Mémoires (Saint-Simon)/Tome 16/15
CHAPITRE XV.
Il y avoit déjà du temps qu’on se plaignoit dans les fermes générales de beaucoup de faux sauniers ; les précautions y furent peu utiles ; on vit de ces gens-là paroître en troupes et armés. Ce désordre ne fit que s’augmenter. Il y eut un vrai combat dans la forêt de Chantilly entre eux, des archers et des Suisses postés des garnisons voisines sur leur marche qu’on avoit éventée, et les faux sauniers furent battus, leur sel pris et leurs prisonniers branchés, mais beaucoup de Suisses et d’archers tués. Les exécutions ne firent qu’en accroître le nombre, les aguerrir, les discipliner ; en sorte que, ne faisant d’ailleurs de mal à personne, ils étoient favorisés et avertis partout. La chose alla si loin que des personnes principales furent plus que soupçonnées de les soutenir et de les encourager, pour s’en faire des troupes dans le besoin. Le comté d’Eu en fourmilloit et en répandoit un grand nombre.
Le parlement, avec les secours qu’il se promettoit de M. et de Mme du Maine, de ce qui s’appeloit la noblesse, des maréchaux Villeroy, de Tessé, d’Huxelles, du dépit et des respects du duc de Noailles, et de ce qui se brassoit en Bretagne, n’étoit occupé qu’à faire contre au régent, à établir son autorité sur les ruines de la sienne, à l’ombre de sa faiblesse et de la trahison d’Effiat, de Besons et de ceux qui avoient sa confiance sur les choses qui regardoient le parlement. Dans cette vue et de faire les pères du peuple, comme l’affectent tous ceux qui pour leurs intérêts particuliers veulent brouiller et troubler l’État, [ils] mandèrent Trudaine, prévôt des marchands et conseiller d’État, à leur venir rendre compte de l’état des rentes de l’hôtel de ville, lequel prétendit qu’elles n’avoient jamais été si bien payées, et qu’il n’y avoit aucun lieu de s’en plaindre. De là, ils s’en prirent à un édit rendu depuis peu sur la monnaie. Il fut proposé d’envoyer les gens du roi représenter au régent qu’il étoit très préjudiciable au royaume ; mais, pour avoir l’air plus mesuré, ils députèrent des commissaires à l’examen de l’édit. La cour prétendoit, qu’ayant été enregistré à la cour des monnaies, le parlement n’avoit pas droit de s’en mêler. Dans une nouvelle assemblée du parlement, il suivit les errements qu’il avoit pris dans la dernière régence et qui eurent de si grandes suites. Il résolut de demander à la chambre des comptes, à la cour des aides et à celle des monnaies, leur adjonction au parlement sur cette affaire pour des remontrances communes, et manda les six corps des marchands, et six banquiers principaux pour leur faire représenter le préjudice que ce nouvel édit apportoit à leurs intérêts et en général au commerce. J’abrège et abrégerai tous ces manèges, parce que si je voulois entrer dans tous ceux qui furent pratiqués au parlement et dans les intérêts et les intrigues de tant de conducteurs de toutes ces pratiques, il faudroit en écrire un volume à part, et qui seroit fort gros.
Les six banquiers et les députés des six corps des marchands comparurent à la grand’chambre, qui leur demanda des mémoires. Ils répondirent que l’affaire étoit assez importante pour en communiquer encore entre eux, et qu’ils les apporteroient le lendemain. Les six banquiers particuliers et affidés avoient lés leurs tout prêts qu’ils présentèrent ; mais il leur fut répondu d’attendre au lendemain à les fournir avec les marchands. Ce lendemain qui fut le mercredi 15 juin, les uns et les autres apportèrent leurs mémoires, mais la lecture en fut remise au vendredi suivant, pour en conférer avec les autres cours, si elles se joignoient au parlement. La chambre des comptes avoit répondu qu’elle ne pouvoit rien sans avoir assemblé les deux semestres, et avoir su si ces démarches seroient agréables au régent ; la cour des aides, qu’elle avoit été assemblée tout le matin sans avoir pu prendre de résolution ; que ce seroit pour le vendredi, et qu’elle enverroit en attendant à M. le duc d’Orléans ; celle des monnaies, qu’elle avoit reçu une lettre de cachet pour ne se point trouver au parlement. Le vendredi 17, le parlement s’assembla le matin et l’après-dînée, puis députa au régent pour lui demander la suspension de l’édit du changement des monnaies, qu’on y fasse les changements dont le parlement sera d’avis, et qu’il lui soit envoyé ensuite pour y être enregistré. La cour des aides s’excusa de la jonction, et n’y voulut pas entendre ; la chambre des comptes l’imita incontinent après, dont le parlement fut fort fâché. Il le fut aussi de ce que les six corps des marchands ne se plaignirent point de l’édit. Il n’eut donc que les six banquiers pratiqués, qui se plaignirent du ton qui leur fut inspiré. Le lendemain samedi, le parlement s’assembla encore le matin et l’après-dînée. Il envoya les gens du roi dire au régent qu’il ne se sépareroit point qu’il n’eût en sa réponse. Elle fut que Son Altesse Royale étoit fort lasse des tracasseries du parlement ; il pouvoit employer un autre terme plus juste ; qu’il avoit ordonné à toutes les troupes de la maison du roi qui sont à Paris et autour, de se tenir prêtes à marcher, et qu’il falloit que le roi fût obéi. L’ordre en effet en fut donné, et de se pourvoir de poudre et de balles. Le lendemain dimanche, le premier président, accompagné de tous les présidents à mortier et de plusieurs conseillers, fut au Palais-Royal. Il étoit l’homme de M. et de Mme du Maine, et le moteur des troubles ; mais il y vouloit aussi pêcher, se tenir bien avec le régent, pour en tirer et se rendre nécessaire, conserver en même temps crédit sur sa compagnie pour la faire agir à son gré. Son discours commença donc par force louanges et flatteries pour préparer à trois belles demandes qu’il fit : première, que l’édit des monnaies fût envoyé au parlement pour l’examiner, y faire les changements qu’il croiroit y devoir apporter et après l’enregistrer ; seconde, que le roi eût égard à leurs remontrances dans une affaire de cette conséquence, et que le parlement croit fort préjudiciable à l’État ; troisième, qu’on suspendit à la monnaie le travail qu’on y faisoit pour la conversion des espèces. Le régent répondit à la première, que l’édit avoit été enregistré à la cour des monnaies, qui est cour supérieure, conséquemment suffisante pour cet enregistrement ; qu’il n’y avoit qu’un seul exemple de règlement pour les monnaies porté au parlement ; qu’il n’y avoit envoyé celui-ci que par pure (il pouvoit ajouter très sotte et dangereuse) complaisance pour ses faux et traîtres confidents, valets du parlement, tels que les maréchaux de Villeroy, d’Huxelles, et de Besons, Canillac, Effiat et Noailles : à la seconde, que l’affaire avoit été bien examinée et les inconvénients pesés ; qu’il étoit du bien du service du roi que l’édit eût son entier effet : à la troisième, qu’on continueroit à travailler à la conversion des espèces à la monnaie, et qu’il falloit que le roi fût obéi.
Le lendemain lundi, le parlement s’assembla et rendit un arrêt contre l’édit des monnaies. Le conseil de régence, qui se tint l’après-dînée du même jour, cassa l’arrêt du parlement. Il fut défendu d’imprimer et d’afficher ce bel arrêt du parlement, et on répandit des soldats du régiment des gardes dans les marchés pour empêcher que la nouvelle monnaie y fût refusée. Le parlement saisit une occasion spéciale, en ce [que] les louis valant trente livres étoient pris à trente-six livrés, et les écus de cent sous à six livres par, cet édit qui faisoit de plus passer des billets d’État, avec une certaine proportion d’argent nouvellement refondu et fabriqué, quand la refonte auroit de quoi en fournir à mesure. Cela soulageoit le roi d’autant de papier, et il gagnoit gros à la refonte. Mais le particulier perdoit à cette rehausse qui excédoit de beaucoup la valeur intrinsèque, et qui donnoit lieu à tout renchérir. Ainsi le parlement, pour se faire valoir, et ses moteurs pour troubler, avoient beau jeu à prendre le masque de l’intérêt public, et à tâcher d’ôter cette ressource aux finances qui n’en trouvoient point d’autre. Aussi n’en manquèrent-ils pas l’occasion. On surprit la nuit un conseiller au parlement, nommé la Ville-aux-Clercs, qui, à cheval par les rues, arrachoit et déchiroit les affiches de l’arrêt du conseil de régence, qui cassoit l’arrêt du parlement rendu contre l’édit des monnaies. Il fut conduit en prison. Le dimanche 26 juin, les six corps des marchands vinrent déclarer au régent qu’ils ne se plaignoient point de l’édit des monnaies, mais qu’ils le supplioient seulement, lorsqu’il jugeroit à propos de diminuer les monnaies, que cela se fit peu à peu. Le lundi 27 juin, le premier président à la tête de tous les, présidents à mortier, et d’une quarantaine de conseillers, alla aux Tuileries, où il lut au roi, en présence du régent, les remontrances fort ampoulées du parlement. Le garde des sceaux lui dit que dans quelques jours le roi leur feroit répondre. Cela se passa le matin à l’issue du conseil de régence, qui se rassembla encore l’après-dînée là-dessus. Il y en eut un autre extraordinaire le jeudi 30 au matin ; le garde des sceaux y lut un résumé plus de lui que des précédents conseils sur cette affaire. Je m’y tins en tout fort réservé et fort concis. J’étois en garde contre l’opinion que M. le duc d’Orléans avoit prise, que je haïssais le parlement depuis le bonnet. J’étois piqué de la façon dont il s’étoit conduit dans cette affaire. Je l’étois de sa mollesse à son propre égard, et de l’autorité du roi dans les diverses échappées du parlement à ces égards, et je lui avois bien déclaré que jamais je ne lui ouvrirois la bouche sur cette matière. Je tins parole avec la plus ferme exactitude, et je ne voulus dire au conseil que ce que je ne pouvois m’empêcher d’opiner, mais dans le plus simple et court laconique, et peu fâché, car il faut l’avouer, de l’embarras du régent avec le parlement. Au sortir de ce conseil, la chambre des comptes, et après elle la cour des aides, vinrent faire leurs remontrances au roi, mais fort mesurées, sur le même édit.
Le samedi 2 juillet, la même députation du parlement vint aux Tuileries recevoir la réponse du roi ; le garde des sceaux la fit en sa présence, et de tout ce qui voulut s’y trouver. Le régent et tous les princes du sang y étoient, les bâtards aussi. Argenson, si souvent malmené, et même fortement attaqué par cette compagnie étant lieutenant de police, lui fit bien sentir sa supériorité sur elle, et les bornes de l’autorité que le roi lui donnoit de juger les procès des particuliers sans qu’elle pût s’ingérer de se mêler d’affaires d’État. Il finit par leur dire qu’il ne seroit rien changé à l’édit des monnaies, et qu’il auroit son effet tout entier sans aucun changement. Ces, messieurs du parlement ne s’attendoient pas à une réponse si ferme, et se retirèrent fort mortifiés.
Pendant cette contestation les états de Bretagne, dès le premier ou le second jour qu’ils furent assemblés, accordèrent le don gratuit par acclamation à l’ordinaire [1]. Cela se fit plus par le clergé et le tiers état, que par la noblesse, laquelle insista fort à demander le rappel de ses commissaires exilés, et qui envoya un courrier pour le demander au régent. Outre le point d’honneur, l’attachement à se servir d’eux pour l’examen des comptes de Montaran, leur receveur général, frère du capitaine aux gardes, étoit leur principal objet. Les gens du roi vinrent le mardi matin 11 juillet, demander au régent la permission que le parlement fît au roi des remontrances sur sa réponse aux premières. Cette demande forma unie nouvelle agitation. Le régent mené par ses perfides confidents, l’accorda à la fin, mais avec différentes remises. Le premier président, assez peu accompagné de députés du parlement, les fit par un écrit qu’il présenta au roi le mardi matin 26 juillet, en présence du régent, du garde des sceaux et de beaucoup de monde en public, et quelques jours après les sieurs du Guesclair, de Bonamour et de Noyan, demeurés à Paris par ordre du roi, eurent liberté de retourner chez eux en Bretagne, mais avec défense d’aller aux états. Rochefort et Lambilly, l’un président à mortier, l’autre conseiller au parlement de Rennes, eurent aussi permission de retourner chez eux.
Il s’étoit présenté une question à juger sur les apanages, qui intéressoit Madame et M. le duc d’Orléans, et qui fut jugée en leur faveur le samedi 30 juillet, au conseil de régence. Il n’y vint pas, parce qu’il s’agissoit de son intérêt, ni M. du Maine non plus, ce qui parut très singulier de celui-ci. M. le Duc y présida ; l’affaire fut fort balancée. M. de Troyes et le marquis d’Effiat s’en abstinrent, parce que les conseillers d’État qui avoient examiné l’affaire dans un bureau exprès vinrent à ce conseil pour y opiner, lesquels, suivant leur moderne prétention, et la faiblesse du régent, n’y cédoient qu’aux ducs et aux officiers de la couronne.
Parmi tous ces mouvements du parlement et ceux de Bretagne, M. le duc d’Orléans rétablit au roi devenu plus grand les cinq mille livres par mois, qui lui avoient été retranchées depuis quelque temps, en sorte qu’il eut comme auparavant dix mille livres par mois pour ses menus plaisirs et aumônes, à quoi le bas étage de son service, qui en tiroit par-ci par-là, fut fort sensible.
Trudaine, conseiller d’État et prévôt des marchands, alla mandé chez le premier président le jeudi 4 août, pour y rendre compte de l’état de l’hôtel de ville aux commissaires du parlement, qui y étoient assemblés. Échoués sur l’affaire des monnaies, ils cherchèrent à ressasser les rentes pour s’attacher les rentiers et s’en servir s’ils pouvoient, comme ils firent dans la dernière minorité, à commencer des troubles et à usurper l’autorité. La Bretagne de concert marchoit du même pied et préparoit de nouvelles brouilleries.
Ce fut dans ces circonstances que l’abbé Dubois revint de Londres après y avoir achevé ce qu’on a ci-devant vu sur les affaires étrangères. En même temps, Saint-Nectaire, maréchal de camp, qui avoit quitté le service quelques campagnes avant la fin de la dernière guerre, fut fait seul lieutenant général. C’étoit un très bon officier général et de beaucoup d’esprit et d’intrigue, qui faisoit fort sa cour à qui pouvoit l’avancer, et qui avec tous les autres avoit un air de philosophe et de censeur. Il avoit toujours été fort du grand monde et de la meilleure compagnie. Ceux qu’il fréquentoit le plus étoient La Feuillade, M. de Liancourt, les ducs de La Rochefoucauld et de Villeroy. Mais à la fin ils l’avoient démêlé et écarté. C’étoit un homme à qui personne, avec raison, ne vouloit se fier. Cette promotion, d’abord secrète, ne réussit pas dans le monde lorsqu’elle y fut sue. Mais Saint-Nectaire n’en étoit plus à son approbation, et comme que ce pût être vouloit cheminer, M. le duc d’Orléans n’alla point à la procession de l’Assomption, comme il l’avoit fait l’année précédente. Il consentit enfin à la profession de Mlle sa fille. Le cardinal reçut ses vœux en l’abbaye de Chelles dans la fin d’août. Madame, ni M. [le duc], ni Mme la duchesse d’Orléans n’y furent, ni aucun prince ni princesse du sang. Il n’y eut même que très peu de personnes du Palais-Royal qui s’y trouvèrent et quelques autres dames. Mme la duchesse d’Orléans alla passer quelque temps à Saint-Cloud, où Madame demeuroit six mois tous les étés.
Le parlement s’assembla le 11 et le 12 août, et rendit enfin tout son venin par l’arrêt célèbre dont voici le prononcé : « La cour ordonne que les ordonnances et édits, portant création d’offices de finances et lettres patentes concernant la banque registrées en la cour, seront exécutés. Ce faisant, que la Banque demeurera réduite aux termes et aux opérations portées par les lettres patentes des 2 et 20 mai 1716 ; et en conséquence, fait défenses de garder ni de retenir directement ni indirectement aucuns deniers royaux de la caisse de la Banque, ni d’en faire aucun usage ni emploi pour le compte de la Banque et au profit de ceux qui la tiennent, sous les peines portées par lés ordonnances ; ordonne que les deniers royaux seront remis et portés directement à tous les officiers comptables, pour être par eux employés au fait de leurs charges, et que tous les officiers et autres maniant les finances demeureront garants et responsables en leurs propres et privés noms, chacun à leur égard, de tous les deniers qui leur seront remis et portés par la voie de la Banque ; fait défenses en outre à tous étrangers, même naturalisés, de s’immiscer directement ni indirectement, et de participer sous des noms interposés au maniement ou dans l’administration des deniers royaux, sous les peines portées par les ordonnances et les déclarations enregistrées en la cour. Enjoint au procureur général du roi, etc. »
On peut juger du bruit que fit cet arrêt ; ce n’étoit rien moins qu’ôter de pleine et seule autorité du parlement toute administration des finances, les mettre sous la coupe de cette compagnie, rendre comptables à son gré tous ceux que le régent y employoit et lui-même, interdire personnellement Law, et le mettre à la discrétion du parlement qui auroit été sûrement plus qu’indiscrète. Après ce coup d’essai, il n’y avoit plus qu’un pas à faire pour que le parlement devînt en effet, comme de prétention folle, le tuteur du roi et le maître du royaume, et le régent plus en sa tutelle que le roi, et peut-être aussi exposé que le roi Charles Ier d’Angleterre. Messieurs du parlement ne s’y prenoient pas plus faiblement que le parlement d’Angleterre fit au commencement ; et quoique simple cour de justice, bornée dans un ressort comme les autres cours du royaume à juger les procès entre particuliers, à force de vent et de jouer sur le mot de parlement, ils ne se croyoient pas moins que le parlement d’Angleterre, qui est l’assemblée législative et représentante de toute la nation [2].
Le prévôt des marchands fut mandé le 17 au parlement, où il fut traité doucement ; la compagnie, contente de sa vigueur, vouloit régner, mais capter les corps. Elle s’assembla presque continuellement pour délibérer des moyens de se faire obéir et d’aller toujours en avant ; les états de Bretagne marchèrent en cadence et devinrent très audacieux ; Coetlogon-Mejusseaume fut exilé par une lettre de cachet : il étoit syndic des états.
Dans tout ce bruit, Mme la duchesse du Maine eut l’audace de s’aller plaindre fort hautement à M. le duc d’Orléans, de ce qu’elle apprenoit qu’il lui imputoit beaucoup de choses. Par ce qui éclata incontinent après, on peut juger de sa justification, que son timide et dangereux époux n’osa hasarder lui-même. Le jugement du conseil de régence, qui ôta aux bâtards la succession à la couronne, que M. du Maine avoit arrachée au feu roi, que toutes leurs menées n’avoient pu empêcher, avoit outré, à n’en jamais revenir, le mari et la femme, qui ne songea plus qu’à exécuter ce qu’on a vu qu’elle avoit dit à Sceaux aux ducs de La Force et d’Aumont : Qu’elle mettroit tout le royaume en feu et en combustion pour ne pas perdre cette prérogative. Les adoucissements énormes que M. le duc d’Orléans y mit après l’arrêt, de son autorité absolue et pleine puissance, comme s’il eût été roi, et dans le moment même, ne leur avoient paru qu’une marque de sa faiblesse et une preuve de sa crainte, conséquemment une raison de plus d’en profiter. Ils s’estimoient en trop beau chemin pour ne pas pousser leur pointe. Tout riait à leurs projets cette partie de la noblesse séduite, la Bretagne, le parlement de Paris, au point où ils le vouloient contre le régent ; l’Espagne, où ils disposoient d’Albéroni ; la révolte de tous les esprits contre la quadruple alliance et contre l’administration des finances ; le crédit que donnoit au renouvellement des infâmes bruits, l’affectation fastueuse et maligne des plus folles précautions du maréchal de Villeroy sur le manger et le linge du roi. Il ne s’agissoit que d’endormir, en attendant les moyens très prochains d’une exécution si flatteuse à la vengeance et à l’ambition. Ce fut aussi à répandre ces mortifères pavots, très nécessaires pour gagner un temps si cher et non encore tout à fait imminent, que le rang, le sexe, l’esprit, l’éloquence, l’adresse, l’audace de la duchesse du Maine lui parurent devoir être employés. Elle sortit du cabinet, du régent, contente de leur effet, et le laissa plus content encore de lui avoir persuadé de l’être.
Le parlement, assemblé le matin du 22 août, ordonna aux gens du roi de savoir « ce que sont devenus les billets d’État qui ont passé à la chambre de justice ; ceux qui ont été donnés pour les loteries qui se font tous les mois ; ceux qui ont été donnés pour le Mississipi ou la compagnie d’Occident ; enfin ceux qui ont été portés à la monnaie depuis le changement des espèces. » Les gens du roi allèrent au sortir du palais dire au régent de quoi ils étoient chargés. Il leur répondit froidement qu’ils n’avoient qu’à exécuter leur commission ; ils voulurent lui demander quelque instruction là-dessus. Le régent pour toute réponse leur tourna le dos et s’en alla dans ses cabinets, dont ils demeurèrent assez étourdis. Racontons maintenant comment le régent remit le frein à ces chevaux qui avoient si bien pris le mors aux dents, et qui se préparoient hautement à exciter les plus grands désordres. Le détail en est curieux.
Aussitôt après la commission donnée par le parlement aux gens du roi, dont on vient de parler, le bruit commença à se répandre d’un prochain lit de justice. Ce n’étoit pas que le régent y eût encore pensé ; il n’étoit fondé que sur les monstrueuses entreprises du parlement dont l’une n’attendoit pas l’autre sur l’autorité royale, sur la nécessité que les uns voyoient du seul moyen de les réprimer, sur la crainte qu’en avoient les autres ; mais ce qui étoit le grand ressort de tant d’audace étoit l’opinion juste et générale qui avoit prévalu de la faiblesse du régent fondée sur toute sa conduite, surtout à l’égard de ce qui se passoit depuis longtemps à Paris et en Bretagne. Cela donnoit aux factieux la confiance de regarder un lit de justice comme une entreprise à laquelle le régent n’oseroit jamais se commettre, au point où il avoit laissé monter les liaisons et les entreprises. La lecture des Mémoires du cardinal de Retz, de Joly, de Mme de Motteville, avoient tourné toutes les têtes. Ces livres étoient devenus si à la mode, qu’il n’y avoit homme ni femme de tous états qui ne les eût continuellement entre les mains. L’ambition, le désir de la nouveauté, l’adresse des entrepreneurs qui leur donnoit cette vogue, faisoit espérer à la plupart le plaisir et l’honneur de figurer et d’arriver ; et persuadoit qu’on ne manquoit non plus de personnages que dans la dernière minorité. On croyoit trouver le cardinal Mazarin dans Law, étranger comme lui, et la Fronde dans le parti du duc et de la duchesse du Maine ; la faiblesse de M. le duc d’Orléans étoit comparée à celle de la reine mère, avec la différence de plus de la qualité de mère d’avec celle de cousin germain du grand-père du roi.
Les intérêts divers et la division des ministres et de leurs conseils paraissoient les mêmes que sous Louis XIV enfant. Le maréchal de Villeroy se donnoit pour un duc de Beaufort, avec l’avantage de plus de sa place auprès du roi, et de son crédit dans le parlement, sur qui on ne comptoit guère moins que sur celui de la dernière minorité. On imaginoit plusieurs Broussel, et on étoit assuré d’un premier président tout à la dévotion de la Fronde moderne. La paix au dehors, dont l’autre minorité ne jouissoit pas, donnoit un autre avantage à des gens qui comptoient d’opposer au régent le roi d’Espagne, irrité contre lui en bien des façons, avec les droits de sa naissance. Les manèges de la Ligue contre Henri III n’étoient pas oubliés. M. du Maine, à la valeur près, étoit un duc de Guise, et Mme sa femme une duchesse de Montpensier. Pour en dire la vérité, tout tendoit à l’extrême, et il étoit plus que temps que le régent se réveillât d’un assoupissement qui le rendoit méprisable, et qui enhardissoit ses ennemis et ceux de l’État à tout oser et à tout entreprendre. Cette léthargie du régent jetoit ses serviteurs dans l’abattement et dans l’impossibilité de tout bien. Elle l’avoit conduit enfin sur le bord du précipice, et le royaume qu’il gouvernoit, à la veille de la plus grande confusion.
Le régent, sans avoir eu l’horrible vice ni les mignons de Henri III, avoit encore plus que lui affiché la débauche journalière, l’indécence et l’impiété, et, comme Henri III, étoit trahi dans le plus intérieur de son conseil et de son domestique. Comme à Henri III, cette trahison lui plaisoit, parce qu’elle alloit à le porter à ne rien faire, tantôt par crainte, tantôt par intérêt, tantôt par mépris, tantôt par politique. Cet engourdissement lui étoit agréable, parce qu’il se trouvoit conforme à son humeur et à son goût, et qu’il en regardoit les conseillers comme des gens sages, modérés, éclairés, que l’intérêt particulier n’offusquoit point, et qui voyoient nettement les choses telles qu’elles étoient, tandis qu’il se trouvoit importuné des avis qui alloient à lui découvrir la véritable situation des choses, et qui lui en proposoient les remèdes. Il regardoit ceux-ci comme des gens vifs, qui précipitoient tout, qui grossissoient tout, qui vouloient tirer sur le temps pour satisfaire leur ambition, leurs aversions, leurs passions différentes. Il se tenoit en garde contre eux, il s’applaudissoit de n’être pas leur dupe. Tantôt il se moquoit d’eux, souvent il leur laissoit croire qu’il goûtoit leurs raisons, qu’il alloit agir et sortir de sa léthargie. Il les amusoit ainsi, tiroit de long, et s’en divertissoit après avec les autres. Quelquefois il leur répondoit sèchement, et quand ils le pressoient trop, il leur laissoit voir des soupçons.
Il y avoit longtemps que je m’étois aperçu de la façon d’être là-dessus de M. le duc d’Orléans. Je l’avois averti, comme on l’a vu, des premiers mouvements du parlement, des bâtards, et de ce qui avoit usurpé le nom de la noblesse. J’avois redoublé, sitôt que j’en avois vu la cadence et l’harmonie. Je lui en avois fait sentir tous les desseins, les suites, combien il étoit aisé d’y remédier dans ces commencements, et difficile après, surtout pour un homme de son humeur et de son caractère. Mais je n’étois pas l’homme qu’il lui falloit là-dessus. J’étois bien le plus ancien, le plus attaché, le plus libre avec lui de tous ses serviteurs ; je lui en avois donné les preuves les plus fortes, dans tous les divers temps les plus critiques de sa vie et de son abandon universel ; il s’étoit toujours bien trouvé des conseils que je lui avois donnés dans ces fâcheux temps ; il étoit accoutumé d’avoir en moi une confiance entière ; mais quelque opinion qu’il eût de moi et de ma vérité et probité, dont il a souvent rendu de grands témoignages, il étoit en garde contre ce qu’il appeloit ma vivacité, contre l’amour que j’avois pour ma dignité si attaquée par les usurpations des bâtards, les entreprises du parlement, et les modernes imaginations de cette prétendue noblesse. Dès que je m’aperçus de ses soupçons, je les lui dis, et j’ajoutai que, content d’avoir fait mon devoir comme citoyen et comme son serviteur, je ne lui en parlerois pas davantage. Je lui tins parole ; il y avoit plus d’un an que je ne lui en avois ouvert la bouche de moi-même. Si quelquefois on lui en parloit devant moi, sans que je pusse garder un total silence, qui eût été pris en pique et en bouderie, je disois nonchalamment et faiblement quelque mot qui signifioit le moins qu’il m’étoit possible, et qui alloit à faire tomber le propos.
Le retour d’Angleterre de l’abbé Dubois, dont la fortune ne s’accommodoit pas de la diminution de son maître, la frayeur que Law eut raison de prendre que le parlement ne lui mît la main sur le collet, et de se voir abandonné, la crainte pour sa place que conçut le garde des sceaux, si haï du parlement pendant qu’il eut la police, firent une réunion, à laquelle Law attira M. le Duc, si grandement intéressé dans le système, lequel se proposa de saisir la conjoncture de culbuter le duc du Maine, satisfaire sa haine et occuper sa place auprès du roi. Ce concert de différents intérêts, qui aboutissoient au même point, forma un effort qui entraîna le régent, et qui lui fit voir tout d’un coup son danger et son unique remède, et le persuada qu’il n’y avoit plus un moment à perdre. Dubois et Law l’investirent contre ceux dont il n avoit que trop goûté et suivi les dangereux avis, et tout fut si promptement résolu, que personne n’en eut aucun soupçon. C’est ce qu’il s’agit maintenant d’exposer.
Dans ces circonstances que j’ignorois, travaillant à mon ordinaire une après-dînée avec M. le duc d’Orléans, je fus surpris qu’interrompant ce sur quoi nous en étions, il me parla avec amertume des entreprises du parlement. J’en usai dans ma réponse avec ma froideur et mon air de négligence accoutumé sur cette matière, et continuai tout de suite où j’en étais. Il m’arrêta ; me dit qu’il voyoit bien que je ne voulois pas lui répondre sur le parlement. Je lui avouai, qu’il étoit vrai, et qu’il y avoit longtemps qu’il pouvoit s’en être aperçu. Pressé enfin, et pressé outre mesure, je lui dis froidement qu’il pouvoit se souvenir de ce que je lui avois dit et conseillé avant et depuis sa régence sur le parlement ; que d’autres conseils, ou traîtres, ou pour le moins intéressés à se faire valoir et à s’agrandir, en balançant le parlement et lui, l’un par l’autre, avoient prévalu sur les miens ; que, de plus, il s’étoit laissé persuader que l’affaire du bonnet et ses suites ne me laissoient pas la liberté de penser de sang-froid sur le parlement ni sur les bâtards, tellement que cela m’avoit fermé la bouche comme je l’en avois averti, et au point que j’aurois beaucoup de peine à la rouvrir sur cette matière ; que néanmoins je voyois s’avancer à grands pas l’accomplissement de la prophétie que je lui avois faite ; que de maître qu’il avoit été longtemps de réprimer et de contenir le parlement d’un seul froncement de sourcil, sa molle débonnaireté lui en avoit tant laissé faire, et de plus en plus entreprendre, qu’elle l’avoit conduit par degrés à ce détroit auquel il se trouvoit maintenant, de se laisser ôter toute l’autorité de sa régence, et peut-être encore de courir le risque d’être obligé de rendre compte de l’usage qu’il en avoit fait, ou, de la revendiquer par des coups forcés, mais si violents qu’ils ne seroient pas trop sûrs, et en même temps fort difficiles ; que plus il tarderoit et pis ce seroit ; que, c’étoit donc à lui premièrement à se bien sonder lui-même, y bien penser, ne se point flatter ni sur la chose ni sur ce que lui-même se pouvoit promettre de lui-même, et se déterminer d’un côté ou d’un autre, et si tant étoit qu’il prît le parti de vouloir ravoir son autorité, ne se pas livrer légèrement à le prendre pour, une fois pris, ne pas tomber dans la faiblesse infiniment plus grande et plus dangereuse, qui seroit de commencer et ne pas achever, et se livrer par là au dernier mépris, et conséquemment dans l’abîme. Un discours si fort et si rare depuis longtemps dans ma bouche, arraché par lui malgré moi, et prononcé avec une ferme et lente froideur, et comme indifférente au parti qu’il voudroit prendre, lui fit sentir combien peu je le croyois capable du bon, et de le soutenir jusqu’au bout, et combien aussi je me mettois peu en peine de l’y induire. Il en fut intérieurement piqué, et comme il étoit tenu à la suite de l’impression que Dubois, Law et Argenson lui avoient faite et que j’ignorois parfaitement, il opéra un effet merveilleux.
Le duc de La Force, lié à Law, poussoit contre le parlement. Outre les raisons générales, il espéroit entrer par cette porte dans le conseil de régence. Il me vint trouver pour l’y aider, et me dit que le régent lui avoit promis de l’y faire entrer tout à fait. On a vu d’ailleurs que je n’avois pas approuvé qu’il fût entré dans le conseil des finances, encore moins le personnage qu’il y avoit fait, de sorte que je m’étois fort refroidi avec lui. Il avoit excité Law et d’Argenson, à qui il avoit fait peur, que son peu d’union avec Law, si vivement attaqué par le parlement, ne donnât des soupçons au régent contre lui, s’il le trouvoit mou là-dessus. Il parloit à des gens qui avoient pour le moins autant d’envie que lui pour leurs intérêts personnels de pousser le régent, mais qui ne le lui disoient pas, et encore moins leurs démarches là-dessus, que je sus par Law, presque aussitôt que le régent m’eût parlé, comme je viens de le raconter. L’arrêt du parlement que j’ai transcrit n’avoit point été publié. Il transpira, il fut suivi de cette commission de recherche par les gens du roi, et ce fut le coup qui précipita les choses, et qui acheva de déterminer le régent. On sut que le parlement, en défiance du procureur général, avoit nommé d’autres commissaires en son lieu, pour informer d’office ; qu’on y instrumentoit très secrètement ; qu’il y avoit déjà beaucoup de témoins ouïs de la sorte : que tout s’y mettoit très sourdement en état d’envoyer un matin quérir Law par des huissiers, ayant en main décret de prise de corps, après ajournement personnel soufflé, et le faire pendre en trois heures de temps, dans l’enclos du palais.
Sur ces avis, qui suivirent de près la publication de l’arrêt susdit, le duc de La Force, et Fagon, conseiller d’État, dont j’ai parlé plus d’une fois, allèrent le vendredi mâtin 19 août trouver le régent, et le pressèrent tant qu’il leur ordonna de se trouver tous deux, dans la journée, chez moi avec Law, pour aviser ensemble à ce qu’il falloit faire. Ils y vinrent en effet, et ce fut le premier avertissement, que j’eus que M. le duc d’Orléans commençoit à sentir son mal et à consentir à faire quelque chose. En cette conférence chez moi, je vis la fermeté jusqu’alors grande de Law ébranlée jusqu’aux larmes, qui lui échappèrent. Nos raisonnements ne nous satisfirent point d’abord, parce qu’il étoit question de force, et que nous ne comptions pas sur celle du régent. Le sauf-conduit dont Law s’étoit muni n’eût pas arrêté le parlement un moment. De casser ses arrêts, point d’enregistrement à en espérer ; de lui signifier ces cassations, faiblesse que le parlement mépriseroit et qui l’encourageroit à aller plus avant. Embarras donc de tous côtés. Law, plus mort que vif, ne savoit que dire, beaucoup moins que devenir. Son état pressant nous parut le plus pressé à assurer. S’il eût été pris, son affaire auroit été faite avant que les voies de négociation qui auroient été les premières suggérées et suivies par le goût et la faiblesse du régent eussent fait place aux autres, sûrement, avant qu’on eût eu loisir de se résoudre à mieux et d’enfoncer le palais avec le régiment des gardes, moyen critique en telle cause, et toujours fâcheux au dernier point, même en réussissant ; épouvantable si, au lieu de Law, on n’eût trouvé que le cadavre avec sa corde. Je conseillai donc à Law de se retirer dès lors même dans la chambre de Nancré au Palais-Royal, qui étoit fort son ami et actuellement en Espagne, et je lui rendis la vie par ce conseil que le duc de La Force et Fagon approuvèrent et que Law exécuta au sortir de chez moi. Il y avoit bien moyen de le mettre en sûreté en le faisant loger à la Banque ; mais je crus que la retraite au Palais-Royal ayant plus d’éclat frapperoit et engageroit le régent davantage et nous fourniroit un véhicule assuré et nécessaire par la facilité que Law auroit de lui parler à toute heure et de le presser.
Cela conclu, le lit de justice fut par moi proposé et embrassé par les trois autres comme le seul moyen qui restoit de faire enregistrer la cassation des arrêts du parlement. Mais, tandis que les raisonnements se poussoient, je les arrêtai tout court par une réflexion qui me vint dans l’esprit ; je leur représentai que le duc du Maine, moteur si principal des entreprises du parlement, et le maréchal de Villeroy d’autant plus lié avec lui là-dessus qu’il s’en cachoit plus soigneusement, ne voudroient jamais d’un lit de justice si contraire à leurs vues, à leurs menées, à leurs projets ; que pour le rompre ils allégueroient la chaleur qui en effet étoit extrême, la crainte de la foule, de la fatigue, du mauvais air ; qu’ils prendroient le ton, pathétique sur la santé du roi très propre à embarrasser le régent ; que, s’il persistoit à le vouloir, ils protesteroient contre ce qui en pouvoit arriver au roi, déclareroient peut-être que, pour n’y point participer, ils ne l’y accompagneroient pas ; que le roi, préparé par eux, s’effaroucheroit peut-être et ne voudroit pas aller au parlement sans eux ; alors tout tomberoit, et l’impuissance du régent si nettement manifestée pouvoit conduire bien loin et bien rapidement ; que, si le lit de justice n’étoit que disputé, ces deux hommes auroient encore à faire débiter et répandre à la suite de toutes lés artificieuses précautions nouvellement prises pour la conservation du roi avec une affection si marquée, qu’entre le roi et Law le régent balançoit d’autant moins qu’un lit de justice dans une saison si dangereuse étoit un moyen simple et doux à tenter, qui avoit flatté le régent et qui lui en pouvoit épargner de plus difficiles. Ces réflexions arrêtèrent tout court, mais j’en montrai aussitôt après le remède, par la proposition que je fis de tenir le lit de justice aux Tuileries. Par cet expédient, nulle nécessité d’avertir personne que le matin même qu’il se tiendroit, et par ce secret chacun hors de mesure et de garde nul prétexte par rapport au roi, et toute liberté, soit par rapport au peuple, soit par rapport à la force dont on pourroit avoir besoin, laquelle seroit plus crainte et plus sûre, sans sortir de chez le roi qu’au palais. Ce fut à quoi nous nous arrêtâmes, et Law parti, je dictai un mémoire à Fagon de tout ce que j’estimois nécessaire tant pour conduire ce dessein avec secret, que pour en assurer l’exécution, et en prévenir tous les obstacles. Sur les neuf heures du soir nous eûmes fait ; je lui conseillai de le porter à l’abbé Dubois, revenu d’Angleterre avec un crédit nouveau sur l’esprit de son maître. J’avois su par Law, avant cette conférence, ce que j’ai expliqué ci-dessus des sentiments de cet abbé et du garde des sceaux, et de leur résolution de presser le récent de se tirer de page. Dans la visite que Dubois me rendit le surlendemain de son arrivée, où il me rendit poliment compte de sa négociation en homme qui ne demande pas mieux pour s’attirer des applaudissements, nous traitâmes après la matière du parlement. Il m’y avoit paru dans de bons sentiments. C’étoit un personnage duquel on ne pouvoit espérer de se passer dans sa situation présente auprès du régent, et nous comptions de nous en servir pour achever de déterminer son maître. Tel fut le plan du vendredi 19 août, qui fut le premier jour que j’entendis pour la première fois parler sérieusement que le régent, enfin alarmé, vouloit faire quelque chose pour se tirer des pattes de la cabale et de celles du parlement. Il faut remarquer que depuis le 12 août, jour de son arrêt célèbre, nous étions bien avertis de ce qui se brassoit pour aller vigoureusement en avant, et de sa résolution de commettre pour l’information susdite de ce qu’étoient devenus les différents billets d’État, quoiqu’elle né fût consommée et annoncée au régent par les gens du roi que le 22 août, trois jours après la conférence dont je viens de parler, tenue chez moi le vendredi 19 août, qui dura toute l’après-dînée jusqu’à neuf heures du soir.
Le lendemain samedi 20 août, sur la fin de la matinée, M. le duc d’Orléans me manda de me trouver chez lui sur les quatre heures de l’après-dînée du même jour. Un peu après, Fagon me vint dire qu’il avoit trouvé l’abbé Dubois tout vacillant, et à propos de rien tout d’Aguesseau, dont il étoit auparavant ennemi ; qu’il lui avoit parlé du parlement en modérateur, et tenu de mauvais propos d’Argenson, qui étoit pourtant son ami particulier. Cela me donna fort à penser d’un cerveau étroit, qui tremble sur le point d’une exécution nécessaire, d’un homme jaloux de ce que son maître avoit, sans lui en parler, envoyé le duc de La Force, Fagon et Law conférer chez moi ; enfin qu’ambitieux sans mesure, fier de la conclusion de son traité de Londres, il voulût en tirer le fruit, imaginoit peut-être de faire tomber les cris universellement émus contre ce traité et contre lui, en se mettant entre le régent et le parlement, comme un homme tout neuf ; se faire honneur d’une sorte de misérable conciliation, dont le régent seroit la dupe, flatter le parlement et le parti janséniste (car pour se faire entendre il faut adopter les termes), en ramenant de Fresnes le chancelier. Ce n’étoit pas pour avancer notre dessein, ni pour tirer le régent de page. Fagon et le duc de La Force qui survint en parurent inquiets, quoique contents de la situation d’esprit en laquelle ils venoient de laisser le régent, à qui ils avoient rendu compte de ce qui s’étoit passé chez moi la veille. Ils le furent beaucoup davantage de ce que je leur appris que j’étois mandé au Palais-Royal pour l’après-dînée, dont le régent avec ses demi-confidences accoutumées leur avoit fait le secret. Fagon, en habile homme, s’étoit bien gardé de confier notre mémoire à l’abbé Dubois ; sur la lecture qu’il lui en fit, il le laissa dans le goût d’en faire un autre. L’abbé le lui avoit apporté le matin. Il étoit plus détaillé, mais il contenoit des parties beaucoup moins fermes. Je ne m’arrête point à ces mémoires ; le récit de l’événement fera voir à quoi ils aboutirent.