Mémoires (Saint-Simon)/Tome 10/1


CHAPITRE PREMIER.


Défaite entière du czar en personne sur le Pruth, qui se sauve avec ce qui lui reste par un traité et par l’avarice du grand vizir, qui lui coûte la tête. — Chalois ; quel ; va trouver la princesse des Ursins en Espagne. — Princesse des Ursins forme et avance le projet d’une souveraineté pour elle, et de l’usage qu’elle en fera ; se fait bâtir, sans paroître, une superbe demeure en Touraine. — Sort de cette demeure et du projet de souveraineté. — Campagne d’Espagne oisive. — Mort de Castel dos Rios, vice-roi du Pérou. — Prince de Santo-Buono lui succède. — Don Domingo Guerra rappelé en Espagne ; son caractère ; ses emplois. — Arpajon fait chevalier de la Toison d’or. — Retour de Fontainebleau. — Cardinal de Noailles interdit plusieurs jésuites ; voit le roi et le Dauphin à leur retour. — Intrigues pour allonger l’affaire, sous prétexte de la finir. — Lettres au roi de quantité d’évêques. — Le Dauphin logé a Versailles dans l’appartement de Monseigneur. — Retour du duc de Noailles par ordre du roi, qu’il salue, et est mal reçu. — Biens de France du prince de Carignan confisqués ; douze mille livres de pension dessus au prince d’Espinoy. — Chimères de M. de Chevreuse mettent en péril l’érection nouvelle de Chaulnes pour son second fils. — Vidame d’Amiens fait duc et pair de Chaulnes. — Cris de la cour. — Le Dauphin désapprouve cette grâce. — Rare réception du duc de Chaulnes au parlement. — Plénipotentiaires nommés pour la paix. — Utrecht choisi pour le lieu de la traiter. — Retour des généraux, de Tallard de sa prison en Angleterre, et du roi Jacques de ses voyages par le royaume. — Comte de Toulouse fort heureusement taillé par Maréchal ; la galerie et le grand appartement fermés jusqu’à sa parfaite guérison. — Mort et caractère de Mlle de La Rochefoucauld. — Mort et caractère de Sebville. — Mort, état, et caractère de Mme de Grancey. — Mort et singuliers mariages de la maréchale de L’Hôpital. — Abbé de Pomponne conseiller d’État d’Église. — Tremblement de terre peu perceptible. — Nouvelle tontine. — Grand prieur à Lyon.


On apprit en ce même temps le malheur du czar contre le grand vizir, sur la rivière du Pruth. Ce prince, piqué de la protection que la Porte avoit accordée au roi de Suède retiré à Bender, en voulut avoir raison par les armes, et tomba dans la même faute qui avoit perdu le roi de Suède contre lui. Les Turcs l’attirèrent sur le Pruth à travers des déserts, où, manquant de tout, il fallut périr ou hasarder tout par un combat fort inégal. Il étoit à la tête de soixante mille hommes ; il en perdit plus de trente mille sur la place, le reste mourant de faim et de misère ; et lui sans aucune ressource, sans pouvoir éviter d’être prisonnier des Turcs avec tout ce qu’il avoit avec lui. Dans une extrémité si pressante, une femme de rien, qu’il avoit ôtée à son mari, tambour dans ses troupes, et qu’il avoit publiquement épousée après avoir répudié et confiné la sienne dans un couvent, lui proposa de tenter le grand vizir pour le laisser retourner libre dans ses États avec tout ce qui étoit resté de la défaite. Le czar approuva la proposition, sans en espérer de succès. Il envoya sur-le-champ au grand vizir, avec ordre de lui parler en secret. Il fut ébloui de l’or et des pierreries, et de plusieurs choses précieuses qui lui furent offertes ; il les accepta, les reçut, et signa avec le czar un traité de paix par lequel il lui étoit permis de se retirer en ses États par le plus court chemin, avec tout ce qui l’accompagnoit, les Turcs lui fournissant des vivres dont il manquoit entièrement ; et le czar s’engageoit à rendre Azof dès qu’il seroit arrivé chez lui ; de raser tous les forts et de brûler tous les vaisseaux qu’il avoit sur la mer Noire, de laisser retourner le roi de Suède par la Poméranie, et de payer aux Turcs et à ce prince tous les frais de la guerre.

Le grand vizir trouva une telle opposition au divan à passer ce traité, et une telle hardiesse dans le ministre du roi de Suède, qui l’accompagnoit, à exciter contre lui tous les principaux de son armée, que peu s’en fallut qu’il ne fût rompu, et que le czar avec tout ce qui lui restoit ne subît le sort d’être fait prisonnier : il n’étoit pas en état de la moindre résistance. Le grand vizir n’avoit qu’à le vouloir pour l’exécuter sur-le-champ. Outre la gloire de mener à Constantinople le czar, sa cour et ses troupes, on peut juger de ce qu’il en eût coûté à ce prince ; mais ses riches dépouilles auroient été pour le Grand Seigneur, et le grand vizir les aima mieux pour soi. Il paya donc d’autorité et de menaces, et se hâta de faire partir le czar et de s’éloigner en même temps. Le ministre de Suède, chargé des protestations des principaux chefs des Turcs, courut à Constantinople, où le grand vizir fut étranglé en arrivant. Le czar n’oublia jamais ce service de sa femme, dont le courage et la présence d’esprit l’avoit sauvé. L’estime qu’il en conçut, jointe à l’amitié, l’engagea à la faire couronner czarine, à lui faire part de toutes ses affaires et de tous ses desseins. Échappé au danger, il fut longtemps sans rendre Azof, et à démolir ses forts de la mer Noire. Pour ses vaisseaux, il les conserva presque tous, et ne voulut pas laisser retourner le roi de Suède en Allemagne, ce qui pensa rallumer la guerre avec le Turc.

Chalois prit congé à Fontainebleau pour s’en aller en Espagne, prendre un bâton d’exempt des gardes du corps, dans la compagnie wallone, dont M. de Bournonville étoit capitaine. Mme des Ursins avoit toujours conservé un grand attachement pour son premier mari, pour son nom, pour ses proches. Celui-ci étoit fils unique de son frère aîné qui n’étoit jamais sorti de sa province, et ce fils n’avoit paru ni à la cour ni dans le service. Le père étoit fort mal aisé, et le fils, qui n’avoit rien, fut trop heureux de cette ressource ; on le retrouvera dans la suite plus d’une fois. Outre cette affection, Mme des Ursins fut bien aise d’avoir quelqu’un entièrement à elle, qui ne tînt qu’à elle, qui ne pût espérer rien que d’elle, et qui ne fût connu de personne en France ni en Espagne.

Non contente d’y régner en toute autorité et puissance, elle osa songer à avoir elle-même de quoi régner. Elle saisit la conjoncture du don que le roi d’Espagne fit à l’électeur de Bavière, de ce qui étoit demeuré dans son obéissance aux Pays-Bas, pour y faire stipuler que l’électeur y donneroit des terres jusqu’à cent mille livres de rente à elle pour en jouir sa vie durant en toute souveraineté. Bientôt après il fut convenu avec l’électeur que le chef-lieu de ces terres, qui doivent être contiguës et n’en former qu’une seule, seroit la Roche en Ardennes, et que la souveraineté en porteroit le nom. On verra dans la suite cette souveraineté prendre diverses formes, changer de lieu, et se dissiper enfin en fumée, et cela dura longtemps. Mme des Ursins s’en tint si assurée, qu’elle bâtit là-dessus un beau projet : ce fut d’échanger avec le roi la souveraineté qui lui seroit assignée sur sa frontière, et pour celle-là, d’avoir en souveraineté la Touraine et le pays d’Amboise sa vie durant, réversible après à la couronne, de quitter l’Espagne, et de venir en jouir le reste de ses jours.

Dans ce dessein qu’elle crut immanquable, elle envoya en France d’Aubigny, cet écuyer si favori dont il a été parlé ici plus d’une fois, avec ordre de lui préparer une belle demeure pour la trouver toute prête à la recevoir. Il acheta un champ près de Tours, et plus encore d’Amboise, sans terres ni seigneurie, parce qu’étant souveraine de la province, elle n’en avoit pas besoin. Il se mit aussitôt à y bâtir très-promptement, mais solidement, un vaste et superbe château, d’immenses basses-cours, et des communs prodigieux, avec tous les accompagnements des plus grands et des plus beaux jardins, à la magnificence desquels les meubles répondirent en tous genres. La province, les pays voisins, Paris, la cour même en furent dans l’étonnement. Personne ne pouvoit comprendre une dépense si prodigieuse pour une simple guinguette, puisque une maison au milieu d’un champ, sans terres, sans revenus, sans seigneurie, ne peut avoir d’autre nom, et moins encore une cage si vaste et si superbe pour l’oiseau qui la construisoit. Ce fut longtemps une égnime, et cette folie de Mme des Ursins fut, comme on le verra, la première cause de sa perte. On n’en dira pas davantage sur le succès de cette chimère qui ne laissa pas d’accrocher la paix par l’opiniâtreté du roi d’Espagne, qui ne céda enfin qu’à l’autorité du roi qui le força de se désister de cet article, dont les alliés se moquèrent toujours avec mépris jusqu’à n’avoir jamais voulu en entendre parler dans les formes. [Je n’en parlerai pas davantage], parce que ce point est fort bien expliqué dans les Pièces ; mais, pour n’y plus revenir, il faut voir ce que devint cet admirable palais, si complétement achevé en tout, et meublé entièrement avant que Mme des Ursins eût perdu l’espérance d’y jouer la souveraine.

On ne pouvoit imaginer qu’un aussi petit compagnon que l’étoit d’Aubigny, quelques richesses qu’il eût amassées, pût ni osât faire un pareil bâtiment pour soi. Ce ne fut que peu à peu que l’obscurité fut percée. On soupçonna que Mme des Ursins le faisoit agir, et se couvroit de son nom. On pensoit qu’elle pouvoit lasser, ou se lasser enfin de l’Espagne, et vouloit venir achever sa vie dans son pays sans y traîner à la cour ni dans Paris, après avoir si despotiquement régné ailleurs. Mais un palais, qui pourtant n’étoit qu’une guinguette, ne s’entendoit pas pour sa retraite ; ce ne fut que l’éclat que sa prétendue souveraineté fit par toute l’Europe qui commença à ouvrir les yeux sur Chanteloup ; c’est le nom de ce palais, dont à la fin on sut la destination. La chute entière de cette ambitieuse femme, qui se verra ici dans son temps, ne lui permit pas d’habiter cette belle demeure. Elle demeura en propre à d’Aubigny, qui y reçut très-bien les voisins et les curieux, ou les passants de considération, à qui il ne cacha plus que ce n’étoit ni pour soi, ni de son bien, qu’il l’avoit bâtie et meublée. Il s’y établit, il s’y fit aimer et estimer. Il y perdit sa femme qui ne lui laissa qu’une fille unique fort jeune ; ainsi il s’étoit marié du vivant de Mme des Ursins, ou aussitôt après sa mort, et cette fille très-riche a épousé le marquis d’Armentières, qui sert actuellement d’officier général, et qui en a plusieurs enfants. Orry, dès lors contrôleur général, en fit le mariage. Peu auparavant Aubigny étoit mort, et avoit chargé Orry du soin de sa fille et de ses biens, comme étant le fils de son meilleur ami, de ce même Orry qui avoit été plus d’une fois en Espagne, et dont plus d’une fois il a été parlé ici.

La campagne n’avoit été rien en Espagne ; il n’y eut que des bagatelles. L’archiduc, trop affaibli pour rien entreprendre de bonne heure, ne songea plus qu’au départ, dès que l’empereur son frère fut mort, et n’eut plus d’argent que pour la dépense du voyage. M. de Vendôme en manquoit aussi, et ne laissa pas de faire accroire longtemps aux deux cours qu’il feroit le siège de Barcelone, pour lequel il amassa des préparatifs. Le roi et la reine d’Espagne passèrent l’hiver à Saragosse, et l’été fort inutilement à Corella. Le duc de Noailles, destiné avec ses troupes, qui n’avoient rien à faire en Catalogne, à servir sous M. de Vendôme, étoit allé, dès le mois de mars, à la cour d’Espagne, où M. de Vendôme ne fut que de rares instants, sous prétexte des préparatifs de la campagne. La contrainte ne l’accommodoit pas, il aimoit mieux régner et paresser librement dans ses quartiers. L’été et l’automne s’écoulèrent de la sorte, et tout à la fin la cour d’Espagne retourna à Madrid. Elle donna la vice-royauté du Pérou au prince Caraccioli de Santo-Buono, grand d’Espagne, qui avoit perdu tous ses biens de Naples.

Cette vice-royauté vaquoit par la mort du marquis de Castel dos Rios, qui étoit ambassadeur d’Espagne en France à l’avènement de Philippe V à la couronne, et rappela en Espagne don Domingo Guerra, qui avoit été chancelier de Milan, place extrêmement principale qu’il avoit perdue depuis l’occupation des Impériaux, et étoit à Paris depuis longtemps. Il eut les premières places d’affaires en Espagne, et à la fin les perdit. C’étoit une très-bonne tête, fort instruit, fort expérimenté, grand travailleur, fort espagnol et assez peu françois. Bientôt après Arpajon, qui servoit de lieutenant général en Espagne, et qui y avoit été heureux en deux petites expéditions qui ne roulèrent que sur lui, fut honoré de l’ordre de la Toison d’or.

Le lundi 14 septembre, le roi revint de Fontainebleau par Petit-Bourg, et arriva le lendemain de bonne heure. Le cardinal de Noailles, qui avoit eu ordre de s’y trouver ce même jour, parut à la descente du carrosse. Il eut aussitôt après une assez longue audience du roi, puis du Dauphin encore plus longue. Ce prince avoit fort travaillé à cette affaire à Fontainebleau, et j’en avois appris des nouvelles à mesure par l’archevêque de Bordeaux. Elle avoit alors deux points : le personnel entre le cardinal de Noailles et les évêques de la Rochelle et de Luçon, où celui de Gap s’étoit fourré depuis comme diable en miracles ; et le livre du P. Quesnel, c’est-à-dire la doctrine, dont le personnel n’avoit été que le chausse-pied. Ils sentoient bien l’odieux du chausse-pied qui ne pourroit se soutenir, et qui entraîneroit à la fin celui de la doctrine, si elle n’étoit soutenue que par ces trois agresseurs. Le P. Tellier qui gouvernoit l’évêque de Meaux, et qui par lui allongeoit l’affaire auprès du Dauphin, se servit de cet entre-temps pour faire écrire au roi, par tous les évêques qu’il put gagner, des lettres d’effroi sur la doctrine, et de condamnation du livre du P. Quesnel. Les créatures des jésuites, les faibles qui n’osèrent se brouiller avec l’entreprenant confesseur, les avares et les ambitieux firent un nombre qui imposa. Le cardinal de Noailles eut le vent de ces pratiques, qui se dirigeoient toutes aux jésuites de la rue Saint-Antoine. Les PP. Lallemant, Doucin et Tournemine en étoient les principaux artisans. Il leur échappa quelques menaces fort indiscrètes et fort insolentes, d’autres gros bonnets en furent les échos. Le cardinal de Noailles ôta à ceux-là les pouvoirs de confesser et de prêcher, et cela fit un nouveau vacarme.

Les choses en étoient là au retour de Fontainebleau, et les lettres des évêques au roi prêtes à pleuvoir, parce qu’il fallut du temps à Saint-Louis pour composer le même thème en tant de façons différentes, envoyer dans les diocèses, et obtenir la signature et l’envoi. M. de Meaux avoit eu beau fournir des embarras, le procédé étoit insoutenable, et M. le Dauphin le voulut finir, avec d’autant plus d’empressement que l’interdiction de ce petit nombre de jésuites alloit apporter de nouvelles aigreurs. Le roi néanmoins, quelque prévenu qu’il fût par le P. Tellier, écouta, assez bien les raisons du cardinal de Noailles, sur cette interdiction, quoiqu’elle lui déplût, et ne voulut pas qu’elle fît obstacle à ce que le Dauphin avoit réglé. Il l’expliqua ce même jour au cardinal de Noailles, qui s’y soumit de bonne grâce. Voysin avoit en poche le consentement des trois évêques, qui, dans l’espérance que le cardinal feroit quelque difficulté dont ils feroient retomber la mauvaise satisfaction sur lui, n’avoit eu garde de s’en vanter, et ne l’apporta au Dauphin que cinq jours après.

Le jugement fut : que les trois évêques feroient en commun un nouveau mandement en réparation des précédentes ; qu’avant de le publier il seroit envoyé à Paris pour y être examiné par personnes nommées par le Dauphin, communiqué après au cardinal, et, s’il en étoit content, publié. Ensuite le roi lui devoit envoyer une lettre des trois évêques que Sa Majesté avoit déjà reçue, pour réparer de plus en plus ce qu’ils avoient écrit contre lui ; et dans l’une et l’autre pièce, pas un mot du livre du P. Quesnel. Le Dauphin, fort ignorant des profondeurs des jésuites et de l’ambition de l’évêque de Meaux, crut avoir tout fini, et que le bruit qui s’étoit fait sur ce livre tomberoit avec la querelle personnelle dont il étoit venu au secours, ou que, s’il y avoit en effet de la réalité dans les plaintes si nouvelles d’un livre si anciennement approuvé et estimé sans contradiction de personne, les choses se passeroient en douceur et en honnêteté entre des évêques raccommodés. Il n’étoit pourtant pas difficile de voir l’artifice. Un mandement à faire, puis à mettre à l’examen étoit de quoi tirer de longue, et faire naître toutes les difficultés qu’on voudroit ; et le silence spécieux sur le livre laissoit toute liberté là-dessus, après la réconciliation même faite, sous le beau prétexte de la pureté de la doctrine. Mais le Dauphin auroit fait scrupule de penser si mal de son prochain. Combien était-il éloigné d’imaginer ce nombre de lettres qui se fabriquoient alors, et la surprenante aventure qui en mit au jour sous les yeux du public le scélérat mystère, et qui l’a transmis à la postérité ! Le Dauphin en arrivant de Fontainebleau prit l’appartement de Monseigneur.

Le lendemain de l’arrivée de Fontainebleau le duc de Noailles revint d’Espagne, et salua le roi chez Mme de Maintenon. Il en avoit reçu l’ordre. Je différerai d’en expliquer les raisons jusque tout à la fin de cette année, pour n’y être pas interrompu par le récit d’autres événements.

Le roi, ayant su que le prince de Carignan, fils du célèbre muet, avoit servi dans l’armée de M. de Savoie, confisqua tous ses biens en France, et donna dessus douze mille livres de rente au prince d’Espinoy, qui avoit aussi des biens confisqués en Flandre. C’est ce même prince de Carignan qui, longtemps depuis, épousa la bâtarde de M. de Savoie et de Mme de Verue, avec qui il vint après vivre et mourir à Paris d’une manière honteuse ; et qui, par les manéges encore plus honteux de sa femme, y obtint tant de millions.

M. de Chevreuse, à qui j’avois fortement reproché ses absences qui lui avoient coûté à Marly le dangereux délai de son affaire de Chaulnes, lors de l’édit et de l’érection de d’Antin, avoit fort travaillé à la remettre à flot pendant tout Fontainebleau. On disoit quelquefois de lui qu’il étoit malade de raisonnement : et la vérité est qu’il le fut tellement en cette occasion, qu’il eut souvent besoin de mon secours pour l’empêcher d’en mourir, c’est-à-dire son affaire de manquer. Chaulnes avoit été érigé en duché-pairie pour le maréchal de Chaulnes, frère du connétable de Luynes. Il est vrai que ce fut à l’occasion et en faveur de son mariage avec l’héritière de Picquigny qui le savoit bien dire, à laquelle appartenoit aussi le comté de Chaulnes ; mais l’érection n’en fut pas moins masculine, et bornée, comme toutes les autres qui n’ont pas de clauses extraordinaires et expresses, aux hoirs masculins issus de ce mariage de mâle en mâle. Les deux fils de ce mariage, ducs l’un après l’autre, n’en avoient point eu ; le duché-pairie étoit donc éteint, ou il n’y en aura jamais, et depuis la mort du dernier duc de Chaulnes, si connu par ses ambassades, il n’en avoit pas été question. M. de Chevreuse, grand artisan de quintessences, et qu’on a vu, à l’occasion du procès de M. de Luxembourg, n’avoir point voulu être des nôtres par la chimère de l’ancienne érection de Chevreuse, s’en étoit bâtie une à part lui sur Chaulnes. Je crois avoir remarqué ici quelque part que, lorsqu’il se maria, M. de Chaulnes, cousin germain de son père, lui assura tout son bien au cas qu’il mourût sans enfants, avec substitution au second fils qui naîtroit de son mariage. Le cas étoit arrivé, il étoit exécuté.

M. de Chevreuse, depuis la mort de M. de Chaulnes, se qualifioit duc de Luynes, de Chaulnes et de Chevreuse. Comme je vivois dans la plus libre familiarité avec lui, je lui voyois souvent sur son bureau des certificats pour des chevau-légers, etc., où ces titres étoient ; et toujours je lui disois : « Seigneur du duché de Chaulnes ; mais duc non. » II riochoit, ne répondoit qu’à demi, et disoit qu’il le pouvoit prétendre. Lorsqu’il fut question de l’édit, il fallut discuter ensemble plus sérieusement une prétention dont, à l’imitation de d’Antin, il vouloit faire le chausse-pied de son second fils. Il prétendit donc que M. de Chaulnes, par la donation et la substitution de ses biens, et en particulier de Chaulnes, les avoit donnés et substitués comme il les possédoit, et par conséquent la dignité de laquelle il jouissoit.

Je serois infini, et très-inutilement, si je m’amusois à réfuter ici un paradoxe aussi absurde et aussi nouveau ; mais il fallut en discuter avec lui la nouveauté et l’absurdité, et se livrer à l’ennuyeuse complaisance de laisser couler ses longs raisonnements. Il me mit après en avant des coutumes particulières des lieux, qui pouvoient bien régler les transmissions des biens, mais jamais en aucun cas celle des dignités. Enfin il se retrancha sur une compensation, en abandonnant la prétention de la première érection de Chevreuse. C’étoit étayer une chimère par une autre. Chevreuse avoit été érigé en duché-pairie pour M. de Chevreuse, dernier fils du duc de Guise, tué aux derniers états de Blois. Il avoit épousé la veuve du connétable de Luynes, mère du duc de Luynes, père du duc de Chevreuse, à qui je parlois. Sa grand’mère avoit eu pour ses reprises le duché de Chevreuse à la mort de ce second mari, lequel duché, c’est-à-dire la terre, étoit passé d’elle à son fils, puis à son petit-fils avec ses autres biens. Chevreuse, duché-pairie alors éteint, avoit été érigé de nouveau, mais sans pairie, et vérifié au parlement pour M. de Chevreuse par la faveur de M. Colbert, dont il venoit d’épouser la fille aînée, et jamais M. de Chevreuse n’avoit osé rien prétendre au delà.

Je pris donc la liberté de me moquer de cette seconde chimère, comme j’avois fait de la première ; et je lui conseillai fort de n’appuyer point sur des fondements si ruineux, ou pour mieux dire si parfaitement nuls, mais de se fonder uniquement sur l’amitié et les services de M. le chancelier, et sur la bonté distinguée que le roi avoit pour lui, qui l’avoit empêché de rejeter la proposition, que le chancelier avoit eu l’adresse de lui faire, d’une érection nouvelle en faveur du vidame d’Amiens, laquelle, entre deux amis et pour lui en dire le vrai, n’étoit en aucun sens faisable ni recevable, et de n’aller pas gâter son affaire par des idées chimériques qui impatienteroient le chancelier et le rebuteroient, qui étoit pourtant l’instrument unique duquel il pût espérer une si prodigieuse fortune pour son fils. Mais je parlois à un homme qui se trompoit lui-même de la meilleure foi du monde, et qui, à force de métaphysique et de géométrie, se croyoit rendre sensibles, et aux autres ensuite, les raisonnements les plus faux, qu’il soutenoit de beaucoup d’esprit et d’un bien-dire naturel. Il ne put se déprendre de ses chimères, ni s’empêcher d’en vouloir persuader le chancelier.

Celui-ci qui étoit vif, net, conséquent avec justesse, dont les principes étoient certains et les conséquences naturelles, petilloit, interrompoit, faisoit des négatives sèches ; et après se plaignoit à moi d’un homme qui n’étoit pas content qu’on fît son second fils duc et pair sans raison quelconque autre que l’amitié, et qui vouloit que ce fût à des titres fous, chimériques, nuls, qui ne se lassoit jamais en raisonnements absurdes, et qui ne finissoit point. J’avertis plus d’une fois M. de Chevreuse qu’il raisonneroit tant qu’il échoueroit. Je n’y gagnai rien. C’étoit un homme froid, tranquille, qui se possédoit, puissant en dialectique dont il abusoit presque toujours, qui s’y confioit, qui espéroit toujours, et qui ne se rebutoit jamais, qui de plus, lorsqu’il s’étoit bien persuadé une chose, écoutoit tout ce qu’on lui opposoit avec le dernier mépris effectif, quoique voilé de toute la douceur et la politesse possible. Avec cette conduite il poussa si bien le chancelier à bout qu’il me déclara plusieurs fois qu’il n’y pouvoit plus tenir, et à deux différentes qu’il n’en vouloit plus ouïr parler. J’eus bien de la peine deux jours durant à l’apaiser et à renouer l’affaire. Mais la seconde fut si forte qu’il déclara à M. de Chevreuse qu’il pouvoit faire son fils duc et pair, du roi à lui, s’il vouloit, et l’embâter de tous ses beaux raisonnements (car le chancelier poussé laissa échapper ce terme) ; mais que pour lui, il étoit las de perdre son temps à ouïr répéter les mêmes absurdités en cent façons qui ne les rendoient pas plus supportables, à quelques sauces qu’il les mît, et que de ce duché-là, il n’en vouloit plus ouïr parler, ni se charger d’en reparler au roi.

M. de Chevreuse, fort effrayé malgré tout son sang-froid, vint aussitôt me conter sa déconvenue, et me prier instamment de la raccommoder. J’avoue que, pour un homme de mon âge, je ne me retins pas avec lui, piqué de lui voir perdre et gâter une si inespérable affaire par cette inflexibilité d’attachement à son sens, et encore si évidemment absurde. Il essuya ma bordée. Je lui en valus une autre de M. de Beauvilliers, qui ne le trouvoit pas en duchés moins chimérique que je le trouvois moi-même. Avec ce secours, mais qui jusque-là n’avoit agi que faiblement, je tirai parole qu’il ne parleroit plus au chancelier, sinon pour le prier d’agir auprès du roi en conséquence de ce qu’il avoit déjà fait, et qu’en aucun temps il n’entreroit en aucun autre détail, surtout sur ses idées de prétentions, et, après un édit fait [par] le chancelier pour les anéantir toutes. Avec cette sûreté, je parlai au chancelier, que j’eus grand’peine à vaincre ; il fallut plusieurs jours. Enfin il me promit de parler au roi, à condition qu’il ne verroit seulement pas M. de Chevreuse. Ce fut donc moi qui agis seul auprès du chancelier, dans la fin du voyage de Fontainebleau et au commencement du retour à Versailles. L’affaire enfin fut accordée immédiatement avant d’aller à Marly ; et le lendemain que le roi y fut, qui étoit un jeudi 8 octobre, il déclara qu’il faisoit le vidame d’Amiens duc et pair de Chaulnes par une nouvelle érection. La joie extrême de la famille ne fut pas pure ; la cour parut consternée, et ne se contraignit pas. Un troisième duché dans la maison d’Albert, érigé pour un cadet de l’âge du vidame, excita des propos mortifiants ; et ce qui les dut toucher davantage, et qui causa une surprise générale, le Dauphin s’en expliqua tout haut avec mesure, mais en desapprouvant nettement la grâce et ne blâmant pas la licence qu’elle rencontroit, ce qui lui fît beaucoup d’honneur dans le monde, et montra que ceux avec qui il vivoit dans la plus grande habitude d’estime et de confiance ne seroient pas en état d’emporter des choses qu’il ne croiroit ni justes ni raisonnables.

Qu’il me soit permis de donner ici quelques moments au futile et au délassement, pour la singularité de la chose, d’autant qu’elle ne touche à rien d’essentiel à qui a toujours été intimement de mes amis, et qui d’ailleurs fut parfaitement publique. Je la raconterai ici tout de suite, parce qu’elle ne mériteroit pas la peine d’y revenir. Tout étant consommé pour cette érection, et prêt pour la réception du nouveau duc de Chaulnes, le parlement s’assembla à l’heure accoutumée, et les princes du sang et les autres pairs y prirent leurs places. M. de Chaulnes, qui devoit se tenir à la porte de la grand’chambre en dedans pour les voir arriver et les saluer, comme c’est l’ordre, n’étoit point arrivé. On causoit en place les uns avec les autres, et à la fin on s’impatientoit. Au bout d’une heure on soupçonna quelque accident ; et pour ne passer pas toute la matinée de la sorte on voulut enfin en être éclairci. Le premier président envoya un huissier s’en informer à l’hôtel de Luynes. Il trouva le duc de Chaulnes à qui on faisoit la barbe, qui dit qu’il s’alloit dépêcher, et qui ne parut nullement embarrassé de l’auguste séance qui l’attendoit depuis si longtemps. On peut juger du succès du rapport de l’huissier. La parure du candidat fut encore fort longue ; enfin il arriva d’un air riant et tranquille. Tout étoit rapporté, il n’eut qu’à prêter serment, et à prendre place.

La coutume est que le premier président fait un compliment au pair d’érection nouvelle aussitôt qu’il est assis en place, et qu’il n’en fait point aux pairs reçus par le titre de pairie successive. Voilà donc le premier président qui ôte son bonnet, se tourne vers la place où étoit le nouveau pair, lui dit deux mots, se couvre, continue, et se découvre et s’incline en finissant. Aussitôt M. de Chaulnes ôte son chapeau, y glisse un papier qu’il tenoit en sa main et l’y déploie, et se met à vouloir y lire. Le pair, son voisin, le pousse et l’avertit de mettre son chapeau ; le Chaulnes le regarde, et sur l’avis redoublé se couvre, et manifeste son papier en entier. Cela le déconcerte, toutefois il se met à vouloir lire. Il répète : « Monsieur, » il ânonne ; bref il se démonte au point qu’il ne peut lire et qu’il demeure absolument court. La compagnie ne peut s’empêcher de rire. Il la regarde tout autour, il prend enfin son parti, il ôte son chapeau sans mot dire, s’incline au premier président comme pour finir ce qu’il n’avoit pas commencé, regarde après encore la compagnie, et se met à rire aussi avec elle. Voilà quelle fut la réception du duc de Chaulnes qui n’a jamais été oubliée, parce qu’elle n’eut jamais sa pareille. Il fut le premier après à en rire avec tout le monde.

Ménager, gros négociant, qui, par son esprit et sa capacité dans le commerce, devint négociateur, arriva le 19 octobre de Londres à Versailles, chez Torcy, qui le mena aussitôt trouver le roi chez Mme de Maintenon. On sut par lui que la reine Anne avoit nommé ses trois plénipotentiaires pour la paix. Le maréchal d’Huxelles et l’abbé de Polignac, qui depuis longtemps étoient avertis, furent déclarés ceux du roi, et Ménager avec eux, en troisième, en égal caractère, ce qui sembla assez étrange. Ceux d’Espagne le furent aussi, et Bergheyek pour le second. Je ne fais que coter ces dates parce que toute la négociation, depuis son principe jusqu’à sa fin, se trouve parfaitement racontée dans les Pièces. Utrecht fut le lieu de l’assemblée, et les plénipotentiaires du roi partirent bientôt après.

Nos généraux d’armée arrivèrent et furent bien reçus ; et tôt après eux Tallard, qui le fut aussi très-bien. Il étoit prisonnier en Angleterre depuis sept ans qu’il avoit été pris à la bataille d’Hochstedt, relégué et très-observé à Nottingham, sans en pouvoir découcher, et sans avoir pu aller à Londres ni revenir ici sur sa parole. Ce retour sans échange, sans rançon et sans queue fut les prémices publiques de la bonne volonté de la reine Anne. Le roi Jacques revint aussi à Saint-Germain, après avoir employé tout l’été à voir les principales provinces du royaume, quelques-unes de nos armées et plusieurs de nos ports.

Le samedi 7 novembre, au matin, le comte de Toulouse fut taillé fort heureusement par Maréchal. La pierre étoit fort grosse et pointue, et l’opération fut parfaite ; elle ne fut suivie d’aucun accident, et la guérison fut entière. Maréchal en eut dix mille écus qu’il fit difficulté d’accepter, et que le roi lui ordonna de prendre à la fin de la cure. Il en avoit refusé deux mille de Pagon qu’il avoit autrefois taillé et parfaitement guéri, que le roi lui fit payer du sien. Le roi étoit à Marly du 2 novembre ; il avoit visité souvent le comte de Toulouse auparavant, dont il prit de grands soins. Mme la duchesse d’Orléans et Mme la Duchesse demeurèrent tout ce voyage à Versailles auprès de lui. Le roi, qui retourna le 15 à Versailles, interdit le passage de la galerie et du grand appartement, même aux princes du sang, parce que le comte de Toulouse en auroit eu du bruit, et cela dura jusqu’à sa parfaite convalescence. Ce fut une grande incommodité pour le commerce d’une aile à l’autre, qui ne put plus se faire que par les cours. Le comte de Toulouse s’étoit préparé avec sagesse, piété et tranquillité, et montra une fermeté très-simple. Il ne lui en resta aucune suite, et il courut depuis le cerf comme auparavant.

M. de La Rochefoucauld perdit l’aînée de ses trois sœurs qui n’avoit que deux ans moins que lui, qui avoit de l’esprit et beaucoup de mérite, de vertu et de maintien. C’étoit celle qui étoit la plus comptée dans sa famille et dans le monde. J’ai parlé ailleurs de ces trois filles, et de leur vie commune dans un coin à part de l’hôtel de La Rochefoucauld, à l’occasion de la mort de Gourville.

Sebville mourut aussi en même temps ; il étoit officier général et vieux. Il avoit été envoyé du roi à Vienne et ailleurs. C’étoit un fort honnête homme, et qui n’étoit pas sans mérite et sans talents.

En même temps mourut encore Mme de Grancey, fille du maréchal de Grancey, qui n’avoit jamais été mariée, et qui étoit l’aînée de Mme de Maré, dont j’ai parlé plus d’une fois. Elle avoit été belle ; et à son âge elle se la croyoit encore, moyennant force rouge et blanc et les parures de la jeunesse. Elle avoit été extrêmement du grand monde, fort galante, et avoit longtemps gouverné le Palais-Royal sous le stérile personnage de maîtresse de Monsieur, qui avoit d’autres goûts qu’il crut un temps masquer par là, et en effet par le pouvoir entier qu’elle eut toujours sur le chevalier de Lorraine. Elle ne paraissoit guère à la cour qui n’étoit pas son terrain. Monsieur, pour la faire appeler Madame, l’avoit faite dame d’atours de la reine d’Espagne, sa fille, qu’elle accompagna en cette qualité jusqu’à la frontière.

La maréchale de L’Hôpital mourut aussi, célèbre par ses trois mariages et fort vieille, retirée depuis longtemps aux petites Carmélites. Elle s’appeloit Françoise Mignot. Je ne sais si elle étoit fille de ce cuisinier que Boileau a rendu célèbre pour gâter tout un repas. Elle épousa d’abord Pierre de Portes, trésorier et receveur général du Dauphiné. Elle avoit de la beauté, de l’esprit, du manége, et des écus qui la firent, en 1653, seconde femme du maréchal de L’Hôpital, si connu pour avoir tué le maréchal d’Ancre, contre les défenses expresses réitérées de Louis XIII, qui ne vouloit que s’assurer de sa personne. Il mourut dans une grande fortune en 1660. La maréchale sa veuve, qui n’avoit point d’enfants, fit si bien qu’elle épousa en troisièmes noces, le 14 décembre 1672, en sa maison de Paris, rue des Fossés-Montmartre, paroisse de Saint-Eustache, Jean-Casimir, successivement prince de Pologne, jésuite, cardinal, roi de Pologne, qui avoit abdiqué, s’étoit retiré en France où il avoit force grands bénéfices, et entre autres l’abbaye de Saint-Germain des Prés où il logeoit, et où il est enterré. Le mariage fut su et très-connu, mais jamais déclaré ; elle demeura Mme la maréchale, et lui garda ses bénéfices.

L’abbé de Pomponne, revenu de son ambassade de Venise et de ses négociations en Italie, vieillissoit tristement dans le second ordre, aumônier du roi. Cela étoit fâcheux à un fils et à un beau-frère de ministres, qui n’y étoient pas accoutumés, et qui croyoient, par les mauvais exemples récents, les premières places de l’Église faites pour eux. Torcy, tout timide qu’il étoit, ne le put digérer plus longtemps. Il n’y avoit rien à reprendre aux mœurs ni à la conduite de son beau-frère ; mais le roi ne lui avoit pas caché son invincible répugnance à placer le nom d’Arnauld dans un siège épiscopal. Torcy se réduisit donc à la ressource que le chancelier avoit procurée à l’abbé Bignon son neveu, que la dépravation de ses mœurs avoit exclu de l’épiscopat. La place de conseiller d’État d’Église, qu’avoit le feu archevêque de Reims, n’étoit pas remplie. Torcy fit encore parler le roi sur son beau-frère, qui s’expliqua comme il avoit déjà fait, lorsque cette exclusion engagea Torcy d’employer l’abbé de Pomponne en Italie ; mais en même temps le roi en dit du bien et témoigna être fâché de l’empêchement dirimant. Là-dessus Torcy tourna court sur la place de conseiller d’État, et l’obtint sur-le-champ. L’abbé de Pomponne s’y donna tout entier, faute de mieux, et en prit l’occasion de quitter sa place d’aumônier du roi.

On sentit sur les huit heures du soir du 6 novembre, à Paris et à Versailles, un tremblement de terre si léger, qu’assez peu de gens s’en aperçurent. Il fut très-sensible vers la Touraine et le Poitou en quelques endroits, le même jour et à la même heure, en Saxe et dans quelques villes d’Allemagne voisines. En ce même temps on établit à Paris une nouvelle tontine[1].

Le grand prieur, qui n’avoit pu obtenir la liberté du fils de Massenar, dont il a été parlé lors de l’enlèvement du grand prieur en représailles par le père de cet homme qui étoit dans Pierre-Encise, avoit peu à peu obtenu quelque liberté des Suisses : il vint enfin à bout de l’avoir tout entière, et permission du roi de venir demeurer à Lyon, mais sans approcher la cour ni Paris de plus près. Il y demeura depuis tant que le roi vécut.




  1. On appelait tontine une association financière composée de personnes qui mettaient chacune un capital en commun pour en retirer une rente viagère placée sur leur tête ou sur celle d’autrui ; avec la condition que l’intérêt serait réversible à chaque décès sur les survivants. Le nom de tontine venait du Napolitain Laurent Tontin, qui avait obtenu de Louis XIII, en 1635, l’autorisation de fonder à Paris un établissement de ce genre.