Mémoires (Saint-Simon)/Tome 15/9


CHAPITRE IX.


Mouvements du roi de Prusse à divers égards. — Son caractère et ses embarras. — Tentatives pleines d’illusions de Cellamare, qui découvre avec art la vraie disposition du régent sur les affaires présentes. — Mouvements en Bretagne. — Idées d’Albéroni. — Il s’emporte contre les demandes de l’empereur au pape, surtout sur celle qui le regarde personnellement. — Déclaration du roi d’Espagne sur la paix. — Propos, sentiment, conduite d’Albéroni. — Ses préparatifs. — Son profond secret. — Sa toute-puissance en Espagne. — Monti à Madrid. — Le roi d’Espagne inaccessible. — Souverain mépris d’Albéroni pour Rome. — Sa conduite sur le bref injurieux au roi d’Espagne. — Aldovrandi occupé de rapprocher les deux cours et de se justifier à Rome sur ce qu’il avoit fait à l’égard de l’acceptation de la constitution en Espagne. — Délicatesse de Rome étrangement erronée. — Anecdote importante sur la constitution entre l’archevêque de Tolède et moi. — Son caractère. — La nonciature chassée de Naples. — Le pape, n’osant rien contre l’empereur, s’en prend à l’Espagne. — Rare expédient du pape sur la non-résidence d’Albéroni en son évêché de Malaga. — Réflexion. — Délicatesse horrible de Rome. — Fureurs de Bentivoglio qui dégoûtent de lui les siens mêmes. — Il donne au pape des conseils extravagants sur les affaires temporelles. — D. Alexandre Albane passe pour vendu à l’Espagne. — Mauvois gouvernement du pape. — Il refuse les bulles de Séville à Albéroni. — Frayeur du duc de Parme et ses conseils à l’Espagne. — Conduite et sentiments d’Albéroni. — Forces de l’Espagne diversement regardées. — Sage avis de del Maro au roi de Sicile. — Riperda, vendu à Albéroni, lui propose l’union du roi de Sicile au roi d’Espagne. — Singulière aventure d’argent entre Bubb, Riperda et Albéroni. — Triste état personnel du roi d’Espagne et du futur [roi]. — Insolentes vanteries d’Albéroni. — Ses efforts auprès des Hollandois. — Son opinion de l’Angleterre. — Ses bravades. — Riche arrivée des galions. — Haute déclaration des ambassadeurs d’Espagne en France, en Angleterre et ailleurs. — Propos d’Albéroni sur l’Angleterre et la Hollande. — Mesures militaires d’Albéroni. — Il veut engager une guerre générale. — Les Anglois ne laissent pas de le ménager. — Triste état personnel du roi d’Espagne, quoique rétabli. — Mesures d’Albéroni pour être seul et bien le maître de sa personne. — Docteur Servi, médecin parmesan. — Proposition en l’air de marier le prince des Asturies à une fille du prince de Galles. — Roideur de l’empereur soutenu des Anglois. — Inquiétude du roi de Sicile. — Propos de son envoyé en Angleterre avec Stanhope, qui l’augmente. — La Pérouse est la dupe de Penterrieder sur la France. — Le czar prend la protection du duc de Mecklembourg, et rassure le roi de Prusse sur un traité particulier avec la Suède. — Mort de la maréchale de Duras. — Quatre gentilshommes de Bretagne mandés par lettre de cachet pour venir rendre compte de leur conduite.


M. le duc d’Orléans travailloit alors à réunir le roi de Prusse avec les États généraux. Il se faisoit un mérite auprès de Son Altesse Royale de presser la république, par déférence pour lui, de conclure l’alliance avec lui, où il auroit désiré d’attirer le roi d’Angleterre. Mais Georges en paraissant éloigné, il prioit le régent de presser la Hollande de conclure avec lui sans le roi d’Angleterre. Le roi de Prusse étoit encore plus agité des affaires du nord. Il souhaitoit faire sa paix particulière avec la Suède, et craignoit l’abandon de ses alliés, s’ils découvroient ses démarches là-dessus. Le désir d’acquérir et la crainte de perdre ne s’accordoient en lui ni avec ses lumières ni avec son courage. Il ne savoit ni se résoudre ni soutenir ses résolutions. Il étoit, comme on l’a déjà dit, léger, changeant, facile à regarder les mauvaises finesses comme un trait d’habileté, et la mauvaise foi comme la politique la plus fine. Le roi de Pologne avoit découvert et publié les propositions qu’il avoit faites à l’insu de ses alliés. Lui, avoit donné de fausses interprétations à sa négociation. Il n’avoit persuadé personne, mais ses alliés ne vouloient pas le perdre, pour ne pas affaiblir le nom et l’apparence de la ligue du nord. Eux-mêmes, chacun à part, se sentoient coupables du même crime.

Le roi de Prusse se plaignit d’avoir été trahi par Goertz, ministre de Suède, voulant faire entendre que, s’il avoit voulu traiter secrètement, il n’eût fait que suivre l’exemple du roi d’Angleterre ; il fit avertir que le comte de La Mark s’étoit rendu suspect au roi de Suède, en traitant avec trop de chaleur pour les intérêts de la maison d’Hanovre, et qu’il eût mieux réussi s’il eût commencé à traiter sa paix à lui. Il demanda même qu’en vertu des obligations secrètes, la France cessât de payer des subsides à la Suède. Il représentoit le danger de l’agrandissement de l’empereur, et des alliances qu’il contractoit dans l’empire, celle surtout avec la maison de Saxe. Il offroit de prendre des mesures contre cette énorme supériorité de l’empereur, la nécessité d’y faire entrer la Suède, et pour cela celle de sa paix avec lui, parce qu’il protestoit qu’il ne pouvoit rien faire tant qu’il seroit occupé de la guerre du nord. On voyoit ainsi le caractère du roi de Prusse, qui étoit tremblant devant l’empereur, bien éloigné d’oser rien entreprendre qui lui pût déplaire, et qui, parlant à la France, déclamoit et proposoit tout contre lui.

Cellamare, par d’autres motifs, fit à peu près les mêmes représentations au régent. Il le pressa d’agir de concert avec l’Angleterre, pour mettre un frein à l’ambition des Impériaux. Il se flatta de mettre l’abbé Dubois, arrivant de Londres, dans ses intérêts là-dessus. Il vouloit persuader que la France, pour trop désirer de conserver la paix, se verroit entraînée à la guerre. S’il trouva l’abbé trop dévoué au ministère d’Angleterre pour le persuader, il gagna du moins à acquérir assez de lumières dans une longue conversation qu’il eut avec lui, pour les communiquer à Madrid, par un courrier exprès. Il voulut voir si les sentiments étoient uniformes entre les principaux du gouvernement. Il mit le maréchal d’Huxelles sur la matière du traité, le contredit, l’opiniâtra exprès, et en tira qu’il ne s’éloignoit point des sentiments de l’abbé Dubois. Le maréchal convint de la nécessité de borner l’ambition et l’orgueil des Allemands ; mais il soutint que la France et l’Espagne unies, mais seules ensemble, n’étoient pas bastantes pour arrêter les entreprises des Impériaux ; que la France étoit trop épuisée et hors d’état de s’exposer au péril de faire renouveler la dernière ligue contre les deux couronnes. Cellamare combattit ce raisonnement, moins pour convaincre que pour découvrir de plus en plus. Le maréchal demeura ferme dans l’opinion que la France se tînt dans une indifférence apparente, qu’elle achevât de gagner le roi d’Angleterre et ses ministres, déjà bien disposés ; que ce seroit du même coup gagner la Hollande, inséparable de l’Angleterre ; que le roi d’Espagne devoit marquer beaucoup de promptitude et de docilité à tout accommodement raisonnable ; s’accréditer par quelque démonstration extérieure, comme d’envoyer un ministre à Londres, pour assister à la négociation, avec des instructions secrètes pour faire avec adresse tomber sur les Allemands la haine de former des prétentions déraisonnables. Il n’en fallut pas davantage à Cellamare pour se convaincre des maximes présentes que le gouvernement de France se proposoit de suivre. Il conclut que son unique objet étoit d’éviter une guerre qu’on croyoit généralement que la France ne pourroit soutenir, que Cellamare traitoit de terreur panique, ce que les mouvements de la Bretagne imprimoient encore plus fortement. Cellamare, qui en voyoit un apparent mépris dans le gouvernement, ne les crut ni si méprisables ni si indifférents qu’on les vouloit donner. Ils n’étoient pas non plus si considérables ni si pernicieux que les malintentionnés le vouloient persuader. Le plus grand mal, selon cet ambassadeur, étoit la faiblesse du gouvernement, agité par la diversité des intérêts et des passions, manquant d’argent, et accablé par les dettes de l’État.

Albéroni, véritable roi d’Espagne absolu, et seul, étoit persuadé que les négociations de Londres seroient sans effet, que l’intérêt du roi d’Espagne étoit de les regarder avec grande indifférence, et d’attendre du temps les avantages qui seroient refusés par un traité. Il croyoit avoir beaucoup fait que d’accepter la médiation du régent et d’y persister ; il se faisoit un grand mérite, à son égard, d’avoir suspendu le second embarquement, ce qu’il n’avoit fait que par impuissance ; il comptoit que l’Italie ne seroit jamais tranquille tant que l’empereur y posséderoit un pouce de terre ; il se flattoit que la conquête de la Sardaigne encourageroit les Turcs à continuer la guerre ; il se moquoit et se plaignoit de la faiblesse du pape, qui étoit une des sources de la fierté des Allemands et de l’insupportable hauteur de leurs demandes, surtout de celle d’envoyer un commissaire pour lui faire son procès à Madrid ; il s’exhala en injures et en épithètes, dit qu’il ne conseilleroit pas au pape de le hasarder, parce qu’il ne seroit pas sûr que son commissaire fût bien reçu ; qu’à l’égard de la citation il pourroit se rendre à Rome si le roi d’Espagne y consentoit, mais que ce seroit avec une telle compagnie qu’elle pourroit déplaire au pape, et plus encore à l’auteur de la demande, dont il prit occasion de déclamer contre la domination tyrannique que les Allemands entreprenoient d’étendre sur le genre humain, et la nécessité et l’intérêt pressant de toutes les nations de s’unir contre leur ambition. Loin de croire que la négociation de Londres fût propre à la borner, il la décrioit comme un artifice concerté entre l’empereur et le roi d’Angleterre pour tenir en panne la France et l’Espagne, et se moquer après de toutes les deux. Mais pour éviter l’odieux de ne vouloir entendre à rien qui pût conduire à la paix, il déclara que le roi d’Espagne étoit prêt à intervenir dans la négociation par un ministre, quand le régent jugeroit que l’empereur se porteroit véritablement à une paix solide et sûre pour le repos de l’Italie ; mais s’il se voyoit obligé d’envoyer un ministre à Londres, Albéroni comptoit bien d’y prolonger la négociation, de la suspendre, d’en arrêter la conclusion, suivant qu’il le jugeroit à propos, et d’armer pour cela son ministre de propositions équivalentes à celles des Impériaux, comme de prétendre, pour condition préliminaire, le remboursement des dépenses de la conquête de la Catalogne et de Minorque, que l’empereur, contre ses promesses, avoit longtemps défendues, même le remboursement de l’expédition de la Sardaigne. Mais son intention, disoit-il, étoit de les tenir secrètes, de laisser à la France et à l’Angleterre le soin de rédiger et de faire les propositions qui pouvoient conduire à la paix, surtout au repos de l’Italie, et de se réserver la faculté de les approuver ou non, selon ce qui conviendroit le mieux aux intérêts du roi d’Espagne. Il ordonna donc à tous les ministres d’Espagne, dans les cours étrangères, de les assurer que Sa Majesté Catholique ne s’éloigneroit jamais de contribuer de sa part au repos de l’Europe.

En même temps il songeoit à faire acheter en Hollande des vaisseaux de guerre, de la poudre, des boulets, des munitions de marine. Il se flattoit de trouver toute facilité dans la république par son intérêt de commerce à l’égard de l’Espagne. Il se répandit un bruit que le roi d’Espagne avoit offert aux États généraux de leur céder les Pays-Bas ou la meilleure partie, s’ils vouloient entrer avec lui dans une alliance particulière, et on prétendit que le Pensionnaire en avoit averti l’empereur. Albéroni nia le fait avec aigreur, et dit que, si l’Espagne vouloit adhérer à de certaines propositions, la Hollande n’y trouveroit peut-être pas son compte. Il ne s’expliqua pas davantage ; mais il gémissoit de voir l’amour de la patrie éteint dans les républiques, leurs divisions, leurs factions, leurs principaux membres sordidement vendus aux puissances étrangères. Il assuroit en même temps le colonel Stanhope et Bubb que le roi d’Angleterre connoîtroit bientôt par expérience que la cour de Vienne ne songeoit qu’à ses intérêts, et qu’elle n’avoit d’égard pour personne.

Il pressoit cependant tous les préparatifs pour la campagne et les recrues de l’infanterie, et disposoit toutes choses pour embarquer les troupes dès que la saison le permettroit. On disoit que le roi d’Espagne vouloit avoir des troupes étrangères, engager à son service celles que les Hollandois réformoient, principalement les bataillons suisses. On parloit fort aussi des négociations secrètes d’Albéroni pour engager les Turcs, par le moyen de Ragotzi, à ne faire ni paix ni trêve avec l’empereur.

Mais le secret de ce premier ministre étoit réservé à lui tout seul. Qui que ce soit n’avoit sa confiance, ses accès très difficiles ; les ministres étrangers ne lui parloient que par audiences qu’il leur falloit demander par écrit. Tout le gouvernement étoit renfermé dans sa seule personne. Chaque secrétaire d’État venoit lui rendre compte de son département et recevoir ses ordres. La stampille [1] même étoit entre ses mains, par lesquelles passoient toutes les expéditions et les ordres secrets du roi d’Espagne, qui étoit inaccessible, qu’on ne voyoit que le moment qu’il s’habilloit, et qui ne disoit jamais mot à personne. Monti même, l’ami intime d’Albéroni de tous les temps, allé à Madrid pour le plaisir de le voir revêtu de la pourpre, et logeant chez lui, eut peine à voir le roi et la reine d’Espagne. On n’a point su s’il y eut entre ces deux amis quelque affaire particulière et quelque mesure prise par rapport aux affaires de France on remarqua seulement qu’Albéroni affecta de répandre qu’il ne voyoit Monti qu’à dîner qui, accoutumé aux sociétés de Paris, s’ennuieroit bientôt de la solitude de Madrid. Chalois y arriva alors rappelé par le roi d’Espagne ; on crut que c’étoit pour l’employer dans la marine. Albéroni triomphoit du bon et glorieux état où il avoit remis l’Espagne, et en insultoit au cardinal del Giudice et aux précédents ministères, qui n’avoient pu la tirer de son abattement.

Il témoignoit à ses amis que rien ne le surprenoit de ce qui se passoit à Rome. La reine et lui avoient pour cette cour le plus profond mépris. Il fit déclarer dans toutes les cours étrangères que ce bref injurieux que le pape avoit fait imprimer n’avoit jamais été présenté au roi d’Espagne, et fit valoir au pape cette déclaration comme un moyen le plus doux qui se pût proposer dans une matière si grave, où à peine la grande piété du roi d’Espagne l’avoit empêché d’user des remèdes proportionnés à l’affront qu’il recevoit, mais qui deviendroient inévitables si le pape, non content de ce qu’il avoit fait, se portoit à passer à de nouvelles explications. Albéroni profitoit de la commodité d’avoir un nonce persuadé que sa fortune dépendoit de l’union entre les deux cours, et qui en écartoit autant qu’il le pouvoit tout sujet de mésintelligence, et qui représentoit sans cesse au pape la nécessité, pour l’intérêt du saint-siège, de ménager le zèle et les bonnes intentions du roi d’Espagne. Il voulut aussi s’excuser sur ce qu’il avoit fait pour l’acceptation des prélats d’Espagne de la constitution ; il fit entendre que l’Espagne avoit aussi ses novateurs, contre lesquels la vigilance des évêques et l’autorité même de l’inquisition ne suffisoient pas, et qui n’étoient retenus que par la crainte du châtiment : galimatias faux dans son principe, faux dans sa conséquence, parce que rien n’est plus redouté en Espagne que l’inquisition, ni plus redoutable, en effet, que sa toute puissance, et que sa cruauté sur laquelle, comme je l’ai vu moi-même, les sollicitations ni l’autorité du roi ne peut rien.

Aldovrandi continuoit à tirer de cette prétendue situation de l’Espagne qu’il falloit pour y remédier des choses extraordinaires. Il représenta au pape qu’en partant de Rome le cardinal Fabroni, moteur principal, et le prélat Alamanni, spécialement chargé de l’affaire de la constitution, lui avoient dit tous deux qu’il seroit bon, à son arrivée en Espagne, de porter les évêques de marquer leur obéissance au saint-siège par un acte public et par une acceptation formelle de la bulle ; que là-dessus il s’étoit adressé aux universités d’Espagne ; que le pape avoit approuvé les insinuations qu’il leur avoit faites par une lettre qu’il avoit reçue de sa part du cardinal Paulucci, dont il lui envoyoit copie, et qu’il avoit eu une attention particulière à bien mesurer les termes de sa lettre aux évêques pour prévenir les conséquences que les malintentionnés pourroient tirer de la recherche de l’acceptation des évêques d’Espagne, comme si Rome croyoit qu’une acceptation de tous les évêques de la chrétienté pût donner la force aux constitutions apostoliques qu’elles avoient par elles-mêmes ou que cette acceptation y fût le moins du monde nécessaire, supposition la plus mal fondée. L’énormité de cette chimère saute aux yeux et porte l’indignation avec elle. C’est à elle néanmoins que Rome sacrifie tout ; habile à écarter tout ce qui lui peut porter préjudice et à se parer de tout avantage qu’elle peut usurper.

Elle ne répliqua rien aux raisons du nonce, mais elle lui fit savoit qu’il y avoit quelques expressions dans la lettre de l’archevêque de Tolède au pape qui lui déplaisoient. Celle-ci surtout : Comme le nonce de Votre Sainteté nous a fait exposer depuis peu. La délicatesse de l’infaillibilité et de l’indépendance du consentement même de l’approbation de l’Église, assemblée ou séparée, étoit blessée de ce qu’on pouvoit inférer de ces termes que l’archevêque eût été sollicité d’accepter la constitution. Le fond de la lettre plut tellement au pape qu’il promit, si l’archevêque lui écrivit une autre lettre pareille où ces mots fussent omis, non seulement de lui répondre, mais de lui donner toutes les louanges qui lui convenoient. Ainsi se débite l’orviétan de Rome pour en masquer la tyrannie. Le pape suspendit donc sa réponse, parce qu’il s’assuroit que l’archevêque de Tolède la mériteroit incessamment par une prompte obéissance. Je ne puis mieux placer qu’en cet endroit l’anecdote que j’ai promise, où elle se trouvera plus à propos et plus naturellement que si je la différois au temps de mon ambassade en Espagne, quatre ans après ceci.

Diegue d’Astorga y Cespedez, gentilhomme espagnol, né en 1666, est le prélat duquel il vient d’être parlé. D’inquisiteur de Murcie il fut fait évêque de Barcelone, à la mort de ce furieux cardinal Sala, en 1715, dont j’ai parlé en son lieu, et pour son mérite et ses services signalés à Barcelone, transféré cinq ans après, sans qu’il pût s’en douter, à l’archevêché de Tolède, où je le trouvai placé à mon arrivée à Madrid, qui est du diocèse de Tolède et le séjour ordinaire de ses archevêques. Il fut cardinal de la promotion du 27 novembre 1727, de la nomination du roi d’Espagne. Il n’a point été à Rome, et est mort en 17.. [2]. C’étoit un homme plein de partout, de taille médiocre, qui, ressembloit parfaitement à tous les portraits de saint François de Sales, dont il avoit toute la douceur, l’onction et l’affabilité. Il fréquentoit peu la cour, n’[y] alloit que par nécessité ou bienséance ; fort appliqué à son diocèse, à l’étude, car il étoit savant, à la prière, aux bonnes œuvres, étudioit et travailloit toujours ; si modeste dans une si grande place qu’il n’en avoit d’extérieur que ce qui en étoit indispensable. Son palais, beau et vaste, dans Madrid, appartenant à son siège, étoit sans tapisseries ni ornement, que quelques estampes de dévotion, le reste des meubles dans la même simplicité. Il jouissoit de plus de huit cent mille livres de rente et ne dépensoit pas cent mille francs par an, en toute espèce de dépense. Tout le reste étoit distribué aux pauvres du diocèse avec tant de promptitude qu’il étoit rare qu’il ne fût pas réduit aux expédients pour achever chaque année. Il joignoit avec aisance la dignité avec l’humilité et il étoit adoré à la cour et dans tout son diocèse, et dans une singulière vénération. Nous nous visitâmes en cérémonie ; bientôt après nous nous vîmes plus librement et nous nous plûmes réciproquement. Un de ses aumôniers nous servoit d’interprète. Étant un jour chez lui, il me demanda s’il n’y auroit pas moyen de nous parler latin, pour parler plus librement et nous passer d’interprète. Je lui répondis que je l’entendois passablement, mais qu’il y avoit longues années que je ne m’étois avisé de le parler. Il me témoigna tant d’envie de l’essai, que je lui dis que le plaisir de l’entretenir plus librement me feroit passer sur la honte du mauvais latin et de tous les solécismes. Nous renvoyâmes l’interprète, et depuis nous nous vîmes toujours seuls et parlions latin.

Après plusieurs discours sur la cour, le gouvernement d’Espagne, et quelques-uns aussi sur celui de France et sur les personnages, où nous parlions avec confiance, il me mit sur la constitution, et ne pouvoit revenir de la frénésie française qui là-dessus l’étonnoit au dernier point : « Hélas ! me dit-il, que vos évêques se gardent bien de faire comme nous. Peu à peu Rome nous a, non pas subjugués, mais anéantis au point que nous ne sommes plus rien dans nos diocèses. De simples prêtres inquisiteurs nous font la leçon : ils se sont emparés de la doctrine et de l’autorité. Un valet nous apprend tous les jours qu’il y a une ordonnance de doctrine ou de discipline affichée à la porte de nos cathédrales, sans que nous en ayons la moindre connoissance. Il faut obéir sans réplique. Ce qui regarde la correction des mœurs est encore de l’inquisition. Les matières de l’officialité, il ne tient qu’à ceux qui y ont affaire de laisser les officialités et d’aller au tribunal de la nonciature, ou s’ils ne sont pas contents des officialités, d’appeler de leurs jugements au nonce, en sorte qu’il ne nous reste que l’ordination et la confirmation sans aucune sorte d’autorité, et que nous ne sommes plus évêques diocésains. Le pape est diocésain immédiat de tous nos diocèses, et nous n’en sommes que des vicaires sacrés et mitrés uniquement pour faire des prêtres et des fonctions manuelles, sans oser nous mêler que d’être aveuglément soumis à l’inquisition, à la nonciature, à tout ce qui vient de Rome, et s’il arrivoit à un évêque de leur déplaire en la moindre chose, le châtiment suit incontinent, sans qu’aucune allégation ni excuse puisse être reçue, parce qu’il faut une soumission muette et de bête. La prison, l’envoi liés et garrottés à l’inquisition, souvent à Rome, sont des exemples devenus rares, parce qu’ils ont été fréquents et qu’on n’ose plus s’exposer à la moindre chose, quoiqu’il y en ait encore eu de récents en cette dernière sorte. Voyez donc, monsieur, ajouta-t-il, quelle force peut donner à la constitution l’acceptation des évêques des pays réduits dans cette soumission d’esclaves tels que nous sommes en Espagne, et en Portugal, et en Italie, à plus forte raison les universités et les docteurs particuliers, et les corps séculiers, réguliers et monastiques. Mais je vous dirai bien pis, ajouta-t-il avec un air pénétré. Croyez-vous que pas un de nous eût osé accepter la constitution, si le pape ne nous l’eût pas fait commander par son nonce ? l’accepter eût été un crime qui eût été très sévèrement châtié ; c’eût été entreprendre sur l’autorité infaillible et unique du pape dans l’Église, parce que oser accepter ce qu’il décide, c’est juger qu’il décide bien. Or, qui sommes-nous pour joindre notre jugement à celui du pape ? Ce seroit un attentat dès qu’il parle, nous n’avons que le silence en partage. L’obéissance et la soumission muette et aveugle, baisser la tête sans voir, sans lire, sans nous informer de rien, en pure adoration. Ainsi, même bien loin d’oser contredire, proposer quelque chose, demander quelque explication, il nous est interdit d’approuver, de louer, d’accepter en un mot toute action, tout mouvement, toute marque de sentiment et de vie. Voilà, monsieur, la valeur des acceptations de toutes les Espagnes, le Portugal, l’Italie, dont j’apprends qu’on fait tant de bruit en France, et qu’on y donne comme un jugement libre de toutes les Églises et de toutes les écoles. Ce ne sont que des esclaves à qui leur maître a ouvert la bouche par permission spéciale pour cette fois, qui leur a prescrit les paroles qu’ils devoient prononcer, et qui, sans s’en écarter d’un iota, les ont servilement et littéralement prononcées. Voilà ce que c’est que ce prétendu jugement qu’on fait tant sonner en France que nous avons tous unanimement rendu, parce qu’on nous a prescrit à tous la même chose. » Il s’attendrit sur un malheur si funeste à l’Église et si contraire à la vérité et à la pratique de tous les siècles, et me demanda un secret tel qu’on peut se l’imaginer, que je lui ai fidèlement gardé tant qu’il a vécu, mais que je me suis cru obligé aussi de révéler dès que son passage à une meilleure vie, auquel toute la sienne ne fut qu’une continuelle préparation, l’eut mis hors d’état de rien craindre de m’avoir parlé selon la vérité et la religion.

L’empereur commençoit à faire sentir son mécontentement au pape. Le vice-roi de Naples trouva mauvais, par son ordre, que le collecteur apostolique usurpât la qualité de nonce. Il le fit sortir de Naples en vingt-quatre heures, et en quarante-huit de tout le royaume, et avec lui tous les officiers de la nonciature. Rien n’en put retarder l’exécution. Rome, qui la traita d’attentat, n’osa s’en plaindre qu’à l’Espagne comme la partie la plus foible, et déclara que c’étoit à elle à qui elle attribuoit cette offense, pour lui avoir manqué de parole sur l’usage de sa flotte, et donné lieu de croire que le pape étoit d’intelligence avec elle pour enlever la Sardaigne à l’empereur. Aldovrandi eut ordre de se fonder sur un si beau raisonnement pour demander que les choses fussent remises dans leur ancien état, à faute de quoi le pape déclaroit le roi d’Espagne redevable à Dieu et au monde de toutes les vexations où Sa Sainteté se trouveroit exposée, laquelle gardoit en même temps un silence de frayeur à l’égard de l’empereur.

L’évêché de Malaga avoit été proposé en consistoire pour Albéroni par le pape. Il en avoit reçu de sanglants reproches des Allemands. Il chercha donc à les apaiser à la première occasion. Elle se présenta bientôt, et la sagacité du pontife y parut incomparable, aussi bien que la délicatesse de la conscience d’Albéroni. Il avoit voulu être évêque, bien que cardinal, et avoir quatre-vingt-dix mille livres de rente de l’évêché de Malaga, mais il n’y vouloit pas s’ennuyer et perdre sa toute-puissance. Il demanda donc une dispense de ne point résider. Le pape le refusa. Il dit que les motifs qu’il alléguoit n’étoient pas suffisants ; que, pour l’amour de lui, il avoit essuyé tant de désastres, surtout pour sa promotion au cardinalat, qu’il n’avoit pas résolu d’exposer davantage sa conscience pour le favoriser. Mais comme il sentoit qu’il n’étoit pas politique de perdre le fruit de tout ce qu’il avoit fait pour lui, et de s’aliéner le maître et le dispensateur de toutes choses en Espagne, content d’un refus pour plaire à l’empereur, il fit dire à Albéroni que tout ce qu’il pouvoit faire étoit de lui accorder la permission de s’absenter six mois l’année de son église ; que la disposition des conciles lui en permettoit l’absence autres six mois, et que, par cet expédient si heureusement trouvé, il auroit ce qu’il demandoit de n’y point aller du tout. Ainsi, dans ce temps, on pouvoit alléguer les conciles pour dispenser un évêque de six mois par an de résidence ; mais Rome regardoit comme une erreur et comme une offense à la personne et à la dignité du pape de parler de concile quand il s’agissoit de la constitution.

Quelque sujet qu’il eût d’être satisfoit du zèle aveugle et emporté que témoignoient pour son autorité et pour la plénitude de sa toute-puissance plusieurs évêques françois, il craignoit toujours dans leurs écrits quelque marque de leur prévention pour l’autorité de l’Église universelle, soit assemblée, soit dispersée. Rome eût regardé comme un grand manque de respect et comme une erreur punissable si les évêques eussent dit que la constitution faisoit loi et obligeoit les fidèles parce qu’elle avoit été reçue dans l’Église, comme si, disoit cette cour, la cause nécessaire qui produisoit cet effet étoit l’acceptation de l’Église. Rome craignoit toujours ce qu’elle appeloit les maximes et les phrases françaises, et plus encore la frayeur des prélats françois vendus à Rome de s’exposer aux attaques des parlements.

Bentivoglio, dont les furieuses folies pour mettre tout à feu et à sang en France pour hâter sa promotion faisoient demander aux plus attachés à Rome un nonce plus traitable et moins enragé, ne put se contenter de parler au pape des choses de France ; il voulut lui donner ses conseils sur l’événement de la nonciature de Naples, et après l’avoir si souvent et si fortement importuné de faire une ligue étroite avec l’empereur pour se soumettre la France, il le pressa de chercher à borner l’insupportable ambition et puissance de l’empereur, qui vouloit mettre toute l’Europe aux fers. Son jugement parut également en ces deux conseils si contradictoires. Il pressa le pape de former une ligue avec l’Espagne, le roi de Sicile et les Vénitiens également intéressés à diminuer la puissance de l’empereur. Il lui recommanda le secret et la diligence, lui dit que les hérétiques s’armoient contre lui, tandis que ses enfants l’insultoient. Il chercha à l’effrayer de l’escadre que l’Angleterre armoit.

Don Alexandre, frère du cardinal Albane, passoit pour l’espion secret des Espagnols dans l’intérieur du pape son oncle, et pour avoir reçu d’eux quinze mille pistoles à la fois, sans compter d’autres grâces. Le pape mécontentoit tous les princes, n’en ramenoit pas un, n’avoit encore terminé, aucun de tous les différends nés sous son pontificat. Il sembloit éloigner tout accommodement sitôt qu’il étoit proposé ; la France et l’Espagne en fournissoient continuellement des exemples. Il refusa les bulles de Séville à Albéroni. Acquaviva, qui haïssait personnellement Giudice, l’accusa d’y fortifier le pape, qui faisoit valoir la prompte expédition des bulles de Malaga, qui lui avoit attiré les reproches de faire des grâces à qui méritoit des châtiments. Il assuroit qu’il essuieroit bien pis, s’il accordoit les bulles de Séville dans un temps où les soupçons de l’empereur étoient sans bornes, et où il ne cherchoit que des prétextes d’opprimer les terres de l’Église. Il trembloit de se voir enlever l’État de Ferrare. Il imputoit tousses malheurs à la promotion d’Albéroni, et à sa facilité pour l’Espagne, et se plaignoit amèrement que le roi d’Espagne ni ses ministres n’eussent seulement pas pris l’absolution de tant d’entreprises faites contre l’autorité du saint-siège : c’étoit plutôt de s’être défendus des siennes, et de n’avoir pas la bêtise de croire avoir besoin d’absolution, forge si principale des fers romains.

L’empereur ne menaçoit pas moins tous les princes d’Italie que le pape. Le duc de Parme, le plus exposé de tous à sa vengeance, ne cessoit d’exhorter l’Espagne de hâter son escadre, et d’augmenter ses troupes de vingt mille hommes, parce que l’empereur augmentoit tous les jours celles qu’il avoit en Italie. Albéroni affectoit d’en douter, de croire une grande diminution dans les troupes impériales, et les Turcs éloignés de faire la paix. Mais il ne laissoit pas d’appliquer tous ses soins à hâter tout ce qui étoit nécessaire pour attaquer les Allemands en Italie, toujours persuadé qu’il n’y avoit point de traité à faire avec eux, et que l’Europe ne seroit jamais tranquille, tandis que l’empereur auroit un soldat et un pouce de terre en Italie. Son dessein étoit d’avoir trente vaisseaux de guerre en mer, avec tous les bâtiments nécessaires pour le service de cette flotte, et d’avoir des forces de terre proportionnées. Les ministres étrangers résidents à Madrid étoient étonnés, et quelques-uns bien aises de voir l’Espagne sortir comme par miracle de sa faiblesse et de sa léthargie ; d’autres en craignoient les effets, persuadés que si les premiers succès de ces forces répondoient aux désirs du premier ministre, il ne s’y borneroit pas, autant pour son intérêt particulier que pour celui de son maître.

L’abbé del Maro ne cessoit d’avertir le roi de Sicile qu’il avoit tout à craindre des projets d’Espagne : que tout concouroit à croire qu’ils regardoient le royaume de Naples ; que s’ils en faisoient la conquête, ils attaqueroient après la Sicile, ces deux royaumes étant nécessaires l’un à l’autre, surtout à l’Espagne, pour s’assurer les successions de Toscane et de Parme, le plus cher objet des vues de la reine d’Espagne. Riperda étoit l’émissaire le plus secret d’Albéroni auprès des ministres étrangers à Madrid, il alla trouver del Maro, et raisonnant avec lui sur les préparatifs qui faisoient alors la matière de toutes les conversations, il lui fit entendre que le dessein étoit de faire passer le printemps prochain quarante mille hommes en Italie, pour attaquer le royaume de Naples, et que si le roi de Sicile vouloit s’unir au roi d’Espagne pour attaquer le Milanois en même temps, ils chasseroient infailliblement les Allemands de l’Italie. L’ambassadeur de Hollande étoit connu pour trop partial pour persuader celui de Sicile. D’autres soupçons tomboient encore sur lui. Bubb, résident d’Angleterre, s’étoit adressé à Riperda pour engager Albéroni à recevoir du roi d’Angleterre une gratification très considérable. Riperda s’étoit chargé de la commission, à condition que Bubb n’en parleroit jamais directement ni indirectement au cardinal. La somme avoit été remise entre les mains de Riperda, mais loin qu’Albéroni en donnât quelques marques indirectes de reconnoissance, il avoit, en différentes occasions, et d’un air assez naturel, traité d’infâmes les ministres qui recevoient de l’argent des princes étrangers. Ainsi Riperda, suspect au peu de gens qui surent cette aventure secrète, n’étoit guère propre à les persuader. Mais qui pouvoit répondre qu’Albéroni ne fût pas assez fourbe pour avoir su profiter de l’argent sans y laisser de sa réputation, et sans être tenu de reconnoissance, et que Riperda, trop enfourné avec lui, et mal dans son pays où il ne vouloit pas retourner, n’en ait été la dupe, et forcé de se laisser affubler du soupçon d’avoir profité de l’argent ?

On doutoit alors de la vie du roi d’Espagne, quelque soin qu’Albéroni prit de publier le rétablissement parfoit de sa santé. Ses anciennes vapeurs le reprirent sur la fin de décembre, et lui causèrent des faiblesses. On sut que sa tète étoit ébranlée au point de ne pouvoir ranger un discours ; en sorte que, supposé qu’il vécût, il seroit incapable de gouverner, et que toute l’autorité demeureroit au cardinal et à la reine, et que la même chose arriveroit s’il venoit à mourir, parce que le testament qu’il avoit fait leur étoit en tout favorable. Les grands et les peuples anéantis, les conseils pour le moins autant, sans talents, sans moyens, sans courage pour s’affranchir du joug d’Albéroni, maître des troupes et des finances ; d’ailleurs, nulle espérance du prince des Asturies, tendrement aimé des Espagnols, qui se flattoient d’apercevoir en lui de bonnes qualités. Mais c’étoit un enfant, élevé dans la crainte, tenu de fort court par un gouverneur italien perdu d’honneur et de réputation sur tous chapitres, dont le plus grand mérite étoit d’empêcher que qui que ce soit ne pût parler ni même approcher du prince ; capable de tout pour augmenter sa fortune, et qu’on ne doutoit pas qu’il ne fût vendu à la reine, même au cardinal, quoique faisant profession de le mépriser. Ce gouverneur étoit le duc de Popoli, dont j’aurai lieu de parler davantage si j’ai le temps d’écrire jusqu’à mon ambassade. Albéroni, en attendant, se plaignoit audacieusement de son sort, disoit qu’il n’étoit retenu d’abandonner le chaos des affaires que par sa tendresse pour le roi et la reine d’Espagne ; qu’il trouvoit à la vérité des ressources dans la monarchie, et se livroit à des comparaisons pompeuses, et à se donner de l’encens, et jusque de l’encensoir.

Les galions arrivèrent tout à la fin de cette année 1717, fort richement chargés, et apportèrent pour le compte du roi d’Espagne dix-huit cent mille piastres, secours arrivé fort à propos dans une conjoncture où on ne voyoit point d’alliés à l’Espagne, pour les entreprises qu’elle méditoit.

Albéroni s’épuisoit en vain pour s’attirer l’union des Hollandois. Il les prenoit par l’intérêt de leur commerce, par la crainte de la puissance et des desseins de l’empereur, par la honte de leur servitude des Anglois, par leur opinion que Georges ne se pouvoit maintenir sur le trône sans l’assistance de la France et la leur. Ce même roi, il le regardoit comme le plus grand ennemi du roi d’Espagne, qui, par son intérêt de duc d’Hanovre, n’emploieroit jamais les forces de l’Angleterre qu’en faveur de l’empereur, ce qui ne se pouvoit selon lui empêcher qu’en excitant les troubles dans son royaume et dans l’intérieur de sa cour, qui lui feroit quitter le soin des affaires étrangères, et terminer bientôt les négociations de Londres. Sur quoi il disoit que la bonté et la modération excessive du roi d’Espagne, jusqu’alors si peu utile, lui devoit servir de leçon pour en changer, et en devoit servir aussi aux autres princes à l’égard des Anglois, que cette douceur rendoit si insolents. De là à braver, à se vanter, à se louer, à soutenir qu’une conduite tout, opposée étoit le seul chemin de la paix, non à la mode de l’empereur et de Georges, mais d’une paix raisonnable, sûre et solide, telle que le roi d’Espagne l’offroit, et que la demandoient sa dignité, le bien de ses peuples et celui de toute la chrétienté.

Ce fut en ces termes que les ministres d’Espagne au dehors eurent ordre de s’expliquer aux cours où ils résidoient, Cellamare surtout ; Monteléon de renouveler à Londres les protestations du désir d’une paix solide, mais dont la condition principale devoit être l’engagement pris par l’empereur de ne plus tirer de contributions d’aucun prince ni Étai d’Italie, et de n’y plus envoyer de troupes ; que le mal devenoit tel, qu’il ne pourroit plus trouver de frein si la paix se faisoit en Hongrie ; qu’il ne falloit donc pas perdre un moment pour assurer le bien et le repos de l’Europe. Quoique Albéroni fût bien persuadé de la partialité du roi d’Angleterre, il affectoit de répandre qu’il ne pouvoit croire que la nation Anglaise prît les intérêts de l’empereur assez à cœur pour se déclarer contre l’Espagne.

Il parloit des Hollandois avec plus d’assurance, se fondant sur l’intérêt de leur commerce ; mais il se plaignoit qu’ils pussent compter que l’Espagne leur sauroit gré de leurs ménagements et de leur neutralité, tandis qu’il falloit agir pour assurer la tranquillité de l’Europe, et prendre des mesures sages telles que l’Espagne se les proposoit, non par des négociations, pour arrêter l’ambition de la cour de Vienne, sur laquelle il ne ménageoit pas les expressions.

Les mesures qu’il prenoit consistoient à faire payer les troupes exactement, à fournir abondamment l’argent pour les recrues, les remontes, les habits, les armes, l’approvisionnement des places, les magasins ; quatre fonderies pour des canons de bronze. On en fabriquoit en même temps de fer, des fusils et toutes sortes d’armes, six vaisseaux de ligne au Passage, que les constructeurs s’obligèrent à livrer tout prêts en avril 1719, en attendant une remise envoyée en Hollande de quatre cent mille piastres pour acheter six navires. Les seuls revenus du roi d’Espagne suffisoient à ces dépenses sans recourir à aucune voie extraordinaire. Albéroni se faisoit honneur d’avoir connu que le malheur de l’Espagne venoit d’avoir jusqu’alors dépensé prodiguement en choses inutiles, et de manquer de tout pour les nécessaires. Il s’épuisoit sur ses propres louanges ; disoit que l’Espagne ne se pouvoit flatter d’un accommodement raisonnable si elle ne se montroit armée, espérant d’obliger les plus indifférents à entrer en danse, et de faire venir à chacun l’envie de danser par les bons instruments qu’on accordoit à Madrid. Ainsi il étoit évident qu’il ne songeoit qu’à la guerre et point à traiter ; que sa répugnance étoit entière pour la médiation d’Angleterre ; qu’il ne traiteroit même pas par celle des États généraux malgré sa prédilection pour eux. Nonobstant ces notions claires, les Anglois ne laissoient pas de le ménager, et ne désespéroient pas encore de parvenir à leurs fins. Georges fit renouveler à la reine et au cardinal tout ce qu’il leur avoit déjà fait promettre en cas de mort du roi d’Espagne.

Sa santé se rétablissoit, mais il étoit plongé dans une mélancolie profonde, et tellement dévoré de scrupules, qu’il ne pouvoit se passer un moment de son confesseur, quelquefois même au milieu de la nuit. Albéroni, qui vouloit être maître absolu de tous ceux qui approchoient familièrement du roi d’Espagne, fit venir un médecin de Parme, nommé le docteur Servi. Il se défioit du premier médecin, chirurgien et apothicaire du roi, tous trois François, tous trois fort bien dans l’esprit du roi et de la reine ; mais le cardinal les trouvoit trop rusés et trop adroits pour les laisser en place. Tous les premiers ministres se ressemblent en tous pays. La principale qualité d’un médecin, selon celui-ci et tous les premiers ministres, étoit de n’être point intrigant ; l’intrigue, selon eux, est la peste des cours. Tout est cabale, et en est qui ils veulent en accuser. Le cardinal prétendoit que celle d’Espagne en étoit pleine, et se mettoit peu en peine de la capacité du médecin. Celle de Servi étoit des plus médiocres ; mais le hasard y devoit suppléer. Le point étoit qu’il eût du flegme, de la patience, du courage pour éluder les panneaux et les traits des trois François, qui ne manqueroient pas de le tourner en ridicule, et s’ils pouvoient, de le dégoûter assez pour lui faire reprendre le chemin d’Italie. Il s’en est bien gardé. Il a figuré depuis, et a été premier médecin de la reine, et puis du roi jusqu’à sa mort, et l’est encore de la reine sa veuve.

Ces dispositions faites, Albéroni, voyant la santé du roi d’Espagne rétablie, sentit l’inutilité des offres du roi d’Angleterre. Il y répondit comme il devoit pour la reine et pour lui, mais sans donner au fond à ces compliments plus de valeur qu’ils n’en méritoient. Il ne parla pas même au colonel Stanhope d’une proposition que le P. Daubenton lui avoit faite, et à laquelle il n’auroit eu garde de s’avancer sans l’ordre du cardinal : c’étoit le mariage du prince des Asturies avec une fille du prince de Galles. Le colonel, qui n’étoit pas instruit des intentions du roi son maître, n’osa répondre précisément sur une matière dont il sentoit les difficultés et les conséquences par rapport à la religion, et à la jalousie que le régent d’une part, et l’empereur de l’autre, en pourroient prendre. Albéroni donc n’en ouvrit pas la bouche ; il se contenta dans ses conférences avec le colonel Stanhope de lui faire quelques questions sur la personne et le caractère de la princesse. Ainsi la défiance étoit mutuelle parmi tous ces témoignages d’amitié. L’escadre qui s’armoit en Angleterre l’augmentoit beaucoup. Monteléon ne le cacha pas au roi d’Angleterre, qui protesta toujours de son désir de venir à bout de la paix, et que l’escadre ne regardoit point le roi d’Espagne, mais l’insulte que la nation Anglaise avoit reçue en la personne du comte de Peterborough.

Il paraissoit plus d’union et de sincérité entre la France et l’Angleterre. Néanmoins, les ministres de Georges, surtout les Hanovriens, trouvoient mauvais que le régent se montrât si opiniâtre à vouloir la renonciation absolue de l’empereur à la monarchie d’Espagne, et l’assurance des successions de Parme et de Toscane en faveur d’un fils de la reine d’Espagne. Penterrieder assuroit que jamais l’empereur ne consentiroit à l’une ni à l’autre de ces conditions ; que c’étoit une nouveauté directement contraire au plan dont l’abbé Dubois étoit convenu lorsqu’il étoit à Hanovre. Bernsdorff et ceux qui dépendoient de lui secondoient Penterrieder. Ils traitoient la fermeté et les instances du régent de dispositions équivoques de la France, et d’irrésolutions sans fin du régent. Robeton, ce réfugié que Bernsdorff avoit insinué dans les affaires, décidoit et déclaroit que, si le régent ne se relâchoit sur ces deux articles, il étoit inutile de négocier ; que ce n’étoit que par des tempéraments qu’on pouvoit conduire les choses à une heureuse fin.

Si les principales puissances intéressées dans la négociation étoient dans une telle défiance réciproque, le roi de Sicile, plus soupçonneux et plus persuadé que qui que ce fût que la défiance est une partie essentielle de la politique, craignoit à proportion de son caractère les effets d’une négociation commencée et conduite à son insu, dont vraisemblablement une des premières conditions seroit de le dépouiller de la Sicile. On ne lui en avoit pas fait encore la moindre ouverture tout à la fin de cette année. Il se plaignit à l’Angleterre d’un mystère si long à son égard, qui ne pouvoit lui annoncer rien que de mauvais. Stanhope y répondit qu’il étoit vrai qu’on avoit quelques espérances de procurer le repos à l’Europe, en particulier à l’Italie, mais si faibles jusqu’alors et si incertaines, qu’il étoit impossible de faire aucun plan et de ne rien dire. La Pérouse représenta que son maître, plein de confiance pour le roi d’Angleterre, auroit dû en espérer un retour réciproque. Il assura que ce prince ne plieroit jamais mal à propos, qu’il hasarderoit tout plutôt que de souffrir une injustice ; que l’Angleterre étoit garante des avantages qu’elle lui avoit procurés par le traité d’Utrecht ; qu’ils étoient proprement le fruit des services qu’il avoit rendus pendant la grande alliance ; qu’ainsi les deux partis tory et whig étoient également engagés à le maintenir dans la possession de la Sicile, qu’il avoit acquise par la protection de l’Angleterre. Stanhope répondit en homme embarrassé et qui craignoit de s’engager. Il mit des révérences à la place des raisons ; dit que pendant le séjour du roi d’Angleterre à Hanovre il avoit agi auprès de l’empereur pour procurer la paix au roi de Sicile, inutilement à la vérité, mais que les ministres piémontois en avoient été avertis. Il ne voulut rien dire de plus précis, et moyennant cette circonspection, il laissa La Pérouse pleinement persuadé que la France et l’Angleterre avoient une égale intention de donner atteinte aux traités d’Utrecht. Il jugea même que le roi d’Espagne ne seroit pas fâché que ces traités fussent enfreints, pour avoir la liberté de recouvrer les États autrefois dépendants de sa couronne, et pour revenir contre ses renonciations à celle de France. Enfin La Pérouse, soufflé d’ailleurs par les émissaires de Penterrieder, se persuada que la France et l’Espagne s’entendoient ensemble et que le régent n’avoit laissé aller Monti à Madrid que pour gagner Albéroni, et qu’il y avoit réussi. Cette opinion néanmoins contredisoit un autre discours tenu quelques jours auparavant. On disoit qu’Albéroni assuroit la cour d’Angleterre que si l’empereur vouloit renoncer à l’Espagne et promettre pour un fils de la reine d’Espagne l’expectative de Toscane et de Parme, le roi d’Espagne uniroit ses forces à celles de l’empereur pour le mettre en possession de la Sicile.

Ainsi tout conspiroit, selon l’opinion publique, à l’agrandissement de l’empereur. Toutefois ses ministres prétendoient, mais sans faire pitié à personne, que chacun vouloit alors lui faire la loi dans l’empire. Penterrieder le dit ainsi à Londres à l’occasion d’une déclaration que le ministre de Moscovie fit à Bernsdorff. Elle portoit que le czar ne pourroit s’empêcher de protéger le duc de Mecklembourg son parent, si on entreprenoit de l’opprimer sous de vains prétextés. On croyoit alors que la paix entre la Suède et la Moscovie seroit incessamment conclue, et comme il n’étoit question que d’un accommodement particulier, le roi de Prusse avoit lieu de se croire abandonné. Mais le czar démentit les bruits publics. Il écrivit au roi de Prusse, et l’assura positivement qu’il détestoit les traités secrets, et qu’il n’avoit jamais pensé à en conclure.

C’est en cet état que se trouvoient, à la fin de cette année 1717, les affaires générales de l’Europe. Elle finit en France par la mort de la maréchale de Duras à soixante-quinze ou soixante-seize ans, sœur du dernier duc de Ventadour, fort retirée dans une terre près d’Orléans. C’étoit une femme singulière, boiteuse, fort grosse et de beaucoup d’esprit. J’avois oublié d’en faire mention ; car elle mourut dès le mois de septembre. Mais tout à la fin de l’année, on envoya en Bretagne quatre lettres de cachet, pour ordonner à quatre gentilshommes de Bretagne qui y avoient paru les plus opposés aux volontés de la cour, d’y venir rendre compte de leur conduite. Leur nom étoit MM. de Piré, Bonamour, Noyan et Guesclairs.


  1. Il a été question de la stampille ou sceau, tome III, p. 117-118.
  2. La date n’a pas été complétée par Saint-Simon.