Mémoires (Saint-Simon)/Tome 10/17


CHAPITRE XVII.


Menées sourdes et profondes du P. Tellier et de Bissy, évêque de Meaux. — Voysin substitué à Torcy pour les.affaires du cardinal de Noailles. — Bissy nommé au cardinalat. — Projet énorme du P. Tellier. — L’affaire du cardinal de Noailles portée à Rome. — P. Daubenton et Fabroni ; quels. — Ils dressent seuls, et en secret, la constitution Unigenitus. — Le pape engagé de parole positive à ne donner sa constitution que de concert et approuvée du cardinal de La Trémoille en particulier, et du sacré collége en général. — Audacieuse visite du P. Tellier au cardinal de Rohan. — Caractère du cardinal de Rohan ; son éducation. — Il doit tout au cardinal de Noailles. — Priviléges de la vie des cardinaux. — Combat intérieur du cardinal de Rohan. — Tallard entraîne le cardinal de Rohan au P. Tellier. — Cardinal de Rohan grand aumônier. — Cardinal de Polignac maître de la chapelle du roi. — Orgueil de son serment. — Il reçoit le bonnet de la main du roi ; il le harangue à la tête de l’Académie française sur la paix. — Vittement recteur de l’Université ; sa belle harangue et son très-singulier effet.


Le P. Tellier avançoit à grands pas vers le but qu’il s’étoit proposé toute sa vie, pour lequel il avoit travaillé sans cesse dans l’obscurité du cabinet, et sa place et le crédit prodigieux qu’il y avoit acquis le mettoient en état de tout oser pour y arriver. On a vu le caractère terrible de ce jésuite ; les conjonctures lui étoient les plus favorables pour le grand projet qu’il avoit formé. Il avoit affaire à un prince qui, de son aveu même, étoit de la plus profonde ignorance, élevé par la reine sa mère dans l’opinion que ce qu’on appeloit jansénistes étoit un parti républicain dans l’Église et dans l’État, ennemis de son autorité qui étoit son idole, inaccessible toute sa vie à tout ce qui n’étoit pas entièrement dévoué au parti opposé, accoutumé par les idées ultramontaines de la reine sa mère, et du cardinal Mazarin, à tout céder à la cour de Rome, et à déployer son autorité sur les parlements pour les y faire fléchir ; à exiler, même à emprisonner les particuliers qui par de savants écrits blessoient Rome en s’élevant contre ses usurpations sur l’Église et sur les couronnes ; soigneusement entretenu dans cet esprit par ses confesseurs toujours jésuites, et par Mme de Maintenon, gouvernée depuis si longtemps par le même esprit, qui étoit celui de M. de Chartres, son ancien directeur de toute confiance et de tout Saint-Sulpice, à qui M. de Chartres l’avoit comme léguée en mourant, entre les mains du curé La Chétardie, et de Bissy, évêque de Toul, puis de Meaux, qui, par le voisinage si proche de ce dernier diocèse, ne la perdoit presque pas de vue.

Bissy, dont l’âme étoit forcenée d’ambition, sous le pharisaïque extérieur d’un plat séminariste de Saint-Sulpice, étoit de tout temps abandonné aux jésuites comme à ceux dont il attendoit tout pour sa fortune, et sans lesquels il sentoit qu’il ne pouvoit rien se promettre par lui-même, sans famille, sans amis, sans accès, et relégué à Toul, où il n’étoit pas même du clergé de France. On a vu en son temps combien il y exerça la patience de M. de Lorraine, pour se faire transférer ailleurs par ses cris ; l’usage qu’il en sut faire à Rome, où il entretint un agent exprès pour se débrouiller un chemin au cardinalat, appuyé des jésuites ; et comme il ne voulut point de Bordeaux, trop éloigné de la cour, quand il s’y vit si bien produit par M. de Chartres, et que ses affaires à Rome par rapport à la Lorraine et à ses espérances prenoient un tour à ne lui plus faire regarder Toul comme un cul-de-sac, et à ne lui plus permettre de quitter cet évêché que pour quelque autre qui favorisât encore mieux ses espérances, tel que fut Meaux.

Il étoit trop initié pour ignorer l’aversion de Mme de Maintenon et même de Saint-Sulpice pour les jésuites ; il étoit aussi trop habile pour se refroidir avec des amis immortels, et d’une puissance permanente, pour épouser la fantaisie d’une femme qui, à son âge, pouvoit manquer à tous moments, et d’une troupe de barbes sales, qui sans elle n’avoit point de consistance, et que les jésuites tôt ou tard crosseroient avec le pied.

Il cacha donc à Mme de Maintenon, qui, par la mécanique de ses journées, ne voyoit le jour que par le trou d’une bouteille, et qui étoit la plus grande dupe du monde de ceux pour qui elle se prévenoit, il lui cacha, dis-je, son union ancienne et la plus intime avec les jésuites comme tels, et ne lui laissa voir de liaison entre lui et le P. Tellier, que par la nécessité du concert pour la bonne cause, pour l’Église, pour la pureté de la doctrine, c’étoit à dire contre le cardinal de Noailles ; et il lui en faisoit d’autant mieux sa cour, que Mme de Maintenon, peu à peu tombée dans le dernier emportement sur cette affaire, étoit bien aise d’être informée des démarches du P. Tellier auprès du roi, pour agir de concert et en conséquence, de croire même les diriger sans toutefois vouloir ni voir ni ouïr parler du P. Tellier, ni qu’il sût rien qu’en gros, et pour la nécessité seulement par rapport à elle et sans elle ; et c’est ce qu’elle croyoit faire par Bissy, sans s’être jamais doutée qu’ils ne fussent tous deux qu’un cœur et qu’une âme, ni qu’il fût livré aux jésuites.

D’autre part, le P. Tellier faisoit faire tout ce qu’il vouloit par Mme de Maintenon auprès du roi sur cette affaire, par le même Bissy, sans y paroître. Par ces manéges obscurs ils conduisirent où ils voulurent un roi enfermé à cet égard sous leur clef, et qui pour ministre de tout ce qui regardoit cette affaire, n’avoit plus Torcy qu’ils avoient rendu suspect par son alliance avec les Arnauld, et par l’évêque de Montpellier son frère. Ils lui avoient substitué Voysin, créature et âme damnée de Mme de Maintenon et de sa fortune, et aussi ignorant d’ailleurs et aussi vendu qu’il le leur falloit. De cet antre de ténébreuse intrigue, sortit la nomination de Bissy au cardinalat, que sans concert, mais avec une ardeur égale, Mme de Maintenon et le P. Tellier procurèrent également, et que Rome reçut avidement, comme de celui dont elle feroit le plus grand usage, et qui pour elle fouleroit tout aux pieds. Ce fut un grand pas pour le P. Tellier, dont il se promit toutes choses, mais il en vouloit tant opérer à la fois, qu’il crut avoir besoin d’un renfort de secours.

Le premier plan sur lequel il avoit travaillé n’avoit été, comme on l’a dit, que pour donner des morailles au pape, et lui donner des affaires en France qui le forçassent de ménager les jésuites et d’abandonner leurs affaires des cérémonies chinoises, dès lors réduites pour eux à un état désespéré. La double vue étoit de se venger du cardinal de Noailles, monté sans eux sur le siége de la capitale, et dont la faveur et l’estime balançoit leur pouvoir sur la distribution des bénéfices. Parvenus à lui soustraire grand nombre d’adhérents pour avoir reconnu sa faiblesse, et l’avoir manifestée au monde, par le consentement que le roi lui arracha pour la radicale destruction de Port-Royal des Champs, et bientôt après à le brouiller avec Mme de Maintenon, jusqu’à la rendre sa plus ardente ennemie, et de là avec le roi, sur les Reflexions morales du P. Quesnel, Tellier se promit toutes choses de l’affadissement du sel de la terre, qu’il reconnut en plein dans les assemblées des évêques sur cette affaire. L’interdiction générale de la chaire et du confessionnal de tous les jésuites du diocèse de Paris, excepté du confesseur unique du roi, et pour le roi tout seul, combla la mesure du désir de la plus éclatante vengeance dans les jésuites et dans le P. Tellier, et la déplorable conduite du cardinal de Noailles qui, dans la suite, se sépara de ses évêques, de son chapitre, des écoles, et des corps des curés et des congrégations régulières qui étoient toute sa force au dedans et tout son appui au dehors, porta les vues du P. Tellier au plus haut point de ses désirs. Tout ce qu’il vouloit étoit de mettre un tel trouble et une telle division dans cette affaire, qu’on fût obligé de la porter à Rome contre toutes les lois de l’Église, tout usage et toute raison, qui veulent que les contestations soient nettement jugées, et juridiquement, dans les lieux où elles naissent, sauf l’appel au pape qui, par ses légats envoyés sur les lieux, revoit et réforme le premier jugement, ou le confirme d’une manière aussi juridique. Or cette forme juridique ne peut être autre qu’un concile, où l’auteur d’un livre qui excite la contestation soit appelé et pleinement entendu, pour rendre raison lui-même de sa foi, et des termes et du sens des propositions qui sont examinées, comme le P. Quesnel vivant lors ne cessoit de le demander de vive voix, et de le requérir expressément par écrit, au pape et aux évêques, ou quand l’auteur est mort, d’entendre en sa place ceux qui en veulent prendre la défense. Ce n’étoit pas là le jeu du P. Tellier. Il ne savoit que trop penser du succès de cette affaire traitée de la sorte. Il la vouloit étrangler par autorité, et s’en faire après une matière de persécution à longues années, pour établir en dogme de foi leur école, à grand’peine jusqu’alors tolérée dans l’Église.

Son dessein, en faisant renvoyer l’affaire au pape, fut donc de le faire prononcer par une constitution qui, en condamnant un grand nombre de propositions tirées de ce livre, les condamnât d’une façon atroce, mît par leurs contraires l’école de Molina en honneur, et en dogme implicite, en ruinant toutes les écoles catholiques uniquement écoutées et suivies dans l’Église, et comme cela ne se pouvoit espérer en termes clairs, qui auroient porté leur propre anathème sur le front, il voulut une condamnation in globo qui, en n’épargnant rien et tombant sur tout, se pût sauver par un vague qui se pouvoit appliquer ou détourner suivant le besoin, et par là même hasarder de condamner dans ce livre des propositions purement extraites de saint Paul et d’autres endroits de l’Écriture, et d’autres de saint Augustin et d’autres Pères en termes formels, qui est la première fois qu’on l’ait osé, pour tirer de là des conséquences nécessaires en faveur de Molina contre saint Augustin, saint Thomas et toutes les autres écoles, et à la longue parvenir par degrés à faire ériger les propositions de l’école de Molina, les plus opposées à toutes les autres écoles, en dogmes, et flétrir par conséquent tout ce qui au contraire a servi de règle jusqu’à présent dans l’Église.

Pour atteindre à ce but, il falloit autant d’adresse et de ténèbres que d’audace dans la manière de dresser la bulle ou constitution, la dérober aux cardinaux et aux théologiens de Rome, surtout aux partisans sans nombre de saint Augustin et de saint Thomas, y flatter Rome et le pape sur les plus énormes prétentions ultramontaines, assez solidement pour attacher leur plus vif intérêt au maintien de cette pièce sans toutefois que cela fût assez grossier pour choquer le roi, ou se mettre en danger que les parlements le pussent vaincre à cet égard, et pourtant la fabriquer de manière que le pape se trouvât engagé en des condamnations tellement insoutenables, qu’il se sentît hors de moyens d’en pouvoir donner aucune explication si les évêques de France s’avisoient de lui en demander, et que la superbe de sa prétendue infaillibilité l’empêchât toujours de souffrir que d’autres attentassent à interpréter eux-mêmes, que par là il se roidît à la faire recevoir purement et simplement, et que les jésuites, ayant pour eux le pape et Rome également intéressés pour leur pouvoir, et pour leur embarras, le roi en France engagé dès en la demandant à la faire recevoir, et trop entêté de son autorité pour n’y pas employer toute sa puissance, ils eussent par là une préférence de leur école sur les ruines de toutes les autres, qui portée par les deux puissances également, éblouiroit l’ignorance ou la faiblesse des évêques, attireroit les autres par l’ambition, forceroit tout théologien d’être publiquement pour ou contre, grossiroit infiniment leur parti, et leur donneroit lieu d’anéantir l’autre une fois pour toutes par une inquisition et une perquisition ouverte contre des gens également en butte à l’autorité de Rome et à celle du roi ; par là accoutumer toute tête à ployer sous ce joug, et de degré en degré l’ériger en dogme de foi, et c’est là malheureusement où aujourd’hui nous en sommes.

La division habilement semée dans les divers partis parmi les évêques assemblés en diverses façons sur cette affaire, tous ne crurent plus en pouvoir sortir que par Rome. Le roi écrivit donc au pape de la façon la plus pressante pour lui demander une décision, mais de la manière la plus partiale contre le livre du P. Quesnel. Le pape s’en crut quitte par la condamnation qu’il en fit à laquelle le cardinal de Noailles adhéra en retirant l’approbation qu’il y avoit autrefois donnée. Mais ce qui suffisoit en soi n’étoit pas le compte du P. Tellier. Il voulut une constitution qui condamnât une foule de propositions extraites de ce livre ; en la manière et par les raisons qui viennent d’être expliquées. Le roi redoubla d’instances auprès du pape, et le P. Telier, pour les mettre l’un et l’autre hors d’état de pouvoir reculer dans les suites, fit en sorte que le roi répondît au pape sur son autorité dans son royaume, que sa constitution y seroit reçue sans difficulté de quelque part que ce fût.

Le P. Tellier n’eut pas à Rome des conjonctures moins favorables qu’en France. Le P. Daubenton dont j’aurai occasion de parler ailleurs, plus savant, plus accort, plus rompu au monde et aux cours, mais au fond non moins déterminé jésuite que le P. Tellier, congédié de confesseur du roi d’Espagne par les intrigues de Mme des Ursins à qui son crédit et ses manéges firent ombrage, étoit passé en Italie où il restoit assistant françois du général des jésuites, qui est pour chaque grande nation la première place après la sienne. Il étoit donc à Rome, et il y vivoit comme les plus importants de ses confrères et les plus initiés dans les mystères les plus secrets de leur compagnie, dans la plus étroite liaison et la plus réciproque confiance avec le cardinal Fabroni. J’ignore s’il étoit de ceux que les jésuites savent s’approprier à Rome, depuis les plus éminents personnages jusqu’aux plus obscurs par leurs présents, et les pensions proportionnées à l’état et au service qu’ils en tirent. Cette politique ne leur est pas nouvelle, et les a de tout temps bien utilement servis, elle n’est pas même ignorée ; mais ni ceux qu’ils soudoient, ni ceux qui sont soudoyés, n’ont garde de s’en vanter. À l’égard de Fabroni, la mince fortune où il est né, celle qu’il a faite, l’appui déclaré qu’il a trouvé chez les jésuites dans tous les temps de sa vie, celui qu’il leur a rendu à découvert aussitôt qu’il s’est vu en état de le faire, l’application, la suite et souvent la fureur qu’il a montrée à soutenir toutes leurs causes, tous leurs intérêts, ceux même des personnes en qui ils en ont pris, ont pu faire croire qu’il ne leur étoit pas vendu pour rien, parce qu’il est vrai et public, et lui-même ne s’en cachoit pas, qu’il étoit plus ardent jésuite que les plus forcenés de l’espèce même du P. Tellier, et plus occupé qu’eux-mêmes de leurs affaires.

C’étoit un bourgeois de Pistoie, venu à Rome avec de l’esprit, de la scolastique, du feu, de l’application au travail le plus ingrat, et la résolution de percer à quelque prix que ce pût être. Porté constamment par les jésuites, il parvint à quarante ans à être, en 1691, secrétaire des mémoriaux, et quatre ans après secrétaire de la congrégation de la propagation de la foi, où il eut moyen de déployer son savoir-faire en faveur de ses patrons. On ne connoît plus à Rome que le droit canon, et à leur mode, et la scolastique. Le cardinal Albane, qui étoit jeune et peu foncé, se livra à Fabroni pour le conduire dans sa fonction de secrétaire des brefs ; il s’en trouva bien. Il s’accoutuma si fort à le consulter dans la suite, et peu à peu il se laissa tellement subjuguer à cet esprit haut et violent, qu’il devint son maître. Devenu pape, il le fit cardinal, et augmenta ainsi sa servitude. Fabroni et Daubenton firent donc le projet de la constitution par ordre du pape.

Le roi avoit demandé qu’elle fût concertée avec le cardinal de La Trémoille, tant à l’égard du fond même que pour éviter ce qui y pourroit causer de l’embarras par rapport aux maximes de France. L’affaire faisoit du bruit. Une décision dogmatique, et en première instance pour la France, réveilla la cour de Rome ; le sacré collége prétendit la chose assez importante, et même précisément de nature à être consultée ; plusieurs des plus anciens et des plus considérables en parlèrent au pape qui trouva juste d’en avoir leur avis, et qui leur promit à tous de la manière la plus positive que le projet de cette constitution leur seroit présenté, qu’ils le pourroient examiner chacun en particulier à leur gré, puis s’assembler plusieurs en congrégations différentes, et qu’elle ne seroit dressée que conformément à l’avis du plus grand nombre des cardinaux. Le pape donna la même parole au cardinal de La Trémoille pour ce qui le regardoit, comme chargé des affaires du roi. Les choses en étoient là lors de la mort du cardinal de Janson et de la nomination de Bissy au cardinalat.

Quelque puissant renfort que le P. Tellier comptât bien de trouver dans l’élévation de Bissy à la pourpre, la grandeur et l’étendue de ce qu’il se proposoit lui parut mériter de ne pas négliger de se rassembler toutes les forces qu’il pourroit. L’éclat où se trouvoit le nouveau cardinal de Rohan par les établissements de sa maison, de ses alliances, de ses liaisons, plus encore le parti qu’il se proposoit de tirer en se l’acquérant, du goût personnel du roi pour le fils de Mme de Soubise, et de prendre ainsi le roi de toutes parts, engagea ce hardi jésuite à n’en pas faire à deux fois, et de faire montre de toute sa puissance au cardinal de Rohan, pour le mettre de son côté par la crainte, et par la récompense toute présente. Il l’alla voir et lui exposa tout net ses intentions avec une audace et une autorité qui ne craignoit rien. Il lui dit donc qu’il ne pouvoit douter qu’instruit comme il l’étoit, il ne pensât comme il devoit sur l’affaire de l’Église qui étoit portée à Rome, mais qu’il ne suffisoit pas à un homme établi comme il l’étoit de bien penser, comme il supposoit et vouloit se persuader qu’il pensoit bien, mais qu’il falloit encore bien faire, non-seulement bien faire, mais tout faire, tout entreprendre, tout exécuter pour mettre la bonne doctrine à couvert, et pour écraser une fois pour toutes ce parti séditieux qui troubloit l’Église depuis si longtemps ; que le roi y étoit entièrement disposé, que le succès en étoit assuré, que c’étoit à lui de voir quel parti il vouloit y prendre, se perdre auprès du roi à qui il devoit tout, et de qui il se pouvoit, en se conduisant bien, se promettre encore bien davantage, ou demeurer dans une neutralité qui ne pourroit pas se soutenir longtemps, et qui le déshonoreroit et lui ôteroit en attendant toute considération ; ou enfin, s’attacher au devoir de son état, de sa reconnoissance pour le roi, en se déclarant pour l’Église et pour la bonne cause, et pour ne lui rien celer, en n’y ménageant rien et en marchant dans un concert intime, entier, inaltérable, avec ceux qui en faisoient leur affaire, et qui lui répondoient en prenant ce parti, mais en s’y engageant de la sorte, qu’il pouvoit compter sur la charge de grand aumônier, et sur tous les agréments, les grâces, les privances et toute la confiance du roi. Rohan fut étrangement étourdi d’un compliment si net, et qui lui présentoit si à découvert la paix ou la guerre. Il balbutia, et dans son trouble il ne put rien tirer de lui-même que des compliments, et tout ce que l’incertitude et l’étonnement put couvrir sous les plus grandes politesses. Ce n’étoit pas la monnaie dont Le Tellier se payoit ; il se leva froidement, dit au cardinal qu’il s’aviseroit ; que, comme il désiroit d’être son serviteur, il souhaitoit et il espéroit que ce seroit bien, et que, lorsque ses réflexions seroient faites, il comptoit qu’il lui en feroit part, mais qu’il devoit l’avertir de ne les pas faire longues, parce que la charge de grand aumônier ne pouvoit vaquer longtemps. Il se retira en même temps, et laissa le cardinal épouvanté d’une déclaration si audacieuse.

Le cardinal de Rohan étoit net avec de l’esprit naturel, qui paraissoit au triple par les grâces de sa personne, de son expression, du monde le plus choisi dont le commerce l’avoit formé, par les intrigues et les liaisons où Mme de Soubise l’avoit mis de fort bonne heure. Son naturel étoit bon, doux, facile, et sans l’ambition et la nécessité qu’elle impose, il étoit né honnête homme et homme d’honneur ; d’ailleurs d’un accès charmant, obligeant ; d’une politesse générale et parfaite, mais avec mesure et distinction ; d’une conversation aisée, douce, agréable. Il étoit assez grand, un peu trop gros, le visage du fils de l’Amour, et outre la beauté singulière, son visage avoit toutes les grâces possibles, mais les plus naturelles, avec quelque chose d’imposant et encore plus d’intéressant, une facilité de parler admirable et un désinvolte merveilleux pour conserver tous les avantages qu’il pouvoit tirer de sa princerie et de sa pourpre, sans montrer ni affectation ni orgueil, et n’embarrasser ni lui-même ni les autres ; attentif surtout à se mettre bien avec les évêques, à se les attirer et à se conserver l’attachement de toute la gente doctrinale, qu’il s’étoit fait un capital de s’acquérir sur les bancs, et à quoi il avoit parfaitement su réussir.

Il étoit de juin 1674. Le cardinal de Noailles étoit dans l’apogée de sa faveur lorsqu’il fut question de séminaire et de théologie pour l’heureux fils de la belle Soubise. Elle avoit su toute sa vie ménager tout, et sa faveur extrême et déclarée et toujours soutenue, lui avoit tout facilité. Elle étoit donc bien de tout temps avec les Noailles, trop clairvoyants pour ne pas désirer encore plus d’être de ses amis. Par eux et par Mme de Maintenon même, à qui elle en fit sa cour, elle donna son fils au cardinal de Noailles dès son entrée dans l’archevêché de Paris, et le lui remit pour se reposer entièrement sur lui de toute son éducation ecclésiastique. Ces considérations engagèrent ce prélat d’en faire comme de son neveu ; et cet intrus neveu, déjà fait aux manéges de sa mère, n’oublia rien pour faire du prélat comme d’un véritable oncle en toutes choses, parce qu’il sentit que sa fortune en dépendoit et qu’elle ne pouvoit être que grande et prompte, s’il engageoit par sa conduite cet oncle adoptant à la vouloir. Il le mit à Saint-Magloire dont il fit son séminaire de confiance, choisit des gens pour former et veiller sur ses mœurs et ses études, et pour lui en rendre un compte particulier. Les charmes de la personne de l’élève furent secondés par tout l’art d’une conduite qui répondit en tout aux vastes desseins de sa mère sur lui, et la facilité de son esprit à tout ce qu’on lui voulut apprendre. Son application, ses progrès, sa modestie, sa politesse, son attention à plaire, lui gagnèrent ses maîtres et tout Saint-Magloire, et prêtres de l’Oratoire et séminaristes. Il se fit une réputation. Il ne fut pas moins adroit, ni moins attentif en Sorbonne, ni avec moins de succès. Il travailla de bonne foi à apprendre ; et en effet il acquit de la science qu’il sut tripler par la grâce et la facilité de son débit, et tellement gagner ce peuple lettré, que, tout grossier, pédant et farouche qu’il soit de sa nature, il ne voulut que l’admirer et le vanter. Tant de bons témoignages ne demeurèrent point oisifs. Noailles se faisoit un plaisir de les porter au roi et à Mme de Maintenon, charmé lui-même de son élève, et le roi plus content encore d’avoir tant où s’appuyer pour travestir en justice les inclinations et les penchants de son cœur.

Mme de Soubise étoit morte dans l’attachement et la reconnoissance pour le cardinal de Noailles, sans lequel elle sentoit que toute sa faveur et toute la volonté du roi auroit été peu fructueuse, et elle avoit inculqué ces sentiments à son fils, dont l’âge et le chemin ne sembloient pas pouvoir entrer jamais en opposition avec un bienfaiteur à qui il devoit tant, et à qui il se feroit toujours tant d’honneur de rendre.

De si fortes raisons s’appuyoient dans le cardinal de Rohan par d’autres plus touchantes. Prince avec sa maison par la grâce du roi et la beauté de sa mère, des biens immenses et de grands établissements y étoient entrés. Il avoit passé sa première jeunesse sous la férule, dans le travail, dans toutes sortes de contraintes pour arriver à une grande fortune. Il y étoit parvenu avec rapidité, que ses mœurs, délivrées d’Argus, ne lui avoient pas procurée. Il se voyoit avant quarante ans évêque de Strasbourg et cardinal, avec plus de quatre cent mille livres de rente, le goût des plaisirs, de la magnificence, du repos, après tant de travaux si contraires à sa paresse naturelle. Il lui sembloit qu’il n’avoit plus rien à désirer qu’à jouir d’un état où tout est devenu permis, et où on n’a plus à compter avec personne. Un cardinal est en droit de passer sa vie au jeu, à la bonne chère et avec les dames les plus jeunes et les plus jolies ; d’avoir sa maison pleine de monde pour le rendez-vous et la commodité des autres, de leurs amusements, de leurs plaisirs et pour le centre des siens ; d’y donner des bals et des fêtes, et d’y étaler tout le luxe et la splendeur en tout genre qui peut flatter, surtout de n’entendre plus parler de livres, d’étude, de rien d’ecclésiastique ; d’aller régner dans son diocèse sans s’en mêler ; de n’en être pas seulement importuné par ses grands vicaires, ni par le valet sacré et mitré payé pour imposer les mains ; et d’y vivre sans inquiétude dans un palais à la campagne, au milieu d’une cour, comme un souverain, parmi le jeu, les dames et les plaisirs, pleinement affranchi là comme à Paris et à la cour de toute bienséance. Ce n’est pas que nos cardinaux vécussent tous de la sorte, mais ils en avoient toute liberté. Le cardinal de Bouillon en avoit usé dans toute son étendue, et celui-ci en jouissoit aussi pleinement ; il étoit fait pour être et vivre en grand seigneur, et ne se refuser aucune chose : il avoit de quoi y fournir parfaitement, et le roi, si volontiers austère pour les autres, étoit accoutumé, non-seulement à passer, mais à trouver tout bon des cardinaux. Il étoit bien doux à celui-ci de vivre de la sorte ; c’étoit son penchant et son goût ; c’étoit avec la haute fortune, cet état d’entier affranchissement qui le flattoit le plus, et dont la perspective l’avoit le plus soutenu dans le fâcheux chemin qui l’y avoit fait atteindre. Que pouvoir se proposer de préférable à la jouissance d’un état si heureux qui ne voit rien au-dessus de soi, ni de plus libre, et quel prétexte d’en profiter en plein qui fût plus naturel et plus honnête que l’attachement et la reconnoissance pour un homme à qui il devoit tout, du su de tout le monde, dont les mœurs et la conduite étoit en vénération la mieux établie ; qui étoit son ancien d’âge de vingt-quatre ans, d’épiscopat de vingt-deux, de cardinalat de treize, archevêque de la capitale ; uni et à la tête des plus saints et les plus savants corps et particuliers de Paris, auxquels tant d’autres des provinces se jaignoient, vers qui les premiers inclinoient, qui avoit pour lui une famille puissante, et tout ce qui n’étoit pas esclave des jésuites, c’est-à-dire tous les honnêtes gens de tous états ? Le cardinal de Rohan, entraîné par des raisons si homogènes à lui-même, trouva dans sa famille un homme qui n’y étoit pas nouvellement entré pour n’en pas profiter. Tallard, qui sut par le cardinal même et par le prince de Rohan l’insolence de la proposition du P. Tellier, trouva cette ouverture admirable, et le comble du bonheur des Rohan.

Plus le discours du confesseur avoit eu la hauteur de celui d’un favori premier ministre, plus il en tira parti, pour montrer aux Rohan, d’un côté les enfers ouverts sous leurs pas, de l’autre les cieux qui les appeloient dans leur gloire. Il leur représenta l’intérêt et le naturel terrible du jésuite et des siens, Mme de Maintenon, que ce parti avoit arrachée de l’estime, de l’amitié, de l’alliance et des liaisons de confiance les plus intimes du cardinal de Noailles, qui s’étoient changées en elle en fureur et en poursuite la plus à découvert et la plus violente, le roi qui avoit hautement épousé ce parti, qui étoit exactement fermé à n’écouter que ceux qui y étoient les plus ardents, qui y avoit mis son autorité et sa conscience, qui n’étoit occupé ni entretenu d’autre chose, qui regardoit le parti opposé comme ennemi de l’Église et de l’État, comme républicain, comme ennemi de son autorité et de sa personne, et qui depuis son enfance étoit nourri dans ce préjugé contre tout ce que les jésuites vouloient traiter de jansénistes. Il leur fit peur par l’exemple du cardinal de Bouillon, qu’une semblable affaire, et toutefois sans ombre de jansénisme, et avec le confesseur pour lui, avoit perdu pour l’archevêque de Cambrai, et dont eux-mêmes par l’affaire de Strasbourg avoient comblé la disgrâce, qui avoit été au moment d’ôter le rang à sa maison. Il leur fit considérer que les neutres, surtout d’une considération en ce genre aussi rare qu’étoit la sienne, ne seroient regardés qu’avec dépit et mépris des deux côtés, outre que les occasions qui surviendroient chaque jour dans le cours de cette affaire lui rendroient la neutralité bien difficile à soutenir ; que c’étoit à lui à se tâter lui-même pour voir s’il se croyoit capable de soutenir tous les dégoûts, et de toute espèce, que le roi se plairoit à faire tomber sur lui, et tous ceux encore qu’à l’abri de l’entier discrédit les jésuites sauroient lui susciter de toutes les façons, et par toutes sortes de canailles, qui aujourd’hui se croient honorés de le voir passer dans son antichambre.

Après l’avoir ébranlé de la sorte, Tallard lui fit honte de voir un autre que lui grand aumônier, et Bissy en sa place à la tête du parti favori, et en avoir toute l’autorité, le ralliement, la faveur, la confiance, les privances du roi, et de lui devenir nécessaire toute sa vie ; tandis que lui-même seroit au rebut, et auroit peut-être l’affront de voir Bissy entrer au conseil, lui qui se tiendroit heureux de lui porter partout son portefeuille, et disposer de toutes les grandes places de l’Église que le besoin continuel que le confesseur auroit de lui l’empêcheroit de lui contester. De là, venant à toute la disproportion de Bissy à lui, il étala tous les avantages qu’il tireroit sans cesse pour les siens, s’il se mettoit à la tête de ce parti, avec le goût que le roi avoit pour lui et pour sa famille ; qu’il seroit en état de tout prétendre et de tout obtenir, et même avec apparence d’être porté jusque dans le conseil. Il ignoroit sans doute, ou voulut ignorer, ce qui étoit échappé là-dessus au roi à l’égard du cardinal de Janson, rapporté ci-dessus.

Après avoir flatté le cardinal de Rohan de pouvoir mettre ainsi tout à ses pieds, il se moqua de sa délicatesse sur le cardinal de Noailles, qui n’en seroit pas moins perdu quand il se perdroit avec lui, dont il ne seroit et ne passeroit jamais que pour le disciple, en se rangeant de son côté, ni pouvoit jamais atteindre à aucun des avantages et de la considération qui se tiroit de la qualité de chef de parti, qui demeureroient tous au cardinal de Noailles, par qui seul il végéteroit, et au fond lui seroit compté pour rien ; au lieu que prenant le parti contraire, et dans ce parti se trouvant de bien loin sans égal en naissance, établissements, considération et dignité, il se verroit tout à coup vis-à-vis du cardinal de Noailles avec la supériorité que lui donneroit la faveur si déclarée du parti dont il seroit le chef, et le chef sans collègue, parce que Bissy, devenu cardinal, ne pourroit en aucun genre approcher de sa distinction par tout, et par cette disproportion inhérente seroit, malgré son âge, à son égard, moins que lui à celui du cardinal de Noailles, s’il avoit la folie d’en préférer le parti.

Ce qui rendoit Tallard si éloquent étoit son intérêt propre. Il ne s’étoit allié aux Rohan que pour en profiter. Il regardoit leur faveur comme un chemin à lui ouvert pour tout. Il comprenoit qu’aucun des deux frères n’entreroit dans le conseil, et la chose étoit visible. Mais lui qui avoit passé par tous les genres d’affaires considérables, qui n’avoit ni rang ni attachement étranger, qui avoit vu Harcourt si souvent près d’y entrer et que sa santé mettoit hors de toute portée, il se flatta que les jésuites feroient pour lui ce qu’ils ne pourroient pour le cardinal de Rohan, par leur intérêt propre. Il vouloit la pairie, il vouloit la survivance de son gouvernement, il vouloit une grande charge ; en un mot que ne vouloit-il point, et que n’espéroit-il point en mettant le cardinal de Rohan à la tête d’un parti qui pouvoit et pourroit tout, et dont par là il espéroit bien de se mêler ! Enfin il acheva de déterminer le cardinal de Rohan, en lui persuadant qu’il n’auroit que l’honneur de la conduite de l’affaire et des assemblées, d’être à la tête du clergé de France, à la place du cardinal de Noailles, lui, à son âge, et qui par son siége n’étoit point de ce clergé ; qu’il en deviendroit le modérateur et l’arbitre ; et que pour le travail il en chargeroit des commissaires et des bureaux qui lui présenteroient la besogne toute faite, dont il n’auroit que l’honneur. Ce point de paresse tenoit fort le cardinal, et ce fut aussi celui que Tallard vainquit le dernier ; mais son ambitieux bien-dire sut aussi en triompher, et jeter le cardinal de Rohan dans une fondrière, dont sa paresse et la flétrissure de son honneur lui ont coûté de sourds et de cuisants repentirs, et où sa vanité a eu fort à souffrir de l’égalité qu’à force de souplesse le cardinal de Bissy usurpa enfin pour le moins avec lui, dans la réalité de vrai chef de confiance de tout ce parti.

Le cardinal de Rohan, agité, battu plusieurs jours, ne put résister à son frère et à Tallard, que ce maréchal avoit gagné. Son marché fut grossièrement conclu au mot du P. Tellier, dont il devint l’esclave en même temps qu’il prêta le serment de grand aumônier de France. Moins je prétends m’étendre sur l’histoire de la constitution même, qui remplit seule des in-folio, et plus je crois devoir en montrer les ténébreuses trames, auxquelles seules je crois devoir me restreindre. Quelque peu de cas que les jésuites fissent de l’esprit léger et du cœur encore plus volage du cardinal de Polignac, il étoit cardinal, et ils ne voulurent pas le mécontenter. La rage de courtisan, sous laquelle il gémit toute sa vie, lui avoit fait passionnément désirer la charge de maître de la chapelle du roi, c’est-à-dire uniquement des musiciens de la chapelle, depuis qu’elle vaquoit par la mort de l’archevêque de Reims. Devenu cardinal, il ne la souhaita pas moins, et, bien que d’autres cardinaux l’eussent possédée, il crut que sa pourpre y flatteroit le roi, contribueroit à la lui faire donner, et feroit encore plus sa cour ; il ne se trompa pas, surtout avec le concours des jésuites ; mais sa nouvelle dignité fit un embarras.

Cette charge, qui n’est pas des premières, ni même des secondes, ne prête serment qu’entre les mains du grand maître de la maison du roi, et ce grand maître étoit un prince du sang. Comment donc oser lui souffler un droit acquis, mais comment aussi ployer la pourpre romaine à cette sorte d’humiliation ? Le respect du roi, légué par le Mazarin, pour cette sacrée pourpre l’emporta cette fois sur celui dont il se montroit si jaloux pour les princes de son sang. M. le Duc étoit son petit-fils, et dans la première jeunesse. Il donna la chapelle à Polignac, et régla que, pour cette fois et sans conséquence, sous prétexte d’être pressé d’entrer en fonctions, il profiteroit du voyage que M. le Duc alloit faire pour la première fois en Bourgogne et y tenir les états, pour de son consentement prêter, en son absence, serment entre les mains du roi, et cela se fit tout de suite avec la charge de grand aumônier.

En même temps, le cardinal de Polignac reçut le bonnet des mains du roi, présenté par l’abbé Howard, camérier du pape. C’étoit raison qu’un camérier anglois apportât une barrette de la nomination du roi d’Angleterre, mais ce ne l’étoit pas que le nommé fût le négociateur à Utrecht de tout ce qui fut convenu contre le prince à qui il devoit sa fortune.

Malgré l’orgueil de la pourpre, la vanité du bien-dire perça. Le cardinal de Polignac ne dédaigna pas de paroître devant le roi à la tête de l’Académie française, à la suite de tous les corps qui le haranguèrent sur la paix. Ses grâces, ses charmes et son bien-dire, si odoriférant et si flatteur, céda toutefois à la justesse et à l’éloquence mâle et naturelle du recteur de l’Université, qui enleva tous les suffrages avec tant de violence, qu’il fut interrompu par les applaudissements, et que le roi lui fit une réponse pleine de l’admiration de son discours. Vittement, c’étoit son nom, ne s’en éleva pas davantage, n’en demeura pas moins renfermé dans la poussière des colléges, et ne cultiva personne ; mais, ce qui ne s’est peut-être jamais vu, et dans une cour comme elle étoit alors, sa harangue ne sortit point de la mémoire du roi. Elle y surnagea, chose encore plus extraordinaire, à tout ce qui le pouvoit rendre suspect sur la doctrine, et des mœurs trop pures et trop austères pour le goût d’alors ; cette harangue seule et qu’on crut oubliée avec tant et [tant] d’autres, prévalut à tout, et le fit deux ans après sous-précepteur du roi d’aujourd’hui, par le souvenir toujours présent qu’en avoit conservé Louis XIV. On verra en son temps que ce fut le seul bon choix qu’il fit pour l’éducation de ce jeune prince, qui eut aussi le sort ordinaire de ce qu’il y a de meilleur dans les cours.