Mémoires (Saint-Simon)/Tome 1/27


CHAPITRE XXVII.


Mort de Molinos. — Continuation de l’affaire de l’archevêque de Cambrai. — Mandements théologiques de MM. de Paris et de Chartres. — Instruction sur les états d’oraison de M. de Meaux. — Maximes des saints de M. de Cambrai. — Ducs de Chevreuse et de Beauvilliers perdus auprès de Mme de Maintenon. — M. de Cambrai se résout à porter son affaire à Rome. — Son intime liaison avec le cardinal de Bouillon et les jésuites. — Leurs intérêts communs. — Cardinal de Bouillon va relever à Rome le cardinal de Janson, et obtient pour son neveu la coadjutorerie de son abbaye de Cluny. — Embarras des jésuites et leur adresse. — Succès des Maximes des saints et de l’Instruction sur les états d’oraison. — Maximes des saints mises à l’examen. — Examinateurs. — Mort de l’évêque de Metz ; sa fortune. — M. de Paris commandeur de l’ordre. — M. de Meaux conseiller d’État d’Église. — M. de Cambrai porte son affaire à Rome. — Lettres au pape de part et d’autre. — Réponses du pape. — M. de Cambrai exilé pour toujours dans son diocèse. — Mort de la duchesse douairière de Noailles. — Sa charge. — Sa famille. — M. de Troyes ; sa famille, sa vie, sa retraite. — M. d’Orléans de nouveau et durement condamné contre M. de La Rochefoucauld. — Abbé de Coislin ; sa fortune ; est fait évêque de Metz. — Place décidée pour le premier aumônier derrière le roi à la chapelle. — Réconciliation du duc de La Rochefoucauld et de l’évêque d’Orléans. — Mort de La Hillière, gouverneur de Rocroy, ami de mon père. — Comédiens italiens chassés.


Molinos, ce prêtre espagnol qui a passé pour le chef des quiétistes, et pour en avoir renouvelé les anciennes erreurs, étoit mort à Rome dans les prisons de l’inquisition, tout au commencement de cette année, et cela me fait souvenir qu’il est temps de reprendre l’affaire de M. de Cambrai. J’ai laissé Mme Guyon dans le donjon de Vincennes, et j’ai omis bien des choses curieuses, parce qu’elles se trouvent dans ce qui a été imprimé de part et d’autre. Il faut néanmoins dire, pour l’intelligence de ce qui va suivre, qu’avant d’être arrêtée, elle avoit été mise entre les mains de M. de Meaux, où elle avoit été fort longtemps chez lui, ou dans les filles de Sainte-Marie de Meaux, où ce prélat s’étoit instruit à fond de sa doctrine, sans avoir pu lui persuader de changer de sentiments. On peut juger qu’elle les avoit épurés en effet, ou du moins en apparence, de tout ce qui étoit reproché de sale et de honteux à cette doctrine, et à ce qui lui avoit été reproché de sa conduite avec le P. Lacombe, et de ses bizarres voyages avec lui. Sans des précautions les plus scrupuleuses là-dessus, elle n’auroit pu surprendre la candeur et la pureté des mœurs des ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, de leurs épouses, de l’archevêque de Cambrai, et de bien d’autres personnes qui faisoient l’élite de son petit troupeau. Mais, lasse enfin d’être comme prisonnière entre les mains de M. de Meaux, elle avoit feint d’ouvrir les yeux à sa lumière, et avoit signé une rétractation telle qu’il la lui avoit présentée, moyennant quoi lui qui étoit doux et de bonne foi en fut la dupe, et lui procura la liberté, dont l’abus qu’elle fit par les assemblées secrètes qu’elle tenoit avec les plus affidés de son école la firent chasser de Paris, puis, sur son retour secret, enfermer à Vincennes. Cette mauvaise foi de la fausse convertie, jointe au peu de fruits des conférences d’Issy qui sont si connues, et le célèbre tour que fit si prestement M. de Cambrai de se confesser à M. de Meaux, pour lui fermer la bouche, mit enfin la main de ce dernier prélat à la plume, pour exposer au public et la doctrine, et la conduite, et les procédés de part et d’autre depuis la naissance de cette affaire, sous le titre d’Instruction sur les états d’oraison.

Cet ouvrage lui parut d’autant plus nécessaire que M. de Chartres d’abord, et M. de Paris ensuite, n’avoient traité l’affaire que d’une manière toute théologique par leurs mandements, et qu’il crut important de réduire au clair cette théologie assez pour être entendue de tout le monde, et mettre en même temps au net tout ce qui s’étoit passé là-dessus avec M. de Cambrai.

Comme il étoit rempli de la matière, tant par ce qui s’étoit passé à Issy avec M. de Cambrai, que par ce qu’il avoit vu des livres de Mme Guyon puis d’ellemême tandis qu’il l’avoit eue à Meaux, d’où Mme de Morstein l’avoit ramenée en triomphe dans l’équipage de la duchesse de Mortemart, sa tante, il eut bientôt composé son ouvrage, et avant de l’imprimer le donna à voir à M. de Chartres, aux archevêques de Reims et de Paris, et à M. de Cambrai luimême.

Ce dernier en sentit tout le poids et la nécessité de le prévenir. Il faut croire qu’il avoit sa matière préparée de loin et toute rédigée, parce qu’autrement la diligence de sa composition seroit incroyable, et d’une composition de ce genre. Il fit un livre intelligible à qui n’est pas théologien versé dans le plus mystique, qu’il intitula Maximes des saints, et le mit en deux colonnes : la première contenoit les maximes qu’il donne pour orthodoxes et pour celles des saints, l’autre les maximes dangereuses, suspectes ou erronées, qui est l’abus qu’on a fait ou qu’on peut faire de la bonne et saine mysticité, avec une précision qu’il donne pour exacte de part et d’autre et qu’il propose d’un ton de maître à suivre ou à éviter. Dans l’empressement de le faire paroître avant que M. de Meaux pût donner le sien, il le fit imprimer avec toute la diligence possible ; et pour n’y perdre pas un instant, M. de Chevreuse s’alla établir chez l’imprimeur pour en corriger chaque feuille à mesure qu’elle fut imprimée. Aussi la promptitude et l’exactitude de la correction répondirent-elles à des mesures si bien prises que, en très-peu de jours, il fut en état de le distribuer à toute la cour, et que l’édition se trouva presque toute vendue.

Si on fut choqué de ne le trouver appuyé d’aucune approbation, on le fut bien davantage du style confus et embarrassé, d’une précision si gênée et si décidée ; de la barbarie des termes qui faisoient comme une langue étrangère, enfin de l’élévation et de la recherche des pensées qui faisoit perdre haleine, comme dans l’air trop subtil de la moyenne région. Presque personne qui n’étoit pas théologien ne put l’entendre, et de ceux-là encore après trois et quatre lectures. Il eut donc le dégoût de ne recevoir de louanges de personne, et de remerciements de fort peu, et de pur compliment ; et les connoisseurs crurent y trouver, sous ce langage barbare, un pur quiétisme, délié, affiné, épuré de toute ordure, séparé du grossier, mais qui sautoit aux yeux, et avec cela des subtilités fort nouvelles et fort difficiles à se laisser entendre et bien plus à pratiquer. Je rapporte non pas mon jugement, comme on peut croire, de ce qui me passe de si loin, mais ce qui s’en dit alors partout ; et on ne parloit d’autres choses, jusque chez les dames ; à propos de quoi on renouvela ce mot échappé à Mme de Sévigné lors de la chaleur des disputes sur la grâce : « Épaississez-moi un peu la religion, qui s’évapore toute à force d’être subtilisée. » Ce livre choqua fort tout le monde : les ignorants parce qu’ils n’y entendoient rien ; les autres par la difficulté à le comprendre, à le suivre et à se faire à un langage barbare et inconnu ; les prélats opposés à l’auteur par le ton de maître sur le vrai et le faux des maximes, et par ce qu’ils crurent apercevoir de vicieux dans celles qu’il donnoit pour vraies. Le roi surtout et Mme de Maintenon, fort prévenus, en furent extrêmement mal contents, et trouvèrent extrêmement mauvais que M. de Chevreuse eût fait le personnage de correcteur d’imprimerie ; et que M. de Beauvilliers se fût chargé de le présenter au roi en particulier, sans en avoir rien dit à Mme de Maintenon, et M. de Cambrai à la cour qui le pouvoit bien faire lui-même. Il craignit peut-être une mauvaise réception devant le monde et en chargea M. de Beauvilliers qui avoit des temps plus familiers et seul avec le roi, pour faire mieux recevoir son livre par la considération du duc, ou cacher au monde s’il étoit mal reçu ; mais ces messieurs, enchantés par les grâces et par la spiritualité du prélat, s’aliénèrent entièrement Mme de Maintenon par ces démarches : l’un en se faisant le coopérateur public, par une fonction si au-dessous de lui, d’un ouvrage qu’elle ne pouvoit agréer après avoir pris si hautement le parti contraire ; l’autre en lui marquant une défiance et une indépendance d’elle, qui la blessa plus que tout, et qui la fit résoudre à travailler à les perdre tous deux.

Parmi ces mouvements de doctrine et d’écrits, M. de Cambrai avoit songé à de plus forts secours. Ami des jésuites, il se les étoit attachés, et ils étoient à lui en corps et en groupes, à la réserve de quelques particuliers plus considérables par leur mérite que par leur poids et par leur influence dans les secrets, la conduite et le gouvernement intérieur de leur compagnie. Il se voyoit sans ressource en France, avec les premiers prélats en savoir, en piété, en crédit contre lui, qui, ayant la cour déclarée pour eux, mèneroient tous les autres évêques. Il songea donc à porter son affaire à Rome où il espéra tout par une démarche si contraire à nos mœurs et si agréable à cette cour, qui affecte les premiers jugements, et que toute dispute un peu considérable soit d’abord portée devant elle sans être d’abord jugée sur les lieux. Il y compta sur le crédit des jésuites, et la conjoncture lui présenta une autre protection dont il ne manqua pas de s’assurer.

Le cardinal de Janson étoit depuis six ou sept ans à Rome ; il y avoit très dignement et très-utilement servi : il voulut enfin revenir. Le cardinal de Bouillon n’avoit pas moins d’envie de l’y aller relever. La frasque ridicule qu’il avoit faite sur cette terre du dauphiné d’Auvergne, et d’autres encore, avoient diminué sa considération et mortifié sa vanité. Il vouloit une absence, et une absence causée et chargée d’affaires, pour revenir après sur un meilleur pied. Il n’y avoit plus que deux cardinaux devant lui, et il falloit être à Rome, à la mort du doyen, pour recueillir le décanat du sacré collège. M. de Cambrai s’étoit lié d’avance avec lui, et l’intérêt commun avoit rendu cette liaison facile et sûre. Le cardinal voyoit alors ce prélat dans les particuliers intimes de Mme de Maintenon, et maître de l’esprit des ducs de Chevreuse et de Beauvilliers qui étoient dans la faveur et dans la confiance la plus déclarée.

Bouillon et Cambrai étoient aux jésuites, les jésuites à eux, et le prélat, dont les vues étoient vastes, comptoit de se servir utilement du cardinal, et à la cour et à Rome. Son crédit à la cour tombé, celui de ses amis fort obscurci, l’amitié du cardinal lui devint plus nécessaire. Ce dernier leur avoit l’obligation d’avoir vaincu la répugnance du roi pour l’envoyer relever le cardinal de Janson, et celle encore de lui avoir obtenu l’agrément et la protection du roi pour faire élire l’abbé d’Auvergne, son neveu, coadjuteur de son abbaye de Cluny. C’étoit avoir pris l’orgueil, qui gouvernoit uniquement le cardinal, par l’endroit le plus sensible. Il ne se démentit donc point à leur égard lorsqu’il vit leur crédit en désarroi, et il espéra les remettre en selle par le jugement qu’il se promettoit de faire rendre à Rome. Tout l’animoit en ce dessein, le fruit d’un si grand service, et on prétendit que le marché entre eux étoit fait, mais à l’insu des ducs, que le crédit de l’un feroit l’autre cardinal en lui faisant gagner sa cause, et que le crédit de celui-ci, relevé par sa victoire et sa pourpre, seroit tel en soi et sur les deux ducs, à qui il seroit alors temps de parler et sur lesquels il pouvoit tout, qu’ils feroient entrer le cardinal de Bouillon dans le conseil, d’où Bouillon ne se promettoit pas moins que de s’élever à la place de premier ministre.

Ce dernier point du conseil n’étoit pas à beaucoup près si aisé à imaginer raisonnablement que les espérances de Rome. Le roi n’avoit jamais mis d’ecclésiastique dans son conseil, et il étoit trop jaloux de son autorité et de sembler tout faire, pour se résoudre jamais à un premier ministre ; mais Bouillon étoit l’homme le plus chimérique qui ait vécu en nos jours, et le plus susceptible des chimères les plus folles en faveur de sa vanité, dont toute sa vie a été la preuve. Un peu de sens auroit pu lui découvrir qu’indépendamment de la difficulté du côté du roi, il n’étoit pas sûr que, si ses amis les eussent pu vaincre, c’eût été à son profit, et que M. de Cambrai n’eût pas mieux aimé prendre pour soi ce qu’il eût pu procurer à un autre ; mais, outre ces chimères, le cardinal de Bouillon haïssoit personnellement les adversaires de M. de Cambrai, et auroit peut-être plus que lui encore triomphé de leur condamnation.

Les Bouillon et les Noailles étoient ennemis de tous les temps. Les principales terres de Noailles étoient dans la vicomté de Turenne. Ce joug leur étoit odieux, ils le vouloient secouer. Le procès en étoit pendant depuis nombre d’années, et se reprenoit par élans avec une aigreur extrême et jusqu’aux injures, jusque-là que les Bouillon avoient reproché aux Noailles dans les écritures du procès qu’un Noailles avoit été domestique d’un vicomte de Turenne de leur maison. C’étoit avec un dépit extrême qu’ils voyoient briller les Noailles dans la splendeur des dignités, des charges, des emplois et du crédit, et ce fut avec rage que le cardinal de Bouillon vit arriver M. de Châlons à l’archevêché de Paris, où il avoit taché inutilement d’atteindre autrefois, et devenir incessamment son confrère par le cardinalat. Les mêmes Bouillon n’étoient pas moins ennemis des Tellier. M. de Louvois, brouillé à l’excès avec M. de Turenne, et diverses fois humilié sous son poids, l’avoit rendu depuis à toute sa famille, et jusqu’à MM. de Duras ses neveux, et l’inimitié s’étoit perpétuée. M. de Reims, dans ce grand siège, étoit d’autant plus odieux au cardinal de Bouillon qu’il n’avoit pu affaiblir son crédit et sa considération. Le savoir éminent de M. de Meaux, l’autorité qu’il lui avoit acquise sur tout le clergé et dans toutes les écoles, ses privances avec le roi, sa considération, son estime et sa réputation au dedans et au dehors, tout cela piquoit l’émulation et l’orgueil du cardinal, et lui donnoit un désir extrême de lui voir tomber une flétrissure ; enfin le crédit que M. de Chartres commençoit à prendre sur le roi à la faveur de cette affaire, porté par son intimité avec Mme de Maintenon, étoit insupportable à un homme qui vouloit tout, et qui, dédaignant de regarder cet évêque que comme un cuistre violet, se trouvoit néanmoins obligé à des égards et à des ménagements qui l’outroient. Toutes ces choses ensemble étoient plus qu’il n’en falloit pour enflammer le cardinal de Bouillon, et pour lui faire entreprendre et porter la cause de M. de Cambrai autant et plus que la sienne propre. Je me suis étendu sur ces motifs parce que sans cette connoissance on n’en pourroit comprendre les suites.

M. de Cambrai ne put soutenir en face le triste succès de son livre, qui ne trouva de louanges que dans le Journal des savants qu’un calviniste faisoit en Hollande. Il partit pour son diocèse, où il alloit de temps en temps, et partit brusquement ; mais aussitôt après, il tomba malade ou le fit, et pour demeurer plus près de ses amis, se relaissa chez Malezieux, son ami, et domestique gouvernant tout chez M. et Mme du Maine, où il ne fut qu’à six lieues de Versailles. Cependant les jésuites se trouvèrent embarrassés. Outre leur liaison intime et de tout temps avec le cardinal de Bouillon, et la leur bien affermie avec M. de Cambrai, ils haïssoient aussi ses adversaires ; M. de Meaux, parce qu’il ne favorisoit ni leur doctrine ni leur morale, que son crédit les contenoit, et que son savoir et sa réputation les accabloient ; M. de Paris, par les mêmes raisons de doctrine et de morale, mais ils frémissoient de plus de ce qu’il étoit devenu archevêque de Paris sans eux, et comme malgré eux ; M. de Chartres, parce qu’ils haïssoient et envioient la faveur de Saint-Sulpice, quoique sur Rome et d’autres points dans les mêmes sentiments, mais la jalousie détruisoit toute union, et de plus ils sentoient déjà le crédit que ce prélat prenoit dans la distribution des bénéfices, et c’étoit leur partie la plus sensible que d’en disposer seuls ; M. de Reims, qui se rallioit à ces prélats, parce qu’il ne les ménageoit en rien, et qu’ils n’avoient jamais pu ni l’adoucir ni être soutenus contre lui en aucune occasion.

Leur partialité avoit donc été aperçue ; elle fut appréhendée ; on voulut les contenir ; on en parla au roi. On lui montra l’approbation du P. de La Chaise et du P. Valois, confesseurs des princes, au livre de M. de Cambrai ; on mit le roi en colère, et il s’en expliqua durement à ces deux jésuites. Les supérieurs, inquiets des suites que cela pourroit avoir pour le confessionnal du roi et des princes, et par conséquent pour toute la société, en consultèrent les gros bonnets à quatre vœux ; et le résultat fut qu’il falloit céder ici à l’orage, sans changer les projets pour Rome. C’étoit le carême ; le P. La Rue prêchoit devant le roi : on fut donc tout à coup surpris que le jour de l’Annonciation, ses trois points finis, et au moment de donner la bénédiction et de sortir de chaire, il demanda permission au roi de dire un mot contre des extravagants et des fanatiques qui décrioient les vies communes de la piété autorisées par un usage constant, et approuvées de l’Église, pour leur en substituer d’erronées, nouvelles, etc. ; et de là prit son thème sur la dévotion à la sainte Vierge, parla avec le zèle d’un jésuite commis par sa société pour lui parer un coup dangereux, et fit des peintures d’après nature par lesquelles on ne pouvoit méconnoître les principaux acteurs pour et contre. Ce supplément dura une demi-heure, avec fort peu de ménagements pour les expressions, et se montra tout à fait hors d’œuvre. M. de Beauvilliers, assis derrière les princes, l’entendit tout du long, et il essuya les regards indiscrets de toute la cour présente. Le même jour, le fameux Bourdaloue et le P. Gaillard firent retentir les chaires qu’ils remplissoient dans Paris des mêmes plaintes et des mêmes instructions, et jusqu’au jésuite qui prêchoit à la paroisse de Versailles en fit autant.

La vérité est que le P. Bourdaloue, aussi droit en lui-même que pur dans ses sermons, n’avoit jamais pu goûter ce qu’alors on nommoit quiétisme. Car, que la doctrine de M. de Cambrai et de Mme Guyon, pour la défense de laquelle il avoit uniquement fait ses Maximes des saints, fût ou non quiétiste, ni en quel degré, ou point du tout, c’est ce que je n’entreprends pas de décider ; mais passant, bien ou mal, pour telle, on lui en donnoit aussi le nom, et à ceux qui lui étoient attachés ; et comme il faut des noms dans le langage pour s’expliquer et pour s’entendre sans circonlocution, c’est aussi le terme dont je me servirai avec le public pour me faire entendre, sans prétendre qu’il ait une vraie ni une fausse application à la doctrine ou aux gens dont il s’agit. Le P. Gaillard étoit encore plus loin de les approuver ; il étoit soupçonné, jusque dans sa compagnie, de n’en porter que l’habit ; il y a eu plus d’une fois besoin d’apologie, et il n’y a dû son repos et les supériorités qu’il a eues, qu’à sa réputation et au nombre d’amis illustres qu’elle lui avoit faits, et encore à la politique de la société, qui par une conduite opposée ne vouloit pas donner cette prise sur elle, en donnant force à l’opinion que le P. Gaillard fût plus janséniste en effet que jésuite. Je dis et dirai dans la suite janséniste et jansénisme, si l’occasion se présente de parler de ceux qui sont réputés tels, par les mêmes raisons et avec la même protestation que je viens d’écrire sur les quiétistes. Enfin le P. de La Rue, jésuite de tous points, fut dirigé par ses supérieurs, et passa toujours pour nager entre deux eaux, entre le gros de la société qui appuyoit les quiétistes, et quelques particuliers qui leur étoient effectivement contraires. Cela fit même une espèce de scission entre eux, dont, par politique, ils ne furent pas fâchés, mais qui embarrassa étrangement le P. Valois et le P. de La Chaise, que l’habitude, l’amitié et l’ancienne confiance du roi tirèrent plus d’affaire que son adresse, et l’estime et l’affection que sa douceur, ses bons choix et toute sa conduite lui avoient acquise, et qui avoient fait qu’il n’avoit presque point d’ennemis.

Dans ces circonstances, M. de Meaux publia son Instruction sur les états d’oraison, en deux volumes in-octavo, la présenta au roi, aux principales personnes de la cour, et à ses amis. C’étoit un ouvrage en partie dogmatique, en partie historique, de tout ce qui s’étoit passé depuis la naissance de l’affaire jusqu’alors entre lui, M. de Paris et M. de Chartres, d’une part ; M. de Cambrai et Mme Guyon, de l’autre. Cet historique très-curieux, et où M. de Meaux laissa voir et entendre tout ce qu’il ne voulut pas raconter, apprit des choses infinies, et fit lire le dogmatique. Celui-ci, clair, net, concis, appuyé de passages sans nombre et partout de l’Écriture et des Pères ou des conciles, modeste, mais serré et pressant, parut un contraste du barbare, de l’obscur, de l’ombragé, du nouveau et du ton décisif de vrai et de faux des Maximes des saints ; [on le] dévora aussitôt qu’il parut. L’un, comme inintelligible, ne fut lu que des maîtres en Israël ; l’autre, à la portée ordinaire, et secouru de la pointe de l’historique, fut reçu avec avidité et dévoré de même. Il n’y eut homme ni femme à la cour qui ne se fit un plaisir de le lire et qui ne se piquoit de l’avoir lu, de sorte qu’il fit longtemps toutes les conversations de la cour et de la ville. Le roi en remercia publiquement M. de Meaux. En même temps M. de Paris et M. de Chartres donnèrent chacun une instruction fort théologique, en forme de mandement, à leur diocèse, mais qui fut un volume, surtout celui de M. de Chartres, dont la profondeur et la solidité l’emporta sur les deux autres, au jugement des connoisseurs, et devint la pierre principale contre laquelle M. de Cambrai se brisa.

Ces deux livres, si opposés en doctrine et en style, et si différemment accueillis dans le monde, y causèrent un grand fracas. Le roi s’interposa, et obligea M. de Cambrai à souffrir que le sien fût examiné par les archevêques de Reims et de Paris, et par les évêques de Meaux, Chartres, Toul, Soissons et Amiens, c’est-à-dire par ses adversaires ou par des prélats qui leur adhéroient. Paris, Meaux et Chartres étoient ses parties reconnues ; Reims s’étoit joint à eux ; Toul, qui a tant fait parler de lui depuis, sous le nom de cardinal de Bissy, vivoit avec M. de Chartres comme avec un protecteur duquel il attendoit sa fortune ; Soissons, frère de Puysieux, étoit un fat, mais avec de l’esprit, du savoir, et plus d’ambition encore, qui lui avoit fait changer son évêché d’Avranches avec le savant Huet, pour être plus près de Paris et de la cour, des volontés de laquelle il étoit esclave. Lui et M. de La Rochefoucauld étoient enfants du frère et de la sœur, et Mme de Sillery, sa mère, qui n’avoit rien eu en mariage, et dont les affaires étoient ruinées, vivoit, depuis longues années à Liancourt, chez M. de La Rochefoucauld.

L’union étoit donc grande entre eux, et M. de La Rochefoucauld, le plus envieux des hommes ne pouvoit souffrir les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, dont le crédit et les places du dernier le désoloient, et dont la chute faisoit tous les désirs. Amiens, auparavant l’abbé de Brou et aumônier du roi, étoit très-savant, mais ami intime de M. de Meaux, et pensant comme lui en tout genre de doctrine ; c’étoit d’ailleurs un homme extrêmement aimable, fort rompu au monde, goûté et recherché, mais un saint évêque, tout appliqué à son étude et à son diocèse, dont il ne sortoit que le moins qu’il pouvoit, et qui y donnoit tout aux pauvres.

Je ne puis me passer de raconter ici un trait qui en deux mots le fera connoître. Le scrupule le prit de son entrée dans l’épiscopat ; et, après y avoir bien réfléchi, il fut trouver le P. de La Chaise, à qui il dit qu’il n’avoit acheté une charge d’aumônier du roi que dans l’esprit de se faire évêque ; que c’étoit là une intrusion ; qu’il lui apportoit sa démission pure et simple ; qu’il ne demandoit point d’abbaye en quittant un évêché dans lequel il étoit mal entré, et qu’il le prioit de porter sa démission au roi et de lui faire nommer un successeur. Le P. de La Chaise admira sa délicatesse, et refusa sa démission.

Ils disputèrent et se séparèrent ainsi. Quelques mois après, M. d’Amiens lui rapporta sa démission, et voyant que ce seroit avec le même succès de la première fois, il lui déclara que, s’il ne vouloit pas s’en charger, lui-même l’alloit porter au roi. Le P. de La Chaise, voyant cette résolution si déterminée, prit sa démission, et lui promit d’en rendre compte au roi. Il le fit en effet : la réponse fut prompte et digne de tous les trois. Le confesseur dit au prélat que le roi avoit accepté sa démission, mais qu’en même temps il le nommoit de nouveau évêque d’Amiens, et lui commandoit absolument d’accepter, et de cette manière le scrupule cessa, et l’affaire fut finie ; mais elle n’eut pas une médiocre part au scrupule que le roi prit, à son tour, de la vénalité des charges de ses aumôniers, et à l’attention qu’il a eue depuis à l’éteindre.

Pour revenir d’où la parenthèse m’a distrait, M. de Cambrai souffrit l’examen qu’il ne put éviter, et duquel il n’avoit rien de bon à attendre, pendant lequel M. de Metz mourut à Metz et qui fit vaquer un cordon bleu et une place de conseiller d’État d’Église. M. de Metz étoit frère aîné de M. de La Feuillade, leur aîné à tous deux ayant été tué à la bataille de Lens en 1647 [20 août 1648], sans alliance, attaché à M. Gaston comme leur père tué au combat de Castelnaudary en 1632. M. de Metz étoit un homme de beaucoup d’esprit, avec du savoir, qui avoit toujours fort été du grand monde. Il avoit été un moment jésuite, à quoi son génie vif et libre étoit fort peu propre. Lorsqu’en 1648 M. de Lyonne fit nommer son père, qui étoit évêque de Gap, à l’archevêché d’Embrun. Georges d’Aubusson, qui est notre M. de Metz, eut Gap, et aussitôt après Embrun, sur le refus obstiné du père de M. de Lyonne, qui étoit un saint évêque, et qui ne voulut point quitter son évêché.

M. d’Embrun brilla fort en diverses assemblées du clergé par sa capacité et son éloquence. Il eut des abbayes et l’ambassade de Venise en 1659, où il se soutint très-dignement, avec sagesse mais fermeté, contre la prétention du nonce Altoriti qui lui disputa l’Excellence et le rochet découvert devant lui, parce qu’à la manière d’Italie il couvroit le sien du mantelet. Il passa de là à l’ambassade d’Espagne en 1661, où il étoit lors de l’insulte du baron de Batteville au comte depuis maréchal d’Estrades, pour la préséance à Londres ; et ce fut ce prélat qui fit à Madrid toute la négociation par laquelle il fut arrêté que l’ambassadeur d’Espagne déclareroit solennellement au roi que son maître lui cédoit partout la compétence, et qu’en aucun lieu les ambassadeurs d’Espagne ne disputeroient le pas ni la préséance aux ambassadeurs de France : ce que le marquis de La Fuentes vint exécuter à Paris comme ambassadeur extraordinaire d’Espagne, en 1662. M. d’Embrun servit en cette occasion avec une grande fermeté et dextérité. Pendant cette ambassade il eut l’ordre du Saint-Esprit en la promotion de 1661. Il eut grande part à la fortune de son frère qui lui déféroit beaucoup. Il passa à Metz en 1668 avec tout ce qui lui fallut de Rome pour conserver le rang et les honneurs d’archevêque. Le roi lui parloit toujours et plaisantoit avec lui ; il mettoit d’autres seigneurs en jeu, et cela faisoit des conversations souvent fort divertissantes. On l’attaquoit fort sur son avarice, il en rioit le premier, et jamais le roi ne le put réduire à porter un Saint-Esprit sur sa soutanelle comme les autres. Il disoit que celui du manteau suffisoit, que la soutanelle étoit comme la soutane où on n’en mettoit point, et que la vanité avoit mis cela à la mode. Les autres lui répondoient qu’il n’en vouloit point pour épargner deux écus que cela coûtoit sur chaque soutanelle ; et c’étoit ainsi des prises sur sa chère, sur son équipage, et sur tout, qu’il soutenoit avec beaucoup d’esprit, et se ruant à son tour en attaques fort plaisantes. Il conserva un grand crédit et une grande considération jusqu’à sa mort, et les ministres le ménageoient. Il étoit bon évêque, résidant et fort appliqué à ses devoirs. Il avoit quatre-vingt-cinq ans, et il y en avoit trois ou quatre qu’il étoit peu à peu tout à fait tombé en enfance : il laissa un riche héritage à son neveu.

Cette mort arriva fort mal à propos pour M. de Cambrai. Il n’étoit plus à portée de rien ; mais il eut la douleur de voir donner l’ordre à M. de Paris, et la place de conseiller d’État d’Église à M. de Meaux. Ce dégoût fut suivi d’un autre. Mme de Maintenon chassa de Saint-Cyr trois dames principales, dont une avoit eu longtemps toute sa faveur et sa confiance, et elle ne se cacha pas de dire qu’elle les chassoit à cause de leur entêtement pour Mme Guyon et pour sa doctrine. Tout cela, avec l’examen de son livre dont il ne se pouvoit rien promettre de favorable, lui fit prendre le parti d’écrire au pape, de porter son affaire devant lui, et de demander permission au roi d’aller la soutenir à Rome ; mais le roi lui défendit. M. de Meaux là-dessus envoya son livre au pape, et M. de Cambrai eut la douleur de recevoir une réponse sèche du pape, et de voir M. de Meaux triompher de la sienne[1]. Rien de plus adroit, de plus insinuant, de plus flatteur que la lettre de M. de Cambrai. L’art, la délicatesse, l’esprit, le tour y brilloient, et, tout en ménageant certains termes trop grossiers pour l’honneur de l’épiscopat et des maximes du royaume, il y fit litière de l’un et de l’autre, sous prétexte de modestie et d’humilité personnelles ; elle ne laissa pas par cela même de faire pour lui un bon effet dans le monde. En général on est envieux, et on n’aime pas l’air d’oppression. Tout étoit déclaré contre lui : ses parties, devenues ses juges par le renvoi de son livre à leur examen ; elles venoient de profiter des vacances de M. de Metz. On lui passa donc les flatteries de sa lettre en faveur du tour et de la nécessité, et il vit une lueur de retour du public.

Pour achever de suite ce qui s’en peut dire pour cette année, il ne jouit pas longtemps de cette petite prospérité. Elle fit peur à ses ennemis. Ils irritèrent le roi, qui, sans le vouloir voir, lui fit dire de s’en aller sur-le-champ à Paris, et de là dans son diocèse, d’où il n’est jamais sorti depuis. En envoyant cet ordre à M. de Cambrai, le roi envoya chercher Mgr le duc de Bourgogne, avec lequel il fut longtemps seul dans son cabinet, apparemment pour le déprendre de son précepteur auquel il étoit fort attaché, et qu’il regretta avec une amertume que la séparation de tant d’années n’a jamais pu affaiblir. M. de Cambrai ne demeura que deux jours à Paris. En partant pour Cambrai, il laissa une lettre à un de ses amis qu’on ne douta pas qu’il ne fût M. de Chevreuse et qui incontinent après devint publique. Elle parut une espèce de manifeste d’un homme qui, d’un langage beau, épanche sa bile et ne se ménage plus, parce qu’il n’a plus rien à espérer. Le style haut et amer en est d’ailleurs si plein d’esprit et à tout événement d’artifice, qu’elle fit un extrême plaisir à lire, sans trouver d’approbateur, tant il est vrai qu’un sage et dédaigneux silence est difficile à garder dans les chutes.

La cour de Rome eut une extrême joie de se voir déférer cette cause à juger en première instance par les premiers prélats d’un royaume jusqu’alors si attachés à des maximes plus anciennes, et elle triompha de les tenir en suppliants à ses pieds. Cette affaire y fit grand bruit. Elle fut renvoyée à la même congrégation qui examinoit un ouvrage dogmatique du feu cardinal Sfondrat, abbé de Saint-Gall, qui avoit été déféré au saint-siège, qui, sur cette même matière et sur d’autres, étoit, disoit-on, fort étrange, mais que la pourpre de son auteur, quoique mort, protégea. Il faut les laisser travailler à Rome, et y mener le cardinal de Bouillon qui passa par Cluny, et y emporta la coadjutorerie pour son neveu qu’il fit confirmer à Rome.

Avant de quitter les prélats, il ne faut pas oublier la mort de la duchesse de Noailles, mère de l’archevêque de Paris. Le cardinal Mazarin l’avoit faite dame d’atours de la reine mère en 1657, qu’elle n’avoit que vingt-cinq ans, lorsque Mme d’Hautefort, dont j’ai parlé, quitta cette charge pour épouser le maréchal-duc de Schomberg[2], dont elle fut la seconde femme sans enfants. M. de Noailles ayant été fait duc et pair en cette étrange fournée des quatorze, en 1663[3], sa femme, quoique devenue duchesse, n’osa quitter ; ce fut la première et l’unique dame d’atours duchesse, et la demeura jusqu’à la mort de la reine mère, c’est-à-dire deux ans. C’étoit une femme d’esprit, extrêmement bien avec le roi et la reine, d’une vertu aimable, et toute sa vie dans la piété, quoique enfoncée dans la cour et dans le plus grand monde. Elle s’appeloit Boyer, et n’étoit rien. Sa mère étoit Wignacourt, nièce et petite-nièce des deux grands maîtres de Malte de ce nom. Les biens avoient fait le mariage de sa mère qui n’avoit rien, et le sien ensuite. Dès qu’elle fut veuve, elle se retira peu à peu du monde, et bientôt après à Châlons auprès de son fils, dont elle fit son directeur, et à qui tous les soirs de sa vie elle se confessoit avant de s’aller coucher. Elle l’avoit suivi à Paris et elle y mourut dans l’archevêché très-saintement comme elle avoit vécu, et ce fut une grande douleur pour son fils l’archevêque. Elle avoit une sœur femme d’un marquis de Ligny, mère de la princesse de Furstemberg, et une autre sœur femme de Tambonneau, président de la chambre des comptes, et mère de Tambonneau qui eut la même charge, et qui fut longtemps ambassadeur en Suisse. Cette Mme Tambonneau étoit riche, bien logée et meublée, et avoit trouvé le moyen de voir chez elle la meilleure et la plus importante compagnie de la cour et de la ville, sans donner à jouer ni à manger. Princes du sang, grands seigneurs dans les premières charges, généraux d’armée, grandes dames n’en bougeoient. La jeunesse en étoit bannie, et n’y étoit pas admis qui vouloit. Elle ne sortoit presque point de chez elle, et s’y faisoit respecter comme une reine. Cela est si singulier que je l’ai voulu rapporter.

Coulons à fond les prélats. M. de Troyes surprit beaucoup le monde par sa belle et courageuse retraite. Il étoit fils de Chavigny, cet honnête secrétaire d’État dont j’ai parlé, et petit-fils de Bouthillier, surintendant des finances. Il eut des bénéfices de bonne heure, fut aumônier du roi, devint, jeune, évêque de Troyes. Il avoit du savoir et possédoit de plus les affaires temporelles du clergé mieux qu’aucun de ce corps, en sorte qu’il étoit de presque toutes les assemblées du clergé et qu’il brilloit dans toutes. Il avoit de plus bien de l’esprit, et plus que tout l’esprit du monde, le badinage des femmes, le ton de la bonne compagnie, et passa sa vie dans la meilleure et la plus distinguée de la cour et de la ville, recherché de tout le monde, et surtout dans le gros jeu et à travers toutes les dames. C’étoit leur favori ; elles ne l’appeloient que le Troyen, et chien d’évêque et chien de Troyen, quand il leur gagnoit leur argent. Il s’alloit de temps en temps ennuyer à Troyes, où, pour la bienséance et faute de mieux, il ne laissoit pas de faire ses fonctions ; mais il n’y demeuroit guère, et une fois de retour, il ne se pouvoit arracher.

C’est ainsi que jusqu’alors il avoit passé sa vie. Cependant les réflexions vinrent troubler ses plaisirs, puis ses amusements. Il essaya de leur céder, il disputa avec elles, enfin l’expérience lui fit comprendre qu’il seroit toujours vaincu s’il ne rompoit ses liens de manière à ne les pouvoir renouer. Jamais il n’avoit été plus gai ni de meilleure compagnie qu’à un dîner à l’hôtel de Lorges avec M. de Chaulnes et grand monde fort choisi, au sortir duquel il alla coucher à Versailles, après s’être arrangé, quelques jours devant, avec le P.

de La Chaise. Le lendemain matin, au sortir du prie-Dieu, il demanda au roi un moment d’audience ; il l’eut dans le cabinet, avant la messe. Là il fit sa confession avec ingénuité. Il avoua au roi le besoin qu’il avoit de retraite et de pénitence, et que jamais il n’en auroit la force tant qu’il tiendroit au monde par quelques prétextes. Il présenta au roi la démission de son évêché, et lui dit que, s’il le vouloit combler, ce seroit de le donner à son neveu l’abbé de Chavigny qui avoit de l’âge assez et encore plus de mérite, de savoir et de vertu ; qu’il l’aideroit à gouverner dans ses commencements un diocèse qu’il connoissoit à fond ; qu’il se retireroit dans sa propre maison à Troyes ; qu’il partageroit avec lui et qu’il y demeureroit en solitude le reste de sa vie.

L’évêché valoit peu ; le roi aimoit M. de Troyes, malgré la dissipation de sa vie ; il lui accorda sur-le-champ sa demande. Au sortir du cabinet, M. de Troyes gagna Paris, n’y vit personne, et partit le lendemain pour Troyes, où il tint très exactement tout ce qu’il s’étoit proposé, sans vouloir voir qui que ce soit que son neveu et ses prêtres, encore pour affaires, et sans écrire ni avoir aucun commerce avec personne, entièrement consacré à la prière et à la pénitence, et à une entière solitude.

J’ai parlé plus haut de la querelle de M. de La Rochefoucauld et de M. d’Orléans sur une place derrière le roi au sermon. J’en ai abrégé les procédés : il faut dire que M. le Prince, M. le maréchal de Lorges ni les autres amis communs n’ayant pu venir à bout de les réconcilier, le prélat, après avoir fait un grand bruit inutile, s’en étoit allé à Orléans bouder. À la fin il fallut bien revenir faire sa charge, et ses amis et ses frères l’en pressoient depuis quelque temps, dans l’espérance que ce retour opéreroit un changement favorable dans son affaire. Son arrivée renouvela le bruit et les plaintes. Il se jeta aux pieds du roi avec peu de bienséance et moins de dignité, protestant qu’il aimeroit mieux être mort que voir dégrader sa charge, après l’avoir exercée trente-quatre ans. M. de La Rochefoucauld supplia le roi de trouver bon qu’il ne prit point la place qu’il lui avoit accordée, et qu’il avoit ignoré être prétendue par le premier aumônier lorsqu’il accepta, dont il préféroit le retour de leur ancienne amitié à une place dont il s’étoit bien passé toute sa vie. Le roi, qui n’aimoit pas à changer ses décisions, beaucoup moins à les voir blâmées, non seulement tint ferme, mais il ajouta qu’après ce qu’il avoit réglé, c’étoit son affaire à lui, et non plus celle de M. de La Rochefoucauld ; que le premier aumônier n’avoit point de place au sermon ni nulle part derrière lui ; qu’il se souvenoit très-bien d’avoir toujours vu M. de Meaux, oncle et prédécesseur de M. d’Orléans, qui avoit eu sa charge, ou debout auprès de lui, ou assis sur le banc des aumôniers ; et finit par ces dures paroles, qui lui étoient si rares, « que si la chose étoit à décider entre M. d’Orléans et un laquais, il donneroit la place au laquais plutôt qu’à lui. » M. de La Rochefoucauld n’eut plus qu’à se taire. M. d’Orléans entra dans le cabinet, à qui le roi parla tout aussi durement ; je l’en vis sortir l’air outré de douleur.

Ni lui ni ses parents ne la continrent pas, et il s’en retourna sur-le-champ à Orléans, où il auroit mieux fait de demeurer que de venir presque à coup sûr essuyer une mortification si amère pour une place qui ne lui avoit jamais appartenu, et devant connoître le roi assez pour ne pas douter qu’après l’engagement qu’il avoit pris de donner la place, c’étoit s’exposer très inutilement que se hasarder à entreprendre de le faire changer.

Mais, pour ne plus revenir à cette tracasserie, je dirai tout de suite comment elle finit. Le roi au fond estimoit et aimoit M. d’Orléans, et le montra bien par la façon si obligeante dont il lui donna sa nomination au cardinalat, et par la considération qu’il lui avoit toujours constamment témoignée jusqu’à cette prétention de place au sermon. Il étoit donc peiné du cuisant déplaisir qu’il lui avoit fait, et il l’étoit encore de l’irréconciliable division que cela avoit mis entre deux hommes si principaux, si anciennement amis, et si continuellement autour de lui par leurs charges. La vacance du riche et magnifique siège de Metz parut au roi un moyen d’apaiser M. d’Orléans, et de finir la discorde. Il y nomma l’abbé de Coislin, sans que ni lui ni aucun de sa famille eût osé y songer. La surprise fût extrême ; ils se croyoient tous bien éloignés des grâces, et l’abbé de Coislin encore plus éloigné d’aucun évêché.

C’étoit un petit homme court et gros, singulier au dernier point, d’une figure comique et de propos à l’avenant, et souvent fort indiscrets, mêlé pourtant avec la meilleure compagnie de la cour, qu’il divertissoit en se divertissant le premier ; avec cela dangereux et malin, et un fort médiocre prêtre. Il se l’étoit fait par raison, malgré son père, qui étoit pauvre et qui, voyant son aîné sans enfants, vouloit marier celui-ci. L’aîné étoit impuissant, celui-ci en étoit fort soupçonné, et n’avoit point de barbe ; son aîné étoit gueux, il ne voulut pas mourir de faim toute sa vie, et se tourna du côté des bénéfices. Dès qu’il fut prêtre, M. d’Orléans, sans en dire mot à son frère, pour lui éviter le chagrin d’un refus s’il en recevoit un, demanda au roi sa survivance de premier aumônier, et l’obtint sur-le-champ. Avec cet établissement, le jeune homme ne douta plus de rien, et se livra au grand monde et à son humeur. Le roi ne le goûta jamais, et ne le souffrit qu’à cause de son oncle. Il eut beau le suivre à Orléans pour y travailler sous lui, cela ne lui produisit qu’une légère abbaye, et il n’avoit que celle-là seule et point d’autre bien, lorsqu’il eut Metz. En même temps, pour finir toute dispute, le roi donna à la charge de premier aumônier une place derrière lui à la chapelle, au-dessous de celle de M. de La Rochefoucauld, et la joignant. M. de Metz ne fut pas alors en termes de la refuser, comme avoit fait son oncle, à qui elle avoit été offerte. M. d’Orléans, qui alloit être cardinal, et qui par là s’alloit trouver hors d’intérêts pour sa personne, et dans la joie de ce retour du roi qui plaçoit si grandement à Metz son neveu, pour lequel il n’espéroit presque plus rien, se prêta à y consentir et à se réconcilier avec M. de La Rochefoucauld. Le roi en fut ravi ; et tout se passa de part et d’autre de si bonne grâce, que tout fut sincèrement oublié et qu’ils redevinrent amis comme auparavant.

Je perdis environ dans ce temps-là le chevalier de La Hillière, gouverneur de Rocroy. C’étoit un ancien ami intime de mon père, et un des braves et des galants hommes de France, qui avoit été dans la confiance de M. Le Tellier et de beaucoup de gens très-distingués de son temps, et dans toute celle de Mademoiselle du temps de M. de Lauzun et d’elle. Le roi le considéroit, et il y avoit toujours des choses curieuses à apprendre de lui de l’ancienne cour ; avec cela de fort bonne et sûre compagnie.

Le roi chassa fort précipitamment toute la troupe des comédiens italiens, et n’en voulut plus d’autre. Tant qu’ils n’avoient fait que se déborder en ordures sur leur théâtre, et quelquefois en impiétés, on n’avoit fait qu’en rire ; mais ils s’avisèrent de jouer une pièce qui s’appeloit la Fausse Prude, où Mme de Maintenon fut aisément reconnue. Tout le monde y courut, mais après trois ou quatre représentations, qu’ils donnèrent de suite, parce que le gain les y engagea, ils eurent ordre de fermer leur théâtre, et de vider le royaume en un mois. Cela fit grand bruit, et si ces comédiens y perdirent leur établissement par leur hardiesse et leur folie, celle qui les fit chasser n’y gagna pas, par la licence avec laquelle ce ridicule événement donna lieu d’en parler.


  1. Toutes trois se trouveront aux pages 1 et 2 des pièces (note de Saint-Simon). Cette note, plusieurs fois reproduite dans le cours de ces Mémoires, prouve que Saint-Simon y avait joint de nombreuses pièces justificatives, elles n’ont pas été retrouvées. Il est probable qu’elles sont encore aux archives du ministère des affaires étrangères, où les manuscrits de Saint-Simon furent longtemps déposés.
  2. Mme d’Hautefort épousa le maréchal de Schomberg, le 6 septembre 1646, et non en 1657.
  3. Voy. les notes à la fin du volume.