu’il put pour éviter de donner une opinion précise. Forcé enfin par le régent de s’expliquer, il n’osa contredire, mais il ajouta que c’étoit à regret, et voulut en étaler les suites fâcheuses. Mais le régent l’interrompit encore, dit qu’il ne s’en embarrassoit pas ; qu’il avoit prévu à tout ; qu’il seroit bien fâcheux d’avoir le démenti, et demanda tout de suite l’avis au duc de Noailles, qui répondit tout court, d’un ton contrit, que cela seroit bien triste, mais qu’il en étoit d’avis. Villars voulut paraphraser, mais il se contint, et dit qu’il espéroit que le parlement obéiroit. Pressé par le régent, il proposa d’attendre des nouvelles avant qu’on opinât ; mais, pressé de plus près, il fut pour l’interdiction avec un air de chaleur et de dépit extrêmement marqué. Personne après n’osa branler et la plupart n’opinèrent que de la tête.

L’avis passé, cette nouvelle donna lieu à M. le duc d’Orléans de traiter la manière de l’interdiction, et les différentes manières de se conduire selon les divers contre-temps, tel que je l’ai exposé plus haut, excepté qu’il ne fut parlé de signaux ni d’arrêter personne. Seulement il fut agité ce que l’on feroit sur une remontrance, si le parlement s’en avisoit. Le garde des sceaux proposa d’aller au roi, puis de prononcer que le roi vouloit être obéi sur-le-champ. Cela fut approuvé.

Peu après, des Granges entra et vint dire à M. le duc d’Orléans que le parlement étoit en marche, à pied, et commençoit à déboucher le palais. Cette nouvelle rafraîchit fort le sang à la compagnie, plus encore à M. le duc d’Orléans qu’à aucun autre.

Des Granges retiré, avec ordre d’avertir quand le parlement approcheroit, M. le duc d’Orléans dit au garde des sceaux que, lorsqu’il proposeroit au lit de justice l’affaire des légitimés, il eût soin de le faire en sorte qu’on ne fût pas un moment en suspens sur l’état du comte de Toulouse, parce qu’ayant dessein de le rétablir au même instant, il ne convenoit pas qu’il souffrît la moindre flétrissure. Ce soin si marqué, et en de tels termes, frappa un nouveau coup sur l’aîné des deux frères, et j’observai bien que ses partisans en parurent accablés de nouveau. Le régent fit encore souvenir le garde des sceaux de ne pas manquer de faire faire les enregistrements au lit de justice, la séance tenant, et sous ses yeux ; et l’importance de cette dernière consommation, en présence du roi, fut très remarquée.

Ensuite le régent dit, d’un air libre, aux présidents des conseils de rapporter leurs affaires, mais aucun n’ayant été averti d’en apporter, quoique l’ordre en eût été donné, tous avoient jugé qu’il ne s’agissoit que de la cassation des arrêts du parlement, et pas un n’en avoit. Le maréchal de Villars dit qu’il pouvoit en rapporter une, quoiqu’il n’en eût pas les papiers, et en effet il en rendit un compte le plus juste et le plus net que je lui eusse encore entendu rendre d’aucune autre, car cette fonction n’étoit pas son fort. Je fus infiniment surpris qu’il s’en acquittât de la sorte dans une agitation d’esprit aussi étrange que celle où je le voyois, soit que cette agitation même y contribuât, en réveillant fortement ses idées et sa facilité de parler, soit effort de réflexion et de prudence, pour paroître plus à soi-même. Il ne fut pas même trop court ; mais quoique rapportant très bien, je crois que peu l’entendirent. On étoit trop fortement occupé de choses peu intéressantes, et chacun fut de son avis sans parler. Ce fut un bonheur pour ceux qui avoient des affaires, de n’être pas rapportés ce jour-là ; peu de rapporteurs peutêtre eussent su ce qu’ils auroient dit, et moins encore d’auditeurs.

Le conseil fini de la sorte faute de matière, il se fit un mouvement pour le lever à l’ordinaire. Je m’avançai par-devant M. le prince de Conti sur la table à M. le duc d’Orléans qui m’entendit, et qui pria la compagnie de demeurer en place. La Vrillière, par son ordre, sortit aux nouvelles, mais rien ne paraissoit encore. Il étoit un peu plus de dix heures. On resta ainsi une bonne demi-heure en place avec assez de silence, chacun avec ses voisins, se parlant peu entre soi. Après, l’inquiétude commença à prendre quelques-uns qui se levèrent pour aller vers les fenêtres. M. le duc d’Orléans les contint tant qu’il put ; mais des Granges étant venu dire que le premier président étoit déjà arrivé en carrosse, et que le parlement s’avançoit assez près, à peine fut-il retiré, que le conseil se leva par parties, et qu’il n’y eut plus moyen de le retenir. M. le duc d’Orléans se leva enfin lui-même, et tout ce qu’il put fut de défendre tout haut que qui que ce soit sortît sous quelque prétexte que ce pût être, ce qu’il répéta deux ou trois fois ensuite en divers temps.

À peine fûmes-nous levés, que M. le Duc vint à moi, joyeux du succès, et soulagé au dernier point de l’absence des bâtards, et de ce qu’elle avoit permis qu’il eût été parlé de leur affaire à la régence, ce qui prévenoit les inconvénients à craindre au lit de justice. Je lui dis en peu de mots ce que j’avois remarqué des visages. Je ne voulus pas être longtemps avec lui. Peu après l’avoir quitté, M. le duc d’Orléans me vint prendre dans la plénitude des mêmes sentiments. Je lui expliquai plus qu’à M. le Duc, ce qui m’avoit paru dans la mine et la contenance de chacun, et lui assenai bien celle de son d’Effiat, dont il ne fut point surpris ; il le parut davantage de Besons, dont il déplora la faiblesse et l’abandon pour d’Effiat, qui, dès avant la mort du roi, étoit devenu sa boussole. Je demandai au régent s’il ne craignoit point que les bâtards instrumentassent actuellement avec le parlement et leurs amis, et ne vinssent même au lit de justice. Sa confiance accoutumée, qui abrégeoit soins, réflexions, inquiétudes, ne lui permit pas d’en avoir le moindre soupçon ; dans la vérité le duc du Maine m’avoit paru si mort, et ses amis du conseil si déconcertés, que je n’en craignis rien moi-même ; mais, de peur de surprise, j’y voulus préparer et fortifier le régent.

Je le quittai après, et vis les maréchaux de Villeroy et de Villars assis auprès d’Effiat, se parlant moins que réfléchissant ensemble en gens pris au dépourvu, enragés, mais abattus. Besons et le maréchal d’Estrées après s’y joignirent, puis ils se séparèrent, et se rapprochèrent, en sorte que les deux, trois, ou les quatre ensemble, ne furent presque point mêlés avec d’autres. Tallard les joignit, non ensemble, mais quelques-uns d’eux par-ci, par-là, courtement et à la dérobée ; Huxelles aussi, et Le pelletier ; le garde des sceaux, assez seul, méditant son affaire, souvent avec M. le duc d’Orléans et M. le Duc, quelquefois avec moi, souvent avec La Vrillière, quand il joignoit quelqu’un. Je me promenois cependant lentement et incessamment sans m’attacher à personne, pour essayer que rien ne m’échappât, avec une attention principale aux portes. Je me servis de ce long toupillage pour parler aux uns et aux autres, passer continuellement auprès des suspects, pour écumer et interrompre leurs conciliabules, d’Antin, fort seul, souvent joint par le duc de Noailles. Celui-ci avoit repris sa façon du matin, de me suivre toujours des yeux. Il avoit l’air consterné, agité, et une contenance fort embarrassée, lui ordinairement si libre et si maître du tripot. D’Antin me prit à part pour me témoigner son embarras d’assister au lit de justice, par rapport aux bâtards, et me consulter s’il hasarderoit de demander au régent de l’en dispenser. Sa situation à cet égard me fit juger que cela pouvoit se faire. Il me pria de m’en charger ; je ne pus le faire sitôt, parce que le colloque d’Effiat et des siens me parut se forlonger, et que je m’en allai vers eux. Je m’y assis même un peu. D’Effiat, d’abordée, ne put s’empêcher de me dire que nous venions d’entendre d’étranges résolutions ; qu’il ne savoit qui les avoit conseillées ; qu’il prioit Dieu que M. le duc d’Orléans s’en trouvât bien. Je lui répondis que ces résolutions-là étoient assurément fortes et bien grandes ; que cela même me faisoit juger qu’il falloit que les raisons qui y avoient déterminé le fussent également ; que j’en étois dans la même surprise et dans les mêmes souhaits. Le maréchal de Villeroy poussa des soupirs profonds, et fit quelques exclamations vides et muettes, qu’il soutint de secouements de perruque. Villars parla un peu plus, blâma aigrement, mais courtement, laissa voir son désespoir sur le duc du Maine ; mais il débiaisa sur le parlement, pour moins montrer sa vraie douleur. Je payai de mines et de gestes, je ne contredis rien, mais je ne dis rien aussi, parce que je ne m’étois pas mis là pour parler ni persuader, mais pour voir et entendre. De tout ce que j’ouïs d’eux, je recueillis que c’étoit gens en désarroi, de cabale non préparée, qui n’espéroient rien du parlement, aussi peu préparé qu’eux.

Je les quittai pour ne rien affecter, et fis la commission de d’Antin ; le régent me dit qu’il lui avoit parlé ; qu’il approuvoit son embarras et sa délicatesse ; qu’il lui avoit permis de ne venir point au lit de justice, à condition qu’il ne le diroit à personne : qu’il demeureroit dans le cabinet du conseil, comme devant y aller, et que, pendant le lit de justice, il ne sortiroit point du même cabinet qu’après que toute la séance seroit finie. J’allai après à d’Antin, qui me le redit, et qui l’exécuta très bien. En effet, le fils légitime de Mme de Montespan, mêlé de société au point où il l’étoit avec tous les bâtards et bâtardes de sa mère, ne pouvoit honnêtement se trouver à ce lit de justice.

Après je pris Tallard sur l’inquiétude où je ne laissois pas d’être des soupirs, des exclamations et du désespoir évident du maréchal de Villeroy, [de] ce mot qu’il avoit dit des dispositions du roi renversées et du malheur de M. du Maine, en plein conseil et si hors de temps. Je joignois à cela la peur terrible que nous lui savions d’être arrêté. Tout cela me fit craindre qu’il n’en regardât comme l’avant-coureur la chute du duc du Maine, et que son peu d’esprit et de sens ne lui persuadât qu’il seroit beau d’amplifier au lit de justice le pathos qu’il avoit suffoqué au conseil pour se faire un mérite au parlement et auprès de leur cabale, et un de reconnoissance auprès du public, qui le rendroit peut-être plus difficile à arrêter, au moins plus considérable. Or, un pathos d’un homme dans ces places, au milieu d’un parlement enragé, étoit meilleur à empêcher qu’à hasarder de le laisser faire. Je dis donc à Tallard que, ne pouvant parler là longtemps au maréchal de Villeroy, je le priois de le joindre quand il le pourroit, et de lui dire de ma part que je ne pouvois m’empêcher de me moquer beaucoup de lui de l’inquiétude qu’il avoit témoignée d’être arrêté, ce que je paraphrasai de tout ce qui pouvoit flatter sa vanité personnelle, sans rien dire qui la pût exciter à autre titre, ni conséquemment lui donner du courage, mais seulement de la confiance en l’estime et l’amitié du régent. J’ajoutai que Son Altesse Royale, en me le racontant, m’avoit parlé de lui d’une manière à lui devoir donner de la honte de ses soupçons, et que, quand je pourrois l’entretenir, je ne m’empêcherois pas de la lui faire tout entière. En effet, il n’y avoit ni sens ni raison à l’arrêter, et par n’en valoir pas la peine, et par les tristes qu’en dira-t-on du monde d’ôter tous les deux hommes distingués à la fois, mis auprès du roi par le roi, son bisaïeul mourant. Je crus donc qu’il n’étoit que bon de rassurer celui-ci, et par là de lui ôter l’envie de dire quelque sottise au lit de justice, par lui faire sentir qu’il n’en avoit pas besoin pour rendre sa capture plus difficile, et que cette sottise le gâteroit tout à fait, puisqu’il avoit à perdre dans l’estime et la confiance du régent. Tallard ne me nia point les inquiétudes de son cousin, et glissa sur tout en homme de beaucoup d’esprit, sans me montrer que lui-même crût les inquiétudes fondées ou non. Il me remercia néanmoins beaucoup de mon attention pleine d’amitié, qui lui faisoit grand plaisir, et qui en feroit beaucoup au maréchal de Villeroy dès qu’il pourroit la lui apprendre. Il ne tarda pas à le faire, car dès la première fois que je le revis après, il me dit, que le maréchal de Tallard lui avoit parlé, et me remercia diffusément ; mais ce qu’il me conta lors n’est pas du sujet présent.

À peine eus-je fait avec Tallard, que La Vrillière, qui me guettoit depuis quelques moments, me prit à part. Il s’étoit aperçu sans doute de ma liaison nouvelle avec M. le Duc, qui n’avoit que trop paru avant et depuis le conseil fini, outre la visite qu’il lui avoit faite la veille, sur la réduction des bâtards au rang de leurs pairies. La Vrillière donc me pria de témoigner à M. le Duc sa satisfaction et sa joie, et de l’assurer de son attachement, parce qu’il n’osoit aller lui parler devant le monde. Jamais compliment ne fut plus de courtisan. La Vrillière étoit tout feu roi, conséquemment tout bâtard, lié avec eux par la Maintenon, leur ébreneuse [3], qui, pour le dire en passant, tomba bien malade et pleura bien plus longtemps et plus amèrement cette déconfiture de son bel ouvrage, qu’elle n’avoit fait la mort du feu roi dont sa santé ne fut pas même altérée. La Vrillière avoit eu des prises avec M. le Duc sur la Bourgogne, où il avoit eu les ongles rognés, de manière qu’il avoit besoin de se raccommoder avec un prince à qui il voyoit prendre un commencement de grand vol. Je m’en acquittai volontiers.

Cependant, on s’ennuyoit fort de la lenteur du parlement, et on envoyoit souvent aux nouvelles. Plusieurs, tentés de sortir, peut-être de jaser, se proposèrent ; mais le régent ne voulut laisser sortir que La Vrillière, et voyant que le désir de sortir croissoit, il se mit lui-même à la porte. J’eus avec lui plusieurs entretiens sur les remarques des divers personnages, avec M. le Duc, avec le garde des sceaux. Je fis réitérer plusieurs fois au régent la défense de sortir. Dans un de ces courts entretiens à l’écart, je lui parlai de la douleur qu’auroit Mme la duchesse d’Orléans ; combien il y devoit compatir, et la laisser libre, et qu’il ne devoit avoir rien de plus pressé que de lui écrire une lettre pleine de tendresse. Je lui proposai même de l’écrire sur la table du conseil, tandis qu’il n’avoit rien à faire, mais il me dit qu’il n’y avoit pas moyen parmi tout ce monde. Il fut assez aisément disposé à compatir à sa peine, mais il m’en parut assez peu touché ; néanmoins, il me promit de lui écrire dans la journée, au premier moment de liberté qu’il auroit. J’étois inquiet de ce que faisoient les bâtards, mais je n’osois trop le lui marquer. Il parloit aux uns et aux autres d’un air libre, comme dans une journée ordinaire, et il faut dire qu’il fut le seul de tous qui conserva cette sérénité sans l’affecter.




  1. Sur l’exemplaire des Mémoires de Saint-Simon (édit Sautelet, t. XVII, p. 103) conservé à la Bibl. imp. de Louvre, le roi Louis-Philippe a écrit de sa main une note marginale conçue en ces termes : « C’est aux Tuileries la même salle qui a été celle des conseils sous Louis XVI, Napoléon, Louis XVIII et Charles X. J’y ai vu trois de ces souverains en conseil. »
  2. Allusion au chancelier d’Aguesseau, alors exilé dans sa terre de Fresnes.
  3. Expression triviale pour désigner une nourrice.