Mémoires (Saint-Simon)/Tome 10/2


CHAPITRE II.


Mariage du czaréwitz avec la sœur de l’impératrice régnante. — Départ de l’archiduc pour l’Italie et l’Allemagne, qui laisse l’archiduchesse à Barcelone avec Staremberg. — Mohnez. Espagnol, doyen de la Rote, interdit par le pape. — Duc d’Uzeda ; sa maison ; sa grandesse ; ses emplois ; sa défection ; renvoie l’ordre du Saint-Esprit. — Sa vie et sa fin obscure. — Catastrophe, à Vienne, de son fils. — Entrevue du duc de Savoie et de l’archiduc dans la chartreuse de Pavie. — L’archiduc, élu empereur, reçoit à Milan les ambassadeurs et le légat Imperiali. — Quel étoit ce cardinal. — Étiquette prise d’Espagne sur les attelages. — L’empereur à Insprück ; y reçoit froidement le prince Eugène. — Causes de sa disgrâce et ses suites jusqu’à sa triste mort. — Tortose manqué par les Impériaux. — Mariage de la fille d’Amelot avec Tavannes, qui manque la grandesse par le roi. — Mariage du chevalier de Croissy. — Six mille livres de pension à d’O. — Trois cent mille livres de brevet de retenue au duc de Tresmes, à qui cela en fait cinq cent mille. — Causes du retour du duc de Noailles et de sa secrète disgrâce. — Embarras et fâcheuse situation du duc de Noailles à la cour. — Noailles se jette à Desmarets. — Noailles brouillé avec M. [le duc] et Mme la duchesse d’Orléans, et pourquoi. — Noailles se propose de lier avec moi. — Caractère du duc de Noailles. — Je me laisse entraîner à la liaison du duc de Noailles. — Duc de Noailles, brouillé avec M. [le duc] et Mme la duchesse d’Orléans, me prie de le raccommoder avec eux. — Mes raisons de le faire ; j’y réussis. — Sa délicate mesure. — Duc de Noailles me confie à sa manière la cause de son retour d’Espagne et sa situation. — Ses vues dans cette confidence. — Son extrême désir de m’engager à le rapprocher du duc de Beauvilliers, conséquemment du Dauphin. — Mes raisons de le faire ; j’y réussis. — Ma liaison avec le cardinal de Noailles, qui devient intime jusqu’à sa mort. — Scélératesse du complot des jésuites contre le cardinal de Noailles mise au net par le paquet de l’abbé de Savoie à son oncle l’évêque de Clermont, tombé entre les mains du cardinal de Noailles, qui n’en sait pas profiter. — Cris publics. — Le Dauphin ne se cache pas sur son avis de chasser le P. Tellier, et me le dit. — Affaire du cardinal renvoyée en total au Dauphin pour la finir. — Grand mot qu’il me dit en faveur du cardinal. — Il m’ordonne de m’instruire à fond sur les matières des libertés de l’Église gallicane et sur l’affaire du cardinal de Noailles, et me dit qu’il la veut finir définitivement avec moi.


Le czar, à peine sorti d’entre les mains des Turcs, conclut le mariage du fils unique qu’il avoit de sa première femme qu’il avoit répudiée, et qu’il tenoit dans un couvent, avec la deuxième petite-fille du vieux duc Ulric de Wolfenbuttel, sœur de l’archiduchesse qu’on va voir impératrice. Le czar le conclut à Carlsbad où il prenoit les eaux, d’où il partit pour l’aller voir célébrer à Torgau ; ce fut un funeste mariage.

L’archiduc qui, depuis longtemps, n’avoit plus de pensées que d’aller recueillir la vaste succession de l’empereur son frère, se revoir avec l’impératrice sa mère, dont il avoit toujours été le mieux aimé, et se retrouver chez soi dans Vienne, libre des inquiétudes et des étrangers parmi lesquels il étoit comme banni, et régner dans les mêmes lieux où il n’avoit vécu qu’en servitude, eut peine à se tirer des mains des Catalans. Il leur laissa pour vice-roi le comte de Staremberg, général de ses troupes, qui lui avoit été donné pour conseil et pour conducteur ; qu’il avoit pris en grande estime et amitié, et qui la méritoit ; La Corsana, comme ministre castillan, et Perlas, qui étoit devenu son favori, comme secrétaire d’État et ministre catalan. Il fit espérer son retour à la ville de Barcelone et à tout son parti en Espagne, et mit enfin à la voile, suivi de trois députés catalans, nommés Corbellone, Pinos et Cardone. Sa flotte étoit de quarante ou cinquante bâtiments de toutes sortes, anglois, hollandois et catalans. Il ne put emmener l’archiduchesse ; il auroit désespéré les Catalans qui s’opiniâtrèrent à la garder à Barcelone comme le gage de son retour et le centre des affaires, à la tête desquelles il la mit pour la forme en son absence. Leur mariage étoit, et fut toujours depuis extrêmement uni, chose si rare parmi les princes, et la séparation leur coûta beaucoup.

Depuis que les hauteurs du marquis de Prié, ambassadeur du feu empereur à Rome, du temps que le maréchal de Tessé y étoit, avoient, comme je l’ai raconté alors, forcé le pape à reconnoître l’archiduc en qualité de roi d’Espagne, par les violences qu’il fit exercer par les troupes impériales dans les États de l’Église, il n’y avoit plus de nonce à Madrid, qui en avoit été chassé, ni d’ambassadeur d’Espagne à Rome. Molinez, doyen de la Rote, qui en étoit auditeur pour la Castille, étoit le seul ministre d’Espagne à Rome, où il étoit fort considéré. Le bruit confirmé du prochain départ de l’archiduc de Barcelone pour l’Italie fit parler à Rome de lui envoyer un légat comme roi d’Espagne, sans attendre qu’il fût élu empereur. Molinez en parla aux ministres, puis au pape, qui à la fin lui avoua que la résolution en étoit prise. Molinez, très-attaché à Philippe V, ne se rebuta point, et n’oublia aucune des raisons qui pouvoient détourner ce qu’il appeloit un affront fait au roi son maître ; à la fin il pressa si vivement le pape, et lui parla si haut, que le pontife se fâcha ; et, pour se défaire de ses remontrances, l’interdit de toutes ses fonctions, et alla même jusqu’à lui défendre de dire la messe. Cette affaire fit grand bruit dans toute l’Europe, et même Rome, neutre, ne l’approuva pas. Molinez se tint chez lui fort visité, par l’estime qu’il avoit acquise, et n’en sortit plus jusqu’à ce qu’il eût reçu des ordres de Madrid. Le roi s’en plaignit fort à Rome et de la chose et de la cause ; mais le parti y étoit pris, et cette cour n’étoit pas pour reculer.

Le duc d’Uzeda étoit ambassadeur d’Espagne à Rome : il étoit de cette grande et nombreuse maison d’Acuña y Pacheco, de laquelle sont aussi les marquis de Villena et ducs d’Escalone, comte de San-Estevan de Gormaz, les ducs d’Ossone, les comtes de Montijo, le marquis de Bedmar d’aujourd’hui, et ce vieillard illustre le marquis de Mancera, dont j’ai parlé plus d’une fois, tous grands d’Espagne de première classe, et tous fort grands seigneurs. Uzeda fut érigé en duché, et donné par Philippe III au fils aîné du duc de Lerme, son premier ministre, mort cardinal et disgracié, en faisant ce fils grand d’Espagne ; cette grandesse tomba de fille en fille. La dernière qui en hérita étoit fille du cinquième duc d’Ossone, qui la porta en mariage à un cadet de sa même maison, qui s’appeloit le comte de Montalvan, et qui prit, en se mariant, le nom et le rang de duc d’Uzeda. Il fut gentilhomme de la chambre, gouverneur et capitaine général de Galice, puis vice-roi de Sicile, d’où il passa à l’ambassade de Rome, où il logea Louville, lorsque Philippe V, étant à Naples, l’envoya remercier le pape de lui avoir envoyé un légat. Le duc d’Uzeda fut fait chevalier du Saint-Esprit avec les premiers grands espagnols, qui le reçurent peu de temps après, et le dut à la bonne réception qu’il fit à Louville, qu’il persuada fort de son attachement pour Philippe V, qui étoit vrai alors. Mais la décadence de ses affaires en Italie, et la chute du duc de Medina-Celi dans l’alliance et l’intime confidence duquel il étoit, le jetèrent secrètement dans le parti d’Autriche auquel il se lia ; et sorti de Rome lorsque cette cour reconnut l’archiduc roi d’Espagne, il s’arrêta en Italie d’abord par la difficulté du passage pour retourner en Espagne ; [ce] qui après son changement secret lui servit de prétexte à demeurer en Italie, qui ne fut pas si spécieux qu’il ne donnât beaucoup de soupçon de sa conduite, et après de sa fidélité par son opiniâtre désobéissance aux ordres souvent réitérés de se rendre en Espagne, et il fut fort accusé d’avoir fait manquer une entreprise pour reprendre la Sardaigne, il y avoit deux ans, dont il avoit le secret.

Le passage de l’archiduc par l’Italie, fut l’occasion qu’il prit de lever le masque. Ce prince arriva le 12 octobre à Saint-Pierre d’Arena, faubourg de Gênes, où cette république le reçut superbement. Le duc d’Uzeda renvoya au roi l’ordre du Saint-Esprit, alla trouver et reconnoître publiquement l’archiduc à Gênes, comme roi d’Espagne et comme son souverain, et reçut de lui, comme tel, l’ordre de la Toison d’or. Il y perdit ses biens d’Espagne, et n’en fut point récompensé par la cour de Vienne, qui le laissa languir pauvre et méprisé en Italie. Lassé au bout de quelques années de ne pouvoir rien obtenir, il s’en alla avec sa famille à Vienne où il éprouva de plus près le même abandon. Il y est mort avec le vain titre de président du conseil d’Espagne, qui n’avoit rien à administrer puisque la paix étoit faite, et que l’empereur y avoit renoncé et reconnu Philippe V. Son fils, duc d’Uzeda après lui, demeura à Vienne et y a fini enfin très-malheureusement en prison, sur des soupçons étranges, et sans qu’on ait oui parler de lui depuis qu’il fut arrêté.

Le duc de Savoie, fort mécontent comme on l’a vu du feu empereur, se flatta de tirer un meilleur parti de l’archiduc, et voulut le voir à son passage ; il en obtint une audience à jour nommé dans la chartreuse de Pavie par où ce prince, allant à Milan, passa incognito sous le nom de comte de Tyrol.

Il apprit à Milan qu’il avoit été le 12 octobre, élu empereur à Francfort par toutes les voix, excepté celles de Cologne et de Bavière qui n’y avoient pas été admises, parce que ces deux électeurs étoient au ban de l’empire ; le nouvel empereur en prit aussitôt la qualité. Milan se surpassa à le magnifiquement recevoir. Il y donna audience au cardinal Imperiali, légat a latere, avec beaucoup de pompe. C’étoit un des plus accrédités du sacré collége, qui avoit le plus de poids et de part aux affaires ; un des plus capables et des plus papables, avec de l’honneur, des lettres et une grande décence ; riche, magnifique, mais suspect à la France pour être fils de ce doge de Gênes qui, après le bombardement, fut obligé de venir, étant toujours doge, demander pardon au roi, accompagné de quatre sénateurs, et qui trouva moyen de s’acquitter avec esprit et dignité d’une fonction si humiliante, et de plaire et se faire estimer de tout le monde. Son fils, quoique fort sage et mesuré, n’avoit pas oublié ce voyage, et on sentoit trop aisément, pour ses espérances au pontificat, qu’il étoit fort ennemi de la France et fort autrichien, ce qui lui coûta l’exclusion de la France et la tiare que le conclave suivant fut d’accord de lui déférer. Les ambassadeurs de Savoie, Venise et Gênes eurent aussi leur audience ; mais ils eurent ordre de n’y venir qu’en des carrosses à quatre chevaux ; ce fut apparemment pour soutenir le caractère du roi d’Espagne qui seul va où il est à six chevaux ou mules, et les ambassadeurs, cardinaux, grands, n’en peuvent avoir que quatre. L’audience fut constamment refusée à l’ambassadeur du grand-duc qui, à son gré, s’étoit montré trop favorable aux deux couronnes. Tout ce qu’il y eut d’illustre en Italie s’empressa d’aller faire sa cour à Milan.

L’archiduc alla droit de Milan à Insprück, où il s’arrêta et où le prince Eugène s’étoit rendu pour le saluer ; l’accueil fut médiocre pour un homme de la naissance, des services et de la réputation de ce grand et heureux capitaine ; il étoit particulièrement aimé et estimé du feu empereur, dont il avoit toute la confiance. Ce prince capricieux n’avoit jamais aimé ni bien traité l’archiduc son frère. Celui-ci avoit sans cesse manqué de tout en Espagne de la part de la cour de Vienne ; il s’en prenoit au prince Eugène, qui pouvoit tout sur ces sortes de dispositions, et surtout il ne lui avoit point pardonné son refus opiniâtre de venir conduire et pousser la guerre d’Espagne. Staremberg, qui n’aimoit point le prince Eugène par des intrigues de cour et des suites de partis opposés, souffroit impatiemment les manquements d’argent et de toutes choses qui l’assujettissoient pour tout aux Anglois, et qui ôtaient à Staremberg les moyens et les occasions de se signaler, d’élever sa gloire et sa fortune. Il en étoit piqué contre le prince Eugène, et s’en étoit vengé en aliénant de lui l’archiduc Eugène, qui sentoit sa situation avec ce prince, ne se rassuroit ni sur ses lauriers ni sur le besoin qu’il avoit de lui. Il ne craignoit pas tant pour ses emplois que pour l’autorité avec laquelle il s’étoit accoutumé à les exercer. Il avoit des ennemis puissants à Vienne, car le mérite, surtout grandement récompensé, est toujours envié. C’est ce qui le hâta d’aller trouver l’archiduc encore en voyage, avant que ceux de la cour de Vienne l’eussent joint. Néanmoins ses soumissions, ses protestations, les éclaircissements où il s’efforça d’entrer ne purent fondre les glaces qu’il trouva consolidées pour lui dans l’archiduc, et c’est ce qui lui donna un nouveau degré de chaleur pour la continuation de la guerre, pour perpétuer le besoin de soi et pour éloigner un temps de paix où il se verroit exposé à mille dégoûts à Vienne, où il avoit régné jusqu’alors présent et absent, et c’est ce qui le précipita dans ce déshonorant voyage d’Angleterre, où il fit un si étrange personnage, et qui se voit si bien dans la description qui s’en trouve dans les Pièces, à propos des négociations de la paix.

Le peu de satisfaction qu’il eut à Insprück lui annonça à quoi il devoit s’attendre. La paix faite, il vécut à Vienne de dégoûts, sous une considération apparente, dans les premières places du militaire et du civil, sous lesquelles enfin, avec les années, son esprit succomba plutôt que sa santé, et le précipita à chercher et à trouver la fin de sa vie, ce que j’ai voulu dire ici en deux mots, parce que cet événement dépasse de beaucoup le terme que je me suis proposé de donner à ces Mémoires. Le prince Eugène cacha comme il put son chagrin, quitta Insprück promptement pour retourner en Hollande mettre obstacle de tout son crédit à la paix, et aller essayer d’étranges choses en Angleterre pour y remettre à flot Marlborough à la guerre, où il ne recueillit que de la honte et du mépris. C’est ainsi qu’on voit quelquefois qu’au lieu de se plaindre que la vie est trop courte, il arrive à de grands hommes de vivre beaucoup trop longtemps. L’archiduc devoit partir d’Insprück pour arriver à Francfort le 18 et y être couronné empereur le 23.

Pendant ce temps-là Staremberg entreprit de prendre Tortose sur quelque intelligence qu’il y avoit. Il en fit approcher trois mille hommes si diligemment et si secrètement, qu’ils attaquèrent la place par trois différents endroits la nuit et en même temps, sans qu’on s’y attendît. Le gouverneur étoit à l’armée de M. de Vendôme. Le lieutenant du roi se défendit si bien, qu’avec une très-médiocre garnison il les rechassa de leurs trois attaques, reprit le chemin couvert dont ils s’étoient rendus maîtres, leur tua plus de cinq cents hommes, leur en prit autant, et les poursuivit quelque temps dans leur retraite.

Amelot maria sa fille à Tavannes, l’aîné de la maison, qui depuis a commandé longtemps en Bourgogne, et dont le frère est devenu évêque, comte de Châlons, archevêque de Rouen et grand aumônier de la reine. Amelot, illustre par le succès de ses ambassades, et adoré en Espagne, n’avoit eu aucune récompense de ses travaux, que la charge de président à mortier pour son fils après tant de réputation et de si justes espérances. Il tenta la grandesse dont sa robe l’excluoit, pour Tavannes, en épousant sa fille. Il y trouva toute la facilité à laquelle il devoit s’attendre de la cour d’Espagne, que Mme des Ursins gouvernoit si despotiquement. Mais le roi n’y voulut jamais consentir. Ce n’étoit plus ici le temps d’Amelot. Son mérite avoit trop effrayé malgré sa sagesse et sa modestie. J’ai expliqué cette anecdote lors de son retour d’Espagne.

Torcy maria aussi, ou laissa marier son frère à une fille de Brunet, riche financier, qui de chevalier de Croissy devint comte de Croissy.

D’O, comme devenu menin du Dauphin, eut six mille livres de pension, et le duc de Tresmes trois cent mille livres de brevet de retenue sur sa charge de premier gentilhomme de la chambre ; il en avoit déjà un de deux cent mille livres, tellement qu’il en eut cinq cent mille livres.

Il est temps de revenir au duc de Noailles. On a vu que, n’y ayant plus rien à faire pour lui en Catalogne, ses troupes avoient passé à l’armée de M. de Vendôme, et lui, dès le commencement de mars, à Saragosse où étoit la cour d’Espagne, destiné lui-même à servir sous les ordres de ce général. La faiblesse et les manquements de quantité de choses tinrent toute cette campagne les armées oisives, à quelques légères entreprises près, qui ne troublèrent point la paresse de Vendôme, qui étoit dans ses quartiers avec toute son armée, ni la cour assidue de Noailles qui demeura toujours auprès du roi d’Espagne à Saragosse et à Corella. L’ambition de gouverner, facilitée de la considération et des accès que le neveu de Mme de Maintenon trouvoit dans une cour qu’il avoit déjà fort pratiquée, jointe à celle que lui donnoit son emploi dans l’armée, dont il en avoit commandé une en chef, et ses liaisons intimes avec M. de Vendôme dont on a vu en son temps l’origine, engagèrent le duc de Noailles à une folie et à tenter ce qui ne pouvoit que le perdre, au lieu de se contenter des prospérités les plus flatteuses dont il jouissoit avec solidité.

Il trouva à Saragosse le marquis d’Aguilar, duquel j’ai parlé plus d’une fois, qui avoit quitté la charge de colonel du régiment des gardes espagnoles, pour celle de capitaine de ]a première compagnie des gardes du corps espagnole qui l’approchoit davantage du roi. Tous deux s’étoient connus aux voyages précédents que le duc de Noailles avoit faits près du roi d’Espagne. Tous deux s’étoient plu. Ils avoient lié ensemble une amitié conforme à leur génie, à leur esprit, à leur caractère qui étoit parfaitement homogène. Je ne sais lequel des deux imagina le projet, mais il est certain que tous deux l’embrassèrent, agirent d’un grand concert, et n’oublièrent rien pour un succès qu’ils crurent les devoir porter à devenir en Espagne les maîtres de la cour et de l’État.

La reine étoit attaquée des écrouelles qui la conduisirent enfin au tombeau. Son mal l’empêchoit de suivre le roi aux chasses continuelles et aux promenades, la tenoit encore dans la retraite de son appartement, dans d’autres temps qu’elle passoit auparavant avec le roi, la rendoit particulière et beaucoup moins accessible au public, et l’obligeoit à une coiffure embéguinée, qui lui cachoit la gorge et une partie du visage. Les deux amis n’ignoroient pas que le roi ne pouvoit se passer d’une femme, et qu’il étoit accoutumé à s’en laisser gouverner. Ils se persuadèrent que l’empire dont la princesse des Ursins jouissoit n’étoit fondé que sur celui que la reine avoit pris sur le roi ; que si elle le perdoit la camarera mayor tomberoit avec elle ; et, jugeant du roi par eux-mêmes, ils ne doutèrent pas de se servir utilement du mal de la reine pour en dégoûter le roi. Ce grand pas fait, ils avoient résolu de lui donner une maîtresse, et se flattèrent que sa dévotion céderoit à ses besoins. Avec une maîtresse de leurs mains qui auroit un continuel besoin d’eux en conseil et en appuis pour se soutenir elle-même, ils comptèrent de la substituer à la reine auprès du roi, et de devenir eux-mêmes dans la cour et dans la monarchie ce qu’y étoit la princesse des Ursins.

Ce pot au lait de la bonne femme, et qui en eut aussi le sort, ne fait pas honneur aux deux têtes qui l’entreprirent, moins encore à un étranger si grandement, si agréablement et si prématurément établi dans son pays. Ils commencèrent aussitôt à travailler à cette entreprise. Ils profitèrent de tous les moments de s’insinuer de plus en plus dans la familiarité du roi. Aguilar avoit été ministre de la guerre ; il s’étoit aussi mêlé des finances. Noailles, par son commandement et par son personnel en notre cour, n’avoit pas moins d’occasion et de matière que l’autre d’entrer en des conversations importantes et suivies avec le roi, secondés qu’ils étoient de la faveur de la reine et de l’appui de Mme des Ursins, auxquelles ils faisoient une cour d’autant plus assidue et plus souple qu’ils avoient plus d’intérêt de leur cacher ce qu’ils méditoient contre elles. Cela dura ainsi pendant tout le séjour de Saragosse, où ils ne songèrent qu’à s’établir puissamment dans la confiance du roi. Le voyage de Corella, qui fit une légère séparation de lieu du roi et de la reine, leur parut propre à entamer leur dessein. Ils prirent le roi par le foible qu’ils lui connoissoient sur sa santé, et lui firent peur, sous le masque d’affection et de l’importance dont sa santé et sa vie étoient à l’État, de gagner le mal de la reine, en continuant de coucher avec elle, et poussèrent jusqu’à l’inquiéter d’y manger. Ce soin pour sa conservation fut assez bien reçu pour leur donner espérance ; ils continuèrent, elle augmenta ; ils poussèrent leur pointe ; ils plaignirent le roi sur ses besoins ; ils battirent la campagne sur la force et les raisons de nécessité ; en un mot, ils lui proposèrent une maîtresse. Tout alloit bien jusque-là, mais ce mot de maîtresse effaroucha la piété du roi, et les perdit. Il les écarta doucement, ne les écouta plus que sur d’autres matières, ne leur parla plus avec ouverture. Sa contrainte et sa réserve avec eux leur fut un présage funeste qu’ils ne purent détourner.

Dès que le roi se retrouva entre la reine et Mme des Ursins, il leur raconta la belle et spécieuse proposition qui lui avoit été faite par deux hommes, qu’elles lui vantoient incessamment, et qu’elles se croyoient si attachés. On peut juger de l’effet du récit. Toutefois il n’y parut pas au dehors ; elles voulurent s’assurer de leur vengeance. La reine en écrivit à la Dauphine avec la dernière amertume, et la princesse des Ursins à Mme de Maintenon, avec tout l’art dans lequel elle étoit si grande maîtresse. Quelque intérieurement irrités que le roi et Mme de Maintenon fussent de la souveraineté que Mme des Ursins entreprenoit de se faire, colère dont il n’est pas encore temps de parler qu’en passant, ils se sentirent piqués jusqu’au vif.

Le roi blessé du côté de la religion, de l’ambition, de la hardiesse ; Mme de Maintenon de celui de la toute-puissance qu’elle croyoit exercer en Espagne par la princesse des Ursins qui étoit son endroit le plus sensible ; tous deux de l’ingratitude, et de ce qu’ils appelèrent avec la Dauphine la perfidie d’un homme comblé en un tel âge, et à un tel excès, de biens, de charges et de dignités, de grands emplois, de distinctions, de toutes les sortes de faveur et de leur confiance, duquel ils se croyoient les plus assurés, et qui en abusoit avec une telle audace. L’amitié, l’amusement, la confiance entière que Mme de Maintenon avoit surtout prise en ce neveu qu’elle regardoit comme son fils, comme son ami, quelquefois comme son conseil, et comme ne faisant qu’un avec elle, et ne pouvant avoir d’autres intérêts que les siens, fit dans son cœur une blessure profonde qui, à force de temps et de changements de choses, parut guérie à l’extérieur ; mais ne le fut jamais dans le fond ni pour l’amitié, ni pour l’estime, ni pour la confiance, et laissa jusqu’à la fin de sa vie un fâcheux malaise entre eux. La Dauphine, toujours investie par les Noailles, qui avoit goûté l’esprit de badinage, et quelquefois de sérieux, du duc de Noailles, et à qui, pour plaire à Mme de Maintenon, elle avoit laissé prendre un accès auprès d’elle, et une familiarité publique qui n’avoit jamais été permise qu’à lui, et qui le regardoit comme un ami, n’en fut que plus blessée contre lui, pour la reine sa sœur, qu’elle aimoit beaucoup et avec qui elle étoit dans un continuel commerce. Elle sut un gré infini à Mme de Maintenon de prendre l’affaire si amèrement contre un homme si proche à qui elle étoit si accoutumée ; et Mme de Maintenon à elle de lui voir porter l’intérêt de sa sœur avec tant de vivacité. Ce groupe secret, intime, suprême, ne fit donc que s’échauffer et s’irriter mutuellement, et le Dauphin y entra en quart, au point où il étoit avec eux, dans l’horreur d’une action pour ce monde si folle, et pour la religion si criminelle. Les réponses en Espagne ne tardèrent pas, dont la force fut pleinement au gré de la reine d’Espagne et de la princesse des Ursins.

Le duc de Noailles eut par la même voie un ordre sec et précis de revenir sur-le-champ à la réception de ces lettres. L’extérieur, parfaitement gardé jusque-là, n’eut plus de ménagement. Aguilar reçut ordre de donner sur l’heure la démission de sa charge, qui fut à l’instant donnée au comte de San-Estevan de Gormaz, grand d’Espagne par sa femme, et fils du marquis de Villena, desquels j’ai parlé ailleurs, et en même temps de partir sur-le-champ pour sa commanderie, où il fut relégué quelque temps. Le duc de Noailles, dans le très-peu de jours qu’il mit à arranger son voyage, ne trouva plus que des portes fermées et des visages qui le furent encore plus. Il arriva, comme je l’ai dit, à Versailles le surlendemain du retour de Fontainebleau, et salua le roi chez Mme de Maintenon, qui, pour le public, l’y voulurent voir comme ils l’y avoient toujours vu à ses retours. Mais la réception y fut étrangement courte et différente. On ne tarda pas à s’apercevoir au sec du roi pour lui, à sa retenue et à son embarras avec le roi, avec le Dauphin, et surtout avec la Dauphine, qu’il y avoit quelque chose de grave et de fort extraordinaire sur son compte, car on n’avoit pas encore pénétré qu’il eût eu ordre de revenir, ni la cause encore moins. Les dames de l’intérieur remarquèrent qu’elles le rencontrèrent bien plus rarement chez Mme de Maintenon, et que dans ce peu qu’elles l’y voyoient la contrainte et l’embarras du neveu, le sec et le bref de la tante, sautoient aux yeux, et faisoient un contraste entier avec les manières que jusqu’alors elles leur avoient toujours vues ensemble. Ces choses toujours continuées percèrent peu à peu. Elles excitèrent toute la curiosité, et bientôt après on sut, mais parmi les plus instruits seulement, la cause de la disgrâce que j’appris des premiers par ces dames du palais, à qui la Dauphine s’ouvroit volontiers.

Le duc de Noailles, également occupé à cacher une situation si fâcheuse, et à y chercher des ressources, s’y trouva étrangement embarrassé ; les siennes naturelles et qui l’avoient si rapidement mené, lui devenoient inutiles : Mme de Maintenon, blessée au cœur par son plus cher intérêt ; le roi par la chose même, et par le dépit de s’être si lourdement mépris à prodiguer ses grâces les plus signalées ; la Dauphine offensée pour la reine sa sœur, pour elle-même, et qui se piquoit encore de l’être ; le Dauphin, dans l’extrême piété dont il étoit, contre tous les principes duquel il se trouvoit surpris. Sa famille si brillante, si établie, si nombreuse, outrée contre lui de s’être perdu ainsi, comme de gaieté de cœur, ne pouvoit rien en sa faveur. Sa mère d’excellent conseil n’avoit jamais eu qu’un manége qui avoit toujours tenu le roi et Mme de Maintenon en garde contre elle, même assez peu décemment. Sa femme, une folle qui, toute nièce unique qu’elle étoit de Mme de Maintenon, lui étoit devenue pesante à l’excès, et qui, loin d’oser lui ouvrir la bouche, ne la voyoit que par mesure, et presque toujours pour en être grondée, sans liaison en aucun temps avec la Dauphine, sans considération dans le monde, qu’on ne lui avoit jamais laissé voir que par le trou d’une bouteille. Son oncle perdu avec Mme de Maintenon, et fort avancé de l’être près du roi. Ses trois sœurs, dames du palais, et fort bien avec la Dauphine, mais la Dauphine hors de mesure d’écouter rien. Nul seigneur en charge à qui il pût ou voulût avoir recours, et pour les ministres, son cas n’étoit pas graciable auprès de gens à principes et de la haute piété des ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, et fils et neveu de gens dont le premier ne pouvoit lui attirer leur grâce, et l’autre, quoi qu’il eût fait pour conserver au duc de Beauvilliers ses places aux dépens de son propre frère, n’en étoit pas moins pour eux l’ennemi fatal de l’archevêque de Cambrai.

L’évêque de Meaux n’étoit pas assez simple pour s’ingérer de raccommoder avec Mme de Maintenon le neveu de celui qui le vouloit perdre. Il en étoit de même de La Chétardie, son directeur, et du P. Tellier auprès du roi. Voysin, vil esclave de Mme de Maintenon, ne se seroit pas hasardé à lui déplaire. Pontchartrain malfaisant et sans crédit ni volonté ; le chancelier se sentoit les reins trop rompus ; Torcy étoit la timidité même. Desmarets parut au duc de Noailles le seul dont il pût espérer secours. Desmarets étoit un sanglier tellement enfoncé dans sa bauge, qu’il ignoroit presque tout ce qui se passoit hors de sa sphère. Il ne comptoit et ne croyoit qu’en Mme de Maintenon : il ne se douta seulement pas de la situation du duc de Noailles. Il se trouva donc flatté de le voir se jeter à lui ; et s’il la sut bien longtemps depuis, il se trouva tellement lié qu’il ne put s’en défaire ou qu’il ne l’osa. C’étoit donc tenir à quelqu’un que cette liaison si prompte que saisit le duc de Noailles. Il la cultiva d’assiduité, de flatteries, et de souplesses ; un contrôleur général, ministre et accrédité étoit toujours bon à avoir pour qui surtout n’avoit personne, en attendant qu’il vît jour à se servir de lui pour le raccommoder, ce qui néanmoins ne se trouva pas.

M. de Noailles, qui avoit été fort bien avec M. [le duc] et Mme la duchesse d’Orléans, étoit brouillé avec eux pour l’affaire de Renaut, qu’il lui avoit donné, et qu’il avoit eu auparavant à lui, et pour des tracasseries avec Mme la duchesse. Dans son état florissant, il s’en seroit, je crois, peu soucié, mais dans celui où il se trouvoit, les miettes mêmes lui sembloient aiguës, il auroit voulu au moins les ramasser. Ma liaison intime avec eux étoit publique ; je passois pour l’ami de cœur et de confiance la plus totale du duc de Beauvilliers, et même du duc de Chevreuse : on n’ignoroit pas que j’étois au même point avec le chancelier. Ce qui se passoit de secret et d’intime entre le Dauphin et moi ne se savoit pas, mais on étoit en grand soupçon sur moi de ce côté-là par le chausse-pied du duc de Beauvilliers, par l’air et les manières qui échappoient pour moi au Dauphin, quand je paraissois devant lui en public, par les entretiens tête à tête qu’il avoit souvent dans le salon de Marly avec Mme de Saint-Simon, et dans leurs parties où elle se trouvoit presque toujours ; ni lui ni la Dauphine ne se contraignoient plus sur le désir de la voir succéder à la duchesse du Lude, et d’une manière encore que celle-ci, qui le savoit et en parloit, ne pouvoit en être peinée. Le roi et le monde la traitoient avec une distinction marquée de tout temps, et qui augmentoit toujours ; je l’étois bien du roi, et le monde avoit les yeux fort ouverts sur moi. Tout cela apparemment persuada au duc de Noailles que, pour un temps ou pour un autre, j’étois un homme qu’il falloit gagner, et il ne fut pas quinze jours de retour qu’il commença à dresser vers moi ses batteries.

Le duc de Noailles maintenant arrivé au bâton, au commandement des premières armées et au ministère, va désormais figurer tant, et en tant de manières, qu’il seroit difficile d’aller plus loin avec netteté sans le faire connoître, encore qu’il soit plein de vie et de santé, et qu’il ait trois ans moins que moi. C’est un homme né pour faire la plus grande fortune quand il ne l’auroit pas trouvée toute faite chez lui. Sa taille assez grande mais épaisse, sa démarche lourde et forte, son vêtement uni ou tout au plus d’officier, voudroient montrer la simplicité la plus naturelle ; il la soutient avec le gros de ce que, faute de meilleure expression, on entend par une apparence de sans façon et de camarade. On a rarement plus d’esprit et plus de toutes sortes d’esprit, plus d’art et de souplesse à accommoder le sien à celui des autres, et à leur persuader, quand cela lui est bon, qu’il est pressé des mêmes désirs et des mêmes affections dont ils le sont eux-mêmes, et pour le moins aussi fortement qu’eux, et qu’il en est supérieurement occupé. Doux quand il lui plaît, gracieux, affable, jamais importuné quand même il l’est le plus ; gaillard, amusant : plaisant de la bonne et fine plaisanterie, mais d’une plaisanterie qui ne peut offenser ; fécond en saillies charmantes ; bon convive, musicien ; prompt à revêtir comme sien tous les goûts des autres, sans jamais la moindre humeur ; avec le talent de dire tout ce qu’il veut, comme il veut, et de parler toute une journée sans toutefois qu’il s’en puisse recueillir quoi que ce soit, et cela même au milieu du salon de Marly, et dans les moments de sa vie les plus inquiets, les plus chagrins, les plus embarrassants. Je parle pour l’avoir vu bien des fois sachant ce qu’il m’en avoit dit lui-même, et lui demandant après, dans mon étonnement, comment il pouvoit faire.

Aisé, accueillant, propre à toute conversation, sachant de tout, parlant de tout, l’esprit orné, mais d’écorce ; en sorte que sur toute espèce de savoir force superficie, mais on rencontre le tuf pour peu qu’on approfondisse, et alors vous le voyez maître passé en galimatias de propos délibéré. Tous les petits soins, toutes les recherches, tous les avisements les moins prévus coulent de source chez lui pour qui il veut capter, et se multiplient, et se diversifient avec grâce et gentillesse, et ne tarissent point, et ne sont point sujets à dégoûter. Tout à tous avec une aisance surprenante, et n’oublie pas dans les maisons à plaire à certains anciens valets. L’élocution nette, harmonieuse, toutefois naturelle et agréable ; assez d’élégance, beaucoup d’éloquence, mais qui sent l’art, comme avec beaucoup de politesse et de grâce dans ses manières, elles ne laissent pas de sentir quelque sorte de grossièreté naturelle ; et toutefois des récits charmants, le don de créer des choses de riens pour l’amusement, et de dérider et d’égayer même les affaires les plus sérieuses et les plus épineuses, sans que tout cela paroisse lui coûter rien.

Voilà sans doute bien de l’agréable et de grands talents de cour ; heureux s’il n’en avoit point d’autres. Mais les voici : tant d’appas, d’esprit de société, de commerce ; tant de piéges d’amitié, d’estime, de confiance, cachent presque tous les monstres que les poëtes ont feints dans le Tartare ; une profondeur d’abîme, une fausseté à toute épreuve, une perfidie aisée et naturelle accoutumée à se jouer de tout : une noirceur d’âme qui fait douter s’il en a une, et qui assure qu’il ne croit rien ; un mépris de toute vertu de la plus constante pratique ; et tour à tour, selon le besoin et les temps, la débauche publique abandonnée, et l’hypocrisie la plus ouverte et la plus suivie. En tous ces genres de crimes, un homme qui s’étend à tout, qui entreprend tout, qui, pris sur le fait, ne rougit de rien, et n’en pousse que plus fortement sa pointe ; maître en inventions et en calomnies, qui ne tarit jamais, et qui demeure bien rarement court ; qui se trouvant à découvert et dans l’impuissance, se reploie prestement comme les serpents, dont il conserve le venin parmi toutes les bassesses les plus abjectes dont il ne se lasse point, et dont il ne cesse d’essayer de vous regagner dans le dessein bien arrêté de vous étrangler ; et tout cela sans humeur, sans haine, sans colère, tout cela à des amis de la plus grande confiance, dont il avoue n’avoir jamais eu aucun lieu de se plaindre, et auxquels il ne nie pas des obligations du premier ordre. Le grand ressort d’une perversité si extrêmement rare est l’ambition la plus démesurée, qui lui fait tramer ce qu’il y a de plus noir, de plus profond, de plus incroyable, pour ruiner tout ce qu’il y craint d’obstacles, et tout ce qui peut, même sans le vouloir, rendre son chemin moins sûr et moins uni. Avec cela une imagination également vaste, fertile, déréglée, qui embrasse tout, qui s’égare partout, qui s’embarrasse et qui sans cesse se croise elle-même, qui devient aisément son bourreau, et qui est également poussée par une audace effrénée, et contrainte par une timidité encore plus forte, sous le contraste desquelles il gémit, il se roule, il s’enferme ; il ne sait que faire, que devenir, et [sa timidité] protége néanmoins rarement contre ses crimes.

En même temps, avec tout son esprit, ses talents, ses connoissances, l’homme le plus radicalement incapable de travail et d’affaires. L’excès de son imagination, la foule de vues, l’obliquité de tous les desseins qu’il bâtit en nombre tous à la fois, les croisières qu’ils se font les uns aux autres, l’impatience de les suivre et de les démêler mettent une confusion dans sa tête, de laquelle il ne peut sortir. C’est, à la guerre, la source de tant de mouvements inutiles dont il harasse ses troupes, sans aucun fruit, et si souvent à contre-temps, en général par des marches et des contre-marches que personne ne comprend, en détail par des détachements qui vont et qui reviennent sans objet, en tout par des contre-ordres, six, huit, dix tous de suite, quelquefois en une heure aux mêmes troupes, souvent à toute l’armée pour marcher et ne marcher pas, qui en font le désespoir, le mépris et la ruine. En affaires, il saisit un projet, il le suit huit jours, quelquefois jusqu’à quinze ou vingt. Tout y cède, tout y est employé, toute autre chose languit dans l’abandon, il ne respire que pour ce projet. Un autre naît et se grossit dans sa tête, fait disparaître le premier, en prend la place avec la même ardeur, est éteint par un troisième, et toujours ainsi. C’est un homme de grippe, de fantaisie, d’impétuosité successive, qui n’a aucune suite dans l’esprit que pour les trames, les brigues, les piéges, les mines qu’il creuse et qu’il fait jouer sous les pieds. C’est où il a beaucoup de suite et où il épuise toute la sienne pour les affaires.

On verra en son temps les preuves de fait de ce qui se lit ici ; et on les verra les unes avec horreur, les autres avec toute la surprise que peuvent donner les propositions les plus étranges et les plus insensées. Enfin ce qui trouvera à peine croyance d’un homme d’autant d’esprit et employé de si bonne heure, on le verra incapable de faire un mémoire raisonné sur quoi que ce soit, et incapable d’écrire une lettre d’affaires [1]. À force de raisonner, de parler, de dicter, de reprendre, de corriger, de raturer, de changer, de refondre, tout s’évapore, il ne demeure rien ; les jours et les mois s’écoulent, la tête tourne aux secrétaires, il ne sort rien, mais rien, quoi que ce soit. De dépit, quand c’est chose qu’il faut pourtant qui existe et montrer, il se résout enfin de la faire faire par un inconnu qu’il a déniché et qu’il a mis sous clef dans un grenier, à qui souvent encore il fait faire et défaire dix fois, et avec la plus tranquille effronterie il produit cet ouvrage comme sien. Un homme en apparence si ouvert, si aimable, si fait exprès pour jeter de la poudre aux yeux des plus réservés, pour montrer si naturellement tout ce qui peut engager de tous les côtés possibles, et pour en donner jusqu’en capacité de toutes les sortes les plus avantageuses impressions, qui en même temps ne pense que pour soi, ne fait aucun pas, quelque futile ou indifférent qu’il paroisse, qui n’ait rapport à son objet, qui pense toujours sombrement, profondément, à qui nul moyen ne coûte, qui avale la trahison et l’iniquité comme l’eau, qui sait imaginer, ourdir de loin, et suivre les plus infernales trames, est un de ces hommes que la miséricorde de Dieu a rendus si rares, qui, avec la noirceur des plus grands criminels, n’a pas même ce que, faute d’expression, on appelle la vertu qu’il faut pour exécuter de grands crimes, mais rassemble en soi pour les autres les plus grands dangers, et ne leur plaît que pour les perdre, comme les sirènes des poëtes. Pour sa valeur, au moins plus qu’obscurcie par l’étrange timidité de général, j’en abandonne le jugement à ceux qui l’ont vu en besogne. Il en a essuyé quelquefois de bons mots le long des lignes. Ses incertitudes continuelles, et ses occupations qui l’ont tenu si fort sous clef à l’armée et à la cour ne l’y ont pas fait aimer.

Mon caractère droit, franc, libre, naturel, et beaucoup trop simple, étoit fait exprès pour être pris dans ses piéges. Comme je l’ai dit, il tourna court à moi. Je n’en vis que la partie aimable ; j’y pris aisément les écorces estimables pour les choses mêmes, il n’étoit pas encore démasqué ; au moins j’ignorois le masque, et je n’étois pas encore instruit de la cause de son retour. J’imaginai bien que ce n’étoit pas, comme l’on dit, à mes beaux yeux que je devois les avances et les recherches empressées d’un homme avec qui je n’avois jamais vécu, et que les ailes de la faveur avoient si continuellement porté dans des routes brillantes tandis que je rampois. Je crus bien qu’il voyoit derrière moi M. le duc d’Orléans, M. de Beauvilliers, peut-être le Dauphin dans le lointain, et qu’à tout hasard il avoit envie de me ramasser par le chemin. Je compris que c’étoit un conseil de sa mère, dont je parlerai ailleurs, qui avoit toujours eu de l’amitié pour moi, quoique sans liaison bien étroite, et qui chercha toujours tant qu’elle put, mais par des voies honnêtes, à avoir tout pour soi et rien contre. Je fus séduit par qui avoit tout pour séduire : l’esprit, les grâces, le raisonnement, et pour le dehors les plus grands et les plus brillants établissements en tout genre.

Je répondis à ses avances, peu à peu à ses ouvertures où je ne mis rien du mien, et où il me paraissoit qu’il mettoit fort du sien. Ses campagnes, les choses d’Espagne servirent d’introduction ; quelqu’une d’un intérieur de cour qui me passoit souvent, parce que la scène en étoit chez Mme de Maintenon, conduisit la confiance ; et quand elle fut un peu établie par les raisonnements sur la position présente et future, ce raffiné musicien me pinça mélodieusement deux cordes qui lui rendirent tout le son qu’il s’en étoit promis : l’un regardoit notre dignité si abattue ; l’autre, l’état de son oncle auquel je reviendrai à part. Il me savoit, comme bien d’autres, fort touché de notre rang, il m’étoit arrivé là-dessus des choses que j’ai racontées et qui n’étoient pas ignorées ; et son onde qui, comme toute sa famille, avoit mis en lui toutes ses complaisances, lui avoit déjà appris que je m’intéressois en lui. Je me voyois donc parfaitement homogène à lui sur ces deux points si importants ; et il falloit, surtout en l’écoutant, être pour ainsi dire en son âme, pour imaginer qu’il pût n’être pas un en tout et partout avec le cardinal de Noailles, et par les plus communs et les plus pressants intérêts, et que sur l’autre point il ne fût pas sensible à ce qui constituoit et qui combloit le plus la grandeur solide et radicale de sa fortune et de son état autant qu’il me le disoit, avec un air de naïveté et de vivacité qui avivoient ses raisonnements là-dessus. Ces deux pivots de notre amitié dans la suite, et qui de là devinrent la base de la confiance que peu à peu je pris en lui, il ne les amena qu’après leur avoir aplani les voies par d’autres choses, et bientôt après il sut bien s’en servir pour ce qu’il se proposoit, et pour augmenter en même temps ma confiance par ses confidences.

La première, et qui ne tarda pas, fut celle de l’état où il se trouvoit avec M. [le duc] et Mme la duchesse d’Orléans. Il ne m’apprenoit rien, et il pouvoit bien le juger ainsi. Je ne le lui cachai pas. Il m’avoua que cela l’embarrassoit, se plaignit d’eux, se disculpa à moi sur l’un et sur l’autre, ne me dissimula point qu’il me seroit obligé de les sonder et de le remettre bien avec eux, moins parce qu’il y avoit à gagner avec des gens qui ne pouvoient quoi que ce soit, que pour n’être pas brouillé après une amitié liée, et pour une aventure où il avoit aussi peu de part qu’étoit celle de Renaut, mais dont l’obscurité étoit aussi désagréable. J’entrai dans ses raisons, et je lui promis de parler à M. [le duc] et à Mme la duchesse d’Orléans, d’autant plus volontiers qu’ignorant encore la triste situation du duc de Noailles pour le fond, quoique j’en aperçusse déjà l’écorce, je ne doutois pas qu’il ne se relevât promptement par le secours de sa tante, et que je trouvois qu’en ce raccommodement il y avoit plus à gagner pour M. [le duc] et Mme la duchesse d’Orléans que pour lui qui, dans un intérieur de privance tel que je le croyois avec sa tante, pouvoit si aisément leur devenir utile, quand ce ne seroit qu’en avertissant et en découvrant. Je le représentai ainsi à l’un et à l’autre. Mme la duchesse d’Orléans y entra assez ; M. le duc d’Orléans, qui n’étoit jamais bien revenu de son affaire d’Espagne, et qui l’avoit fort sur le cœur, se montra plus difficile. Ce siège dura quelques jours, à la fin j’en vins à bout. Je le dis au duc de Noailles. Il me remercia fort, puis me proposa un autre embarras du côté de sa tante si elle le voyoit relié avec M. le duc d’Orléans, et les mesures infinies qu’il avoit à garder avec une femme si délicate, si aisée a blesser, et dont la jalousie de tout autre ménagement s’effarouchoit à son égard aussi facilement qu’à celui des autres. C’est qu’il me cachoit la situation où il se trouvoit avec elle, et qu’il craignoit de l’empirer si elle soupçonnoit qu’ainsi mal avec elle, il se jetât d’un côté, qu’elle haïssait autant, et sans sa participation qu’il n’étoit pas en état de sonder.

Moi, qui ignorois ce fond, j’attribuai cette mesure craintive à une connoissance encore plus grande qu’il avoit de l’éloignement du roi, et surtout de sa tante pour M. le duc d’Orléans, que celle que nous n’ignorions pas ; et cette pensée me fut une raison de plus de désirer et de presser le renouement, que j’espérois dans la suite pouvoir contribuer à émousser Mme de Maintenon, et la rendre moins ennemie de M. le duc d’Orléans, en lui mettant le duc de Noailles pour contre-poids à M. du Maine. J’en parlai en ces termes-là à M. le duc d’Orléans, et plus mesurément à Mme la duchesse d’Orléans. Ils y entrèrent l’un et l’autre, et ils voulurent bien que le duc de Noailles allât chez eux en un temps d’obscurité et de solitude, sans explication, et comme le passé non avenu, en un mot sur le pied précédent ; que le duc de Noailles ne les vît pas plus souvent que lui-même croiroit le pouvoir faire, et qu’en public il ne se marquât rien de ce changement entre eux. Cela fut exécuté de la sorte. La visite se passa très-bien à ce qu’il m’en revint des deux côtés ; les suivantes furent très-rares. Le bâton, que le duc de Noailles prit au 1 janvier, y servit de nouvelle excuse qu’il me pria souvent de réitérer.

Content de ce premier succès, qui nourrissoit et augmentoit notre confiance, il craignit apparemment que le temps ne me découvrît ce qu’il m’avoit caché, et que le temps aussi m’avoit appris, mais dont je ne crus pas sage de lui ouvrir le propos ; plus que cela encore, il espéra que je ne serois pas plus difficile ni moins heureux auprès du duc de Beauvilliers que je l’avois été pour lui auprès de M. [le duc] et de Mme la duchesse d’Orléans. Sa situation avec le Dauphin et la Dauphine le tenoit à la gorge, et il n’étoit pas en une meilleure avec le duc de Beauvilliers, par qui seul néanmoins, car il ne voyoit pas d’autre route, il pût rapprocher le Dauphin et par lui la Dauphine, et se frayer après, par ses sœurs à qui cela rouvriroit la bouche, une protection par la Dauphine, pour fondre peu à peu les glaces de Mme de Maintenon pour lui. C’est au moins ce que je pus comprendre de ses propos couverts, coupés, entortillés, qui suivirent la confidence qu’il me fit des mauvais offices qu’on lui avoit rendus en Espagne, où, pour perdre Aguilar, on l’avoit perdu ici sans qu’il l’eût mérité, ni qu’il sût même ce qu’il s’étoit passé d’Aguilar au roi d’Espagne, parce que ce dernier avoit été si promptement chassé qu’il étoit parti pour sa commanderie sans qu’il eût pu le voir, ni personne non plus que lui. Il ne convint jamais du dessein de donner une maîtresse, au moins pour lui, ni qu’il en eût jamais ouï parler à son ami Aguilar ; et toujours sur les plaintes de ce que lui coûtoit cette amitié par la jalousie du mérite des emplois et de la faveur d’un seigneur de la cour d’Espagne qu’on avoit cru perdre plus sûrement en ne les séparant pas, et dont le malheur retomboit à plomb sur lui dans la nôtre, sans qu’on eût voulu l’écouter en celle d’Espagne, dont il portoit très-innocemment toute la colère ici.

Je vis un homme fâché lorsque je lui appris que son aventure ne m’étoit plus nouvelle ; que j’avois cru de ma discrétion de ne lui pas montrer que j’en étois instruit ; et que je n’en étois pas moins touché de sa confidence. Je pris pour bon tout ce qu’il m’ajusta sur le projet de donner une maîtresse au roi d’Espagne et de ses suites sur lesquelles il s’étendit fort, et sur la folie, établi comme il l’étoit ici, de ce qu’il auroit pu espérer en Espagne. Tous vilains cas sont reniables. Il ne me persuada point contre ce que je savois, et dont la colère de l’intérieur, et surtout de sa tante, faisoit foi, auparavant si aveuglée pour lui ; mais je crus sage de ne pas presser une telle apostume. Je regardai ce trait d’ambition comme une verdeur de jeunesse gâtée par tout ce qui peut flatter le plus à tout âge, et ce coup de fouet comme une leçon qui le mûriroit et l’instruiroit avec tout l’esprit qu’il avoit.

Ces plaintes qu’il me fit se prolongèrent quelques jours avant d’en venir au point que je sentis après qui l’avoit pressé de me les faire, et ce fut lorsqu’il y vint où l’ambage de ses discours me fit entrevoir ce qu’il se proposoit par le duc de Beauvilliers. Il s’étendit sur son mérite, sur l’impression que sa vertu avoit toujours faite sur lui ; il savoit trop à qui il parloit pour ne pas dire merveille sur ce chapitre, qu’il conclut par ses désirs de pouvoir se rapprocher de lui, et tout ce qui se suit de là. Il me sonda délicatement comme pour ne me rien proposer d’embarrassant ; et, comme il aime à parler et à s’étendre, je le laissai volontiers se satisfaire, rêvant cependant à ce que moi-même je ferois. Ce qui me détermina fut la persuasion que l’unique neveu de Mme de Maintenon, qui avoit jusqu’alors marqué pour lui un goût si abandonné, rentreroit à la fin dans ses bonnes grâces, et par elles dans celles du roi et de la Dauphine encore, légère comme elle étoit, et incapable d’une forte amitié et plus encore d’une longue haine, investie des Noailles au point et par les endroits où elle l’étoit ; pour l’avenir, qu’un homme d’autant d’esprit, de talents, d’emplois, frère de ces mêmes dames du palais, et premier capitaine des gardes, approcheroit toujours le Dauphin devenu roi de fort près ; qu’il n’étoit pas possible qu’il ne lui plût à la longue ; et que pour le présent et le futur, il valoit mieux l’avoir à soi, qu’à compter un jour avec lui après avoir refusé et méprisé ses avances. Ce raisonnement qui me saisit m’emporta tellement, que je me rendis facile à travailler à une réunion. Lorsqu’il m’en pria et qu’il m’en pressa tout de suite, je ne laissai pas de le vouloir sonder à mon tour. Sa mère, en femme sage et habile, avoit su profiter de la douceur et de l’équanimité du duc de Chevreuse, pour relier avec lui aussitôt que ce grand orage du quiétisme fut passé. Il avoit été à diverses reprises ou choisi par MM. de Bouillon et de Noailles, ou suggéré par le roi pour accommoder leurs vifs démêlés d’affaires et de procédés qui regardoient la vicomté de Turenne ; et les terres de M. de Noailles dont les devoirs et la mouvance même étoient réciproquement prétendus et niés, ce qui les avoit souvent extrêmement commis. Ces affaires n’étoient point finies, et souvent M. de Chevreuse s’en mêloit encore. Je demandai donc au duc de Noailles pourquoi il ne s’adressoit pas à un canal si naturel et si puissant sur M. de Beauvilliers. Il me répondit assez naturellement qu’à la nature de ce qui lui étoit imputé en Espagne, à la piété pleine de maximes de M. de Chevreuse, et à la froideur dont il l’avoit retrouvé, il croyoit n’avoir guère moins besoin de secours auprès de lui qu’à l’égard de M de Beauvilliers, et que je l’obligerois doublement si je voulois bien parler de lui à tous les deux. Parler à l’un c’étoit parler à l’autre ; en affaires moins encore qu’en société, cela ne pouvoit se séparer ; et jamais l’un n’auroit pris un parti sur le duc de Noailles sans l’autre. J’étois trop avant avec eux et depuis trop longtemps pour l’ignorer, mais je voulus être instruit de la façon d’être d’alors du duc de Noailles avec M. de Chevreuse, et je le fus. Déterminé que j’étois de parler à l’un, c’étoit l’être aussi de parler à l’autre, et je m’en chargeai.

Je n’eus pas peine à remarquer, aux remercîments que j’en reçus, la différence entière que faisoit le duc de Noailles de se raccommoder avec eux ou avec M. [le duc] et Mme la duchesse d’Orléans. Son bien-dire ici me parut tout autrement aiguisé, et son empressement aussi, jusqu’à ce que j’eusse une réponse à lui faire. Néanmoins je sentois tout l’éloignement de cour et de religion qu’avoit le duc de Beauvilliers pour le fils du feu maréchal de Noailles, et pour le neveu du cardinal de Noailles et de Mme de Maintenon. M. de Chevreuse qui par la raison que j’ai rapportée en étoit moins éloigné, fut celui à qui je m’adressai d’abord. Son accortise naturelle le ploya assez aisément au raisonnement qui m’avoit déterminé, et le disposa ensuite à le faire valoir à M. de Beauvilliers, que j’attaquai après. Je trouvai que je ne m’étois pas trompé. La proposition fut mal reçue. J’insistai pour être entendu jusqu’au bout ; je déployai mes raisons, les louanges de ce que je trouvois dans M. de Noailles, les avantages qui se pouvoient rencontrer avec lui, les inconvénients de le rejeter, tandis qu’il n’y en avoit aucun à le recevoir. Je m’étendis sur ce qu’il ne s’agissoit de rien en particulier, sinon en général d’être avec lui sur un pied honnête de bienveillance générale, de le voir et de lui parler en général quelquefois, avec toute liberté d’étendre et de resserrer ce léger commerce, selon qu’il se trouveroit convenir aux temps et aux occasions, et cependant s’assurer de l’avoir en laisse. Le duc de Beauvilliers voulut prendre quelques jours pour y penser. Je m’étois assuré du duc de Chevreuse, que je comptois qui achèveroit de le déterminer dans l’ébranlement où je l’avois mis, et la chose succéda comme je l’avois prévue.

M. de Beauvilliers me permit donc de répondre au duc de Noailles de sa part avec quelque chose de plus que de la politesse, mais il me chargea en même temps de lui bien faire entendre combien il étoit important d’éviter de faire une nouvelle, d’exciter la curiosité et l’inquiétude, et de laisser apercevoir un changement de conduite l’un avec l’autre par se parler souvent, et plus qu’en passant, quand ils se trouveroient devant le monde aux lieux et aux heures publiques, ou par des visites moins que rares et sans précautions pour n’y trouver point de témoins. M. de Chevreuse, dont les suites des affaires de Turenne rendoient la taille plus aisée, se prêta aussi un peu plus. Je m’acquittai de ce que l’un et l’autre m’avoient chargé [de lui dire] avec la précision la plus exacte, et je comblai le duc de Noailles d’une joie que ces mesures étroites ne purent diminuer. Jamais son commerce avec M. de Chevreuse n’avoit pu lui en ouvrir aucun avec M. de Beauvilliers ; et M. de Beauvilliers, auquel il avoit toujours inutilement buté par rapport à son jeune prince, dans les temps où il ne pouvoit rien, étoit en son absence devenu tout à coup l’étoile du matin, et le Dauphin la brillante aurore qui donnoit les couleurs à tout.

Rien de si vif, de si expressif que les remercîments que je reçus du duc de Noailles de lui avoir ramené ces deux seigneurs, avec lesquels il falloit maintenant compter, et plus encore à l’avenir, Beauvilliers surtout qui pénétroit la cour de ses rayons. Ils se virent donc, ils furent contents les uns des autres jusque-là que les deux ducs me surent gré de l’entremise, et me le témoignèrent, et le Noailles ne sut comment m’exprimer l’excès de son contentement et de sa reconnoissance. Il s’échafaudoit par-dessus ses espérances, et se flattoit d’arriver bientôt par ce chemin jusqu’au Dauphin. Son impatience là-dessus ne put souffrir de délai. Il s’expliqua là-dessus avec moi, il ne ménagea pas même l’ouverture comme la première fois. Il me dit que l’obligation seroit trop grande pour oser s’en flatter sitôt, après avoir été reçu par le duc de Beauvilliers, mais qu’il me laissoit faire, et que les preuves d’amitié qu’il recevoit de moi si importantes coup sur coup lui donnoient la confiance d’en tout espérer. Je sondai le terrain, je sentis que le duc de Noailles avoit été goûté ; j’en profitai. Je fis sentir au duc de Beauvilliers tout ce qu’un service prompt et qu’on n’ose demander ajoute à la grandeur du service ; cette considération entra, elle fit effet. Incontinent après, c’est-à-dire au bout de sept ou huit jours, les manières silencieuses et sèches du Dauphin changèrent peu à peu pour le duc de Noailles, qui dans son transport me le vint dire avec tous les remercîments pour moi, et les expressions pour le duc de Beauvilliers qu’un succès si prompt et si peu espéré mit à la bouche d’un homme qui y avoit si fort buté comme au salut présent de sa fortune, et à l’ouverture de toutes ses espérances pour l’avenir. Malheureusement pour tout, ce n’est pas la peine de s’y étendre davantage. Revenons maintenant pour un moment au cardinal de Noailles.

C’étoit un homme avec qui mon âge et mon état ne m’avoient fourni aucune sorte de liaison ni commerce. Sa déplorable faiblesse pour la ruine radicale de Port-Royal des Champs, et l’exil du Charmel dont j’ai parlé en son temps, m’avoient même donné de l’éloignement pour lui. Mais le guet-apens qui lui avoit été dressé par ces deux évêques, l’insolence hypocrite dont il étoit soutenu, l’innocence évidente opprimée dans leurs filets par une injustice qui sautoit aux yeux, et cette innocence que bridoit la patience, la charité, la confiance en la bonté et la simplicité de sa cause, et une funeste lenteur naturelle, m’avoit piqué contre l’iniquité et le complot qui étoit palpable, dont les progrès croissoient toujours. J’étois ami intime de plusieurs de ses amis et amies qui m’en parloient souvent ; et le P. Tellier qui me tâtoit là-dessus avec ses ruses, n’en avoit pas assez pour me cacher de grossières friponneries. Il avoit eu le crédit de faire défendre au cardinal de Noailles d’aller à la cour. Cela m’avoit révolté tellement que j’allai à l’archevêché, un matin que son audience finissoit, lui témoigner la part que je prenois aux peines qu’on lui faisoit. Il fut extrêmement touché de ma visite, et beaucoup aussi du peu de ménagements que j’y apportois en me montrant chez lui en une heure si publique. Il me témoigna combien il sentoit l’un et l’autre. Il entra fort avant en matière avec moi, et de ce moment naquit une liaison entre nous, qui s’est toujours étrécie, et qui n’a fini qu’avec lui. Bientôt après, il eut permission de voir le roi, et ce ne fut qu’assez longtemps après que son affaire fut renvoyée au Dauphin.

À peine fut-on de retour de Fontainebleau à Versailles que la mine, si artistement chargée, joua avec tout l’effet que les mineurs s’en étoient promis. Le roi fut accablé de lettres d’évêques hypocritement tremblants pour la foi, et qui, dans le péril extrême où ils trouvoient que le cardinal de Noailles la mettoit, se sentoient forcés par leur conscience, et pour la conservation du précieux dépôt qui leur étoit confié, et dont le père de famille leur redemanderoit un rigoureux compte, de se jeter aux pieds du fils aîné de l’Église, du destructeur de l’hérésie, du Constantin, du Théodose de nos jours, pour lui demander la protection qu’il n’avoit jamais refusée à la bonne et sainte doctrine. Ce pathétique, tourné en diverses façons, fut soutenu de la frayeur mensongère dont étoient saisis de pauvres évêques inconnus, qui se trouvoient avoir à combattre l’archevêque de la capitale, orné de la pourpre romaine, puissant en famille, en amis, en faveur, en crédit. Le fracas fut grand ; et le roi, à qui ces lettres étoient à tous moments présentées à pleines mains par le P. Tellier, et par lui bien commentées, entra dans un effroi comme si la religion eût été perdue. Mme de Maintenon reçut aussi quelques lettres semblables, que l’évêque de Meaux lui faisoit d’autant mieux valoir qu’il étoit dans la bouteille, et Mme de Maintenon animoit le roi de plus en plus. Mais au plus fort de ce triomphe, il arriva un malheur qui eût fait avorter une affaire si fortement conduite, si le cardinal de Noailles eût bien voulu prendre la peine d’en profiter.

Je répète ici que je ne prétends pas grossir ces Mémoires du récit d’une affaire qui remplit des in-folio, mais en coter seulement les endroits qui m’ont passé par les mains. Je renvoie donc à ces livres le comment de ceci avec tout le reste ; mais il arriva que la lettre originale du P. Tellier à l’évêque de Clermont, qui le pressoit d’écrire au roi, et l’instruisoit pour l’y résoudre de la pareille démarche à lui promise par beaucoup d’évêques ; le modèle tout fait de sa lettre au roi qu’il n’avoit qu’à faire copier, la signer, et la lui adresser ; ce qu’il lui devoit écrire à lui en accompagnement ; et la lettre originale que lui écrivoit son neveu, l’abbé Bochard de Saron, trésorier de la Sainte-Chapelle de Vincennes, en lui envoyant celles que je viens de marquer de la part du P. Tellier qui les lui avoit remises, tombèrent entre les mains du cardinal de Noailles. Cela montroit la trame si manifestement qu’il n’y avoit ni manteau ni couverture à y mettre. Le cardinal n’avoit qu’à s’en aller trouver le roi à l’instant ; et sans se dessaisir de ces importantes pièces, les lui faire lire, lui en commenter courtement toute l’horreur, et lui montrer les suites de ce qui se brassoit si ténébreusement contre lui, aux dépens du repos du roi et de l’Église, lui demander justice en général, et en particulier de chasser le P. Tellier si loin, qu’on n’en pût plus entendre parler, en aller user de même avec Mme de Maintenon, puis faire tout le fracas que méritoit une si profonde scélératesse. Le P. Tellier étoit perdu sans ressource, les évêques écrivains convaincus, l’affaire en poudre, et le cardinal plus en crédit et plus assuré que jamais.

Au lieu d’un parti si aisé et si sage, le cardinal, plein de confiance en la proie qu’il tenoit, en parla, la montra, attendit le jour de son audience. La chose transpira, le P. Tellier fut averti, l’excès du danger lui donna des ailes et des forces ; il prévint le roi comme il put ; il réussit, tant ce prince lui étoit abandonné. Le cardinal trouva les devants pris. Son étonnement et l’indignation de voir le roi froid sur une imposture aussi énorme et aussi claire l’étourdirent. Il ne s’aperçut pas assez que le roi ne laissoit pas d’être incertain, ébranlé : c’étoit où il falloit de la force pour l’emporter, et ne lui laisser pas l’intervalle de huit jours jusqu’à sa prochaine audience pour se rassurer et se laisser prendre aux nouveaux piéges de son confesseur. Il n’y mit que de la douceur et de la misère, et il échoua ainsi au port. Le P. Tellier, qui, malgré son audace, ses mensonges et ses ruses, trembloit de l’effet qu’auroit cette audience du cardinal, se rassura quand il n’en vit aucun. Il en profita en scélérat habile et qui sent à qui il a affaire. Il en fut quitte pour la plus terrible peur que lui et les siens eussent eue de leur vie. Ils travaillèrent sans relâche auprès du roi et de Mme de Maintenon, ils furent quelque temps sans oser pousser le cardinal de Noailles, dans la crainte du public qui jeta les hauts cris, ils se donnèrent le temps de les laisser amortir, et à eux de reprendre haleine ; et de là continuèrent hardiment ce qu’ils avoient entrepris.

Le Dauphin ne put être pris comme le roi. Lui et la Dauphine en parlèrent fort librement ; et ce prince me dit et le dit encore à d’autres, qu’il falloit avoir chassé le P. Tellier. Dès la fin de Fontainebleau, le roi avoit remis au Dauphin la totalité de l’affaire du cardinal de Noailles. Il y travailla trop théologiquement, et je crus avoir aperçu qu’il étoit entré en grande défiance des jésuites sur cette affaire, ce qui est clair par ce que je viens de rapporter de lui sur le P. Tellier, mais encore de l’évêque de Meaux. Ce qui m’en a persuadé, c’est que la dernière fois que je travaillai avec lui, qui fut deux jours avant le retour de Marly à Versailles, et cinq ou six jours avant la maladie qui emporta la Dauphine, après une séance de plus de deux heures où il n’avoit point été question de l’affaire du cardinal de Noailles, il m’en parla comme nous serrions nos papiers, et cette conversation fut assez longue. Il m’y dit un mot bien remarquable. Louant la piété, la candeur, la douceur du cardinal de Noailles : « Jamais, ajouta-il, on ne me persuadera qu’il soit janséniste, » et s’étendit en preuves de son opinion.

Cette conversation finit par m’ordonner de m’instruire à fond de ce qui regarde les matières des libertés de l’Église gallicane, et à fond de l’affaire du cardinal de Noailles, que le roi lui avoit totalement renvoyée pour la finir, et à laquelle il travailloit beaucoup, qu’il la vouloit finir avec moi, et me recommanda à deux ou trois reprises de me mettre bien au fait de ces deux points, d’aller à Paris consulter qui je croirois de meilleur, et de prendre les livres les plus instructifs sur Rome et nos libertés, parce qu’il vouloit travailler foncièrement sur ces deux points avec moi, et finir ainsi l’affaire du cardinal, qui alloit trop loin et trop lentement, et la finir sans retour avec moi. Jamais ce prince ne m’avoit laissé rien entrevoir de ce dessein, quoiqu’il m’eût parlé quelquefois de cette affaire ; et j’ai toujours cru qu’il ne le conçut que par le dégoût et les soupçons que lui donna la manifestation de toute l’horreur de cette intrigue par la découverte de ce paquet de l’abbé de Saron. Il me fit promettre de m’appliquer sans délai à l’exécution de ses ordres, et de ne pas perdre un instant à me mettre en état d’y travailler avec lui. J’allois en effet passer pour cela quelques jours à Paris, quand je fus arrêté par la maladie de la Dauphine, et, peu de jours après, tout à fait, par le coup le plus funeste que la France pût recevoir.




  1. Il ne serait pas inutile, pour contrôler ce passage des Mémoires de Saint-Simon, d’étudier les papiers du maréchal de Noailles, d’où l’abbé Millot a tiré les Mémoires de Noailles, qui font partie de toutes les collections de Mémoires relatifs à l’histoire de France. Cette étude prouverait, je crois, que le jugement de Saint-Simon est d’une sévérité excessive.