Mémoires (Saint-Simon)/Tome 1/10


CHAPITRE X.


Éclat entre MM. de Richelieu et de Luxembourg, dont tout l’avantage demeure au premier. — M. de Bouillon, moqué par le premier président Harlay, et son repentir. — Sa chimère d’ancienneté et celle de M. de Chevreuse. — Tentative échouée de la chimère d’Épernon. — Prétention de la première ancienneté des Vendôme désistée en même temps que formée. — D’où naît le rang intermédiaire des bâtards. — Ruse, adresse, intérêt, succès du premier président Harlay et sa maligne formation de ce rang intermédiaire. — Déclaration du roi pour le rang intermédiaire. — Harlay obtient parole du roi d’être chancelier. — Princes du sang priés de la bouche du roi de se trouver à l’enregistrement et à l’exécution de sa déclaration, et les pairs, de sa part par une lettre à chacun de l’archevêque-duc de Reims. — M. le duc et M. le prince de Conti mènent M. du Maine chez MM. du parlement. — M. de Vendôme mené chez tous les pairs et chez MM. du parlement par M. du Maine, et reçu comme lui au parlement sans presque aucun pair. — MM. du Maine et de Toulouse visités comme les princes du sang par les ambassadeurs.


L’affaire en règlement de juges se poussa vivement au conseil. Chacun de nous, excepté M. de Lesdiguières et moi à cause de notre minorité, y forma une demande à part pour allonger, chose dont nous ne nous cachions plus. Force factums de part et d’autre, et force sollicitations comme nous avions fait au parlement. M. de Vendôme et moi fûmes chargés d’aller ensemble parler au chancelier Boucherat, et nous y fûmes à la chancellerie à Versailles de chez Livry où M. de Vendôme m’avoit donné rendez-vous. Argouges, Bignon, Ribeyre et Harlay, gendre du chancelier, tous conseillers d’État, furent nos commissaires, et Creil de Choisy, maître des requêtes, rapporteur. Quantité de conseillers d’État se récusèrent ; Bignon aussi, comme parent de la duchesse de Rohan. Nous regrettâmes sa vertu et sa capacité ; on ne le remplaça point. Argouges s’étoit ouvert à M. de La Rochefoucauld d’être pour nous, et manqua de parole, ce que le duc lui reprocha cruellement. Ribeyre, gendre du premier président de Novion, grand ennemi des pairs, et aussi fort maltraité par eux, fut soupçonné d’avoir épousé les haines de son beau-père, quoique homme d’honneur et de probité. Harlay fut entraîné par sa famille et par le bel air, auquel il n’étoit pas insensible. Cette même raison donna à M. de Luxembourg le gros des maîtres des requêtes, petits-maîtres de robe, et fort peu instruits du droit public et de ces grandes questions, de manière que nous fûmes renvoyés au parlement ; mais notre vue n’en fut pas moins remplie. Nous voulions gagner temps, et par ce moyen notre procès se trouva hors d’état d’être jugé de cette année.

Cependant les procédures s’étoient peu à peu tournées en procédés : il y avoit toujours eu quelques propos aigres-doux à l’entrée du conseil entre quelques-uns de nous et M. de Luxembourg ; et comme c’est une suite presque immanquable dans ces sortes de procès de rang, l’aigreur et la pique s’y étoient mises. Je ne fus pas le seul à qui plus particulièrement qu’aux autres. M. de Luxembourg fit sentir la sienne, qui pour le dire en passant ne saluoit presque plus M. de La Rochefoucauld et plus du tout MM. de La Trémoille et de Richelieu.

Il étoit plus personnellement outré contre ce dernier d’avoir vu toutes ses mesures rompues par le règlement de juges entrepris au conseil sous son nom ; aussi n’épargna-t-il ni sa personne, ni sa conduite, ni le ministère du cardinal de Richelieu dans un de ses factums. M. de Richelieu, très-vivement offensé, fit sur-le-champ une réponse, et tout de suite imprimer et distribuer, par laquelle il attaqua la fidélité dont M. de Luxembourg avoit vanté sa maison, par les complots du dernier duc de Montmorency pris en bataille dans son gouvernement contre le feu roi à Castelnaudary, et pour cela exécuté à Toulouse en 1632 ; et la personne de M. de Luxembourg, par sa conduite sous M. le Prince, par sa prison pour les poisons et les diableries, par la sellette sur laquelle il avoit été interrogé et avoit répondu, et par la lâcheté qui l’avoit empêché en cette occasion de réclamer les droits de sa dignité et demander à être jugé en forme de pairie. Outre ces faits, fortement articulés, le sel le plus âcre y étoit répandu partout.

M. de Richelieu ne s’en tint pas là : il rencontra M. de Luxembourg dans la salle des gardes à Versailles. Il fut droit à lui. Il lui dit qu’il étoit fort surpris de son procédé à son égard, mais qu’il n’étoit point ladre (ce furent ses termes) ; que dans peu il en verroit paroître une réponse aussi vive que son factum la méritoit ; qu’au reste, il vouloit bien qu’il sût qu’il ne le craignoit ni à pied ni à cheval, ni lui ni sa séquelle, ni à la cour ni à la ville, ni même à l’armée quand bien même il irait, ni en pas un lieu du monde. Tout cela fut dit avec tant d’impétuosité, et il lui tourna le dos après avec tant de brusquerie, que M. de Luxembourg n’eut pas l’instant de lui répondre un mot, et, quoique fort accompagné à son ordinaire et au milieu des grandeurs de sa charge, il demeura confondu. L’effet répondit à la menace. Le lendemain le factum fut signifié et débité partout.

Des pièces aussi fortes, et une telle sortie faite à un capitaine des gardes du corps au milieu de sa salle, firent le bruit qu’on peut imaginer. Tous les ducs opposants et tout ce qu’ils eurent d’amis très-disposés à soutenir pleinement le duc de Richelieu, tout ce que la charge et le commandement des armées donnoit de partisans en même dessein pour lui, étoit un mouvement fort nouveau qui pouvoit avoir de grandes suites. M. de Luxembourg sentit à travers sa colère qu’il s’étoit attiré ce fracas par les injures de son factum ; il comprit que solliciter pour lui, ou prendre un parti éclatant contre dix-sept pairs de France, seroit chose fort différente, et la dernière une partie difficile à lier ; que les princes du sang, ses amis intimes, se garderoient bien de s’y laisser aller ; que le roi, qui au fond ne l’aimoit pas, seroit tenu de près par le gros de ses parties, et en particulier par le duc de La Rochefoucauld ; et que Mme de Maintenon, amie intime, de tous les temps, du duc de Richelieu, et toujours depuis dans la liaison la plus étroite avec lui, qui seul de la cour la voyoit à toutes heures, feroit son affaire propre de la sienne. Le héros en pâlit, et eut recours à ses amis pour le tirer de ce fâcheux pas. Il s’adressa à M. le Prince et aux ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, à quelques autres encore de moindre étoffe qu’il crut le pouvoir servir. Il fit offrir par les trois premiers à M. de Richelieu une excuse verbale avec la suppression entière de son factum à condition de celle de la réponse.

M. de Richelieu, prié de se trouver chez M. le Prince avec les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, y fut prêché plus d’une fois sans se vouloir rendre, tandis que sa réponse couroit de plus en plus, et qu’il la faisoit distribuer à pleines mains, et à la fin se rendit. Là fut réglé comme la chose devoit se passer. M. de Luxembourg, à jour et heure marquée, rencontra M. de Richelieu chez le roi dans un de ces temps de la journée où il y a le plus de monde. Il s’approcha de lui et lui dit ces propres termes : « Qu’il étoit très fâché de l’impertinence du factum publié contre lui, qu’il lui en faisoit ses excuses, qu’il le supplioit d’être persuadé qu’il l’avoit toujours fort estimé et honoré et le faisoit encore, ainsi que la mémoire de M. le cardinal de Richelieu ; qu’au reste il n’avoit point du tout vu cette pièce, qu’il châtieroit ses gens d’affaires auxquels il avoit toujours soigneusement défendu toute sorte d’invectives, qu’enfin il avoit donné ordre très-précis pour la faire entièrement supprimer. » M. de Richelieu, vif et bouillant, le laissa dire et lui répondit après quelques honnêtetés entre ses dents, qu’il finit par une assurance mieux prononcée qu’il feroit aussi supprimer sa réponse. Elles le furent en effet de part et d’autre, mais après que M. de Richelieu nous en eut donné à nous tous, et à notre conseil, à ses amis à pleines mains, et surtout aux bibliothèques.

En même temps, l’honnêteté et la bienséance furent un peu rétablies entre M. de Luxembourg et nous. Je fus surpris d’en recevoir le premier des demi-révérences ; j’y répondis par d’entières qui l’engagèrent à me saluer désormois à l’ordinaire, mais sans nous parler ni nous approcher, comme cela n’arrivoit que très-rarement et à fort peu d’entre nous.

M. de Bouillon, anciennement en cause avec nous, s’en étoit désisté, comme je l’ai dit, dès le commencement de ce renouvellement ; et, sans nous en dire un mot à pas un, l’avoit fait signifier à quelques-uns de nous, entre autres à M. de La Rochefoucauld et à moi. Son prétexte étoit misérable, parce qu’il n’avoit rien de commun avec M. de Luxembourg. Celui-ci prétendoit à titre de son mariage, l’autre par celui de son échange de Sedan avec le roi. Il fut mal payé de cette désertion en plus d’une manière. Il en parla au premier président qui, n’ayant pas les mêmes raisons à son égard qu’à celui de M. de Luxembourg, lui répondit, avec un sourire moqueur et une gravité insultante, que les duchés d’Albret et de Château-Thierry ne sont point femelles dans leur première érection ; qu’elle avoit été faite pour Henri III et pour Henri IV, avant qu’ils parvinssent à la couronne ; que, pour obtenir l’ancienneté de ces érections, il falloit qu’il prouvât sa, descendance masculine de ces princes ; qu’il souhaitoit pour l’amour de lui qu’il le pût faire, et le laissa fort étourdi et fort honteux d’une réponse si péremptoire et telle. M. de Luxembourg, de son côté, n’oublia aucune raison dans un de ses factums, pour mettre au grand- jour la chimère de la prétention de M. de Bouillon et pour la mettre en poudre ; de sorte que nous aurions été pleinement vengés, et par nos parties mêmes, si le crédit et la considération que nous pouvions espérer de son union avec nous avoit pu nous laisser quelque chose à regretter. Honteux enfin d’être si mal reconnu de ceux à qui il avoit voulu plaire ; et embarrassé à l’excès des plaisanteries finies de M. de Chaumes, et des railleries piquantes de MM. de La Trémoille et de La Rochefoucauld, il fit des excuses au dernier ; se rejeta sur ses gens d’affaires et avoua son tort et son repentir.

Pour M. de Chevreuse, qui se couvrit du prétexte du mariage de sa fille, comme je l’ai dit plus haut, et qui cachoit sous cette apparence sa prétention de l’ancienne érection de Chevreuse, il ne fut point du tout ménagé par son oncle de Chaulnes, qui le mettoit à bout par ses railleries qui ne finissoient point, et auxquelles il se lâchoit avec moins de ménagements qu’il n’auroit nfait avec un étranger. Nous perdîmes à celui-là beaucoup, et par sa nconsidération, et par son esprit et sa capacité, et par un grand nombre de mémoires sur toutes ces matières de pairies, faits ou recueillis par le duc de Luynes, son père, qui y étoit fort savant ; et qu’il ne voulut jamais nous communiquer.

Ce procès donna occasion à une autre tentative. Le célèbre duc d’Épernon avoit été fait duc et pair, 27 novembre 1581 ; un mois avant la première érection de Piney, dont M. de Luxembourg prétendoit l’ancienneté sur nous. Son fils aîné, mort à Casal, 11 février 1639, à quarante-huit ans, n’eût point d’enfants ; le cardinal de La Valette, son frère ; mourut à Rivoli, près de Turin, 28 septembre, même année 1639, à quarante-sept ans ; général de l’armée française, tous deux avant leur fameux père, mort, retiré à Loches, 1641, à quatre-vingt-huit ans ; le duc d’Épernon, son second fils, qui lui succéda mourut à Paris, 25 juillet 1661, à soixante et onze ans. Il avoit perdu le duc de Candale, son fils unique, sans alliance, à Lyon, 28 janvier 1658, à trente ans, et ne laissa qu’une seule fille qui voulut absolument quitter un si puissant établissement et se faire carmélite à Paris, au couvent du faubourg Saint-Jacques, où elle est morte, 22 août 1701, à soixante-dix-sept ans et cinquante-trois de profession ; que la reine faisoit toujours asseoir et par ordre du roi quand elle alloit aux carmélites, comme duchesse, d’Épernon, malgré toute l’humilité de cette sainte et spirituelle religieuse. Ainsi, le duché-pairie d’Épernon étoit éteint depuis 1661. Le premier et fameux duc d’Épernon avoit un frère aîné tué, sans enfants, devant Roquebrune de Provence qu’il assiégeoit, 11 février 1592, général de l’armée du roi, à quarante ans, homme de la meilleure réputation et de la plus grande espérance. Ils avoient trois sœurs, dont les deus cadettes moururent mariées, l’une au frère du duc de Joyeuse, qui de douleur de sa mort se fit capucin, et c’est ce célèbre capucin de Joyeuse dont la fille unique épousa le duc de Montpensier, qui ne laissa qu’une fille unique, que le feu roi fit épouser à Gaston, son frère, qui n’en eut qu’une fille unique, Mlle de Montpensier, morte fille en 1693, dont j’ai ci-devant parlé. L’héritière de Joyeuse, fille du capucin et de la sœur du premier duc d’Épernon, et veuve du dernier Montpensier, se remaria au duc de Guise, fils de celui qui fut tué aux derniers états de Blois, dont plusieurs fils morts sans alliance : le duc de Guise, dit de Naples, de l’expédition qu’il y tenta, mort sans enfants ; le duc de Joyeuse, père du dernier duc de Guise, qui eut l’honneur d’épouser Mlle d’Alençon, dernière fille de Gaston, en 1667, et qui mourut à Paris, en 1671, à vingt et un ans, ne laissant qu’un fils unique, mort en 1675, avant cinq ans ; Mlle de Guise qui avoit tait ce grand mariage de son neveu et qui a vécu fille avec tant de splendeur et est morte à Paris, la dernière de la branche de Guise, 3 mars 1688, à soixante-dix-sept ans, et l’abbesse de Montmartre. De cette sœur de M. d’Épernon aucun descendant n’en a réclamé la pairie. L’autre sœur cadette épousa le comte de Brienne, depuis duc à brevet, fils du frère aîné du premier duc de Luxembourg-Piney, et elle mourut sans enfants, et son mari le dernier de sa branche. Ainsi, nulle prétention.

Leur sœur aînée avoit épousé, 21 avril 1582, Jacques Goth, marquis de Rouillac, grand sénéchal de Guyenne ; leur fils, Louis Goth, marquis de Rouillac, hérita de la terre d’Épernon. Il mourut en 1662, et laissa un fils né en 1631, qui porta le nom de marquis de Rouillac, mais qui fut plus connu sous le nom de faux duc d’Épernon, parce qu’il en prit le titre après la mort de son père, qu’il se faisoit donner par ses amis et par ses valets. C’étoit un homme violent, extraordinaire, grand plaideur, et qui eut des aventures de procès fort désagréables. Il se piqua d’une grande connoissance de l’histoire, et fit imprimer un ouvrage de la véritable origine de la dernière race de nos rois qui trouva des critiques et des savants qui le réfutèrent. Il n’eut jamais aucun honneur, ni ne put obtenir permission de porter ses prétentions en jugement. Il ne laissa qu’une seule fille et point de fils, et fut le dernier de sa branche. Cette fille se trouva avoir infiniment d’esprit, de savoir et de vertu ; elle se fit beaucoup d’amis et d’amies, et entre autres Mademoiselle, fille de Gaston, qui obtint du roi de fermer les yeux à ce qu’elle se fit appeler Madame, comme duchesse d’Épernon, sans pourtant en avoir, ni rang, ni honneur, ni permission de faire juger sa prétention.

Ce procès de M. de Luxembourg la réveilla. Le cardinal d’Estrées étoit fort bien auprès du roi, et toute sa maison étoit en splendeur. Elle s’adressa à lui et au maréchal d’Estrées, son frère, pour obtenir la permission du roi de faire juger sa prétention en épousant le comte d’Estrées, vice-amiral, en survivance du maréchal son père. Le roi y entra, et aussitôt MM. d’Estrées se mirent en grand mouvement ; ils sentirent bien que la sœur d’un homme fait duc et pair, et non appelée par ses lettres d’érection au défaut de sa postérité, n’a nul droit d’y rien prétendre, mais ils espérèrent de nous épouvanter par leur bruit et leur crédit, et en même temps de nous séparer et de nous séduire. Ils briguèrent donc ceux qu’ils purent, et nous firent proposer de se départir de l’ancienneté et de prendre la queue, mais secrètement à chacun sa part, pour, à cette condition, obtenir un acquiescement de ceux qui s’en trouveroient éblouis. Malheureusement pour MM. d’Estrées le procès de M. de Luxembourg avoit uni ceux qu’il attaquoit, et les rassembloit en ce temps-là chez Riparfonds, leur avocat, toutes les semaines, une fois de règle, et très-souvent davantage. Là, chacun rapporta ce qui lui avoit été proposé par MM. d’Estrées sous le spécieux prétexte d’accélérer leur mariage, et d’éviter les piques et les brouilleries qui naissent si aisément de ces sortes d’affaires, mais sans toutefois aucune inquiétude du succès. On y trouva : 1° un défaut de droit radical tel que je le viens d’expliquer ; 2° la proposition de céder l’ancienneté illusoire comme ne dépendant point d’un duc d’Épernon par héritage, puisqu’il ne le pouvoit être qu’au titre, et par conséquent de la date de son érection, et que de plus, quand il la pourroit céder, ses enfants seroient toujours en état de la reprendre. Il fut donc résolu de se moquer de ses manèges, et de répondre sur le même ton que les services et le crédit de MM. d’Estrées devoient plutôt leur procurer une érection nouvelle en faveur de M. le comte d’Estrées, qu’un procès dont nous soutiendrions unanimement le poids sans aucune crainte de l’issue. MM. d’Estrées, voyant ainsi la ruse et la menace inutiles, sentirent bien qu’ils ne réussiroient pas : le mariage fut rompu, et il ne fut plus question de cette prétention.

Toutes ces affaires différentes ne furent rien en comparaison d’une autre qu’elles firent naître, et dont l’entreprise donna lieu à la plus grande plaie que la pairie pût recevoir, et qui en devint la lèpre et le chancre. L’abbé de Chaulieu, qui gouvernoit les affaires de M. de Vendôme, imagina de lui faire prétendre l’ancienneté de la première érection de Vendôme en faveur du père du roi de Navarre, père d’Henri IV, et d’attaquer les ducs d’Uzès, d’Elbœuf, Ventadour, Montbazon ou Guéméné, et La Trémoille ses anciens. Feu M. d’Elbœuf, père de celui-ci, s’étoit toujours montré fort uni aux pairs, et fort jaloux des droits et du rang de la pairie en ce qui ne touchoit point les princes étrangers. M. de Chaulnes avoit attaqué M. d’Elbœuf par de fines railleries sur son indolence contre M. de Luxembourg, et il étoit venu à bout de l’exciter à imiter son père jusqu’à lui faire des remerciements de lui avoir ouvert les yeux, et il en étoit là, lorsque M. de Vendôme, persuadé par l’abbé de Chaulieu, obtint la permission du roi d’attaquer ses anciens, et leur donna la première assignation. Comme cela ne fut point poussé, je n’entrerai pas dans le prétendu droit de l’un ni dans celui des autres. L’affaire se commença à l’ordinaire fort civilement de part et d’autre, mais à peine y eut-il quelques procédures commencées que l’humeur s'y mit.

Dans ces circonstances, il arriva ce qui n’arrivoit presque jamais, et que depuis ne vit-on peut-être plus, que des gens sans chargé suivissent le roi s’allant promener de Versailles à Marly. Le roi alloit toujours seul dans une calèche. Ce jour-là le second carrosse fut du capitaine des gardes et de M. de La Rochefoucauld, et avec eux, de M. le Grand, qui ne suivoit guère, et par extraordinaire des ducs d’Elbœuf et de Vendôme. Ces deux derniers parlèrent bientôt de leur procès avec civilités réciproques ; mais sur les significations réciproques, ils s’aigrirent, se picotèrent, et enfin se querellèrent. M. d’Elbœuf dit à M. de Vendôme qu’il n’étoit de naissance ni de dignité à ne rien céder et qu’il le précéderoit partout comme avoient fait ses pères. M. de Vendôme lui répondit avec feu qu’il ne pouvoit pas avoir encore oublié que son père n’avoit pas pris l’ordre parce qu’il l’y auroit précédé. L’autre à lui répliquer avec encore plus de chaleur qu’une fois n’étoit pas coutume, et que lui-même se pouvoit souvenir de l’aventure de son grand-père aux obsèques d’Henri IV qui, aux termes de la déclaration d’Henri IV d’un mois auparavant et non enregistrée, voulut prendre le premier rang et qui fut pris lui-même par le bras par le duc de Guise qui lui dit que ce qui pouvoit être hier n’étoit plus bon aujourd’hui, en le mettant derrière lui ; et lui fit prendre le rang de son ancienneté de pairie, dont ils n’étoient pas sortis depuis. M. de Vendôme auroit bien pu répliquer sur la promotion de l’ordre de Louis XIII ; mais M. de La Rochefoucauld et M. le Grand mirent le holà, les firent taire, et finirent cette dispute si vive et si haute le plus doucement qu’ils purent, comme ils arrivoient à Marly. La promenade et le retour se passèrent sans plus parler du procès et civilement entre eux ; mais dès que M. de Vendôme fut revenu à Versailles, il alla conter à M. du Maine ce qui lui étoit arrivé. Celui-ci, qui peu à peu par un usage dont le roi soutenoit l’usurpation, avoit pris toutes les manières des princes du sang et en recevoit à peu près tous les honneurs, sentit le peu d’assurance de son état. Il dit à M. de Vendôme de parler au roi de ce qui lui venoit d’arriver, et de le laisser faire. En effet, dès le même soir, immédiatement avant le coucher du roi, M. du Maine lui fit sentir le besoin qu’il avoit de titres enregistrés qui constatassent son rang, et le roi, qui n’y avoit pas songé, résolut de n’y perdre pas un moment.

Le lendemain, il ordonna à M. de Vendôme de se désister juridiquement de sa prétention du rang de la première érection de Vendôme, et il manda pour le jour suivant le premier président, le procureur général et le doyen du parlement, et dès ce même jour qui suivit cet ordre, la signification du désistement fut faite, qui surprit infiniment. Ce ne fut pas pour longtemps. Le roi ordonna à ces messieurs de dresser une déclaration en faveur de ses fils naturels, revêtus de pairie, pour précéder au parlement et partout tous autres pairs plus anciens qu’eux, de l’étendre beaucoup plus que celle d’Henri IV ; et de les mettre au niveau des princes du sang. Harlay, qui avoit cent mille écus de brevet de retenue[1] sur sa charge de premier président, venoit d’en obtenir cinquante mille d’augmentation. Il étoit trop bon courtisan pour ne pas saisir une si sensible occasion de plaire, et trop habile pour n’en pas tirer tous ses avantages, et pour soi, et pour les usurpations de sa compagnie sur les pairs, en leur donnant les bâtards pour protecteurs par leur intérêt. Il pria donc le roi de trouver bon qu’il pensât quelques jours à une solide exécution de ses ordres, et qu’il pût en conférer avec celui principalement qu’ils regardoient. C’est ce qu’il avoit grand intérêt de lui faire goûter, et par lui au roi, l’adroit parti qu’il se proposoit d’en tirer pour les usurpations du parlement et de s’en faire à soi-même un protecteur, à tirer sur le temps pour le conduire à son but personnel.

Il fit donc entendre à M. du Maine qu’il ne feroit jamais rien de solide qu’en mettant les princes du sang hors d’intérêt et en leur en donnant un de soutenir ce qui seroit fait en sa faveur ; que pour cela il falloit toujours laisser une différence entière entre les distinctions que le parlement faisoit aux princes du sang et celles qu’on lui accorderoit au-dessus des pairs, et former ainsi un rang intermédiaire qui ne blessât point les princes du sang, et qui au contraire les engageât à les maintenir dans tous les temps, par l’intérêt de se conserver un entre-deux entre eux et les pairs ; que pour cela il falloit lui donner la préséance sur tous les pairs, et les forcer à se trouver à l’enregistrement de la déclaration projetée et à sa réception en conséquence qui se devoit faire tout de suite, lui donner le bonnet comme aux princes du sang qui depuis longtemps ne l’est plus aux pairs, mais lui faire prêter le même serment des pairs sans aucune différence de la forme et du cérémonial, pour en laisser une entière à l’avantage des princes du sang qui n’en prêtent point, et pareillement le faire entrer et sortir de séance tout comme les pairs, au lieu que les princes du sang traversent le parquet, l’appeler par son nom comme les autres pairs en lui demandant son avis, mais avec le bonnet à la main un peu moins baissé que pour les princes du sang qui ne sont que regardés sans être nommés, enfin le faire recevoir et conduire au carrosse par un seul huissier à chaque fois qu’il viendra au parlement, à la différence des princes du sang qui le sont par deux, et des pairs, dont aucun n’est reçu par un huissier au carrosse que le jour de sa réception, et qui sortant de séance deux à deux sont conduits par un huissier jusqu’à la sortie de la grande salle seulement.

M. du Maine fut extrêmement satisfoit de tant de distinctions au-dessus des pairs et d’être si rapproché de celles des princes du sang, sans courir le risque de les blesser, et fut surtout fort touché de l’adresse avec laquelle ce rang intermédiaire étoit imaginé par le premier président pour lui assurer en tout temps la protection de tous ces avantages, par celui qu’on y faisoit trouver aux princes du sang pour eux-mêmes. M. du Maine content, le roi le fut aussi. Il ne fut donc plus question que de dresser la déclaration que le premier président avoit déjà minutée et qu’il ne fit qu’envoyer au net pour être scellée.

Ce fut alors qu’il sut se servir de M. du Maine pour faire proposer au roi sa récompense. Il avoit déjà eu quelque sorte de parole ambiguë, mais qui n’étoit pourtant qu’une espérance, d’être fait chancelier, lorsque le roi, voulant légitimer les enfants qu’il avoit de Mme de Montespan, sans nommer la mère, dont il n’y avoit point d’exemple, Harlay consulté, lors procureur général, suggéra l’expédient d’embarquer le parlement par celle du chevalier de Longueville qui réussit si bien. En cette occasion-ci, il se fit donner formellement parole par le roi qu’il succéderoit à Boucherat, chose qui le flatta d’autant plus que ce chancelier étoit alors fort vieux et ne pouvoit le faire attendre longtemps. Pour l’exécution de la déclaration, le roi en parla aux princes du sang qui ne crurent avoir que des remerciements à faire : le roi les pria de se trouver au parlement, et M. le Duc et M. le prince de Conti de lui faire le plaisir de conduire M. du Maine en ses sollicitations. On peut juger s’ils le refusèrent. De là le roi fit appeler l’archevêque de Reims : il lui fit part de ce qu’il avoit résolu ; lui dit qu’il croyoit que les pairs seroient plus convenablement invités par lui-même à cette cérémonie que par M. du Maine ; qu’ainsi M. du Maine n’irait pas chez eux, mais qu’il prioit l’archevêque de se trouver au parlement, et lui ordonnoit d’écrire de sa part une lettre d’invitation à chaque pair. Un fils de M. Le Tellier étoit fait pour tenir tout à honneur venant du roi ; il lui répondit dans cet esprit courtisan, et de là s’en fut chez M. du Maine : ce fut le seul de tous les pairs qui commit cette bassesse, pas un ne dit un mot au roi ni à M. du Maine, pas un né fut chez ce dernier ni devant ni après la cérémonie.

Voici la lettre circulaire de l’archevêque aux pairs :


  « Monsieur,

« Le roi m’a ordonné de vous avertir que M. le duc du Maine sera reçu au parlement le 8 de ce mois de mai, en qualité de comte-pair d’Eu, et qu’il prendra sa place au-dessous de MM. les princes du sang, et au-dessus de MM. les pairs. Sa Majesté vous prie de vous y trouver, et m’a chargé de vous assurer que cela lui fera plaisir et qu’elle vous en saura bon gré.

« Je suis, etc. »


Les présidents à mortier, et les présidents et doyens des conseillers de chaque chambre furent avertis de se trouver chez eux le 5 mai, et à peu près de l’heure, pour recevoir la sollicitation de M. du Maine. Ce jour-là arrivé de Versailles à l’hôtel de Condé, il y monta dans le carrosse de M. le Duc avec M. le prince de Conti, tous deux au derrière et lui au devant avec M. le comte de Toulouse qui étoit compris dans la même déclaration comme duc de Damville, mais qui ne fut pas reçu en même temps. Ce carrosse étoit fort chargé de pages et environné de laquais à pied. Suivoient les carrosses de M. le Duc et de M. le prince de Conti, de M. du Maine et de M. le comte de Toulouse, dans lesquels étoient les principaux de leur maison, avec force livrée, chacun un seul carrosse, excepté M. le Duc qui, outre celui dans lequel il étoit, en avoit un autre rempli des principaux de chez lui. Ils firent ainsi leurs sollicitations deux jours de suite, et allèrent de même au parlement, le jour de l’enregistrement des lettres patentes de la réception de M. du Maine, mais sans M. le comte de Toulouse. Elle se fit suivant ce qui a été dit plus haut de la déclaration, et, au sortir de la cérémonie, ils furent dîner avec les pairs chez le premier président.

Aucun des pairs n’osa manquer à s’y trouver de ceux qui étoient à Paris. Le bonhomme La Force s’enfuit à sa maison de la Boulaie, proche d’Évreux, et le duc de Rohan écrivit au roi que sa prétention, de la première érection de Rohan, pour son grand-père maternel, l’empêchoit d’obéir, en cette occasion, à ses ordres. L’excuse étoit mal trouvée ; c’étoit pour la première fois qu’il manifestoit cette bizarre prétention ; il n’en a jamais parlé depuis, et il étoit un des plus ardents opposants avec nous à celle de M. de Luxembourg. MM. d’Elbœuf et de Vendôme n’étoient pas reçus, ni moi non plus, Dieu merci. M. de Chevreuse fut celui à qui le roi fit son remerciement pour tous les pairs, de s’être trouvés à la cérémonie pour lesquels il lui fit force belles promesses générales, monnaie dont aucun ne se paya ni n’espéra rien de mieux avec trop de raison.

M. de Vendôme fut tôt après reçu avec les mêmes distinctions que l’avoit été M. du Maine, qui le mena sans cortège faire ses sollicitations à tout le parlement, mais sans avertir. Ils furent chez tous les pairs ; le roi ne leur fit rien dire ; trois ou quatre misérables seulement se trouvèrent à cette réception. Un moment avant celle de M. du Maine, il y eut une petite vivacité de M. de La Trémoille, qui, impatienté de l’applaudissement que M. de Reims donnoit à cette étrange nouveauté, lui dit qu’il ne doutoit pas de son approbation, parce qu’il ne se soucioit guère du rang des archevêques de Reims, mais que pour lui, il pensoit tout autrement, et qu’il étoit fort sensible à celui des ducs de La Trémoille. L’archevêque demeura muet, et le roi n’en fit pas semblant à M. de La Trémoille, et ne l’en traita pas moins bien.

Peu de jours après cette réception, l’ambassadeur de Venise, avec la république duquel cela avoit été négocié, fit, à Versailles, sa visite à MM. du Maine et de Toulouse, conduit par l’introducteur des ambassadeurs en cérémonie, et en usa, pour le premier exemple, comme avec les princes du sang. Cette parité, que le roi avoit fort à cœur, fut exprès différée après la réception de M. du Maine au parlement, pour ne pas donner trop d’éveil auparavant aux princes du sang, à qui cette visite ne pouvoit pas être agréable. Cet exemple eut peine à être suivi par les autres ambassadeurs ; mais, avec le temps et des négociations, il le fut à la fin, excepté des nonces.


  1. On appelait ainsi un brevet par lequel le roi donnait une certaine somme sur le prix d’une charge, d’un gouvernement, etc., à la femme, aux héritiers ou aux créanciers du titulaire. C’était une véritable pension de retraite que le roi assurait aux principaux fonctionnaires et à leur famille et qui devait être payée par leur successeur.