Mémoires (Saint-Simon)/Tome 15/8


CHAPITRE VIII.


Opiniâtreté d’Albéroni contre la paix. — Le pape fait imprimer son bref injurieux au roi d’Espagne, qu’Aldovrandi n’avoit osé lui présenter. — Ce nonce fait recevoir la constitution aux évêques d’Espagne. — Anecdote différée. — Servitude du pape pour l’empereur, qui le méprise et fait Czaki cardinal. — Le pape fait arrêter le comte de Peterborough ; et, menacé par les Anglois, le relâche avec force excuses. — Sa frayeur, et celle du duc de Parme, de l’empereur. — Conseils furieux et fous contre la France de Bentivoglio au pape. — Son extrême embarras entre l’empereur et l’Espagne. — Ses tremblantes mesures. — Le pape avoue son impuissance pour la paix. — Avis à l’Espagne et raisonnements sur Naples. — Mesures militaires d’Albéroni, et sur la paix qu’il ne veut point. — Mystère du testament du roi d’Espagne. — Faiblesse d’esprit du roi d’Espagne guéri. — Vanteries des forces d’Espagne, et conduite d’Albéroni. — Ses mesures. — L’Angleterre arme une escadre. — Forts propos entre le duc de Saint-Aignan et Albéroni. — Chimères de ce cardinal. — Riperda, tout à Albéroni, tient à del Maro d’étranges propos. — Dons faits au cardinal Albéroni, qui est nommé à l’évêché de Malaga, puis à l’archevêché de Séville. — Il montre à del Maro son éloignement de la paix, qui en avertit le roi de Sicile. — Le cardinalat prédit à Albéroni. — Aldovrandi, pensant bien faire d’engager les prélats d’Espagne d’accepter la constitution, est tancé avec ordre de détruire cet ouvrage comme contraire à l’infaillibilité. — Aldovrandi fort malmené. — Griefs du pape contre lui. — Demandes énormes de l’empereur au pape. — Hauteur incroyable de l’empereur avec le pape qui tremble devant lui et qui est pressé par l’Espagne. — Reproches entre le cardinal Acquaviva et le prélat Alamanni de la part du pape. — Mouvements inutiles dans le royaume de Naples. — Soupçons sur le roi de Sicile, qui envoie le comte de Provane à Paris. — Le duc de Modène n’ose donner sa fille au Prétendant qui est pressé de tous côtés de se marier. — Les neveux du pape vendus à l’empereur. — Faiblesse entière du pape pour le cardinal Albane, sans l’aimer ni l’estimer. — Crainte de ce neveu à l’égard d’Aldovrandi. — Gallas et Acquaviva également bien informés par l’intérieur du palais du pape. — [Le pape] veut se mêler de la paix entre l’empereur et l’Espagne. — Hauteur et menaces des Impériaux sur la paix, qui déplaisent eu Hollande. — Manèges intéressés de Beretti. — Friponnerie de l’abbé Dubois. — Manèges intéressés de Monteléon, qui compte sur Chavigny, amené par l’abbé Dubois à Londres, et en est trompé. — Inquiétude chimérique des Anglois d’un mariage du prince de Piémont avec une fille du régent. — Même inquiétude, et personnelle, de La Pérouse. — Il apprend de Penterrieder que l’empereur veut absolument la Sicile, avec force propos hauts et caressants. — Il l’assure de tout l’éloignement de la France pour le roi de Sicile. — Court voyage de l’abbé Dubois à Paris. — Cajoleries du roi d’Angleterre à la reine d’Espagne et à Albéroni, en cas de mort du roi d’Espagne. — Proposition du roi d’Espagne pour entrer en traité avec l’empereur par l’Angleterre. — Manège des ministres du roi d’Angleterre. — Ils n’ont point de secret pour Penterrieder. — Résolution du régent sur le traité, mandée par l’abbé Dubois en Angleterre. — Inquiétude des ministres de Sicile à Londres et à Paris. — Éclat entre le roi d’Angleterre et le prince de Galles. — Manège et embarras de La Pérouse. — L’Angleterre arme doucement une escadre pour la Méditerranée. — Plaintes de Monteléon. — Réponse honnête, mais claire, des ministres anglois. — Chimère imaginée par les ennemis du régent, qu’il vouloit obtenir de l’empereur la succession de la Toscane pour M. son fils. — Beretti, trompé par de faux avis, compte avec grande complaisance sur la Hollande, dont il écrit merveilles en Espagne, et de la partialité impériale des Anglois.


Au milieu de ces confusions et du péril où étoit la vie du roi d’Espagne, le cardinal déclara qu’il ne trouvoit pas les propositions des Anglois suffisantes pour assurer le repos de l’Italie, et qu’il n’enverroit point de ministre à Londres. Il dit à ses amis qu’il ne se laisseroit point endormir par des négociations apparentes ; qu’il avoit tout l’hiver devant lui pour prendre ses mesures ; qu’il falloit marcher à pas lents, et voir si les nuages du nord ne produiroient pas des tonnerres et des grêles ; que, si le roi d’Espagne pouvoit armer une bonne flotte, plusieurs pourroient changer de ton. Il comptoit sur les assurances que Riperda lui donnoit que l’intérêt du commerce ne permettroit point à ses maîtres de s’opposer à l’Espagne ; et dans cette confiance Albéroni parloit plus haut même au pape, dont le bref au roi d’Espagne, dont on a parlé, et qu’Aldovrandi n’avoit osé lui présenter, avoit été imprimé en Hollande par ordre du nonce de Cologne. Aldovrandi, fort embarrassé, chercha à faire sa cour au pape par engager les évêques d’Espagne, à qui il écrivit, d’accepter la constitution. Je n’en dirai pas davantage ici sur cette matière. On verra à l’occasion de mon ambassade en Espagne, ce que l’archevêque de Tolède, qui étoit lors et qui étoit le même [à l’époque de mon ambassade], m’en dit lui-même sous le dernier secret. Il est mort depuis cardinal.

Le pape, tremblant devant l’empereur, n’en usait pas avec lui comme il faisoit avec la France et l’Espagne, qui avoient une plus dommageable simplicité. Non seulement il faisoit à l’instant tout ce qu’il plaisoit à l’empereur, mais sans attendre qu’il le demandât, et sans que ce prince daignât même le remercier. Ainsi l’empereur ayant voulu la promotion de Czaki, archevêque de Colveza et évêque de Varadin, et sans nomination aucune de sa part, ce prélat fut déclaré cardinal aussitôt, malgré tant de paroles données du premier chapeau à Gesvres, archevêque de Bourges, qui languissoit après depuis si longtemps, et que le pape amusa encore de discours pathétiques.

Une autre affaire embarrassa davantage le pape. Il eut avis que Peterborough, se promenant en Italie, avoit de mauvais desseins sur la vie du Prétendant. Il le fit arrêter et garder étroitement dans le fort Urbin. Peterborough étoit comte d’Angleterre, pair du royaume, chevalier de la Jarretière. Les Anglois prirent feu sur cet affront, et le roi d’Angleterre éclata en menaces de bombarder Civita-Vecchia. Le duc de Parme s’entremit. Le pape eut grand’peur, fit force compliments à Peterborough, le mit en liberté, et l’orage se dissipa. Le duc de Parme étoit encore bien plus alarmé pour lui-même : il comptoit sur l’indignation de l’empereur qui ne demanderoit qu’un prétexte pour l’accabler. La proposition d’assurer à un fils de la reine d’Espagne la succession de Toscane, de Parme et de Plaisance lui faisoit déjà voir une garnison impériale dans ces deux places, et se croire perdu sous le joug des Allemands. Il eut recours au cardinal Albéroni, et conseilla au roi d’Espagne de s’armer au commencement de l’hiver, et avec éclat, pour tenir les Allemands en crainte.

Cellamare donnoit les mêmes conseils, surtout depuis la prise de Cagliari. Le pape étoit dans les mêmes frayeurs. Il souhaitoit ardemment la neutralité de l’Italie ; il ne l’espéroit que de l’établissement de la paix entre l’empereur et l’Espagne. Il ordonna à son nonce à Paris de presser le régent d’agir pour la procurer, mais par insinuations seulement, tant il redoutoit de choquer la cour de Vienne, et d’entretenir sur cette affaire une correspondance exacte avec son nonce à Madrid.

Il se trouvoit alors en d’étranges embarras entre les cours de Madrid et de Vienne, par les engagements où la frayeur de la dernière l’avoit fait entrer. Bentivoglio, tout nouvellement, n’avoit rien oublié pour l’épouvanter des alliances que la France faisoit avec les protestants, et pour le presser de se lier avec l’empereur. Il vouloit aussi qu’il travaillât au rétablissement du Prétendant, avec son peu de sens et de jugement ordinaire, comme si ce projet avoit pu être compatible avec une alliance étroite avec l’empereur, si lié avec le roi d’Angleterre. Les Impériaux, maîtres en Italie, et qui savoient que la frayeur étoit le seul moyen d’obtenir tout du pape, l’effrayèrent tellement, par la persuasion et la colère qu’ils feignirent de ce qu’il étoit de concert de l’entreprise de l’Espagne, que, pour s’en laver, il avoit écrit ce bref au roi d’Espagne, dont on a parlé, et qu’il avoit depuis approuvé son nonce de ne l’avoir pas rendu. Mais menacé de plus en plus, il le fit imprimer, comme on l’a dit, en distribua des copies à tous ses nonces, exigea non seulement de celui d’Espagne de le remettre enfin au roi, mais prétendit encore qu’il en tirât réponse, qu’il se croyoit due, pour démentir aux yeux de toute l’Europe l’énorme calomnie qu’on lui imputoit d’être de concert de son entreprise contre l’empereur, dont il paraphrasoit la nécessité de se laver. Il écrivit d’une manière pathétique et personnelle à Albéroni, dont la promotion n’avoit été faite que sur une parole à laquelle il avoit si cruellement manqué ; et comme les indults qu’il avoit accordés au roi d’Espagne sur le clergé d’Espagne et des Indes, qu’il avoit révoqués, comme on l’a dit, en même temps qu’il avoit écrit ce bref au roi d’Espagne, mais que ces indults étoient entre les mains d’Albéroni et d’Aubenton, il ordonna à Aldovrandi, qu’au cas qu’ils refusassent de les lui remettre, d’écrire à tous les prélats d’Espagne qu’ils étoient révoqués, de leur défendre d’en rien payer, et de montrer à Albéroni la lettre par laquelle il lui ordonnoit de le faire. Le pape ne put tellement se couvrir, et se parer du devoir d’impartialité de père commun, et de l’obligation de manifester la pureté de sa conduite, qu’il n’avouât à Aldovrandi sa crainte des plaintes que l’empereur faisoit des indults qu’il avoit accordés, et de ses menaces, qui suivoient toujours les moindres complaisances de Rome pour l’Espagne. Il étoit d’autant plus embarrassé que ses différends avec cette cour n’étoient pas terminés : il ne prétendoit rien moins que d’obliger le roi d’Espagne d’annuler par un décret tous ceux qu’il avoit faits depuis neuf ans contre les prétentions de la juridiction ecclésiastique, et il comptoit pour l’obtenir sur la reconnoissance d’Albéroni de sa promotion si nouvelle, sur l’attachement pour lui d’Aubenton, et sur le crédit de tous les deux.

En même temps il fit voir à l’empereur, par son nonce à Vienne, ce bref si offensant qu’il avoit écrit au roi d’Espagne, et depuis fait imprimer et répandre, et il espéroit par là se laver du soupçon d’intelligence avec l’Espagne, et détourner l’orage qu’il craignoit, peut-être même faire accepter sa médiation. Mais la froideur et la sécheresse de la cour de Vienne répondoit peu et souvent point à tant de prostitution. La suspension d’armes en Italie, que le pape lui avoit proposée de concert avec l’Espagne, ne reçut pas la moindre réponse. Les uns crurent que l’empereur n’y consentiroit point par la médiation du pape ; d’autres qu’il avoit dessein d’envahir l’Italie, dont il ne vouloit point perdre l’occasion. Le pape avoua au cardinal Acquaviva que ses démarches n’avoient et n’auroient aucun succès, qu’il n’en falloit attendre que par la France et l’Angleterre, mais que l’empereur étoit prévenu au dernier point contre tous ceux qui lui parloient de paix, et qu’il protestoit tous les jours qu’il renonceroit plutôt à la couronne impériale qu’à ses prétentions sur celle d’Espagne.

Acquaviva, autant pour son intérêt que pour celui du roi d’Espagne, le sollicitoit de profiter du désordre et de la consternation où étoient les Allemands du royaume de Naples, de l’empressement que tous les habitants témoignoient de changer de domination ; d’y accorder un pardon général, et l’abolition, non de tout impôt, mais de tous ceux que les Allemands y avoient mis, parce qu’on n’y pouvoit rien espérer de la force, mais de la seule bonne volonté des nombreux habitants ; de ne pas laisser le temps aux Impériaux de finir la guerre de Hongrie ; enfin d’envoyer au commencement du printemps une forte escadre en Italie, et une puissante armée pour y maintenir l’équilibre et protéger le duc de Parme. Mais rien n’étoit disposé pour entreprendre sur Naples, de sorte qu’Acquaviva ne voulut pas risquer beaucoup de seigneurs napolitains qui s’étoient offerts à lui d’exposer leur vie en se déclarant, et les maintint seulement dans les bonnes dispositions où ils étoient. Acquaviva ajoutoit à ses conseils au roi d’Espagne que, s’il n’étoit pas en état de secourir les princes d’Italie et qu’il voulût faire la paix avec l’empereur, il ne la pouvoit obtenir que par la France et l’Angleterre, et ne [devait] point compter sur les offices du pape, que Vienne méprisoit parfaitement.

Albéroni jugeoit, comme Acquaviva, des propositions que les Napolitains lui faisoient. Il auroit pourtant voulu que le mécontentement général se fit sentir quelquefois pour exciter le châtiment, et par conséquent aliéner encore plus les peuples. Il faisoit ses dispositions pour avoir au printemps une escadre de trente navires de guerre, vingt mille hommes de débarquement, un train d’artillerie de cent cinquante pièces de canon. Il envoya en Hollande le chef d’escadre Castañeda pour acheter sept vaisseaux équipés et armés en guerre, et à Ragotzi un François nommé Boissimieux, bien instruit de tout ce que le roi d’Espagne pouvoit et vouloit faire pour entretenir la guerre en Hongrie, et pour l’être lui-même en quel état elle étoit et quel fondement il y pouvoit faire. Il ne vouloit point de paix ; mais, comme il ne le pouvoit témoigner avec bienséance, il fit part aux cours étrangères de ce qui s’étoit passé en gros entre le colonel Stanhope et lui sur les propositions de paix. Il y fit entendre que le colonel Stanhope et le sieur Bubb avoient trouvé ses réponses raisonnables, et dépêché en Angleterre. Il se paroît en même temps de la suspension du second embarquement en considération des offices de la France et de l’Angleterre, insistoit sur l’équilibre, et sur être en liberté d’agir si la négociation ne réussissoit pas. Son but étoit de ne prendre aucun engagement et de conserver la liberté de prendre, suivant les conjonctures, les partis qu’il jugeroit à propos. L’état dangereux du roi d’Espagne les pouvoit bientôt changer.

On le crut, ou on le voulut croire si mal qu’on lui fit faire, comme on l’a dit, un testament sur la fin d’octobre, duquel, outre la reine et Albéroni, il n’y eut que le P. Daubenton et le duc de Popoli qui en eussent connoissance. Il fut signé par un notaire de Madrid très obscur. Six grands furent appelés ensuite, qui signèrent que c’étoit la signature du roi et son testament, mais sans qu’ils sussent rien de ce qu’il contenoit. Cela renouvela les bruits ci-devant remarqués sur la reine, et on fit plusieurs réflexions sur la confiance du contenu du testament, dont Popoli étoit le seul seigneur qui en eût le secret, à l’exclusion même des ministres, ce qui surprit d’autant plus qu’il étoit gouverneur du prince des Asturies, et publiquement mal avec le cardinal, qu’il se piquoit de mépriser.

Ce triste état du roi d’Espagne servit au cardinal à éluder les nouvelles instances du pape, dont on vient de parler, mais il ne parut pas abattre le courage du premier ministre. Ses discours ne témoignèrent ni frayeur ni faiblesse. Il brava même, et fort en détail, sur la puissance qu’on vouloit attribuer à l’empereur, en entretenant l’ambassadeur de Sicile. Celui de Hollande parloit comme le cardinal, ce qui faisoit croire la Hollande unie avec l’Espagne. La même confiance ne paraissoit pas à l’égard de la France, beaucoup moins encore pour l’Angleterre. On ne doutoit pas que le cardinal ne choisît la médiation des États généraux.

Vers la fin de novembre, la santé du roi d’Espagne fut tout à fait rétablie : le sommeil, l’appétit, les forces, l’embonpoint ; mais l’esprit demeura si frappé de sa fin comme imminente qu’il vouloit sans cesse son confesseur auprès de lui. Il le retenoit souvent jusqu’au moment qu’il se mettoit au lit avec la reine. Souvent encore il l’envoyoit chercher au milieu de la nuit ; mais cette faiblesse ne s’étendoit pas sur d’autres choses, et il ne paraissoit pas au dehors qu’il eût été malade.

Albéroni ne pensoit qu’à ses préparatifs de guerre. Il publioit qu’en mai suivant le roi d’Espagne auroit cinquante mille hommes de pied effectifs, et quinze mille chevaux, et trente vaisseaux de guerre bien armés, non pour faire aucunes conquêtes, mais pour maintenir ses droits et ses amis, si aucun étoit molesté en haine de cette amitié. Mais il ne persuadoit personne, parce que personne ne pouvoit croire que tant de dépense n’eût d’objet que celui qu’Albéroni publioit. Le colonel Stanhope en fut d’autant plus inquiet qu’il le pressoit souvent de lui apprendre le motif de l’armement d’une escadre qui se faisoit en Angleterre pour la Méditerranée. On disoit à Vienne que c’étoit contre l’Espagne. Monteléon mandoit que c’étoit contre le pape, sur l’affaire de Peterborough. Mais Albéroni avoit si peu de confiance en ce ministre qu’on ne doutoit pas que, s’il consentoit enfin que la paix fût traitée à Londres, il n’y fît passer Beretti.

C’étoit à quoi ce cardinal pensoit bien moins qu’à conserver ses conquêtes, et à en faire de nouvelles. Il fit laisser en Sardaigne neuf bataillons et huit cents chevaux, prit ses mesures pour faire croiser tout l’hiver des frégates depuis les côtes de Toscane jusqu’au phare de Messine, envoya de Gènes à Cagliari trente-cinq mille pistoles, pourvut toutes les places du roi d’Espagne de tout en abondance. Il refusa de traiter, en s’expliquant différemment à l’Angleterre et à la France. Il s’excusa au général Stanhope sur ce qu’il attendoit les réponses du régent, sans lesquelles l’union inséparable des deux couronnes l’empêchoit de rien faire ; au duc de Saint-Aignan que, si le régent tenoit le même langage sur l’union des deux couronnes, il joueroit dans le monde un rôle différent de celui qu’il y jouoit. Il paraphrasa l’indignité de sa servitude pour l’Angleterre, la terreur panique qu’on prenoit de l’empereur, les grandes choses qui résulteroient, à l’avantage des deux couronnes, d’une union effective et stable. Il avoit raison sans doute, mais pour cela il auroit fallu chasser Albéroni et Dubois dans les pays les plus éloignés de la France et de l’Espagne, qui toutes les deux n’eussent jamais tant gagné.

Saint-Aignan lui représenta que les choses étoient déjà bien avancées ; que le régent étoit d’accord avec l’Angleterre sur les conditions de la paix ; que, si l’Espagne étoit attaquée, la France ne pourroit la secourir, l’état du royaume obligeant à conserver la paix dont il jouissoit. Albéroni répondit que le roi d’Espagne ne s’éloigneroit jamais d’un accommodement à des conditions équitables ; qu’il se défendroit jusqu’à la dernière goutte de son sang si l’empereur étoit injuste dans ses demandes ; finit en disant qu’il ne pouvoit croire que, si le roi d’Espagne étoit attaqué dans le continent de son royaume, une nation qui l’avoit porté et maintenu sur ce trône le voulût voir retourner en France simple duc d’Anjou ; que si ce prodige arrivoit, il faudroit bien s’accommoder à la nécessité.

Ce discours fit un grand bruit, et fut interprété fort diversement. Ce qui est certain, c’est qu’Albéroni éloigna toujours la négociation ; qu’il avoit des motifs cachés d’espérance qu’on ne pénétra point ; qu’il croyoit se faire une ressource d’une ligue qu’il formeroit entre le czar et la Suède ; qu’il comptoit qu’il pouvoit naître de jour en jour des événements favorables à l’Espagne. Il jugeoit pouvoir faire agir les armées au dehors sans avoir rien à craindre pour les provinces de l’Espagne, et se repaissoit ainsi de chimères.

Il désiroit sur toutes choses de ménager les Hollandois, de les aigrir contre l’empereur, et de profiter de l’occasion de se délivrer de sa crainte et de ses desseins en modérant sa puissance. Mais ses exhortations étoient vaines. Les Hollandois sentoient la nécessité du repos pour le rétablissement de leur État, et quoiqu’il y eût différents partis dans la république, tous se réunissoient à conserver la paix. Ceux qui y avoient le plus de part aux affaires ne pouvoient sortir de leurs maximes : que l’intérêt de la république étoit de s’attacher indissolublement à suivre les résolutions de l’Angleterre, et suivre ses mouvements, même avec dépendance.

Rien n’étoit plus éloigné des sentiments de la république que le concert avec l’Espagne, que les discours de Riperda, tout à Albéroni, faisoient plus que soupçonner. Il parla un jour à l’ambassadeur de Sicile de la formidable puissance que l’Espagne auroit la campagne suivante, supérieure aux forces délabrées de l’empereur, qui ne pouvoit faire sa paix avec les Turcs ; lui vanta le bonheur de la conjoncture pour établir un équilibre ; proposa l’union du roi de Sicile avec le roi d’Espagne, pour attaquer à la fois : l’un l’État de Milan, l’autre le royaume de Naples. Del Maro, étonné d’un pareil propos de l’ambassadeur de Hollande, répondit qu’il faudroit, avant de prendre un engagement dont les suites pouvoient être si périlleuses, être bien assuré des secours que pourroient et voudroient donner la France, l’Angleterre et la Hollande. Riperda osa l’assurer que la France favoriseroit secrètement l’exécution de ce qu’il proposoit. Sur l’Angleterre, il avoua qu’il n’y falloit pas compter ; mais il assura que, outre qu’il ne convenoit pas aux Anglois, par l’intérêt de leur commerce, de se brouiller avec l’Espagne, il prévoyoit tant d’embarras à Londres, que Georges n’auroit ni le temps ni le moyen de songer ni de se mêler des affaires des autres. À l’égard de sa république, il dit que, encore qu’il ne fût pas de la bonne politique de rompre avec l’empereur dans l’état où elle se trouvoit alors, cette extrémité étoit encore moins fâcheuse que de [se] brouiller avec l’Espagne, son commerce avec elle étant ce que ses maîtres avoient de plus capital à conserver. Son objet à lui étoit que la Hollande se maintînt neutre, mais en aidant l’Espagne de tout ce qu’il seroit possible sans se déclarer. Avec de tels propos de l’ambassadeur de Hollande, il n’est pas surprenant que les soupçons d’intelligence de sa république avec l’Espagne ne grossissent ; à. quoi en effet beaucoup furent trompés.

La mort de l’évêque de Malaga donna lieu de nommer Albéroni à cet évêché de trente mille écus de rente, qu’il ne reçut que comme l’introduction aux plus grands et aux plus riches sièges de l’Espagne, quand ils viendroient à vaquer. Le roi d’Espagne lui donna encore vingt mille ducats, à prendre sur les confiscations de ceux qui avoient suivi le parti de l’empereur, et tous les meubles qui avoient appartenu au duc d’Uzeda. Peu de temps après, le cardinal Arias, archevêque de Séville, étant mort, Albéroni fut nommé à ce riche archevêché.

Il s’expliqua, sur la fin de cette année, avec tant d’emportement sur la négociation de Londres pour la paix, à l’abbé del Maro, que ce dernier assura le roi de Sicile qu’il n’y auroit point de paix ; que l’Espagne, peu disposée à jeter tant d’argent rial à propos, et qui ne pouvoit craindre d’invasion de la part de l’empereur, ne feroit pas des préparatifs si considérables, si ce n’étoit pour entreprendre ; et que ces vues étoient conformes au caractère d’esprit d’Albéroni, dont l’ambition étoit d’atteindre à la gloire des cardinaux Ximénès et de Richelieu. Il prétendoit qu’un nommé Zanchini, qui demeuroit à Gênes, lui avoit prédit son cardinalat. Quelque temps après y être parvenu, il l’envoya chercher, mais il ne put jamais le retrouver.

Aldovrandi, croyant faire sa cour à Rome de procurer l’acceptation formelle de la constitution par les évêques d’Espagne, y avoit souverainement déplu. La folie de l’infaillibilité étoit souverainement blessée qu’on pût imaginer qu’elle eût besoin d’autre autorité que de la sienne, ni du concours de soumission explicite des évêques, pour donner toute la force nécessaire aux bulles dogmatiques. La seule pensée étoit un abus si terrible qu’il ne pouvoit être compensé par aucune utilité qu’Aldovrandi eût pu imaginer. Il eut donc ordre de détruire son propre ouvrage, et d’empêcher les évêques d’Espagne d’accepter ce qu’ils devoient adorer d’adoration de latrie, les yeux bandés et les oreilles bouchées, provoluti ad pedes, expression si chérie à Rome et si barbare dans l’Église. Ce pauvre nonce étoit depuis quelque temps si malmené de sa cour que le cardinal Paulucci, secrétaire d’État, en prit honte et pitié, le consoloit et lui en faisoit comme des excuses. Le manquement de parole d’Albéroni sur la flotte, celui de n’avoir pas présenté ce bref injurieux au roi d’Espagne, la complaisance d’avoir remis au premier ministre et au confesseur les brefs de révocation des indults, les soins du nonce d’excuser toujours Albéroni et les procédés de cette cour, étoient les griefs qui irritoient le pape, dans l’extrême dépit et l’embarras où le jetoit la hauteur sans mesure de l’empereur.

Ce monarque, qui sentoit ses forces en Italie, et qui connoissoit bien à qui il avoit affaire, écrivit moins une instruction d’un prince catholique à Gallas, son ambassadeur auprès du souverain pontife, qu’une déclaration de guerre et des lois d’un vainqueur sans ménagement pour le vaincu, et parfaitement impossibles. Il manda à Gallas qu’il vouloit bien croire que le pape n’avoit point de part à l’entreprise de l’Espagne contre lui ; mais qu’il ne suffisoit pas qu’il voulût bien avoir pour lui cette complaisance, que ses actions en devoient aussi persuader le monde ; que pour y réussir l’empereur demandoit ce que le pape prétendoit faire contre le roi d’Espagne ; mais prévoyant qu’il auroit peine à se porter à des partis extrêmes, Sa Majesté Impériale vouloit bien se contenter de lui demander :

Qu’Aldovrandi fût rappelé et privé de tous ses emplois, pour avoir été l’instrument de l’intelligence secrète entre le pape et le roi d’Espagne ;

Qu’Albéroni fût cité à Rome pour y rendre compte de sa conduite, ou que le pape fît passer un de ses ministres en Espagne pour lui faire son procès ;

Que le roi d’Espagne fût privé de toutes les grâces que le saint-siège avoit accordées non seulement à lui, mais à tous ses prédécesseurs ;

Que la croisade fût levée au profit de Sa Majesté Impériale dans le royaume de Naples et le duché de Milan ;

La promotion au cardinalat du comte d’Althan sur-le-champ et sans aucun délai ;

Des quartiers d’hiver dans l’État ecclésiastique pour ses troupes qu’il vouloit faire passer incessamment en Italie. Véritablement on voit bien qu’il étoit difficile de rien demander de plus modeste.

La pape pria Gallas de lui laisser ces demandes par écrit. Il vouloit répondre dans le premier mouvement que, si l’empereur en venoit à la violence, il irait le recevoir le crucifix à la main. Son nonce en même temps n’étoit plus admis chez l’empereur. Il eut grande peine à en obtenir audience pour l’informer de la promotion de Czaki. Elle ne lui fut accordée qu’à condition qu’il n’y parleroit d’aucune autre affaire. Quoique l’empereur eût fort désiré et pressé cette promotion, il répondit dédaigneusement au nonce qu’il ne savoit encore s’il accepteroit la grâce que le pape faisoit à cet archevêque. Ainsi la cour de Vienne exigeoit avec empire les grâces qu’elle vouloit obtenir de Rome, les méprisoit après les avoir obtenues, la gouvernoit par cette politique, et la tenoit toujours tremblante devant le prince qu’elle regardoit comme le maître de l’Italie, toujours prête à suivre et à prévenir même ses désirs. Néanmoins les choses s’adoucirent de manière qu’il y eut lieu de soupçonner qu’il y avoit eu du concert.

Quoique l’Espagne, en perdant l’Italie, eût perdu en même temps son poids et son ressort principal auprès du pape, ses ministres ne laissoient pas de s’y expliquer avec assez de hauteur pour que le pape s’en trouvât souvent embarrassé. Dès qu’Acquaviva eut appris les demandes que Gallas avoit faites, il écrivit au pape pour le presser de répondre enfin au roi d’Espagne sur la médiation qu’il lui avoit offerte, de lui mander s’il y avoit quelque apparence à cette médiation, ou de lui laisser la liberté d’agir, puisque la cour de Vienne ne songeoit qu’à l’amuser, pendant qu’elle prenoit ses mesures, et qu’elle faisoit les dispositions nécessaires pour envahir l’Italie.

Sur ce billet, le pape envoya à Alamanni, secrétaire des chiffres, dire à Acquaviva qu’il n’avoit pu proposer à Vienne la suspension d’armes, parce qu’il n’avoit point reçu de réponse du roi d’Espagne, quoiqu’il l’eût prié de lui mander ce qu’il pensoit sur cet article ; que, dans cette incertitude, il n’avoit pu donner aucun projet, d’autant plus que l’empereur avoit demandé pour première condition la restitution de la Sardaigne, ce que le pape ne pouvoit assurer sans savoir les intentions du roi d’Espagne.

Acquaviva témoigna sa surprise que depuis deux mois que le pape lui faisoit accroire qu’il avoit proposé sa médiation à Vienne, fondée sur le consentement du roi d’Espagne, il n’eût encore fait aucune démarche à Vienne. Alamanni répondit à cette plainte par celle de l’offre du roi d’Espagne de la médiation aux États généraux, déplora la malheureuse situation du pape. Acquaviva riposta par celle de l’impression du bref injurieux au roi d’Espagne, qui paraissoit même dans toutes les gazettes. Ainsi la visite se passa en reproches. Quelle que fût la faiblesse du pape, Acquaviva ne pouvoit se persuader qu’il se laissât aller à quelque démarche violente contre le roi d’Espagne, mais bien que ce prince n’avoit rien à attendre de Sa Sainteté. Ce cardinal fut en même temps averti de l’intérieur du palais qu’on avoit vu sur la table du pape une lettre d’Albéroni, contenant que le roi d’Espagne étoit suffisamment pourvu de troupes et de vaisseaux pour faire par mer toutes sortes de débarquements et toutes sortes d’entreprises par terre, et que le traité en question seroit bientôt conclu.

Acquaviva, bien servi de cet intérieur du palais, en apprit en même temps qu’il s’étoit trouvé sur la table du pape une lettre du cardinal Pignatelli, archevêque de Naples, qui lui mandoit les mouvements de la ville et des provinces, où les partisans d’Espagne étoient partout fort supérieurs à ceux de l’empereur, et que tout étoit à craindre d’une subite révolution. Acquaviva recevoit lui-même souvent les mêmes avis et des sollicitations pressantes d’assistance d’Espagne. Mais cette couronne n’étant pas en état ni préparée à en pouvoir donner, on s’en tint à l’avis déjà pris de n’exposer pas les bien intentionnés pour son service.

On ne pouvoit comprendre que l’Espagne pût soutenir la guerre sans alliés, ni qu’à commencer par le pape, aucun prince d’Italie eût le courage ni les forces d’entrer dans cette ligue, ni d’y apporter quelque poids. Ils étoient tous environnés des États de l’empereur dont les derniers progrès en Hongrie fortifioient leurs chaînes. Il n’y avoit que le roi de Sicile qui pût faire pencher la balance du côté qu’il voudroit embrasser. Il envoya le comte de Provane à Paris, et fit en même temps des dispositions pour prendre un corps de Suisses à son service, ce qui fit croire qu’il avoit dessein d’entrer dans une alliance avec la France et l’Espagne pour affranchir l’Italie du joug des Allemands.

On a déjà vu les justes frayeurs du duc de Parme, à qui l’empereur ne pardonnoit pas son inclination française dans la dernière guerre du feu roi en Italie, et l’attachement naturel que lui donnoit le second mariage du roi d’Espagne.

Le duc de Modène, qui avoit toujours fort ménagé la cour de Vienne et qui avoit eu l’honneur d’être beau-frère de l’empereur Joseph, refusa par cette considération de donner sa fille au Prétendant, qu’Albéroni, le foible parti de ce prince et ses amis pressoient de se marier. Les Anglois même, et protestants, et les plus aliénés de sa maison, le désiroient aussi pour avoir toujours un droit légitime à montrer à leur roi, le faire souvenir de leur choix, et le contenir par cette perspective. Le pape étoit entré dans ce mariage de Modène, et vouloit aller lui-même le célébrer à Lorette, et donner la bénédiction nuptiale, honneur peu conforme aux intérêts du Prétendant en Angleterre, et à un triste état qu’il ne cherchoit qu’à cacher.

Outre le pouvoir que donnoit à l’empereur sa situation de maître de l’Italie, il y pouvoit tout encore par le moyen des neveux du pape. On doutoit qu’il fût informé de leurs engagements secrets et des grâces qu’ils en retiroient, mais on parloit tout haut à Rome et avec le dernier scandale de la dépendance du cardinal Albane de la cour de Vienne, et des sommes considérables qu’il touchoit sur Naples, dont le payement étoit régulier ou interrompu, selon que Gallas étoit satisfoit ou mal content de sa conduite. Il avoit été suspendu à la promotion d’Albéroni, parce que Gallas trouva qu’Albane ne s’y étoit pas assez opposé. Dans la suite, ils se raccommodèrent, et le robinet de Naples fut rouvert. On croyoit communément que personne n’osoit instruire le pape de la vénalité de ses neveux ; on voyoit sa nonchalance sur un désordre dont l’évidence ne pouvoit lui être inconnue. Ceux qui étoient le plus à portée de lui parler savoient certainement qu’ils se perdroient s’ils touchoient cette corde, parce que le cardinal Albane étoit le maître de les ruiner dans l’esprit de son oncle, quoiqu’il n’eût pour lui ni estime ni tendresse. Ce neveu en étoit lui-même si persuadé qu’il craignoit la vengeance d’Aldovrandi qui, dans la persécution qu’il souffroit des neveux, pour plaire à l’empereur, et soutenu du roi d’Espagne, avoit menacé de publier bien des choses, s’il étoit pressé de faire connoître que ses ennemis étoient ceux qui trahissoient le pape, parce qu’ils étoient vendus à l’empereur. Le cardinal Albane, qui se reconnut aisément à ce portrait, et fort en peine des dénonciations qu’Aldovrandi pouvoit produire, fit divers manèges pour l’adoucir, sans toutefois risquer de déplaire aux Allemands qu’il informoit des affaires les plus secrètes, que la faiblesse du pape lui confioit sans réserve. Quand il étoit nécessaire de les instruire avec plus de détail, il ne se faisoit aucun scrupule de prendre sur les tables du pape les mémoires qu’on lui donnoit et de les remettre à Gallas.

Cet ambassadeur n’étoit pas le seul bien informé de l’intérieur du palais. Acquaviva l’étoit fort bien aussi. Il sut qu’Aldovrandi mandoit au pape que le roi d’Espagne pourroit consentir à la restitution de la Sardaigne, non comme préliminaire, mais comme acte de concorde, si d’ailleurs il recevoit les satisfactions qu’il demandoit. Malgré l’obscurité de cette expression, le pape crut avoir beaucoup obtenu. Il s’en servit avec art auprès des Allemands ; il dit à Gallas qu’il s’excuseroit auprès du roi d’Espagne de se charger de la médiation parce qu’il voyoit qu’on se défioit à Vienne des offices qu’il s’étoit proposés pour la pacification entre les deux cours. Gallas, surpris de la proposition et n’ayant point d’ordre de son maître, n’osa prendre sur soi de la rejeter. Il pria le pape de lui permettre de lui en écrire. Le pape y consentit, et donna ses ordres en même temps à son nonce à Vienne. Mais ces propositions de paix ne suspendirent pas les instances que Gallas faisoit au pape de rompre ouvertement avec l’Espagne. Ceux qui connoissoient bien le pape n’étoient pas surpris de l’entendre menacer de se porter à des résolutions extrêmes, et parler imprudemment ; mais ils étoient bien persuadés qu’il n’exécuteroit rien du tout, et qu’il ne prendroit jamais d’engagements à craindre, tant qu’il seroit maître de suivre sa pente naturelle et sa propre volonté.

La restitution de la Sardaigne étoit en effet la condition que l’empereur posoit pour base du traité à faire, s’il y en avoit de possible entre lui et l’Espagne. Ses ministres le disoient ainsi partout. Ils comptoient que l’intérêt, personnel du roi d’Angleterre l’emporteroit sur celui du commerce des Anglois, et qu’ils ne pourroient l’empêcher d’employer la force pour procurer la restitution de la Sardaigne. Ils ne laissoient pas de craindre l’inquiétude que la nation Anglaise pourroit prendre de cette violence, et que les Hollandois n’eussent le bon sens de profiter de la division de l’Angleterre et de l’Espagne.

Les ministres d’Angleterre tenoient un langage uniforme à celui des Impériaux. Cadogan, prêt à partir de la Haye, dit à Beretti que Penterrieder étoit à Londres uniquement pour écouter les propositions qui seroient faites à l’empereur, non pour en faire aucune ; qu’il n’entrevoit point en négociation, si la restitution de la Sardaigne n’étoit accordée comme une condition préliminaire du traité, et se jeta de là en reproches mal fondés et en menaces d’invasion facile de l’Italie, où le duc de Parme seroit la première victime de l’indignation de l’empereur.

Les propos si impériaux de Cadogan ne plurent pas à Heinsius, qui ne le cacha pas à Beretti. Celui-ci crut voir de la jalousie sur la médiation et Duywenworde, qui se flattoit de l’aller exercer à Londres pour les États généraux, en fut encore plus mécontent. Beretti, qui pour que la négociation ne lui échappoit pas, la souhaitoit à la Haye, n’oublia pas d’insister en Espagne sur la partialité déclarée du roi d’Angleterre et de ses ministres, et sur le danger de traiter à Londres sous leurs yeux. L’abbé Dubois écrivit de Londres à ses amis que ce seroit un grand bien, si le roi d’Espagne vouloit bien envoyer promptement Beretti en Angleterre, parce que certainement le ministère Anglois travailleroit pour ses intérêts ; que les ordres du régent étoient de les soutenir ; qu’il le feroit aussi de bonne sorte, et que Beretti en seroit convaincu s’il passoit la mer. Ce sincère abbé en écrivit autant à Basnage, en Hollande, de manière que Beretti qui avoit toujours crié en Espagne contre toute négociation qui se feroit à Londres, n’osa changer subitement d’avis. Mais croyant sur cette lettre de l’abbé Dubois voir jour à y être employé, ce qu’il n’espéroit plus, il se contenta de s’offrir en Espagne, si on vouloit s’y servir de lui, quoiqu’il fût toujours dans la même opinion sur une négociation traitée à Londres.

Monteléon, que cet emploi regardoit si naturellement comme ambassadeur d’Espagne en Angleterre depuis si longtemps, n’en vouloit pas manquer l’honneur. Il fit donc entendre qu’outre la confiance des ministres d’Angleterre qu’il avoit intimement, il étoit encore particulièrement instruit des sentiments des ministres de France.

Il prétendoit avoir tiré des lumières de Chavigny, que l’abbé Dubois avoit amené avec lui à Londres. C’est ce même Chavigny dont j’ai raconté l’impudente et célèbre imposture, et l’éclatante punition qui le déshonora à jamais, l’expatria jusqu’après la mort du roi, et fut sue de toute l’Europe. Quoique ses aventures ne pussent être ignorées de Monteléon, il crut en pouvoir faire usage. Il l’avoit vu en Hollande, il le cajola sur ce qu’il le voyoit employé dans les affaires étrangères. Il sut de lui que le maréchal d’Huxelles étoit entièrement pour s’opposer à l’agrandissement et aux entreprises de l’empereur, et que sur ce principe Chavigny prétendoit que le maréchal avoit soutenu que, si l’empereur refusoit de contenter le roi d’Espagne, [ce] qui devoit être la première condition du traité, il falloit se préparer à la guerre offensive et défensive en union avec l’Espagne et le roi de Sicile, et que c’étoit l’avis de presque tous ceux qui composoient le conseil de régence, surtout depuis l’arrivée à Paris du comte de Provane.

Sur cette friponnerie, Monteléon se donnoit en Espagne comme pleinement instruit des intentions de la France et de celles de l’Angleterre. Stanhope lui avoit dit en confidence que l’empereur ne s’éloigneroit pas d’un accommodement, à condition de reconnoissance et de renonciations réciproques ; qu’il consentiroit à donner des sûretés pour la succession de Toscane, et qu’il entreroit encore en d’autres tempéraments, mais qu’il vouloit la cession de la Sicile, et des secours pour la conquérir. Monteléon avertissoit l’Espagne que c’étoit sur ces conditions qu’elle devoit régler ses résolutions et ses mesures. Mais cet ambassadeur ne réussissoit pas à pénétrer, comme il le croyoit, le véritable état de la négociation de l’abbé Dubois et de Stanhope.

Elle étoit peu avancée avec Penterrieder à la fin de novembre. L’empereur avoit personnellement une telle répugnance à renoncer à la monarchie d’Espagne pour toujours, que ses ministres, même Espagnols, n’osaient lui en parler. À peine laissoit-il entendre qu’il pourroit renoncer à l’Espagne et aux Indes, en faveur de Philippe V et de sa postérité ; mais il ne vouloit pas aller plus loin, ni ouïr parler de la postérité d’Anne d’Autriche, quelque juste que cela fût, par les traités et les renonciations. Il vouloit bien accorder l’investiture de Parme et de Plaisance à un fils de la reine d’Espagne, mais avec un refus absolu de celle de Toscane. On faisoit valoir comme une grande complaisance qu’elle ne pût tomber à la maison d’Autriche, et qu’elle fût assurée au duc de Lorraine. Toutes sortes de manèges étoient employés pour faire consentir à de si déraisonnables articles. Toutefois les Anglois assurèrent l’abbé Dubois qu’il pouvoit absolument compter sur la fermeté du roi d’Angleterre, s’il se pouvoit promettre celle du régent, et qu’il ne se laisseroit point ébranler par la cabale du roi d’Espagne en France. C’étoit le galimatias que cet abbé écrivit.

Les Anglois étoient en peine du voyage du comte de Provane à Paris, et d’une liaison entre le roi de Sicile qui prenoit confiance en ce ministre, et le régent dont le mariage du prince de Piémont avec une fille du régent seroit le lien. Le ministre de Sicile à Londres en prit une vive alarme. On a vu qu’il avoit lié une négociation directe avec l’empereur, même par le frère de l’envoyé de Modène à Londres qui étoit à Vienne, et à portée de cette confiance avec l’empereur à ce qu’il prétendoit. Un des points de cette négociation étoit le mariage d’une archiduchesse avec le prince de Piémont, ce qui auroit été renversé si ce qu’on disoit de celle du comte de Provane se trouvoit véritable. La Pérouse ne cessoit d’aliéner son maître du régent ; il se défioit beaucoup de l’abbé Dubois, et n’étoit pas plus content de Penterrieder. Ce dernier parla à l’envoyé de Modène : il ne le laissa en aucun doute qu’il ne fût instruit de la négociation dont La Pérouse avoit chargé son frère à Vienne. Il ne lui déguisa point que l’empereur vouloit avoir la Sicile de gré ou de force ; que, s’il étoit possible de convenir de cette condition par un traité, il faudroit qu’il y eût un ministre piémontois à Vienne ; mais qu’il savoit qu’il n’y seroit pas reçu s’il n’avoit le pouvoir de faire cette cession ; que l’empereur avoit des moyens sûrs de conquérir cette île, mais qu’il aimoit mieux en avoir l’obligation au roi de Sicile, aussi instruit qu’il l’étoit de la situation des affaires de l’Europe ; qu’on prendroit après les mesures nécessaires pour lui conserver les titres d’honneur et d’autres avantages encore dont il auroit lieu d’être content. L’envoyé de Modène eut curiosité de savoir quel seroit l’échange, et s’il se prendroit dans le Milanois. Penterrieder répondit que l’empereur ne pouvoit céder dans tout cet État un seul pouce de terre, mais qu’en un mot le roi de Sicile seroit satisfoit. La Pérouse, fort inquiet d’une réponse si générale, pressa son ami de lui en dire davantage. Soit que l’envoyé de Modène en sût plus en effet, ou que ce ne fût qu’un soupçon, il lui fit entendre qu’on proposeroit la Sardaigne. Cela fut soutenu de tous les langages fermes, mais caressants et flatteurs, que Penterrieder sut tenir à La Pérouse, en l’assurant bien surtout des mauvaises dispositions de la France pour le roi de Sicile, dont lui-même se citoit pour témoin lorsqu’il étoit à Paris.

L’abbé Dubois s’étoit embarqué à la fin de novembre pour aller chercher, disoit-il, de nouvelles instructions, avec promesse d’un très prompt retour. On le savoit trop instruit des intentions du régent pour les croire le motif de son voyage. On crut donc qu’il ne le faisoit que pour concilier les différents sentiments de ceux qui composoient le conseil de régence. Comme j’en étois un, je puis assurer que ceux qui le crurent ne rencontrèrent pas mieux.

Pendant cet intervalle de négociation, le colonel Stanhope eut ordre de faire entendre par Albéroni à la reine d’Espagne que si Dieu disposoit du roi d’Espagne, qu’on croyoit alors très mal, cet événement n’apporteroit aucun changement aux dispositions favorables du roi d’Angleterre pour elle et pour lui, et qu’ils devoient compter tous deux sur un appui solide et sur des assistances effectives de sa part ; qu’il maintiendroit les dispositions que le roi son mari auroit faites en sa faveur, et pour gage de cette bonne volonté, Stanhope devoit citer ce que son maître faisoit actuellement pour procurer par le traité de paix les avantages des infants du second lit.

Pendant ce temps-là le roi d’Espagne fit dire à Bubb et au colonel Stanhope, que, pour complaire au roi d’Angleterre, il entreroit dans la négociation qu’il proposoit, si l’empereur promettoit pour préliminaire de ne point envoyer de troupes en Italie, et de n’y point demander de contributions. Le colonel Stanhope tâcha de persuader à Monteléon son désir que la proposition fût acceptée à Vienne, où Penterrieder venoit de l’envoyer par un courrier. Il le prépara aux réponses hautaines de cette cour ; mais il ajouta que Georges étant content des bonnes intentions du roi d’Espagne, il faudroit nécessairement que la médiation d’Angleterre, soutenue de celle de France, réduisît les parties intéressées à la raison. Bernsdorff vendu à l’empereur dont il attendoit tout, voulut tourner en poison la réponse du roi d’Espagne ; dit qu’elle étoit concertée avec la cabale de France opposée au régent, laquelle vouloit traîner la négociation en longueur, en représentant à ce prince que, puisque le roi d’Espagne vouloit bien entrer en traité, Son Altesse Royale ne devoit rien conclure sans la participation et l’intervention de Sa Majesté Catholique. Bernsdorff savoit peut-être que les Impériaux, peu disposés à traiter, se rendroient encore plus difficiles quand ils sauroient cette réponse, et insisteroient plus fortement sur la restitution préliminaire de la Sardaigne. Les Allemands du conseil de l’empereur souhaitoient et lui conseilloient d’accorder la renonciation que le roi d’Angleterre lui demandoit comme base du traité. Mais le conseil destiné aux affaires d’Espagne, tout d’Espagnols et d’Italiens rebelles et réfugiés à Vienne, s’y opposoient de toutes leurs forces, et entretenoient l’opiniâtreté de l’empereur là-dessus. Le ministre d’Angleterre relevoit toutes ces circonstances, l’embarras et la difficulté de la négociation que leur maître entreprenoit, par conséquent le mérite de ses bonnes intentions et de ses peines.

Stanhope, dont la conduite parut toujours la plus franche dans tout le cours de cette affaire, témoigna beaucoup de joie d’apprendre par une lettre que l’abbé Dubois lui écrivit, immédiatement après son arrivée à Paris, que le régent étoit ferme dans sa résolution de conclure et de signer le traité, même sans l’intervention du roi d’Espagne, pourvu que l’empereur fit la renonciation dans les termes convenables, et qu’il accordât la satisfaction demandée pour le roi d’Espagne sur l’article de la Toscane. Le roi d’Angleterre promit d’appuyer fortement à Vienne des demandes si raisonnables. Les ministres d’Angleterre en usaient avec tant de confiance à l’égard de Penterrieder, qu’elle alloit à lui montrer les lettres qu’ils écrivoient et celles qui leur étoient écrites.

Cette union alarmoit beaucoup La Pérouse. Plus il voyoit ce ministère appliqué à plaire à l’empereur, plus il sentoit le danger de remettre la médiation des intérêts du roi de Sicile entre des mains qui les sacrifieroient au désir qu’ils ne cachoient pas de procurer tous les avantages à la maison d’Autriche. Provane n’étoit pas moins inquiet à Paris. Il n’oublioit rien pour découvrir l’état de la négociation, voyoit souvent le régent, hasardoit de lui faire des questions. L’arrivée de l’abbé Dubois redoubla sa vigilance. Le régent lui promit que, lorsqu’il renverroit Dubois à Londres, il lui donneroit ordre précis de communiquer à l’envoyé de Sicile tout ce qui, dans la négociation auroit rapport aux intérêts de ce prince. Provane n’en pouvoit pas demander davantage ; mais sortant de la cour de Turin, il comptoit peu sur les promesses et sur la sincérité des princes.

Ce fut en ce temps-ci qu’arriva l’éclat dont on a parlé ailleurs entre le roi d’Angleterre et le prince de Galles, à qui il étoit né un fils, et qui, mécontent de ce que le roi son père avoit nommé le duc de New-Castle pour en être le parrain, s’emporta contre ce seigneur jusqu’à le traiter fort injurieusement. Cette affaire, précédée de la continuelle mésintelligence entre le père et le fils, dont la cause a été aussi expliquée, fit augurer des troubles en Angleterre et des révolutions qui inquiétèrent fort les étrangers sur la possibilité de prendre des liaisons solides avec cette couronne. La Pérouse, qui le pensoit comme les autres, étoit persuadé aussi avec le public du peu de sincérité des négociateurs entre le père et le fils, conseilloit au roi de Sicile de ne pas compter sur les offices ni sur la médiation de l’Angleterre, mais de négocier directement à Vienne, et se flattoit que, persuadé de la solidité de ce conseil, il en estimeroit davantage la négociation directe qu’il y avoit entamée par le frère de l’envoyé de Modène à Londres, lequel frère étoit, comme on l’a vu, à Vienne. L’envoyé, son frère, qui de son côté s’entremettoit à Londres entre Penterrieder et La Pérouse, mourut, dans cette conjoncture. Il fallut chercher un autre canal en attendant le retour de l’abbé Dubois, dont l’absence suspendoit toutes ces négociations.

L’opinion qu’elles auroient un bon succès engagea le gouvernement d’Angleterre à commencer doucement les dispositions nécessaires pour obliger le roi d’Espagne à souscrire au traité dont la conclusion paraissoit prochaine. On travailla donc, quoique lentement, à l’armement d’une escadre pour la Méditerranée. Monteléon, informé de cette destination, déclara à Sunderland que le roi d’Espagne regardoit avec raison cet armement comme fait contre ses intérêts. Sunderland répondit que jusqu’alors le roi d’Angleterre n’avoit nulle intention d’envoyer cette escadre dans la Méditerranée ; qu’on ne l’armoit que pour intimider la cour de Rome et la forcer à donner une juste satisfaction sur l’arrêt du comte de Peterborough dans le fort Urbin ; que le roi d’Angleterre espéroit si bien de la négociation pour la paix qu’il n’y auroit point lieu d’employer aucunes forces maritimes, ce qu’il étoit bien résolu de ne faire que lorsqu’il verroit toutes voies fermées à la conciliation, parce qu’alors il seroit obligé de ne pas laisser allumer en Italie une guerre qui embraseroit toute l’Europe. Stanhope tint le même langage à Monteléon ; il lui dit de plus que l’abbé Dubois ne différoit son retour à Londres que pour savoir les dernières intentions de la cour d’Espagne et pour attendre aussi les réponses de la cour de Vienne. Il lui fit valoir la ferme résistance du roi d’Angleterre aux instances continuelles des Impériaux qui ne cessoient de lui demander la garantie du traité de 1716. Mais le roi d’Angleterre vouloit attendre l’effet de l’offre qu’il avoit faite à Madrid de sa médiation, conjointement avec celle de la France, et qu’il souhaite que l’Espagne contribue de son côté à un accommodement raisonnable et que la haine du refus retombe sur la cour de Vienne, en sorte que, par ce moyen, l’Angleterre se trouve libre et dégagée de la garantie si répétée et si sollicitée par les Impériaux. Les deux ministres firent fort valoir à Monteléon les peines infinies qu’ils avoient à obtenir de l’empereur la renonciation qu’il avoit en horreur, dont néanmoins ils espéroient bien venir à bout, mais qu’ils ne se flattoient pas d’un succès égal sur l’article de la Toscane.

Comme les difficultés augmentoient à Vienne sur cette succession, les ennemis du régent imaginèrent de persuader les Espagnols que ce prince les faisoit naître secrètement. Beretti fut averti que le régent ménageoit le refus de l’expectative pour l’infant don Carlos, dans la vue de l’obtenir pour le duc de Chartres, et comme Beretti n’avoit jamais pu tirer de Stanhope, dans tout leur commerce, sur quel prince le roi d’Angleterre jetoit les yeux pour la Toscane, il se confirmoit dans ce soupçon. Il cherchoit donc avec encore plus d’inquiétude à découvrir les véritables projets. Duywenworde lui dit un jour que la cour de Vienne proposeroit bientôt un second plan, qui seroit d’ajouter, en faveur de l’empereur, la Sicile à Naples, et Mantoue, avec le petit État de Guastalla, au Milanois ; donner la Toscane au duc de Guastalla et la Sardaigne à M. de Savoie. Soit que ce fût de bonne foi ou dans le dessein de pénétrer mieux les pensées de Beretti, il déclama contre la mauvaise volonté des Anglois, dit qu’il savoit de bon lieu que le régent appuieroit les raisons du roi d’Espagne, que l’abbé Dubois avoit ordre de parler de manière à réussir et que, quand ce ne seroit pas même le sentiment du régent, il y avoit dans le conseil de régence des hommes assez courageux pour lui résister.

Beretti, flatté de ces dispositions de la France, se tenoit encore plus assuré de celles de la Hollande. Il les regardoit comme son ouvrage, assuroit que [les États] ne se laisseroient point entraîner par l’Angleterre contre l’Espagne, laquelle ils serviroient même s’ils pouvoient. Il vantoit le changement entier du Pensionnaire à cet égard, qui trouvoit très raisonnables les conditions que le roi d’Espagne avoit demandées, qui lors de la maladie de ce prince avoit marqué beaucoup de tendresse, et qui lui témoignoit à lui une confiance entière, au lieu qu’à Londres, où il n’étoit pas, tout étoit partial pour l’empereur. Beretti attribuoit à cette partialité les plaintes que l’Angleterre avoit portées aux États généraux du refus qu’avoit fait Riperda de se joindre aux envoyés d’Angleterre, pour faire de concert les représentations que les Anglois avoient faites seuls sur l’entreprise de Sardaigne. Il ajoutoit que les principaux de la république, et qui toujours avoient été les plus Anglois, comme Duywenworde et d’autres, ne pouvoient souffrir l’ingratitude de l’Angleterre, qui vouloit exclure la Hollande de la négociation. Il répondoit de l’inutilité des cabales des Impériaux, qui ne pourroient rien opérer par l’Angleterre sans le concours de la Hollande, et que sûrement Riperda, haï à Londres et à Vienne, parce que ses relations étoient favorables à l’Espagne, n’auroit point d’ordre d’adhérer aux instances ni aux menaces des Anglois qui, dans la bouche de Cadogan, à la Haye, y avoient fort gâté les affaires de l’Angleterre.

Beretti prétendoit que les Hollandois ne pardonnoient point aux Anglois la hauteur de vouloir que les ministres de Hollande dans les pays étrangers fussent choisis, envoyés et rappelés suivant le caprice de la cour d’Angleterre, comme ils le vouloient pour Riperda et même pour Châteauneuf, ambassadeur de France à la Haye, qui ne se conduisoit pas selon leurs sentiments ; et qu’ils disoient qu’il falloit savoir s’il agissoit par ceux des mécontents de France ou par ceux du régent, pour s’éclaircir des véritables intentions de ce prince. Widword pourtant, qui sembloit plus modéré à Beretti, avouoit que ce qu’il y avoit de plus sensé dans la république étoit cordialement disposé à maintenir le régent suivant le traité de la triple alliance, et persuadé que tant que ce prince agiroit avec amitié et confiance à l’égard de l’Angleterre et de la Hollande, il n’auroit rien à craindre du dedans ni du dehors.