Mémoires (Saint-Simon)/Tome 16/16


CHAPITRE XVI.


Le régent m’envoie chercher. — Conférence avec lui tête à tête, où j’insiste à n’attaquer que le parlement, et point à la fois le duc du Maine, ni le premier président, comme M. le Duc le veut. — Marché de M. le Duc, moyennant une nouvelle pension de cent cinquante mille livres. — Conférence entre M. le duc d’Orléans, le garde des sceaux, La Vrillière, l’abbé Dubois et moi, à l’issue de la mienne tête à tête. — M. le Duc survient ; M. le duc d’Orléans le va entretenir, et nous nous promenons dans la galerie. — Propos entre M. le duc d’Orléans, M. le Duc et moi, seuls, devant et après la conférence recommencée avec lui. — Je vais chez Fontanieu, garde-meuble de la couronne, pour la construction très secrète du matériel du lit de justice. — Contre-temps que j’y essuie. — Effroi de Fontanieu, qui fait après merveilles. — M. le Duc m’écrit, me demande un entretien dans la matinée chez lui ou chez moi, à mon choix. — Je vais sur-le-champ à l’hôtel de Condé. — Long entretien entre M. le Duc et moi. — Ses raisons d’ôter à M. du Maine l’éducation du roi. — Les miennes pour ne le pas faire alors. — M. le Duc me propose le dépouillement de M. du Maine. — Je m’y oppose de toutes mes forces ; mais je voulois pis à la mort du roi. — Mes raisons. — Dissertation entre M. le Duc et moi sur le comte de Toulouse. — M. le Duc propose la réduction des bâtards, si l’on veut, à leur rang de pairs parmi les pairs. — M. le Duc veut avoir l’éducation du roi, sans faire semblant de s’en soucier. — Raisons que je lui objecte. — Discussion entre M. le Duc et moi, sur l’absence de M. le comte de Charolois. — M. le Duc me sonde sur la régence, en cas que M. le duc d’Orléans vînt à manquer, et sur les idées de Mme la duchesse d’Orléans là-dessus pour faire M. son fils régent, et le comte de Toulouse lieutenant général du royaume. — Je rassure M. le Duc sur ce qu’en ce cas la régence lui appartient. — Conclusion de la conversation. — M. le Duc déclare que son attachement au régent dépend de l’éducation. — Je donne chez moi à Fontanieu un nouvel éclaircissement sur la mécanique dont il étoit chargé.


Je me rendis sur les quatre heures au Palais-Royal ; un moment après, La Vrillière y vint, qui me soulagea de la compagnie de Grancey et de Broglio, deux des roués, que j’avois trouvés dans le grand cabinet au frais, familièrement, sans perruques. Nous ne fûmes pas longtemps sans être avertis d’entrer dans la galerie neuve, peinte par Coypel, où nous trouvâmes quantité de cartes et de plans des Pyrénées, qu’Asfeld montroit au régent et au maréchal de Villeroy, M. le duc d’Orléans me reçut avec une ouverture et des caresses qui sentoient le besoin. Un moment après, il me dit bas qu’il avoit fort à m’entretenir avant que nous fussions assemblés, mais qu’il falloit laisser sortir le maréchal c’étoit le premier mot que j’entendois d’assemblée ; je ne savois donc avec qui ; La Vrillière me demanda si j’avois affaire au régent. Je lui dis que oui. Il me répondit qu’il étoit mandé à quatre heures. « Et moi aussi, » répartis-je. Le maréchal me prit après en particulier, avec ses bavarderies et ses protestations accoutumées sur les précautions qu’il venoit de prendre sur la personne du roi, avec une sorte d’éclat plat et malin, et sur les avis anonymes qui lui pleuvoient, et dont M. du Maine et lui étoient peut-être les auteurs. Enfin il s’en alla avec la compagnie. Alors M. le duc d’Orléans se mit à respirer, et me mena dans les cabinets derrière le grand salon sur la rue de Richelieu.

En y entrant, il me prit par le bras, et me dit qu’il étoit à la crise de sa régence, et qu’il s’agissoit de tout pour lui en cette occasion. Je répondis que je ne le voyois que trop ; que le tout ne dépendoit que de lui dans une conjoncture si critique. Nous étions à peine assis que l’abbé Dubois entra, qui lui parla par énigmes sur le parlement. Il me parut qu’il y étoit question de menées, de découvertes, du duc de Noailles, et du président. Le régent reçut assez mal l’abbé Dubois, en homme pressé de s’en défaire, le renvoya, défendit qu’on l’interrompît, excepté pour l’avertir de l’arrivée du garde des sceaux ; et encore à travers la porte qu’il alla fermer au verrou. Alors je lui dis qu’avant d’entrer en matière, j’avois à l’avertir de ce que Fagon avoit remarqué le matin en l’abbé Dubois, sur le chancelier et le garde des sceaux ; et que Dubois avoit marché comme sur des oeufs à l’égard du parlement. J’y ajoutai mes réflexions. Le régent me répondit que cela se rapportoit à ce que lui-même avoit aperçu de l’abbé, qui ne lui avoit loué que le chancelier, qu’il avoit tant haï auparavant, fort mal parlé du garde des sceaux, et du parlement, en effet, comme en marchant sur des oeufs. Mes réflexions lui parurent fondées : c’étoient les mêmes que je viens d’expliquer. Je l’exhortai à la défiance sur cet article d’un homme si promptement changé, et sans cause apparente. Il m’assura que Dubois ne le trahiroit pas ; mais il convint aussi que la sonde à la main sur les matières présentes étoit le meilleur parti. Après ce court préambule, nous entrâmes en matière. Il me dit qu’il étoit résolu à frapper un grand coup sur le parlement ; qu’il approuvoit beaucoup le lit de justice aux Tuileries, par les raisons qui me l’avoient fait proposer là plutôt qu’au palais ; qu’il étoit assuré de M. le Duc, moyennant une nouvelle pension de cent cinquante mille livres, comme chef du conseil de régence, et qu’il avoit aussi de ce matin la parole de M. de Conti ; que M. le Duc vouloit que l’éducation du roi fût ôtée au duc du Maine, chose qui étoit aussi de son intérêt à lui, parce que le roi avançoit en âge et en connoissance ; qu’il lui étoit important d’ôter de là son ennemi ; qu’ainsi il avoit envie de tenir le lit de justice, s’il le pouvoit, dès le mardi suivant, et là d’ôter l’éducation au duc du Maine.

Je l’interrompis, et lui dis nettement que ce n’étoit point là mon avis. « Eh ! pourquoi n’est-ce pas votre avis, m’interrompant à son tour. — Parce, lui dis-je, que c’est trop entreprendre à la fois. Quelle est maintenant votre affaire urgente avant toute autre, et qui ne souffre point de délais ? C’est celle du parlement : voilà le grand point ; contentez-vous-en. Frappant dessus un grand coup, et le sachant soutenir après, vous regagnez en un instant toute votre autorité, après quoi vous aurez tout le temps de penser au duc du Maine. Ne le confondez point avec le parlement ; ne l’identifiez point avec lui : par leur disgrâce commune, vous les joignez d’intérêt. Il sera et se professera le martyr du parlement ; conséquemment du public dans l’esprit qu’ils ont su y répandre. Voyez donc auparavant ce que le public fera et pensera de l’éclat que vous allez faire contre le parlement. Vous n’avez pas voulu abattre M. du Maine, lorsque vous le pouviez et le deviez, lorsque le public et le parlement s’y attendoient et le désiroient ouvertement ; vous avez laissé pratiquer l’un et l’autre au duc du Maine à son aise, et vous le voulez ôter à contre-temps. D’ailleurs, espérez-vous que cet affront ne vous conduise pas plus loin ? Mais de plus, M. le Duc veut-il l’éducation ou se contente-t-il de l’ôter à M. du Maine ? — Il ne s’en soucie pas, me répondit le régent. — À la bonne heure, lui dis-je ; mais tâchez donc de lui faire entendre raison sur le moment présent qui vous engage à un trop fort mouvement. Pensez encore, monsieur, ajoutai-je, que quand je m’oppose à l’abaissement de M. du Maine, je combats mon intérêt le plus cher : de l’éducation au rang il n’y a pas loin : vous connoissez sur ce point l’ardeur de mes désirs, et que d’ailleurs je hais parfaitement M. du Maine, qui nous a, par noirceur profonde et pourpensée, induits forcément au bonnet, et, de dessein prémédité, nous a coûté tout ce qui s’en est suivi ; mais le bien de l’État et le vôtre m’est plus cher que mon rang et ma vengeance, et je vous conjure d’y bien faire toutes vos réflexions. »

Le régent fut surpris autant peut-être de ma force sur moi-même que de celle de mes raisons. Il m’embrassa, me céda tout court ; me dit que je lui parlois en ami, non en duc et pair. J’en pris occasion de quelques légers reproches de ses soupçons à cet égard. Nous convînmes donc de laisser le duc du Maine pour une autre fois non compliquée. M. le duc d’Orléans revint au parlement et me proposa de chasser le premier président. Je m’y opposai de même, et lui dis que cet homme tenoit trop au duc du Maine pour frapper sur lui en laissant l’autre entier ; que rien n’étoit plus dangereux que d’offenser à demi un homme aussi puissamment établi et aussi méchant que le duc du plaine ; qu’il falloit attendre pour l’un comme pour l’autre ; qu’en cela encore je lui parlois en ami, contre moi-même, puisque mon plaisir le plus sensible seroit de perdre un scélérat, auteur et instrument de toutes les horreurs qui nous étoient arrivées ; qu’il falloit, au contraire, le caresser en apparence et faire accroire, malgré lui, au parlement qu’il avoit été dans la bouteille, pour achever de le perdre dans sa compagnie et achever après de le déshonorer par faire publier tout l’argent qu’il a eu depuis la régence et ses infamies avec Bourvalois ; qu’éreinté de la sorte, on s’en déferoit après bien aisément, quand il seroit temps de tomber sur le duc du Maine. Le régent me loua et me remercia encore, et convint que j’avois raison. Il me dit qu’il étoit résolu de suivre le mémoire que j’avois dicté à Fagon et point celui de l’abbé Dubois. Celui-ci vouloit différer le lit de justice jusqu’après la Saint-Martin, se contenter maintenant de casser les arrêts du parlement, et attendre aux vacances à exiler plusieurs membres mutins de cette compagnie. Et moi, au contraire, je voulois précipiter les coups ; tant sur le général que sur les particuliers. Après avoir bien discuté tous les inconvénients et leurs remèdes, nous vînmes à la mécanique. Je la lui expliquai telle que je l’imaginois, et je me chargeai, à la prière du régent, de la machine matérielle du lit de justice, par Fontanieu, garde meuble de la couronne, à l’insu de tout le monde, et particulièrement du duc d’Aumont, son supérieur comme premier gentilhomme de la chambre en année, et valet à gage de M. du Maine et du premier président.

Il y avoit déjà longtemps que le barde des sceaux étoit annoncé. Tout ceci concerté, le régent passa dans le salon qui joignoit les cabinets où nous étions, et de la porte appela le garde des sceaux, La Vrillière et l’abbé Dubois, qui attendoient dans le salon à l’autre bout, où ils étoient seuls. C’étoit le lieu où M. le duc d’Orléans travailloit l’été. Il étoit le dos à la muraille du cabinet de devant, assis au milieu de la longueur d’un grand bureau en travers devant lui il prit sa place ordinaire, moi à côté de lui, le garde des sceaux et l’abbé Dubois vis-à-vis, la largeur du bureau entre eux et nous, La Vrillière au bout le plus proche de moi. Après une assez courte conversation sur la matière, le garde des sceaux lut le projet d’un arrêt du conseil de régence et de lettres patentes, tel que ces pièces furent imprimées après, en cassation des arrêts du parlement, etc., où nous ne fîmes que quelques légers changements. L’abbé Dubois contredit tout, au point que, pour l’adresse, je le crus animé de l’esprit double et parlementaire du chancelier. Nous disputâmes tous et tout d’une voix contre lui. Il en fut enfin embarrassé, mais non pas jusqu’à changer rien de sa surprenante contradiction. Comme la lecture venoit de finir, M. le Duc fut annoncé. M. le duc d’Orléans prit, sa perruque et l’alla voir dans le cabinet de devant. Le garde des sceaux nous proposa de nous promener cependant dans la galerie. Nous y fîmes deux ou trois tours pendant lesquels la dispute ne cessa point entre Argenson et Dubois. La Vrillière et moi en haussions les épaules et soutenions le garde des sceaux. La Vrillière cependant me montra un projet de déclaration de suppression de charges nouvelles du parlement, qui me parut très bon.

Peu après j’entendis ouvrir la porte du salon qui donne dans ce grand cabinet, où Son Altesse Royale étoit allée trouver M. le Duc ; j’avançai devant les autres, et vis, le régent et M. le Duc derrière lui ; j’allai à eux, et comme j’étois au fait de leur intelligence, je demandai en riant à M. le duc d’Orléans ce qu’il vouloit faire de M. le Duc, et pourquoi l’amener ainsi dans son intérieur pour nous embarrasser. « Vous l’y voyez, me répondit-il, en prenant M. le Duc par le bras, et vous l’y verrez encore bien davantage. » Alors les regardant tous deux, je leur témoignai ma joie de leur union, et j’ajoutai que c’étoit leur véritable intérêt, et non pas de se joindre à la bâtardise. « Oh ! pour celui-ci, dit le régent à M. le Duc, en me prenant par les épaules, vous pouvez parler en toute confiance, car c’est bien l’homme du monde qui aime le mieux les légitimes et leur union, et qui hait le plus cordialement les bâtards. » Je souris, et répondis une confirmation nette et ferme ; M. le Duc, des respects à Son. Altesse Royale, et des honnêtetés à moi. Nous nous approchâmes du bureau. Les autres cependant, restés dans le bout le plus proche de la galerie, me parurent fort étonnés de ce qu’ils voyoient lorsque je me retournai vers eux ; ils s’approchèrent, et en même temps nous reprîmes nos places au bureau. M. le Duc se mit entre M. le duc d’Orléans et moi. Son Altesse Royale, après un petit mot très léger sur M. le Duc, pria le garde des sceaux de recommencer sa lecture ; elle se fit presque de suite avec très peu d’interruption. M. le Duc l’approuva fort et m’en parloit bas de fois à autre. Quand elle fut achevée, M. le duc d’Orléans se leva, appela M. le Duc, le mena à l’autre bout du salon, et m’y appela un moment après. Là, il me dit qu’ils alloient raisonner sur la mécanique, que la plus pressée de toutes ses différentes parties étoit celle du lit de justice, et qu’il me prioit de m’en aller sur-le-champ chez Fontanieu pour cela. En les quittant, j’élevai la voix et dis à Son Altesse Royale que La Vrillière m’avoit montré dans la galerie un projet de déclaration fort bon à voir.

Comme je fus à la galerie des hommes illustres, je m’entendis appeler ; c’étoit l’abbé Dubois. Il ne me fit point de question, ni moi à lui ; mais nous avions envie de savoir tous deux pourquoi chacun de nous sortoit, et nous ne nous le dîmes point. Comme j’allois monter en carrosse, un laquais de Law, en embuscade me dit que son maître me prioit instamment d’entrer dans sa chambre qui étoit tout contre : c’étoit le logement de Nancré. Je l’y trouvai seul avec sa femme, qui sortit aussitôt ; je lui dis que tout alloit bien, et que M. le Duc avoit été avec nous et étoit demeuré chez Son Altesse Royale ; je savois par elle que c’étoit Law qui avoit été l’instrument de leur union. J’ajoutai que j’étois pressé pour une commission nécessaire à ce dont il s’agissoit ; qu’il en sauroit davantage par Son Altesse Royale ou par moi dès que je le pourrois. Il me parut respirer ; je m’en allai delà chez Fontanieu à la place de Vendôme.

On a vu au temps de la chambre de justice dont les taxes furent portées au conseil de la régence, que Fontanieu en fut quitte à bon marché par le service que je lui fis. Il avoit marié sa fille à Castelmoron, fils d’une sœur de M. de Lauzun qui m’en avoit instamment prié. M. et Mme de Lauzun avoient lors, une affaire pour l’acquisition, par une sorte de retroit lignager [1], de la terre de Randan, du feu duc de Foix, laquelle devoit demeurer à Mme de Lauzun après son mari. Cela se décidoit devant des avocats commis, et Fontanieu conduisoit toute cette affaire. On me dit chez lui qu’il y étoit allé, et c’étoit au fond du Marais que ces avocats s’assembloient. Le portier me vit si fâché de l’aller chercher là, qu’il me dit que, si je voulois voir Mme de Fontanieu, il irait voir si son maître n’étoit point encore dans le voisinage où il étoit allé d’abord, pour de là aller au Marais. J’allai donc voir Mme de Fontanieu qui étoit souvent à l’hôtel de Lauzun et que je trouvai seule. J’eus donc le passe-temps de l’entretenir, avec tout ce que j’avois dans la tête, de cette, affaire de Mme de Lauzun ; ce fut mon prétexte d’avoir à parler à Fontanieu d’un incident pressé qui y, étoit survenu. Fontanieu, qu’on trouva encore au voisinage, arriva bientôt ; ce fut un autre embarras que de me dépêtrer de leurs instances à tous les deux de traiter là cette affaire sans me donner la peine de descendre chez Fontanieu, et comme la femme en étoit informée autant que le mari, je vis le moment que je ne m’en tirerois pas. J’emmenai pourtant à la fin Fontanieu chez lui, à force de compliments à la femme de ne la vouloir pas importuner de la discussion de cette affaire de Randan.

Quand nous fûmes, Fontanieu et moi, en bas de son cabinet, je demeurai quelques moments à lui parler de cela pour laisser retirer les valets qui nous avoient ouvert les portes. Puis, à son grand étonnement, j’allai dehors voir s’ils étoient sortis, et je fermai bien les portes. Je dis après à Fontanieu qu’il n’étoit pas question de l’affaire de Mme de Lauzun, mais d’une autre toute différente, qui demandoit toute son industrie et un secret à toute épreuve, que M. le duc d’Orléans me chargeoit de lui communiquer : mais qu’avant de m’expliquer, il falloit savoir si Son Altesse Royale pouvoit compter entièrement sur lui. C’est une chose étrange que l’impression des plus hautes sottises, dont la noirceur est répandue avec art. Le premier mouvement de Fontanieu fut de trembler réellement de tout son corps et de devenir plus blanc que son linge. Il balbutia à peine quelques mots, qu’il étoit à Son Altesse Royale tant que son devoir le lui permettroit. Je souris en le regardant fixement, et ce sourire l’avertit apparemment qu’il me devoit excuses de n’être pas en pleine assurance quand une affaire passoit par moi, car il m’en fit tout de suite, et avec l’embarras d’un homme qui sent bien que la première vue lui a offusqué la seconde, et qui, plein de cette première vue, n’ose rien montrer et laisse tout voir. Je le rassurai de mon mieux, lui dis que j’avois répondu de lui à M. le duc d’Orléans, et après, qu’il s’agissoit d’un lit de justice pour la construction duquel et sa position nous avions besoin de lui. À peine m’en fus-je expliqué, que le pauvre homme se prit à respirer tout haut, comme qui sort d’une oppression étouffante, et qu’on lui eût ôté une pierre de taille de dessus l’estomac, et cela à quatre ou cinq reprises tout de suite, en me demandant autant de fois si ce n’étoit que cela qu’on lui vouloit. Il promit tout dans la joie d’en être quitte à si bon marché, et dans la vérité, il tint bien tout ce qu’il promit, et pour le secret et pour l’ouvrage, il n’avoit jamais vu de lit de justice et n’en avoit pas la moindre notion. Je me mis à son bureau et lui en dessinai la séance. Je lui en dictai les explications à côté parce que je ne voulus pas qu’elles fussent de ma main. Je raisonnai plus d’une heure avec lui ; je lui dérangeai ses meubles pour lui mieux inculquer l’ordre de la séance et ce qu’il avoit à faire faire en conséquence avec assez de justesse pour n’avoir qu’à être transporté et dressé tout prêt aux Tuileries en fort peu de moments. Quand je crus m’être suffisamment expliqué, et lui avoir bien tout compris, je m’en retournai au Palais-Royal comme par un souvenir, étant déjà dans les rues, pour tromper mes gens. Un garçon rouge m’attendoit au haut du degré, et d’Ibagnet, concierge du Palais-Royal, à l’entrée de l’appartement de M. le duc d’Orléans, avec ordre de me prier de lui écrire. C’étoit l’heure sacrée des roués et du souper, contre laquelle point d’affaire qui ne se brisât. Je lui écrivis donc dans son cabinet d’hiver ce que je venois de faire, non sans indignation qu’il n’eût pu différer ses plaisirs pour une chose de cette importance. Je fus réduit encore à prier d’Ibagnet de prendre garde à ne lui donner mon billet que quand il seroit en état de le lire et de le brûler après. Je m’en fus de là chez Fagon, que je ne trouvai pas, et après chez moi, où il étoit venu. Bientôt après M. de La Force y arriva aux nouvelles, dont il fut fort satisfoit.

Le lendemain dimanche 21, sortant de mon lit à sept heures et demie, on m’annonça un valet de chambre de M. le Duc, qui avoit une lettre de lui à me rendre en main propre, qui étoit déjà venu plus matin, et qui étoit allé ouïr la messe aux Jacobins en attendant mon réveil. Je n’étois lors ni n’avois jamais été en aucun commerce direct ni indirect avec lui. J’en avois eu très peu lors, de son affaire contre les bâtards, mais comme nous n’en avions pu tirer aucun parti pour la nôtre, j’avois perdu de vue tous ces princes jusqu’à la messéance. Je passai dans mon cabinet avec ce valet de chambre, et j’y lus la lettre que M. le Duc m’écrivoit de sa main, que voici :

« Je crois, monsieur, qu’il est absolument nécessaire que j’aie une conversation avec vous sur l’affaire que vous savez ; je crois aussi que le plus tôt sera le mieux. Ainsi je voudrois bien, si cela se peut, que ce fût demain dimanche, dans la matinée ; voyez à quelle heure vous voulez venir chez moi ou que j’aille chez vous ; choisissez celui que vous croirez qui marquera le moins, parce qu’il est inutile de donner à penser au public. J’attendrai demain matin votre réponse, et vous prie en attendant de compter sur mon amitié en me continuant la vôtre.

« Signé : H. de Bourbon. »

Je rêvai quelques moments après l’avoir lue, et je me déterminai à voir M. le Duc, que je ne pouvois éconduire, après quelques questions au valet de chambre sur l’heure et le monde de son lever, à en tenter le hasard plutôt que celui de le faire remarquer à ma porte par le président Portail, qui en logeoit vis-à-vis, et qui pouvoit être chez lui un dimanche matin. Je ne voulus point écrire, et je me contentai de charger le valet de chambre de lui dire que je serois chez lui à l’issue de son lever. Je n’étois pas achevé d’habiller que Fagon vint savoir des nouvelles de la veille. Il en fut ravi, et encore plus du message de M. le Duc par l’espérance que lui donnoit cette suite pour un homme de plus, et de ce poids par sa naissance, à soutenir M. le duc d’Orléans. Je renvoyai Fagon promptement, et me rendis à l’hôtel de Condé, où je trouvai M. le Duc qui achevoit de s’habiller, et qui n’avoit heureusement que ses gens autour de lui, comme son valet de chambre me l’avoit fait espérer sur ce qu’il se devoit lever ce jour-là plus tôt que son ordinaire. Il me reçut en homme sage pour son âge, poliment, mais sans empressement. Il me dit même que c’étoit une nouveauté que de me voir. Je répondis que les conseils ayant presque toujours été le matin, et lui peu à Paris les autres jours, je profitois avec plaisir du changement de leur heure pour avoir l’honneur de le voir. Il fut achevé d’habiller aussitôt, me pria de passer dans son cabinet, en ferma la porte, me présenta un fauteuil, en prit un autre pareil, et nous nous assîmes de la sorte vis à vis l’un de l’autre ; il commença par des excuses d’en avoir usé avec moi avec liberté, et après quelques compliments il entra en matière.

Il me dit qu’il avoit cru nécessaire de ne perdre point de temps à m’entretenir sur l’affaire de la veille aussi nécessaire que pressante, et que d’abord il me vouloit demander avec confiance si je ne pensois pas, comme lui le croyoit, que ce n’étoit rien faire de frapper sur le parlement, si du même coup on ne frappoit pas sur son principal moteur, et si M. le duc d’Orléans n’en jugeoit pas de même. À ce que le régent m’avoit dit la veille, je m’étois bien douté du dessein de M. le Duc sur moi ; mais sans lui paroître stupide, je ne fus pas fâché de lui faire nommer le premier le duc du Maine. J’en vins à bout par quelques souris en balbutiant, et puis je lui demandai comment il l’entendoit de frapper sur M. du Maine. « En lui ôtant l’éducation, » me dit-il. Je répondis que l’éducation se pouvoit ôter indépendamment d’un lit de justice, et les deux choses se faire à deux fois. Il repartit que M. le duc d’Orléans étoit persuadé que cet emploi ayant été conféré ou confirmé au duc du Maine dans un lit de justice, il ne se pouvoit ôter que dans un autre lit de justice. Je contestai un peu, mais il trancha court en me disant que telle étoit l’opinion du régent, et l’opinion arrêtée, qu’il le lui avoit dit ainsi, sur quoi il étoit question de se servir de l’occasion naturelle de celui qu’on alloit tenir, d’autant qu’elle ne reviendroit pas sitôt, et qu’il vouloit savoir ce que je pensois là-dessus.

Je battis un peu la campagne ; mais je fus incontinent ramené par des politesses de M. le Duc sur la confiance, et par une prière précise d’examiner présentement avec lui, s’il n’étoit pas bon d’ôter le roi d’entre les mains de M. du Maine par rapport à l’État et à l’intérêt même de M. le duc d’Orléans, et supposé que cela fût, s’il ne valoit pas mieux le faire plus tôt que plus tard, et ne se pas commettre aux irrésolutions du régent, au prétexte de la nécessité d’un autre lit de justice, aux longueurs de le déterminer. Il fallut donc entrer tout de bon en lice. J’avoue que plus j’avois réfléchi à ce qui regardoit le duc du Maine, et moins je croyois de sagesse à l’entreprendre. J’étois en garde infiniment contre mon inclination là-dessus, et peut-être que la rigueur que je m’y tenois m’en grossissoit les inconvénients. J’avois horreur de tremper dans les suites funestes à l’État d’une chose quoique juste en elle-même par des intérêts particuliers, et plus cet intérêt m’étoit cher et sensible, plus aussi je m’en détournois avec force pour ne rien faire qu’en homme de bien. Je ne m’amusai donc plus au verbiage, pressé comme je l’étois. Je répondis nettement à M. le Duc que les deux points qu’il me proposoit à discuter étoient infiniment différents ; qu’aucun esprit impartial et raisonnable ne pouvoit nier qu’il ne fût expédient à l’État, au roi, au régent, d’ôter l’éducation à M. du Maine, mais que j’estimois qu’il n’y en avoit aucun aussi qui n’en considérât la démarche comme infiniment dangereuse. De là je lui détaillai avec beaucoup d’étendue ce que je n’en avois dit qu’en raccourci à M. le duc d’Orléans, parce qu’il s’étoit rendu d’abord, et que je voyois bien que celui-ci n’étoit pas pour en faire de même. Je lui fis sentir de quel prix l’éducation du roi étoit à M. du Maine, conséquemment quel coup pour lui que de vouloir y toucher ; quelle puissance il avoit en gouvernements et en charges pour la disputer, du moins pour brouiller l’État ; quelle force lui pouvoit être ajoutée par le parlement frappé du même coup pour leurs intrigues communes et leurs menées ; quelle autorité la réputation encore plus que les établissements du comte de Toulouse apporteroit à ce parti ; que rien n’étoit plus à craindre, conséquemment plus à éviter qu’une guerre civile, dont le chemin le plus prompt seroit d’attaquer M. du Maine.

M. le Duc m’écouta fort attentivement, et me répondit que pour lui il croyoit que l’attaquer étoit le seul remède contre la guerre civile. Je le priai de m’expliquer cette proposition si contradictoire à la mienne, et de me dire auparavant avec franchise ce qu’il pensoit de la guerre civile dans la situation où le royaume se trouvoit ; il m’avoua que ce seroit sa perte. Mais plein de son idée, il revint à ce que je lui avois avoué qu’il étoit utile d’ôter le roi des mains de M. du Maine ; que cela posé, il falloit voir s’il y avoit espérance certaine de le faire dans un autre temps, et de le faire alors avec moins de danger ; que plus on laisseroit le duc du Maine auprès du roi, plus le roi s’accoutumeroit à lui, et qu’on trouveroit dans le roi un obstacle, qui par son âge n’existoit pas encore ; que plus M. du Maine avoit gagné de terrain depuis la régence par la seule considération de l’éducation qui le faisoit regarder comme le maître de l’État à la majorité, plus il en gagneroit de nouveau à mesure que le roi avanceroit en âge, plus il seroit difficile et dangereux de l’attaquer ; que son frère sûrement ne remueroit point par probité et par nature ; qu’à la vérité la complication du parlement étoit une chose fâcheuse, mais que c’étoit un mauvais pas à sauter ; qu’il me parleroit sur M. le duc d’Orléans, non comme à son ami intime, mais comme à un fort honnête homme et à un homme sûr, en qui il savoit qu’on pouvoit se fier de tout ; que, s’il étoit persuadé d’obtenir une autre fois de lui l’éloignement de M. du Maine d’auprès du roi, il n’insisteroit pas à le vouloir à cette heure ; mais que je savois moi-même ce qui en étoit, et me prioit de lui dire si, cette occasion passée, il y devoit compter ; qu’il avoit [eu] sa parole de le faire à la mort du roi, puis le lendemain de la première séance au parlement, enfin lors du procès des princes du sang ; que tant de manquements de parole et à une parole si précise et si souvent réitérée non vaguement, mais pour des temps préfix, lui ôtaient l’espérance, s’il laissoit échapper l’occasion qui se présentoit, et que de là venoit ce que je pouvois prendre pour opiniâtreté ; et qui pourtant n’étoit que nécessité véritable ; que le régent étoit perdu si M. du Maine demeuroit auprès du roi jusqu’à la majorité ; que les princes du sang et lui nommément ne l’étoient pas moins ; que cette vérité ne pouvoit pas être révoquée, en doute ; qu’il y avoit donc de la folie à s’y commettre et à ne pas profiter de l’expérience et de l’occasion ; et qu’on se sentoit assez de l’affermissement de M. du Maine, pour ne le laisser pas affermir davantage.

Cela dit plus diffusément que je ne le rapporte, M. le Duc me pria de lui répondre précisément. Je ne pus disconvenir des vérités qu’il avoit avancées. « Mais, lui dis-je, monsieur, cela empêche-t-il une guerre civile ? Tout cela montre bien l’énormité de la faute d’avoir laissé subsister les bâtards à la mort du roi, et encore un peu depuis. Chacun comptoit sur leur chute et la souhaitoit ; mais à présent que les choses ont changé de face par l’habitude et encore plus par le titre qui leur semble donné, par le jugement intervenu entre les princes du sang et eux, on est où on en étoit, et ce qui étoit sage à faire à la mort du roi, et tôt après encore ou dans le jugement des princes du sang et d’eux, ne nous précipitera-t-il pas dans des troubles en le faisant présentement ? Vous dites que la nature et la probité de M. le comte de Toulouse l’empêchera de remuer : c’est une prophétie. Est-il apparent qu’il ne s’intéresse pas en la chute de son frère ; qu’il ne la regarde pas comme sienne par nature, par intérêt, par honneur, par réputation, qui à son égard mettra sa probité à couvert ? Mais il y a plus, monsieur ; espérez-vous en demeurer là, et concevez-vous comme possible de laisser l’artillerie et tout ce qui en dépend, les Suisses et les autres troupes que M. du Maine commande avec la Guyenne et le Languedoc, ces grandes et remuantes provinces dans la position où elles sont par rapport à l’Espagne, entre les mains d’un homme aussi cruellement offensé, à qui vous ravissez par la soustraction de l’éducation sa sûreté et sa considération présente, et ses vastes vues pour l’avenir ? — Hé bien, monsieur, interrompit M. le Duc, il n’y a qu’à le dépouiller. — Mais y pensez-vous, monsieur ? lui dis-je. Voilà comme de l’un on s’engage à l’autre. Il faut au moins un crime pour dépouiller ; et ce crime, où le prendre ? Ce seroit pour l’unir encore plus avec le parlement, en alléguant pour crime ses menées, ses manèges et ses intelligences avec cette compagnie. Et dans le temps présent oserez-vous lui en faire un capital de ses liaisons avec l’Espagne, supposé qu’on eût de quoi les prouver ? L’un passera pour une protection généreuse du bien public, l’autre pour un péché personnel contre le régent, qui n’a rien de commun avec le roi et l’État. Que deviendrez-vous donc si, après l’éducation ôtée, vous êtes réduit à en demeurer là ? Voilà pourquoi je les voulois culbuter dès la mort du roi, et pour les dépouiller, leur faire justement alors un crime de lèse-majesté d’avoir attenté à la couronne par s’en être fait déclarer capables, leur faire grâce de la vie, de la liberté, des biens, de leur dignité de duc et pair au rang de leur ancienneté du temps qu’ils l’ont obtenue, et les priver de tout le reste ; à cela personne qui n’eût applaudi alors, personne qui n’eût trouvé le traitement doux, personne qui n’eût vu avec joie la sagesse d’un frein qui empêcheroit à jamais qui que ce soit de lever les yeux jusqu’ au trône. Le comte de Toulouse lui-même, après avoir rendu ses sentiments publics là-dessus dans le temps, eût été bien embarrassé d’agir contre, et voilà le cas où sa probité et sa nature auroit pu suivre librement son penchant ; mais d’avoir, trois ans durant, accoutumé le monde à les confondre avec les princes du sang, après avoir reculé au delà de l’injustice et de l’indécence à juger entre les princes du sang et eux, après avoir par ce jugement même confirmé, canonisé leur état, leurs rangs, tout ce qu’ils sont et ont, excepté l’habilité à succéder à la couronne, et qui pis est, laissé entrevoir que cette habilité de succéder à la couronne n’est que faiblement retranchée et pour un temps très indifférent, puisque par le même arrêt on leur laisse les rangs et les honneurs qui n’ont jamais eu et ne peuvent jamais avoir que cette habilité pour base et pour principe, et qui sont inouïs pour tout ce qui n’est pas né prince du sang ; puisqu’on leur laisse encore par l’éducation un moyen clair et certain de revenir à cette habilité dans quatre ans, puisqu’on fortifie ainsi l’habitude publique de les identifier avec les princes du sang par un extérieur entièrement semblable, quel moyen de pouvoir revenir à leur faire un crime de cet attentat à la couronne et un crime digne du dépouillement ? Or le dépouillement sans crime est une tyrannie qui attaque chacun, parce que tout homme revêtu craint le même sort quand il en voit l’exemple, et s’irrite d’un si dangereux déploiement de l’autorité. Ne les dépouillez pas, ils auront lieu de craindre de l’être, ils auront raison de remuer pour leur propre sûreté ; sans compter la vengeance, la rage, les fureurs de Mme du Maine qui n’a pas craint ni feint de dire du vivant du roi, que, quand on avoit le rang, les honneurs, l’habilité à la couronne qu’avoit obtenus M. du Maine, il falloit renverser l’État plutôt que s’en laisser dépouiller. Après cela, monsieur, continuai-je avec moins de chaleur mais avec autant de force, vous devez croire que je suis vivement pénétré de ces raisons et du bien de l’État pour persévérer dans l’avis dont je suis, qu’il ne faut pas toucher à M. du Maine. Vous me faites l’honneur de me parler avec confiance, je vous en dois au moins une pareille ; comptez que je sens très bien que le rang des bâtards est inaltérable tant que l’éducation demeure à M. du Maine, et qu’en la lui ôtant ce rang ne peut subsister. Pour cela il ne faut point de crime, il ne faut que juger un procès intenté par notre requête, présentée en corps au roi et au régent lors de votre procès. Il ne seroit donc pas sage de ne le pas faire en ôtant l’éducation, et ce seroit les laisser trop grands et trop respectables par leur extérieur ; or, je veux bien vous avouer que ma passion la plus vive et la plus chère est celle de ma dignité et de mon rang, ma fortune ne va que bien loin après, et je la sacrifierois et présente et future avec transport de joie pour quelque rétablissement de ma dignité. Rien ne l’a tant et si profondément avilie que les bâtards, rien ne me toucheroit tant que de les précéder. Je le leur ai, dit en face, et à Mme d’Orléans et à ses frères, non pas une fois, mais plusieurs fois, et du vivant du feu roi, et depuis ; personne ne nous a tant procuré d’horreurs que M. du Maine par l’affaire du bonnet ; il n’y a donc personne dont j’aie un plus vif désir de me venger que de lui ; quand donc j’étouffe tous ces sentiments pour le soutenir, il faut que le bien de l’État me paroisse bien évident et bien fort, et je ne sais point pour moi d’argument plus démonstratif à vous faire. »

M. le Duc, qui m’avoit écouté avec une extrême attention, en fut effectivement frappé et demeura quelques moments en silence ; puis d’un ton doux et ferme, que je crains infiniment en affaires, parce qu’il marque que le parti est pris, et qu’il ne dépend d’aucun obstacle, lorsqu’il suit tous ceux qu’on a montrés, me dit : « Monsieur, je conçois très bien toutes les difficultés que vous faites, et je conviens qu’elles sont grandes ; mais il y en a deux autres qui me semblent à moi incomparablement plus grandes de l’autre côté : l’une, que M. le duc d’Orléans et moi sommes perdus à la majorité, si l’éducation demeure à M. du Maine jusqu’alors ; l’autre, qu’elle lui demeurera certainement, si à l’occasion présente elle ne lui est ôtée. Ajustez cela tout comme il vous plaira, mais voilà le fait : car de me fier à ce que M. le duc d’Orléans me promettra, c’est un panneau où je ne donnerai plus, et de me jouer à être perdu dans quatre ans, c’est ce que je ne ferai jamais. — Mais la guerre civile, lui repartis je. — La guerre civile, me répliqua-t-il, voici ce que j’en crois : M. du Maine sera sage ou ne le sera pas. De cela on s’en apercevra bientôt en le suivant de près. S’il est sage, comme je le crois, point de troubles. S’il ne l’est pas, plus de difficulté à le dépouiller. — Mais son frère, interrompis-je, dont le gouvernement est demi-soulevé, s’il s’y jette ? — Non, me dit-il, il est trop honnête homme, il n’en fera rien. Mais il le faudra observer et l’empêcher d’y aller. — En l’arrêtant donc ? ajoutai-je. — Bien entendu, me dit-il, et alors il n’y a pas d’autre moyen, et il le méritera, car il faut commencer par le lui défendre. — Mais, monsieur, lui dis-je, sentez-vous où cela vous conduit ? À pousser dans la révolte forcée et dans le précipice d’autrui un homme adoré et adorable par son équité, sa vertu, son amour pour l’État, son éloignement des folles vues de son frère, dans le soutien duquel il se perdra par honneur, comme vous avez vu qu’il s’est donné tout entier à leur procès contre vous, bien qu’il en sentît tout le foible, et qu’il en eût toujours désapprouvé l’engagement. Je vous avoue que l’estime que j’ai conçue pour lui depuis la mort du roi est telle qu’elle a gagné mon affection, et ce dont je m’émerveille, qu’elle a eu la force d’émousser l’ardeur de mon rang à son égard. Vous, qui êtes son neveu, et dont il a pris soin à votre première entrée dans le monde, n’êtes-vous point touché de sa considération ? — Moi, me dit-il, j’aime M. le comte de Toulouse de tout mon cœur, je donnerois toutes choses pour le sauver de là. Mais quand c’est nécessité, et qu’il y va de ma perte et de troubler l’État…. Car enfin, monsieur, me laisserai-je écraser dans quatre ans ; et en verrai-je quatre ans durant la perspective tranquillement ? Mettez-vous en ma place : troubles pour troubles, il y en aura moins à présent qu’en différant, parce qu’ils croîtront toujours en considération et en cabales, et peut-être, comme je le crois, n’y en aura-t-il point du tout à cette heure. Eh bien ! que, pensez-vous de tout ceci, et à quoi vous arrêtez-vous ? » Je voulus lui donner le temps de la réflexion par une parenthèse, et à moi qui le voyois hors d’espérance de démordre. Je voulus aussi le sonder sur ce qui nous regardoit. Je lui dis que je pensois qu’il avoit fait une grande faute lors de son affaire avec les bâtards, de n’avoir point voulu nous mettre à la suite des princes du sang ; que quelque différence qu’il y eût d’eux à nous, un tel accompagnement eût bien embarrassé le régent, et l’eût forcé à remettre les bâtards en leur rang de pairie ; que par cela seul ils étoient perdus, et qu’alors la disposition publique du monde, et celle du parlement en particulier, étoit d’y applaudir ; mais qu’il avoit pris une fausse idée, que nous savions bien, et que nous n’ignorions pas qui nous avoit perdus, qui est de mettre un rang intermédiaire entre les princes du sang et nous ; que cette faute étoit grossière, en ce que jamais nous ne pouvions nous égaler aux princes du sang, au lieu que tout rang intermédiaire se parangonnoit à eux [2], comme ils l’avoient vu arriver par degrés, presque en tout, de MM. de Vendôme, et en tout sans exception, des bâtards et batardeaux du feu roi, même depuis leur habilité à la couronne retranchée. Il en convint très franchement, et il ajouta qu’il étoit prêt de réparer cette faute ; que son amitié pour le comte de Toulouse duquel je lui parlois tout à l’heure, en avoit été un peu cause, mais qu’il consentiroit à présent à leur réduction entière à leur rang de pairie. Il me dit, de plus, qu’il ne me feroit point de finesse, qu’il en avoit parlé au régent sans s’en soucier, mais comme d’une facilité ; et que pour la lui donner tout entière, il avoit proposé trois parties différentes : 1° ôter l’éducation ; 2° le rang intermédiaire ; 3° réduction à celui de l’ancienneté de la pairie, et tout autre rang retranché ; que M. le duc d’Orléans lui avoit demandé des projets d’édits et de déclaration, qu’il les avoit fait dresser et les lui avoit remis. Il faut ici dire la vérité : l’humanité se fit sentir à moi tout entière et sentir assez pour me faire peur. Je repris néanmoins mes forces, et après quelques courts propos là-dessus, je lui demandai comment il l’entendoit pour l’éducation : « La demander, me répondit-il avec vivacité. — J’entends bien, lui repartis je, mais vous souciez-vous de l’avoir ? — Moi, non, me dit-il, vous jugez bien qu’à mon âge, je n’ai pas envie de me faire prisonnier ; mais je ne vois point d’autre moyen de l’ôter à M. du Maine que de me la donner. — Pardonnez-moi, lui répondis-je, n’y mettre personne, car cela ne sert à rien. Y laisser le maréchal de Villeroy ; sans supérieur, qu’il faut bien y laisser, quoi qu’il fasse avec tous les bruits anciens et nouveaux. — Fort bien, me dit-il, mais ôterez-vous l’éducation à M. du Maine si personne ne la demande ? et il n’y a que moi à la demander. — Mais, lui dis-je, la demander et la vouloir ce sont deux choses. Ne la pouvez-vous pas demander pour faire qu’on l’ôte à M. du Maine, et convenir avec M. le duc d’Orléans que personne ne l’aura ? Il me semble même que Son Altesse Royale me dit hier que vous ne vous en souciez pas, et à mon avis ce seroit bien le mieux. — Il est vrai, me répondit-il, que je ne m’en soucie point du tout, et que je l’aimerois autant ainsi ; mais, il ne me convient pas de la demander et de ne la pas avoir. Il faut que je la demande, et par conséquent que je l’aie. » J’avois senti tout l’inconvénient d’agrandir un prince du sang, et le second homme de l’État de l’éducation du roi, c’est ce qui m’avoit porté à cette tentative. Comme je vis mon homme si indifférent, et pourtant si résolu à l’avoir, j’essayai un autre tour pour l’en déprendre. « Monsieur, lui dis-je, cette conversation demande toute confiance. Vous m’avez parlé librement sur M. le duc d’Orléans, la nécessité me force à en user, de même. Vous ne le connoissez pas, quand vous voulez l’éducation du roi. Rien de meilleur pour M. du Maine et pour sa poltronnerie naturelle ; car par là il loge chez le roi, ne le quitte point, et se trouve à couvert de tout. En second lieu, pour soutenir son état monstrueux, qui ne peut subsister que par faveur insigne et manèges continuels. Mais vous, qu’en avez-vous besoin ? vous êtes le second homme de l’État. Cet emploi ne peut donc vous agrandir ni vous servir de bouclier dont vous n’avez que faire. Il peut seulement vous brouiller avec M. le duc d’Orléans, qui, puisqu’il faut le dire, est de tous les hommes le plus défiant et le plus aisé à prendre des impressions fâcheuses, qu’on sera toute la journée attentif à lui présenter sur vous ; et vous, monsieur, vous vous piquerez du défaut de confiance, d’attention, de considération. Vous ne manquerez non plus de gens pour vous mettre ces idées-là dans la tête et pour vous y confirmer que Son Altesse Royale en manquera de sa part, et vous voilà brouillés. Vous vous raccommoderez peut-être ; mais ces brouilleries et ces raccommodements ne laisseront que de l’extérieur : votre solide et vraie grandeur consiste dans une vraie et solide union avec le régent. L’union ou le défaut d’union avec lui sera votre salut ou votre perte, autant que gens comme vous peuvent se perdre. Il faut entre vous deux une union sans taches, sans rides, sans fautes, et qui ne s’alarme pas aisément. Sans l’éducation, nulle occasion à l’entamer, avec l’éducation cent mille. Il en naîtra partout, et vous le connoîtrez trop tard. » J’eus beau dire, M. le Duc s’en tint à son peu de goût pour l’avoir, à son point d’honneur de l’obtenir dès qu’il la demandoit, et à la nécessité de la demander sans qu’il fût possible de le déranger de pas un de ces trois points qu’il s’étoit bien mis dans la tête. Comme je l’y vis inflexible, je voulus du moins ranger une très fâcheuse épine ou m’en servir pour revenir à mon but de sauver M. du Maine, par tous les inconvénients que je craignois de l’attaquer ; je dis à M. le Duc qu’il falloit donc pousser la confiance à bout, et qu’il me pardonnât un détail de sa famille où j’allois nécessairement entrer. Après cette préface, qui fut reçue avec toute la politesse d’un homme qui veut plaire et gagner, je lui dis : « Monsieur, puisque vous me le permettez, expliquez-vous donc en deux mots sur M. votre frère.

« A la conduite qu’il tient par ses voyages, sa marche incertaine, et par les bruits qui se répandent, où en sommes-nous à cet égard ? — Monsieur, me répondit M. le Duc, je n’en sais rien moi-même. Mon frère est un étourdi et un enfant qui prend son parti, l’exécute, puis le mande voilà ce que c’est. — Et moi, monsieur, lui répondis-je, je trouve que ne savoir où vous en êtes, c’est en savoir beaucoup, car je n’aurai jamais assez mauvaise opinion de M. le comte de Charolois pour le croire capable de prendre un si grand parti sans vous et sans Mme la Duchesse ; elle est la mère commune. Tous, quoique fort jeune, vous avez plusieurs années plus que lui, et par toutes sortes de règles, vous lui devez tenir lieu de père : éclaircissez-moi ce point, car il est capital. » À cela, pour réponse, M. le Duc prend sur sa table une lettre de ce prince qui lui marquoit, en quatre lignes, sa route pour Gênes, et c’étoit tout. Il me la lut, puis me pressa de la lire moi-même, protestant qu’il n’en savoit pas davantage. Néanmoins, pressé par moi, il lui échappa que son frère n’avoit aucun établissement, et que, s’il en trouvoit un en Espagne, comme on le débitoit, il ne trouveroit point qu’un cadet ; sans bien et sans établissement, fît mal de le prendre. « Fort bien, monsieur, lui répartis-je vivement ; ce cadet a soixante mille livres de pension, n’est-ce rien à son âge pour vivre dans l’hôtel de Condé et à Chantilly avec vous, où il est décemment et avec tous les plaisirs, sans dépense ? Mais quand il sera vice-roi de Catalogne, le voilà au roi d’Espagne. Comment vous plaît-il après cela que M. le duc d’Orléans se fie à vous ? Vous aurez alors jambe deçà, jambe delà ; vous serez, ou tout au moins vous passerez, à très juste titre, pour le bureau d’adresse de tout homme considérable qui, sans se montrer, voudra traiter avec l’Espagne ; non seulement vous, mais vos domestiques principaux, et à votre insu, si l’on veut ; et avec une telle épine, et si prégnante [3] pour M. le duc d’Orléans, vous voulez qu’il vous sacrifie les bâtards pour se lier intimement avec vous. Monsieur, pensez-y bien, ajoutai-je, je vous prends à mon tour par vos propres paroles sur M. du Maine. Le feriez-vous à la place de M. le duc d’Orléans, et vous rendriez-vous, de gaieté de cœur, les bâtards irréconciliables pour ne pouvoir jamais compter sur les princes du sang ? Monsieur, encore une fois, pensez-y bien, ajoutai-je d’un ton ferme : à tout le moins si faut-il l’un ou l’autre, et non pas se mettre follement, comme l’on dit, le cul entre deux selles, à terre. »

M. le Duc le sentit bien, et revint à me jeter tous les doutes qu’il put sur ces établissements : moi, toujours à lui demander s’il en vouloit répondre ; enfin je lui déclarai qu’il falloit de la netteté en de telles affaires, et savoir qui on auroit pour ami ou pour ennemi. Là-dessus, il me dit qu’avec un établissement son frère reviendroit. « Hé bien ! repris-je, voilà donc l’enclouure, et je n’avois pas tort de vous presser ; mais au moins ne faut-il pas demander l’impossible. Où sont les établissements présents pour M. de Charolois ? » M. le Duc se mit à déplorer les survivances et les brevets de retenue qui, véritablement, ne le pouvoient être assez ; mais ce n’en étoit pas là le temps. Je proposai l’engagement du premier gouvernement, et enfin de donner une récompense de l’Ile-de-France au duc d’Estrées, lequel ne valoit ni l’un ni l’autre, et de donner ce gouvernement à M. de Charolois. M. le Duc n’y eut pas de goût. Alors je lui citai le Poitou, donné à M. le prince de Conti, et que M. de Charolois et lui étoient, deux cadets tout pareils. Cela arrêta un moment M. le Duc ; il me proposa le mariage de Mlle de Valois, que son frère avoit toujours désiré.

Comme je traitois alors très secrètement celui du prince de Piémont avec elle, qui dépendoit de convenances d’échange d’États sur l’échange de la Sicile, et qui pouvoit traîner en longueur, je m’étois bien gardé de rien dire qui fît naître cette ouverture ; mais il fallut répondre. Je dis donc assez crûment qu’ils étoient tous deux de bonne maison et bien sortables, mais que ce seroit la faim qui épouseroit la soif. M. le Duc l’avoua, et ajouta qu’en ce cas c’étoit au régent à pourvoir sa fille convenablement à un mari qui n’auroit rien de lui-même. Je repartis que l’état du royaume ne permettoit pas de faire un mariage à ses dépens. M. le Duc en voulut disconvenir en faveur des princes du sang. « Tant d’égards pour eux qu’il vous plaira, monsieur, lui répondis-je ; mais approfondissez et voyez qui s’accommodera en France, en l’état où on est, de contribuer aux mariages de princes du sang qui n’ont rien, et qui, à l’essor qu’ils ont pris, ne vivront pas avec quatre millions pour eux deux. » Il contesta sur la nécessité de quatre millions au moins, mais il n’insista plus tant sur savoir où les prendre. Je me crus bien alors, mais ce bien ne dura que pendant quelques verbiages sur les dépenses des princes du sang d’autrefois, et de ceux d’aujourd’hui ou que nous avons vus.

Après cela M. le Duc tourna court, et me dit que M. du Maine fournissoit à tout, si M. le duc d’Orléans le vouloit, même à M. de Chartres, qui n’étoit revêtu de quoi que ce soit ; qu’il lui pouvoit donner les Suisses et l’un des deux gouvernements, et l’autre à son frère. « J’entends bien, repartis-je, mais un gouvernement, est-ce de quoi se marier ? — Mais au moins, répondit-il, c’est de quoi vivre et revenir ici. Après cela on a du temps pour voir au mariage. — Monsieur, lui dis-je, vous voyez quel train nous allons de l’éducation au dépouillement, et il est vrai qu’il n’est pas sage de faire l’un sans l’autre. Mais faites-vous attention que l’artillerie est office de la couronne, et ne se peut ôter que par voie juridique et criminelle ? — Qu’est-ce que cela ? répliqua-t-il vivement ; l’artillerie n’est rien, il n’y a qu’à la lui laisser jusqu’à ce qu’il donne lieu à en user autrement, avoir attention qu’il né s’y passe rien, à en disperser les troupes avec d’autres dont on soit sûr. Et les carabiniers ? ajouta-t-il. — Voici, répartis-je, une belle distribution. Mais si elle avoit lieu, je tiendrois dangereux de renvoyer les carabiniers dans leurs régiments ; non que cette invention de les avoir mis en corps ne soit pernicieuse aux corps, et très mauvaise au service, mais il ne faut pas jeter des créatures de M. du Maine dans tous les régiments de cavalerie ; ainsi j’aimerois mieux par cette seule raison, les laisser comme ils sont, et les donner à M. le prince de Conti pour qu’il eût aussi quelque chose, et qu’il ne criât pas si fort de n’avoir rien. » M. le Duc l’approuva en souriant, comme comptant peu son beau-frère, et me demanda si je ne parlerois pas à M. le duc d’Orléans ce jour-là même, parce qu’il s’agissoit du surlendemain mardi ; je lui répondis que je ferois ce qu’il m’ordonneroit, mais qu’il falloit auparavant savoir que lui dire et comment lui dire, et pour cela résumer notre conversation pour convenir de nos faits ; que je le suppliois de se souvenir de toutes les grandes et fortes raisons que je lui avois alléguées pour ne rien faire présentement contre M. du Maine ; que quelque intérêt que je trouvasse à le voir attaquer, je ne pouvois promettre ni de changer d’avis sur ce que je venois d’entendre, ni porter Son Altesse Royale à l’attaquer tant que je ne semis pas persuadé ; que, du reste, il n’avoit qu’à voir quel usage il vouloit que je fisse de cette conversation, et qu’il seroit fidèlement obéi. Il prit cette occasion de me dire que j’en usais si franchement avec lui, qu’il me vouloit parler d’une chose sur laquelle il espéroit que je voudrois bien lui répondre de même.

Il me dit donc qu’il voudroit bien savoir ce que je pensois sur la régence, non qu’il y, eût aucune apparence de mauvaise santé dans M. le duc d’Orléans, mais qu’enfin on promenoit son imagination sur des choses plus éloignées, à la vie que ce prince menoit, trop capable de le tuer, ce qu’il regarderoit comme le plus grand malheur qui pût arriver à l’État et à lui-même. Je lui répondis que je n’userois d’aucun détour, pourvu qu’il me promît un secret inviolable ; et après qu’il m’en eût donné sa parole, je lui dis qu’il y avoit une loi pour l’âge de la majorité très singulière, mais qui avoit été reconnue si sage, par les inconvénients plus grands auxquels elle remédioit que ceux dont elle est susceptible, que la solennité avec laquelle un des plus sages de nos rois l’avoit faite et l’heureuse expérience l’avoit tournée en loi fondamentale de l’État, dont il n’étoit plus permis d’appeler, et qui depuis Charles IX avoit encore été interprétée d’une année de moins. Mais que pour les régences n’y en ayant aucune, il falloit suivre la loi commune du plus proche du sang, dont l’âge n’eût plus besoin de tuteur pour lui-même ; conséquemment qu’il n’y avoit que lui par qui, en cas de malheur ; la régence pût être exercée. « Vous me soulagez infiniment, me répondit M. le Duc, d’un air ouvert et de joie, car je ne vous dissimulerai pas que je sais qu’on pense à M. le duc de Chartres ; que Mme la duchesse d’Orléans a cela dans la tête, qu’elle y travaille, qu’il y a cabale toute formée pour cela, et qu’on m’avoit assuré que vous étiez à la tête. » Je souris et voulus parler ; mais il continua avec précipitation : « J’en étois fort fâché, dit-il, non que je sois en peine de mon droit, mais il y a de certaines gens qu’on est toujours fâché de trouver en son chemin, et je n’étois pas surpris de vous, parce que je sais combien vous êtes des amis de Mme la duchesse d’Orléans. Je vous voyois outre cela en grande liaison avec M. le comte de Toulouse ; vous parlez toujours tous deux au conseil, quelquefois en particulier, devant ou après, et on parle aussi en ce cas de faire le comte de Toulouse lieutenant général du royaume, et Mme la duchesse d’Orléans tutrice de son fils. J’ai cru que vous étiez par elle réuni aux bâtards, et fort avant dans toutes ces vues. Toute notre conversation m’a montré avec un grand plaisir que vous ne tenez point aux bâtards ; et cela m’a encouragé à vous parler du reste dont j’ai une extrême joie de m’être expliqué librement avec vous. »

Je souris encore : « Monsieur, interrompis-je enfin, expliquez-vous davantage, on m’aura donné à vous comme une manière d’ennemi ; vous voyez ce qui en est, et de quelle façon j’ai l’honneur de vous parler. Mais il faut en deux mots ; que vous sachiez que j’ai eu un procès contre feu Mme de Lussan qui étoit une grande friponne, et qu’il fallut démasquer. Je le fis après toutes les mesures possibles de respect que M. le Prince reçut à merveille, et ne s’en mêla point. Mme la Princesse, M. votre père et Mme la Duchesse ne voulurent point m’entendre, ni me voir, ni écouter personne ; rien ne conduit plus loin que le respect méprisé, et il est vrai que je ne me contraignis guère. Je n’ai jamais vu feu M. le Duc depuis chez lui, et point ou fort peu depuis sa mort Mme la Duchesse. Voilà le fait, monsieur, qui m’a brouillé avec l’hôtel de Condé, et qui y aura fait trouver tout le monde enclin à vous mal persuader de moi ; mais défiez-vous de ce qui vous sera dit, et croyez les faits. » Là-dessus, politesses infinies de M. le Duc, désirs de mériter mon amitié, excuses de la liberté qu’il avoit prise, joie pourtant de tout ce qui en résultoit, en un mot rien de plus liant et de moins prince. J’y répondis avec tout le respect que je devois, et puis lui dis : « Voyez-vous, monsieur, il y a déjà quelque temps que je suis dans le monde, je sais aimer avec attachement, mais nul attachement ne m’a encore fait faire d’injustice ni de folie à mon su. Je tâcherai de m’en garder encore, et pour vous tout dire en un mot, je tiens que ce seroit l’un et l’autre que de donner ma voix à M. le duc de Chartres pour la régence, qui dans le malheur possible que nous, espérons qui n’arrivera pas, n’est due qu’à vous seul : voilà pour le fond. Pour le goût, j’aime M. le comte de Toulouse, vous l’avez bien vu en cette conversation. Je l’aime par une estime singulière. Ma séance au conseil auprès de lui a formé ces liens ; nous nous y parlons des choses du conseil, et rarement d’autres. Je ne le vois point chez lui que par nécessité qui n’arrive pas souvent, et cette nécessité me déplaît à cause du cérémonial auquel je ne puis me ployer. Je lui souhaite toutes sortes d’avantages ; mais quelque mérite que je lui sente avec goût, il est bâtard, monsieur, il est injurieusement au-dessus de moi, jamais je ne consentirai à faire un bâtard lieutenant général du royaume, beaucoup moins au préjudice des princes du sang. Voilà mes sentiments, comptez-y. N’en parlez jamais, je vous en conjure encore, parce que je ne veux pas me brouiller avec Mme la duchesse d’Orléans, pour un futur contingent qui n’arrivera, j’espère, jamais. Je ne puis douter de son entêtement là-dessus. J’y ai répondu obliquement et me suis ainsi tiré d’affaire, vous ne voudriez pas m’en faire avec elle. » Là-dessus nouvelles protestations du secret, nouvelles honnêtetés, et je coupai la parenthèse, de laquelle néanmoins je ne fus point du tout fâché, par supplier M. le Duc que nous convinssions enfin de quelque chose pour ne pas demeurer inutilement ensemble, et donner lieu à la curiosité de ceux qui peut-être l’attendoient déjà.

Il me dit que toute la présomption de sa part n’alloit qu’à ôter M. du Maine d’auprès du roi, à me prier de voir M. le duc d’Orléans ce matin même pour lui en parler de mon mieux, et que, pour ce faire, il consentoit à celui des trois édits, dont il avoit porté les projets au récent, qu’il voudroit préférer. Ce peu de paroles ne fut pas si court que dans ce narré il n’y eut beaucoup de choses rebattues, après lesquelles M. le Duc me déclara nettement que de cela dépendoit son attachement à M. le duc d’Orléans, ou de ne faire pas un pas ni pour ni contre lui. Contre, parce qu’il en étoit incapable ; pour, parce qu’il le deviendroit par ce dernier manquement à tant de paroles données, à l’accomplissement desquelles l’intérêt personnel du régent n’étoit pas moins formel que le sien. J’avois bien ouï, par-ci par-là, divers propos dans la conversation qui sembloient dire la même chose, mais celui-ci fut si clair, qu’il n’y eut pas moyen de ne le pas entendre. C’est ce qui me fit proposer à. M. le Duc d’aller ce même matin au Palais-Royal, afin que le régent ne pût douter de toute, la force de sa volonté déterminée ; mais d’y aller après moi parce que je voulois me donner le temps de préparer M. le duc d’Orléans, et d’essayer s’il n’auroit pas plus d’autorité sur M. le Duc que mes raisons ne m’en avoient, donné. Je promis donc d’être à onze heures et demie au Palais-Royal, et lui me dit qu’il s’y trouveroit à midi et demi. En le quittant je lui dis que je n’oublierois rien de toutes les raisons qu’il m’avoit alléguées, que je n’en diminuerois la force en quoi que ce fût, que j’appuierois sur la détermination en laquelle il me paraissoit ; mais que je ne m’engageois à rien de plus, que je demeurois dans la liberté des sentiments où il m’avoit vu du danger de toucher alors à M. du Maine, que j’examinerois fidèlement les deux avis, qu’après ce seroit entre eux deux à se déterminer. M. le Duc fut content de cette franchise, et nous nous séparâmes avec toute la politesse qu’il y put mettre, jusqu’à me demander mon amitié à plusieurs reprises avec toutes les manières d’un particulier qui la désire, et du ton et du style des princes du sang d’autrefois. Je payai de respects et de toute l’ouverture que ce procédé demandoit. Il voulut me conduire, même après que j’eus passé exprès devant lui la porte de son cabinet pour l’en empêcher, et j’eus peine à l’arrêter dans sa chambre où heureusement il n’y avoit presque personne.

Je vins chez moi, et allai à la messe aux Jacobins, où j’entrois de mon jardin. Ce ne fut pas sans distraction. Mais Dieu me fit la grâce de l’y prier, de bon cœur et d’un cœur droit, de me conduire pour sa gloire et pour le bien de l’État sans intérêt particulier. Je dirai même que je reçus celle d’intéresser des gens de bien dans cette affaire sans la leur désigner ni qu’ils pussent former aucune idée, pour m’obtenir droiture et lumière et force dans l’une et l’autre contre mon penchant ; et, pour le dire une fois pour toutes, je fus exaucé dans ce bon désir, et je n’eus rien à me reprocher dans toute la suite de cette affaire où je suivis toujours les vues du bien de l’État ; sans me détourner ni à droite ni à gauche.

Fontanieu m’attendoit chez moi au retour de la messe. Il fallut essuyer ses questions sur sa mécanique, et y répondre comme si je n’eusse eu que cela dans l’esprit. J’arrangeai ma chambre en lit de justice avec des nappes, je lui fis entendre plusieurs choses locales du cérémonial qu’il n’avoit pas comprises, et qu’il étoit essentiel de ne pas omettre. Je lui avois dit de voir le régent ce matin-là ; mais il le falloit éclaircir auparavant, et il reçut ses ordres l’après-dînée.




  1. Le retrait lignager était le droit qu’avait un parent de la ligne, par où était venu un héritage, de reprendre le bien, lorsqu’il avait été aliéné.
  2. Se comparait à eux.
  3. On a déjà vu ce mot employé par Saint-Simon dans le sens de piquant.