G. E. Desbarats (p. 523-559).


CHAPITRE DIX-SEPTIÈME


De tout un peu.


LE SOLITAIRE.

Les grands revers de fortune n’affectent pas tous les hommes également : les uns, comme frappés par la foudre, ne survivent que quelques minutes à leur malheur : les Anglais disent : he died heart-broken, ou : of a broken heart (il est mort le cœur brisé). Cette maladie, à ce que l’on prétend, est plus commune chez eux que chez les autres nations : serait-ce parce que ce peuple, se livrant plus spécialement au commerce, est plus exposé aux grands revers de la fortune !

D’autres survivent pendant de longues années à leurs malheurs et traînent une existence malheureuse, le cœur ensanglanté, jusqu’à ce la mort mette fin à leurs souffrances.

D’autres enfin, au cœur d’acier, se raidissent contre le malheur, recommencent la lutte avec une nouvelle énergie et finissent souvent par triompher.

— Faites-moi le plaisir, me dit mon patron, Monsieur Olivier Perrault, chez lequel je terminais mon cours de droit vers l’année 1809, Monsieur le Procureur du Roi Sewell, mon premier patron, ayant été nommé Juge en Chef, faites-moi le plaisir de remettre les sommes d’argent contenues dans ces trois paquets à Monsieur Roxburg.

— Je remettrai alors cet argent à son neveu, lui dis-je, car vous savez que Monsieur Roxburg est un hermite inaccessible à tout étranger, un solitaire qui n’a vu le soleil, depuis vingt ans, que par les châssis de sa mansarde.

— Il est de toute nécessité, fit Monsieur Perrault, que vous le voyiez vous-même ; votre entretien doit être secret.

Et il me fit part de ce que je devais lui communiquer.

— Et s’il refuse de me recevoir ?

— Il y va de votre honneur, comme avocat futur, de réussir, répliqua en riant mon patron.

Monsieur Ritchie crut d’abord à une mauvaise plaisanterie de jeune homme, lorsque je lui demandai de voir son oncle ; mais à force d’instances, et après l’avoir assuré que j’étais chargé d’un message important pour lui, il finit par me dire qu’il allait faire son possible pour vaincre ses répugnances et l’engager à me recevoir.

La conférence entre l’oncle et le neveu me parut bien longue, les débats très-vifs, car ce ne fut qu’à l’expiration d’une grosse demi-heure que je fus introduit dans ce sanctuaire réputé inviolable.

L’air vénérable du solitaire m’impressionna vivement : il y avait, en effet, quelque chose de bien imposant dans ce visage pâle, souffrant, et sillonné de rides probablement précoces : dans ce front haut et large, siége d’une forte intelligence, dans cette longue chevelure blanche comme la neige, qui lui tombait sans désordre sur les épaules. Autant qu’il me fut possible de juger de la taille de cet homme quasi immobile sur son fauteuil pendant notre entrevue, Monsieur Roxburg devait être d’une haute stature, et malgré l’expression sévère qu’il s’efforçait d’imprimer à ses traits en me voyant, il me parut qu’il devait y avoir habituellement beaucoup de douceur dans sa physionomie. Je m’attendais à voir un ours mal léché ; et j’étais en présence d’un parfait gentleman que les chagrins dévoraient depuis plus de vingt ans, sans mettre fin à des souffrances morales que la mort seule devait terminer.

— Il faut, sans doute, jeune homme, me dit-il, que des motifs bien pressants (il se servit du mot cogent) vous induisent à troubler ma solitude ?

J’étais mal à l’aise, mais plutôt chagrin qu’intimidé, et ce fut d’une voix émue que je répondis que j’obéissais aux ordres de Monsieur Perrault, avocat, mon patron.

Il soupira en me montrant un siége près d’une table couverte de livres, près de laquelle il était assis : parmi ces livres, une grande bible de famille attira mes regards, car elle était ouverte au livre de Job. Une nouvelle expression de souffrance se manifesta sur son visage pâle ; et ce fut avec une contrainte où perçait un mouvement d’impatience qu’il me dit : parlez, monsieur.

— Ces trois paquets scellés, lui dis-je en les déposant sur sa table, renferment des sommes d’argent que je suis chargé de vous remettre, en vous priant de vouloir bien pardonner à celui ou à ceux qui vous les ont dérobées.

— Que peut-on me voler ? fit-il avec amertume en promenant ses regards autour de sa chambre ; le lit même sur lequel je cherche le repos ne m’appartient pas.

— Cette soustraction, répliquai-je, a été faite par une ou des personnes à votre service, lorsque vous étiez l’associé de Monsieur… Voilà ce que l’on m’a chargé de vous dire.

J’avais touché une corde bien sensible. Le vieillard joignit les mains, les éleva un instant à la hauteur de son front et se pressant ensuite le côté gauche de la poitrine, il s’écria : ah oui ! c’est ce qui m’a brisé le cœur.

Malgré les efforts que je faisais pour cacher mon émotion, mes yeux se voilèrent de larmes. Le vieillard, en proie à de sombres et à de douloureux souvenirs, garda longtemps le silence. Il pensait sans doute aux beaux jours de sa jeunesse, à ses espérances déchues, à ses premiers succès dans le commerce, aux luttes qu’il avait vainement soutenues pour détourner un malheur inévitable. Les souffrances de cette grande âme durent être atroces pendant l’espace de plus de trente ans que, se dérobant aux regards des hommes dont la vue lui était odieuse, il gémissait, sur ses vieux jours, dans un réduit solitaire. Sans cette excessive sensibilité qui lui faisait redouter un reproche dans chaque regard de ses semblables, monsieur Roxburg aurait pu refaire sa fortune, se libérer de ses anciennes dettes et ressaisir la vie : car comme je l’ai su depuis cet entretien, c’était un homme de talents supérieurs, et la générosité de ses compatriotes anglais, toujours prêts à s’entre-aider, ne lui aurait certainement pas fait défaut.

J’ignorais jusque-là les antécédents de monsieur Roxburg, mais l’exclamation déchirante qui lui était échappée : « ah oui ! c’est ce qui m’a brisé le cœur ! » me révéla la longue agonie du vénérable vieillard ; et j’attendais dans un silence respectueux qu’il m’adressât de nouveau la parole, lorsqu’il me dit :

— J’ignore, monsieur, d’où me vient cet argent ; et je ne puis en honneur l’accepter. Celui ou ceux qui l’ont dérobé n’auraient jamais eu l’imprudence de le remettre à votre patron !

— Les prêtres catholiques, répliquai-je, obligent leurs pénitents à faire des restitutions : ces derniers déposent l’argent entre les mains de leurs confesseur qui le reçoivent sous le sceau de la confession et se servent le plus souvent, pour éloigner tout soupçon, d’un tiers pour le rendre à qui de droit. Monsieur Perrault ignore comme moi l’auteur de cette restitution.

— Ne pensez-vous pas, me dit-il, que même sous ces circonstances, ce serait peu délicat à moi de recevoir cette somme ?

Cette répugnance d’un homme pauvre à recevoir cet argent me dévoila toute la délicatesse de cette belle âme : monsieur Roxburg, victime de l’imprévoyance, craignait sans doute qu’on voulût lui faire l’aumône.

— Consultez, monsieur, votre cœur, répliquai-je, au lieu de prendre l’avis d’un jeune homme comme moi, et il vous dira tout ce qu’il y aurait de cruel à refuser à des pécheurs repentants qui ont erré pendant leur jeunesse d’accepter une restitution qui soulagera leur conscience d’un énorme fardeau, et qui vous prient de leur pardonner.

Il répéta avec amertume les mots « votre cœur », en appuyant la main avec force sur cet organe, qu’il croyait depuis longtemps desséché, et puis il ajouta après un pénible effort : laissez cet argent et faites-leur dire que je leur pardonne cette soustraction.

Je produisis ensuite une quittance rédigée par mon patron que je le priai de signer, ajoutant que, monsieur Perrault et moi n’étant que mandataires, cette pièce témoignerait de la restitution que nous étions chargés de faire, ainsi que du généreux pardon qu’il accordait aux coupables.

Il jeta un coup d’œil rapide sur le papier et dit :

— Vous appartenez par votre mère à la famille de Lanaudière, que j’ai bien connue, et vous en avez la sensibilité : ne croyez pas, jeune monsieur, que ce soit un compliment que je vous fais, ni que je vous félicite d’avoir un cœur sensible : heureux, au contraire, mille fois heureux ! celui qui possède un cœur d’airain puisqu’il est condamné à vivre parmi les hommes ! adieu ; ajouta-t-il, en jetant avec dédain la plume dont il s’était servi pour signer la quittance.

— Vous ne m’en voulez pas, monsieur, lui dis-je ?

— Je ne conserve de rancune à personne, fit-il, et encore moins envers vous qui vous êtes acquitté avec délicatesse d’un pénible message.

— Adieu, mon père, lui dis-je avec des larmes dans la voix.

Il me regarda d’abord avec un tel étonnement que je craignis de l’avoir blessé, mais il me dit d’une voix douce et mélancolique : God bless you, my son ! (Que Dieu vous bénisse, mon fils !)

Je suis, je crois, le seul étranger qui ait eu accès auprès de ce solitaire dont la réclusion a duré plus de trente ans ; aussi, lorsque je racontais à mes amis que non seulement j’avais vu monsieur Roxburg, mais que j’avais même eu un assez long entretien avec lui, avaient-ils peine à ajouter foi à une chose si peu vraisemblable.

Il a fallu de longues années pour mettre fin aux tourments de cette belle âme brisée par le malheur : ça a été un long travail du temps que d’arracher le dernier soupir, arrêter le dernier battement d’un cœur déchiré un tiers de siècle avant que la mort ait mis fin aux tortures qu’il endurait.


SEIGNEURS ET CENSITAIRES.


Je baisse de tout point ; mais mon jugement est encore assez sain pour que je m’en aperçoive, et c’est sans aucun chagrin : je me trouve fort bien d’être bête.
Madame de Staël.


Malgré les virulentes déclamations de plusieurs grands, et, sans doute, sincères patriotes, contre les seigneurs, lors de l’abolition de la Tenure Seigneuriale, ou à cause d’icelle, je crois devoir donner une courte esquisse des rapports mutuels des seigneurs et des censitaires d’autrefois dans l’ancien district de Québec. C’était une fraternité bien touchante à cette époque ; et si elle a été décroissante d’années en années depuis cinquante ans, à qui le blâme si ce n’est aux censitaires ? Des gens envieux, jaloux, ont soufflé la zizanie afin de rompre les liens d’affection, fondés le plus souvent sur la gratitude, qui attachaient les censitaires à leurs seigneurs. La nature de l’homme, le taux peu élevé des cens et rentes, les secondaient puissamment pour accomplir cette œuvre malveillante.

Le censitaire du district de Québec est l’homme le plus indépendant de l’univers : que le plus riche en terre parmi eux paie annuellement une douzaine de chelins à son seigneur et il peut s’en moquer impunément. Pourquoi, devaient-ils naturellement penser, pourquoi avoir des égards, du respect, pour un homme qui n’a aucun pouvoir sur nous ? Il est bien vrai que ce seigneur et ses ancêtres avant lui, ont toujours été prêts à nous rendre service, à nous venir en aide ; et qu’ils n’ont jamais sévi contre nous pour leurs droits de cens et rentes et de lods et ventes ? mais, bah ! le fils de Quénon Bellegueule que son père a poussé aux études, qui lit sans réplique dans les gros livres, ne nous a-t-il pas assuré que les seigneurs font tout cela pour nous enjôler et pour s’attirer des coups de chapeau ?

Et lorsque ce vieux lèche-plat de père Leclerc lui a répondu que ça ne serait toujours pas lui qui userait son chapeau à faire des saluts : qu’il était si fier depuis qu’il portait l’habit à poches et les bottes fines, qu’il ne rendait pas même le salut à l’habitant qui se découvrait devant lui ; le jeune Bellegueule ne lui a-t-il pas rivé le clou en lui disant que la politesse était une bêtise inventée par les seigneurs pour se faire encenser par l’habitant : que le fameux avocat Pousse-chicane avait prêché un dimanche, à l’issue des vêpres, que tous les hommes étant égaux, c’était s’avilir que de saluer un seigneur auquel il n’avait poussé que deux yeux comme à l’habitant !

Et voilà comme on a réussi à rompre les liens de bienveillance, de charité, de pure affection d’une part et de gratitude de l’autre.

J’ai connu pendant ma jeunesse tous les seigneurs du district de Québec et un grand nombre de ceux des autres districts qui formaient alors la province du Bas-Canada ; et je puis affirmer qu’ils étaient presque tous les mêmes envers leurs censitaires. Je prends un type au hasard : les seigneurs de Kamouraska. Il me semble toujours avoir connu monsieur et madame Taché : leur fils Paschal, portant le même nom que son père, était, avec feu le docteur Couillard de Saint-Thomas, mes deux plus anciens amis ; et la mort seule a brisé les liens d’une amitié sans nuage formée dès l’âge le plus tendre.

Je faisais de fréquentes et longues visites à mes amis de Kamouraska, et j’ai été témoin des égards, du respect, de l’amour dont ils étaient l’objet de la part de leurs censitaires. Mon jeune ami Paschal, aussi aimable que doux, était d’une familiarité avec les habitants qu’on aurait cru devoir l’exposer quelquefois, à des désagréments, surtout de la part de la jeunesse, mais point du tout, il ne s’écartait jamais du respect qu’ils croyaient devoir à leur jeune seigneur, tout enfant qu’il était.

J’ai souvent accompagné avec son fils madame Taché dans les fréquentes visites qu’elle faisait aux pauvres et aux malades de sa seigneurie, chez lesquels elle était accueillie comme une divinité bienfaisante. Outre les aumônes abondantes qu’elle distribuait aux familles pauvres, elle portait à ceux de ses censitaires malades, qui n’auraient pu se les procurer, les vins, les cordiaux, les biscuits, propres à accélérer leur convalescence, et toutes les douceurs que sa générosité ingénieuse lui suggérait. Aussi régnait-elle en souveraine dans sa seigneurie par les liens bien chers de l’amour et de la gratitude.

Lorsque Madame Taché sortait de l’église à l’issue des offices, les habitants prêts à partir arrêtaient tout à coup leurs chevaux et une longue suite de voitures, réglant leur marche sur la sienne, la suivaient jusqu’à ce qu’elle débouchât dans l’avenue qui conduit au manoir seigneurial. Et quoiqu’elle eût ensuite le dos tourné à ceux qui poursuivaient leur route ils n’en ôtaient pas moins leur chapeau en passant devant l’avenue, que si elle eût pu avoir connaissance de cette courtoisie. Je fus cependant témoin un jour d’une infraction à cette déférence universelle.

C’était le jour de la Saint-Louis, fête de la paroisse de Kamouraska : madame Taché précédait à l’ordinaire, à l’issue de la messe, une longue escorte de ses censitaires, lorsqu’un jeune gars, échauffé par de fréquentes libations dont plusieurs d’entre eux étaient coutumiers pendant les fêtes de paroisse à la campagne, lorsqu’un jeune gars, dis-je, se détachant du cortège, passa la voiture de sa seigneuresse de toute la vitesse de son cheval. Madame Taché fit arrêter sa voiture et se retournant du côté de ceux qui l’accompagnaient, s’écria d’une voix forte :

— Qui est l’insolent qui a passé devant moi ?

Un vieillard s’avança vers elle chapeau bas et lui dit avec des larmes dans la voix :

— C’est mon fils, madame, qui est malheureusement pris de boisson, mais soyez certaine que je l’amènerai vous faire des excuses et en attendant je vous prie de vouloir bien recevoir les miennes pour sa grossièreté.

Je dois ajouter que toute la paroisse ne parlait ensuite qu’avec indignation de la conduite de ce jeune homme. Il y avait en effet double offense de la part du délinquant : d’abord, manque d’égards envers leur bienfaitrice, et ensuite, d’après leurs mœurs, insolence de passer une voiture sans en demander la permission.[1]

Ceci me rappelle une petite aventure que je vais relater : Je retournais de la cour de circuit de Kamouraska, en l’année 1812, accompagné de mon ami monsieur Plamondon, avocat, auquel j’avais donné une place dans mon cabriolet. Au susdit cabriolet était attelé un cheval très-violent et d’une vitesse extrême dont mon beau-père, le capitaine Allison, m’avait fait cadeau. Je connaissais trop les usages de la campagne pour ne pas demander de me livrer le chemin à ceux des habitants qui suivaient la même route que moi, malgré les incitations de mon espiègle et spirituel ami à ce contraire. Il savait que rien ne choque plus un habitant que de passer sa voiture sans lui en demander l’agrément et qu’après une telle insulte, il s’ensuivrait une course à mon avantage pendant laquelle il décocherait au vaincu quelques-uns des quolibets en usage en pareilles circonstances de la part du vainqueur ; ce qui manque rarement d’exciter l’ire des campagnards, très-chatouilleux à l’endroit de leurs chevaux, et de les mettre en fureur :

« Holà l’ami ! l’essieu de votre cabriolet est-il cassé ? et en faites-vous un autre que vous n’avancez pas ? »

Ou bien : « si votre mise (lanière) de fouet est usée, claquez votre rosse avec le manche. »

Et encore : « ne vous pressez pas, l’ami ! vous avez toujours le temps d’arriver chez vous avant la nuit. »

Mais quoique nous fussions alors tous deux fous comme des jeunes chiens, j’étais, moi, trop connu dans nos campagnes de la côte du sud pour lui procurer ce plaisir. Arrivés, néanmoins, à l’anse de Berthier, et voyant un habitant conduisant au pas de son cheval une voiture chargée de cinq poches de farine, je crus devoir passer près de lui sans lui en demander la permission : ce qui était toujours l’usage en pareille circonstance. Mais Jean-Baptiste tenait trop à l’honneur de son magnifique cheval rouge pour souffrir qu’on lui fit un tel affront et il le lança à toute vitesse pour me disputer le chemin : cette secousse fut cause qu’une des chevilles de bois qui retenait une planche à l’arrière de la petite charrette cassât, en sorte que la dite planche suivie d’une des cinq poches de farine qu’elle retenait, tomba sur la terre qui fut aussitôt couverte du contenu du sac éventré dans toute sa longueur.

— Eh l’ami ! cria Plamondon, est-ce pour soulager votre guevalle (cavalle) que vous déchargez votre voiture ? vous êtes un homme prudent : vous craignez d’échauffer votre pourion !

— Va-t’en au diable ! s........é sauteur d’escalier[2] ! vociféra l’habitant tout en fouettant son cheval à tour de bras. Ce châtiment inattendu fit d’abord cabrer le cheval qui s’élança ensuite au galop de toute la force de ses souples jarrets. Ce second choc fit tomber une autre poche, qui eut le même sort que la précédente.

— Holà, l’ami ! cria Plamondon, si vous perdez toute votre farine, la créature ne pourra pas vous faire de la galette pour vous consoler de l’affront qu’a reçu votre picasse.

Pendant cette scène nous brûlions l’espace ; mais Jean-Baptiste écumant de rage, nous poursuivait chaudement, tout en voulant retenir une troisième poche, qui prit le chemin de ses deux sœurs, ce qui le décida à renoncer à une lutte qui lui était plus nuisible que profitable. Je doute qu’il y eût dans toute la côte du sud un meilleur trotteur que le cheval de mon antagoniste, mais il n’avait aucune chance contre le mien que les charretiers appelaient « le diable du capitaine Allison ».

Mais je retourne à mon sujet, dont des souvenirs de jeunesse, toujours si agréables pour un vieillard, m’ont éloigné. Les deux souches de la famille Taché que j’ai connue pendant mon enfance, étaient Monsieur Charles Taché, père de Sir Étienne Taché, notre premier ministre actuel, et Monsieur Paschal Taché, seigneur de Kamouraska, bisaïeul de Monsieur Ivanhoë Taché, possesseur actuel de cette seigneurie, époux de ma petite-fille Theresa Power, fille de feu l’honorable William Power, juge de la Cour Supérieure, dont la mémoire vivra longtemps dans les paroisses du district de Québec, où il distribuait la justice à la satisfaction générale. Je ne crains pas d’être accusé de partialité en lui rendant ce petit tribut d’éloges, fort de l’approbation de tous ceux qui ont connu cet homme vertueux et si estimable.

Sir Étienne Taché est trop avantageusement connu pour que ma faible voix puisse le rehausser dans l’estime de ses concitoyens ; n’appartient-il pas à l’histoire de cette colonie dont il a été un des plus ardents défenseurs pendant la guerre de 1812, et aussi par les luttes parlementaires qu’il a soutenues depuis en défendant les droits les plus chers de ses compatriotes ?

Sir Étienne Taché est ce que les Anglais appellent : a self made man, que je traduirais : un homme qui s’est fait lui-même ce qu’il est. Les deux souches de la famille que j’ai citée n’étaient pas également favorisées de la fortune : le seigneur de Kamouraska était riche et n’avait qu’un seul enfant, tandis que son frère, peu fortuné, était en outre chargé d’une nombreuse famille et partant empêché de lui donner une éducation aussi libérale qu’il l’aurait désiré, mais Sir Étienne a tout ployé sous sa volonté de fer, et brisé tous les obstacles. Il est devenu un habile médecin par sa persévérance et son énergie ; il a fait plus : ses amis, connaissant la violence naturelle de son caractère redoutaient pour lui les luttes de la tribune, mais par un effet de sa volonté d’airain, il a réussi à dompter sa nature inflammable, comme le salpêtre, et il s’est constamment montré calme, froid et déférent dans ses rapports politiques avec ses concitoyens et dans les débats parlementaires. Se vaincre soi-même me paraît le plus grand, le plus noble et le plus difficile des triomphes.

La famille Taché a toujours été douée de beaucoup d’esprit, mais il fallait bien connaître les deux souches dont j’ai parlé pour les apprécier à leur juste mérite, car Messieurs Charles et Paschal Taché étaient certainement les hommes les plus distraits que j’aie connus. Une discussion s’engage, un des Messieurs Taché y prend d’abord une part assez vive et puis se tait tout-à-coup : les arguments continuent pendant un certain temps ; on change de sujet, on parle de la pluie et du beau temps et à l’expiration quelquefois d’une vingtaine de minutes, Monsieur Taché qui n’a rien entendu, reprend la discussion au point où il l’a laissée à la grande surprise ainsi qu’à l’amusement de ses amis. On racontait mille traits de la distraction des deux frères.

À propos de distraction, il en est une d’un ancien citoyen de la ville de Québec qui a bien amusé nos aïeux. Monsieur A. déjà sur le retour avait pour habitude, aussitôt qu’il était habillé le matin d’aller rendre visite, en attendant le déjeuner, à son vieil ami Monsieur B, son voisin, dont la maison n’était séparée de la sienne que par la rue. Un bon matin, pendant l’été, je suppose, il se lève, met ses bas et ses souliers, peut-être sa robe de chambre, mais quant à ses culottes, il les prend tranquillement sous un de ses bras, traverse la rue probablement déserte, s’installe sans façon dans la chambre accoutumée du voisin ; et là, bien et dûment assis dans un bon fauteuil, il commençait à passer ses culottes, quand madame B…… entrant à l’improviste lui crie en fermant les yeux, mais tout en éclatant de rire : « Eh ! eh ! voisin ! vous serait-il égal de faire une autre fois chez vous la partie de votre toilette la plus indispensable à la décence ! »

Monsieur A. qui n’était qu’à la moitié de la besogne, se dépêche de repasser la rue en tenant à deux mains ses indispensables, comme les appellent les Anglais par pudeur ; et on doit présumer qu’il avait terminé sa toilette quand il déjeuna en famille.

Chose assez remarquable, les personnes distraites ont généralement beaucoup d’esprit comme en avait Monsieur A.


LE LAUZON.

Une promenade que j’ai faite aujourd’hui sur le rempart m’a fait souvenir du Lauzon, premier vapeur traversier faisant le service entre Québec et la Pointe-Lévis. Le commandement à bord des vapeurs se faisait de vive voix par le capitaine, avant que l’on eût substitué la cloche pour guider l’ingénieur.

Le premier capitaine du Lauzon était un excellent traversier de la Pointe-Lévis ayant nom Michel Lecourt, dit Barras ; il lui fallut un assez long apprentissage pour connaître la force de la vapeur et calculer la vitesse qu’elle imprimait au bateau, pour l’empêcher de se briser sur les quais des deux rives du Saint-Laurent qu’il devait accoster ; aussi arrivait-il fréquemment que le malheureux vapeur bondissait comme un bélier quand le capitaine Barras n’avait pas crié assez tôt à l’ingénieur ayant nom Joseph : Stop her, Joe ! (arrêtez-le, Joe !) » Il avait beau crier ensuite pour amoindrir le choc : reverse[3] her, Joe ! il était trop tard et le malencontreux bateau donnait tête baissée, comme un bouc, contre l’obstacle qu’il rencontrait et se faisait des bosses énormes aux côtés.

Une autre fois le capitaine criait : Stop her, Joe ! lorsqu’il était trop éloigné du rivage. L’ingénieur arrêtait le mécanisme du vapeur, que le courant emportait ensuite bien loin du port ; et le capitaine de crier : Start her, Joe ! (lancez-le Joe !) another stroke, Joe ! (un autre coup Joe !) et à force de petits coups on finissait toujours, il faut l’avouer, par aborder le quai en se tenant à deux mains à la rampe du vapeur, crainte d’être lancé dans l’espace. Je connaissais bien les Barras, traversiers de ma famille de père en fils depuis cent ans ; et je faisais souvent endêver le capitaine du Lauzon, sur les soubresauts qu’il nous faisait faire :

— Que voulez-vous, monsieur, disait Barras : il faut un long apprentissage pour connaître le tempérament de ces chiennes d’inventions anglaises là, qui ont tué nos canots, et qui sont aussi fantasques que ceux qui à l’aide du diable, les ont inventées.

Le Lauzon fit une vraie révolution dans les habitudes des citoyens de la bonne ville de Québec, dont plus des trois quarts n’avaient jamais mis le pied sur la rive sud du fleuve Saint-Laurent ; chacun voulait visiter cette plage inconnue sur laquelle on ne voyait que deux maisons qui existent encore : celle de la famille Bégin, au pied de la côte, au nord-est, et celle de la famille LaBadie, faisant face à l’ancien marché de la basse-ville de Québec. Les plus pauvres faisaient des épargnes pour se procurer l’agrément d’une promenade, le dimanche, sur l’autre rive du fleuve ; et nos bons citoyens, autres Chrystophe Colomb, s’entretenaient à leur retour, le soir, des merveilles de ce nouveau continent.

Une anomalie que je ne puis expliquer est le contraste frappant qu’offrait pendant ma jeunesse la population mâle de la paroisse de la Pointe-Lévis avec celle de l’autre sexe. Peu de localités fournissaient des hommes d’une beauté plus remarquable, tandis que les femmes..........je crains de manquer à la galanterie..........tandis que les femmes étaient bien moins favorisées par la nature du côté des charmes ; mais elles ont pris leur revanche depuis. C’étaient d’ailleurs de saintes femmes dont un grand nombre fréquentaient nos marchés, portant suspendues à leur cou, des croix d’argent massif, de six pouces de longueur et d’un tiers de pouce d’épaisseur, seul luxe qu’elles se permissent.

Mais je retourne au Lauzon : si les hommes lui firent un accueil bienveillant, il est une race d’animaux qui s’en réjouissait davantage. Un troupeau de bœufs parcourait souvent vingt à trente lieues sur ses jambes par les plus grandes chaleurs pour venir se faire égorger à Québec : c’était déjà, il me semble, une assez rude besogne pour une fin aussi cruelle, mais ce n’était que le commencement de ses souffrances ! il lui fallait traverser le fleuve Saint-Laurent à la nage pour ajouter à ses misères ! Oh ! oui ! un beau fleuve d’un quart de lieue de largeur ! Magnifique fleuve sans doute, mais dont le courant rapide, surtout pendant le reflux, offre une résistance formidable ; n’importe, les citoyens de la ville de Québec aiment la viande fraîche : les Anglais le roastbeef, les Canadiens la soupe, le bœuf-à-la-mode, et les bouchers impatients attendent leurs victimes sur les remparts, tout en aiguisant leurs longs couteaux.

Le troupeau mugissant est sur la grève de la Pointe-Lévis, vierge alors de quais : aussi insouciant que l’agneau de Pope, qui lèche la main de celui qui va l’égorger, il contemple philosophiquement cet amas de maisons au nord du fleuve, que l’on appelle une ville. Que se passe-t-il dans le cerveau d’un bœuf ? Je l’ignore. Les sages parmi eux pensent peut-être que les hommes sont bien fous de s’enfermer vivants dans un amas de pierre et de mortier, tandis que les champs, les prés, la verdure, les forêts, offrent tant de charmes !

― Embarque ! embarque ! crie le batelier tenant un aviron en main. Et chacun de ceux qu’il doit traverser s’arme, qui d’une gaule, qui d’une hart, qui d’un bâton, en guise de rame ou d’aviron, pour l’aider à accoupler les bœufs à l’entour du canot, suivant leur âge et leur degré de force apparente, et à les lier par les cornes aux flancs du dit canot alors à sec sur le rivage. Cette tâche assez rude accomplie, c’est l’affaire des quadrupèdes de faire le reste de la manœuvre. Le plus difficile n’est pas de les obliger à grands renforts de coups et de jurons formidables à traîner le canot jusqu’à l’eau, mais bien de les contraindre à laisser la terre ferme et à se livrer à la merci d’un autre élément. Une fois à l’eau, après un combat opiniâtre, les pauvres animaux se résignent à leur sort et nagent avec vigueur tant par instinct de conservation, que pour éviter les coups de gaules dont ils ont déjà un avant-goût.

Un étranger qui voyait venir un canot traversant le fleuve avec une grande vitesse, sans voile, rames ou avirons, se vouait à tous les saints pour expliquer ce phénomène, jusqu’à ce qu’il vit sortir de l’eau, comme des tritons, une douzaine de bœufs dont il n’avait pu soupçonner de loin la présence à l’entour du canot. En effet ces pauvres bêtes étaient ordinairement si fatiguées qu’on ne leur voyait que le museau hors de l’eau, lorsqu’elles arrivaient sur les grèves de la Basse-ville.

Je n’ai jamais entendu parler d’accidents arrivés à ceux qui traversaient le fleuve de cette manière primitive et ingénieuse. Dès qu’un bœuf à bout de force devient intraitable, qu’il lutte contre la mort, ce qui arrive rarement, disaient les canotiers, on coupe l’amarre qui l’astreint au canot, et si le propriétaire tient à la peau de sa bête, il va la chercher à l’île d’Orléans, au Cap-Rouge ou ailleurs.

J’ai donc eu raison de dire que la race bovine a eu lieu de se réjouir autant que la race humaine à l’aspect du Lauzon, dans lequel elle traversa ensuite le Saint-Laurent sans fatigue, et sans autre avanie que quelques coups de gaules distribués par ci par là aux paresseux pour les faire entrer et sortir du vapeur.


LES MARIONNETTES.

Il m’arrive assez souvent, lorsque je descends la rue des Glacis, dans le faubourg Saint-Jean, de porter mes regards vers les premières maisons de la rue d’Aiguillon, mais j’y cherche en vain celle qui me causait des émotions si vives pendant mon enfance. Il était difficile de la passer jadis sans arrêter un instant, lorsque la porte d’un tambour attenant à cette maison était ouverte, à la vue d’un grenadier de grandeur naturelle peint en couleurs vives et éclatantes sur la porte d’entrée.

Ce chef-d’œuvre de grenadier était dû au pinceau du père Marseille, fondateur du théâtre des Marionnettes de la capitale du Canada, et mort nonagénaire il y a soixante-et-sept ans. Oh ! oui ! bien mort ! ainsi que tous ceux, hélas ! de mes jeunes compagnons de collège, qui, comme moi, contemplèrent les traits sévères de ce vieillard, qui pendant cinquante ans avait désopilé la rate des nombreux spectateurs avides d’entendre les saillies qu’il prêtait à ses poupées.

Voici ce qui lui procura l’honneur d’une visite, dont il aurait, sans doute, été très-flatté quelques dix ans auparavant, mais à laquelle il était alors insensible.

C’était un jeudi pendant la belle saison de l’été, et toute la bande joyeuse des pensionnaires du séminaire de Québec se rendait à la Canardière[4] pour y passer la journée, lorsque nous vîmes, en débouchant sur la rue rue bordée de peupliers qui conduisait à l’ancien pont Dorchester, un groupe de femmes devant une maison de pauvre apparence située à l’est de la voie royale. Une d’elles, la femme d’un hôtelier des environs nommé Frédérick, nous informa que le père Marseille, l’ancien joueur de marionnettes, était passé de vie à trépas.

Le père Marseille n’était à peu près qu’un mythe dans mes souvenirs : j’avais bien entendu mes parents parler des jouissances que Monsieur et Madame Marseille leur avaient procurées pendant leur enfance : je les avais souvent ouï faire des remarques tout à l’avantage de ces deux illustres artistes, en comparant leur théâtre à celui de leur successeur Barbeau ; et l’envie me prit de voir les restes de cet homme dont j’avais entendu parler, mais que je croyais mort depuis longtemps.

Quoique je fusse l’enfant le plus turbulent du séminaire, ou peut-être à cause de cette précieuse qualité, notre directeur, Monsieur Bedard avait un grand faible pour moi ; et j’en profitais souvent pour solliciter des grâces que d’autres n’auraient osé lui demander.

— Je n’ai jamais vu de mort, lui dis-je, et je vous prie de me laisser voir le père Marseille.

— Si je croyais, reprit Monsieur Bedard, que cette vue fit sur toi une impression salutaire, j’accorderais avec plaisir ce que tu me demandes.

— Vous pouvez en être certain, répliquai-je en faisant des clins d’œil à mes amis : il ne me manque que cela pour me rendre sage comme un ange.

Le directeur se pinça les lèvres et dit : — Que ceux qui veulent entrer dans cette maison me suivent.

Une douzaine seulement des plus petits écoliers entrèrent dans le réduit funèbre. Monsieur Bedard découvrit le visage du trépassé et nous dit :

— Contemplez la mort, et faites de sérieuses réflexions, car un jour, qui n’est peut-être pas éloigné, le même sort vous attend.

Il m’est difficile de me rendre compte aujourd’hui de ce que j’éprouvais au premier aspect de la mort. Vingt ans plus tard j’aurais peut-être, comme Hamlet palpant dans un cimetière la tête d’Yorick, cherché à démêler sur ce visage terreux, dans ce grand nez aquilin, dans ce long menton comprimé par une bande de toile blanche pour tenir fermée l’immense bouche du défunt, j’aurais peut-être, dis-je, cherché à démêler sur ce visage rigide un seul des traits du vieux joueur de marionnettes qui accusât son ancien métier. Si la bouche n’eût été comprimée, je me serais peut-être écrié, avec le jeune prince Danois : « Après avoir fait rire les autres pendant un demi-siècle, ris maintenant de ton affreuse grimace. »

— Eh bien ! me dit le directeur : songes-tu, Gaspé, que demain tu seras peut-être, toi si turbulent, aussi inanimé que ce vieillard !

— Je ne serai toujours pas si laid, répliquai-je par forme de consolation.

— Allons ; viens-t’en, tête folle ! fit M. Bedard.

Le directeur avait dit demain, et il s’est écoulé près de soixante-dix années depuis cette scène ! Oh oui ! c’était pourtant demain : le digne homme ne s’est pas trompé ! S’il m’est donné de calculer les dernières minutes qui s’écouleront entre la vie et la mort, je me rappellerai sans doute la prédiction de mon ancien directeur, et je dirai : Il avait raison : c’était demain ! La vigueur, la sève de la jeunesse, l’exubérance du sang me présageaient alors une longue vie, mon demain est pourtant déjà arrivé, car il me semble que je n’ai vécu qu’un jour. Et qu’est-ce en effet que soixante-dix ans dans la durée infinie de l’éternité !

Mais je retourne à cette maison, à ce grenadier, que je cherche en vain aujourd’hui. Le théâtre des marionnettes, source de tant de jouissances pour les enfants, s’ouvrait régulièrement à six heures du soir, la seconde fête de Noël (il y avait alors trois fêtes de Noël), pour ne fermer que le mercredi des cendres. L’entrée n’en était pas dispendieuse : pour la somme de six sols l’enfant pouvait s’abreuver de délices. Comme le local n’était pas à beaucoup près si spacieux que celui de Convent-Garden à Londres, ou de l’Odéon à Paris, on fermait la porte lorsque toutes les places étaient prises, et ceux qui arrivaient ensuite, ou qui n’avaient pu entrer, attendaient patiemment pendant deux heures sur la neige, le second jeu qui suivait le premier sans interruption : il y avait quelquefois trois jeux dans la même soirée.

Il est inutile d’ajouter que depuis l’introduction des marionnettes dans cette cité par le sieur Marseille et sa femme, jusqu’à la clôture de ce brillant théâtre, il y a vingt-cinq ans, il est inutile d’ajouter, dis-je, que ces poupées parlantes et dansantes firent les délices de plusieurs générations d’enfants pendant plus d’un siècle. Marseille et sa femme, tant qu’ils furent valides, transportaient même, pour la somme de huit piastres, le personnel de leur théâtre aux domiciles des chefs de famille de la première société canadienne qui désiraient amuser leurs enfants et les enfants de leurs amis. Ces réunions, auxquelles étaient conviés les parents de cette belle jeunesse, finissaient toujours par un souper et souvent même par un bal et un souper.

Les Marseille, comme tous les acteurs célèbres, eurent aussi leur soirée de grand triomphe, dont ils conservèrent le souvenir jusqu’à leur mort. Son Altesse Royale le Duc de Kent, père de notre gracieuse Souveraine, daigna honorer un soir leur théâtre de sa présence. Il fallait inventer quelque chose de nouveau, d’imprévu, pour un si grand personnage ; et le génie des Marseille ne leur fit pas défaut dans cette occasion solennelle. Et comme le prince avait fait louer le théâtre pour lui et sa société quelques jours d’avance, nos artistes eurent le temps de tout préparer pour la surprise qu’ils lui réservaient.

Les Marseille avaient déjà réussi à amuser le Prince avec leurs marionnettes, mais ils tenaient aussi à l’attendrir, il fallait faire succéder le drame touchant à la comédie. Le rideau tombe ; et Madame Marseille assise comme de coutume pendant le spectacle, au bas de la scène, en qualité de commère de son digne époux, près de l’orchestre renforcé pour l’occasion, d’un fifre ajouté au violon unique et au tambour qui composaient la musique ordinaire, Madame Marseille, dis-je, se lève, fait une profonde révérence au Duc de Kent, et dit :

« Mon prince, il n’y a plus de marionnettes : le diable les a toutes emportées ; » en effet, Sa Majesté Satanique, sous la forme d’une perdrix de savane, venait de balayer le théâtre de polichinelle et de sa compagnie au milieu d’une danse des plus animées, et la mère Marseille avait tiré le rideau.

« Mais, mon prince, ajouta la mère Marseille, nous allons, pour dédommager votre principauté d’une si grande perte, lui donner le divertissement du siége de Québec, par les Américains en 1775, et de la raclée soignée que les Anglais et les Canadiens leur administrèrent en conséquence, pour leur apprendre à vivre poliment avec leurs voisins. »

Et la mère Marseille après avoir accouché de cette harangue belliqueuse, chanta pour amuser, sans doute, le Prince : « Malbrouk s’en va-t-en guerre, mirliton, mirlitaine : » depuis le premier jusqu’au dernier couplet.

On lève le rideau ; et les spectateurs voient avec étonnement la cité de Québec : il est bien vrai que cette ville en miniature est faite de carton, mais il n’y a pas à s’y méprendre : au sommet de la haute citadelle flotte le pavillon britannique, les troupes et les citoyens bordent les remparts, les canonniers sont à leur poste, mèche allumée, les bataillons américains montent à l’assaut, le canon tonne, une vive fusillade se fait entendre, les assiégeants prennent la fuite et la ville est sauvée.

L’orchestre joue le « God save the King » et toute la famille Royale d’Angleterre défile sur la scène : le Roi George III ouvre la marche, monté sur un cheval pur sang, portant la Reine Charlotte sur sa large croupe ; et les deux souverains, couronne en tête, sont suivis par leur nombreuse famille de Princes et de Princesses montés sur de fiers coursiers. Mais laissons la mère Marseille, ne serait-ce que pour consoler ses mânes, raconter elle-même cette scène si flatteuse pour son amour-propre :

« Lorsque le prince reconnut son cher père et sa chère mère qu’il n’avait pas vus depuis longtemps, il se tint à quatre pour cacher son émotion, mais quand il aperçut son petit frère Rodolphe le cœur lui crevit et il se cacha le visage avec son mouchoir. » Et les yeux de la mère Marseille se voilant de larmes à ce souvenir, elle aspirait une forte prise de tabac pour s’éclaircir la vue.

Comme le sieur Barbeau, gendre et successeur des Marseille, refusait de déplacer ses marionnettes, un de nous, j’étais alors pater familias, louait le théâtre ; et il donnait à cinq heures du soir, moyennant la somme de quatre piastres, une représentation extra à laquelle était admise notre société seulement. Il était entendu qu’après le spectacle, nous passions la soirée chez celui qui avait loué le théâtre. On sait que le rire est contagieux : et aussi ai-je rarement vu toute une société rire de meilleur cœur qu’à un jeu de marionnettes chez le sieur Barbeau. Ayant loué cette année-là le théâtre, j’avais invité Madame Pierre de Sales Laterrière, née Bulmer, jeune anglaise arrivée récemment en Canada, et qui n’avait aucune idée du spectacle auquel elle allait assister. Nous voyant d’abord assez indifférents aux faits et gestes du sieur polichinelle et consorts, que nous avions vu cent fois, elle se tenait à quatre et se pinçait même pour garder son sérieux ; mais il lui fallut enfin éclater, et tout en se tordant de rire sur son siège, elle s’écria : It is so ridiculous ! (c’est si ridicule,), et comme le rire est contagieux, ainsi que je l’ai observé, jamais depuis n’obtint le sieur Barbeau un si grand succès. Quant à notre jeune anglaise, elle passa la soirée chez moi avec mes autres amis, et chaque fois qu’elle pensait au théâtre du sieur Barbeau, elle éclatait de rire ; et à nos questions sur la cause de son hilarité, elle répondait : « c’est si ridicule ! » et recommençait à rire de nouveau.

Il y a des anecdotes si insignifiantes, qu’elles devraient être bien vite oubliées ; en voici pourtant une qui date d’au moins soixante ans et dont on parle encore aujourd’hui. C’était pendant la guerre continentale, et la consigne était si sévère, qu’on aurait cru les Français campés sur les plaines d’Abraham. Dès neuf heures du soir il fallait répondre au qui vive ! des sentinelles postées dans tous les coins de la ville de Québec. On racontait même des histoires bien lamentables de personnes sur lesquelles les sentinelles avaient fait feu, parce que, ignorant la langue anglaise, elles n’avaient pas répondu friend ! (ami !) au qui vive de la sentinelle.

Trois jeunes sœurs canadiennes, âgées de douze à quinze ans, revenaient gaîment du théâtre du sieur Barbeau, vers neuf heures du soir, lorsque la sentinelle postée à la porte Saint-Jean leur cria d’une voix de stentor : Who comes there ! (Qui vive !) Soit frayeur, soit ignorance de la réponse qu’elles devaient faire, les jeunes filles continuèrent à avancer, mais à une seconde sommation faite d’une voix encore plus éclatante que la première, l’aînée des jeunes filles répondit en tremblant : « Trois petites Dorionne come from de Marionnettes » ! La sentinelle voyant ces jeunes filles, leur dit en riant : pass trois petites Dorionne come from de Marionnettes !

Les marionnettes, comme tout ce qui faisait la joie de mon enfance, n’existent plus que dans mon souvenir : la main d’un despote en a fait une razzia pendant les troubles de 1837 et 1838. On craignait, je suppose, que Polichinelle ne grossît avec sa troupe les bataillons des rebelles. Il y avait en effet parmi ces poupées des guerriers très-redoutables : « envoyez-nous, » criait le compère Barbeau, « des Allemands et des Allemandes, » et aussitôt faisaient leur entrée sur la scène une douzaine de Teutons et de Teutonnes ; lesquels après avoir dansé, le sabre nu à la main, finissaient par se battre entre eux, au grand effroi de Mesdames les Allemandes, jusqu’à ce que deux ou trois des guerriers restassent sur le carreau.

Les hommes de police, après avoir démoli et pillé le théâtre de Sasseville qui avait succédé à Barbeau, se promenèrent longtemps dans les rues, avec leurs dépouilles opimes sur leurs épaules, en criant : « voici le rebelle A ! » le « rebelle B ! » le « rebelle C ! » suivant les noms des chefs de la prétendue rébellion qui n’existait certainement pas dans le district de Québec, au grand regret des ennemis des Canadiens-Français, qui cherchaient à les y pousser par toutes sortes de vexations. Le règne de la terreur est heureusement passé ; mais les Anglais semblent avoir oublié que même dans le district de Montréal, un bien petit nombre de Canadiens-Français prirent part à la rébellion de 1837, tandis que dans le Haut-Canada, peuplé d’Anglo-Saxons, elle prit des proportions beaucoup plus considérables. Mais hâtons-nous de jeter un voile sur l’histoire de cette époque désastreuse ; si le Canadien-Français au cœur noble et généreux ressent vivement les injures, il est aussi prompt à les oublier, dès que son ennemi lui présente la branche d’olivier.

J’ai toujours été assez bon diable, mais peu disposé, même pendant ma jeunesse, à avaler une quantité de canards que la majorité des hommes digèrent avec autant de bonne foi que s’ils étaient doués d’estomacs d’autruche.

Je n’ai jamais cru à la belle liberté dont se targuent les Anglais.

— Mais, me disaient mes amis, que dites-vous de l’Habeas Corpus, ce grand boulevard des libertés anglaises.

— Excellent privilége, si on ne le suspendait à volonté pour envoyer à la boucherie des centaines de malheureux Irlandais ne réclamant que la liberté dont jouissent leurs co-sujets britanniques. N’ai-je pas vu, même ici, quelques-uns de nos grands patriotes, incarcérés injustement, réclamer à grands cris le privilége d’une enquête judiciaire sans pouvoir l’obtenir, et le gouvernement, de guerre lasse, n’ayant aucun grief contre eux, les faire à la fin expulser de prison par les guichetiers.

— Comme preuve, ajoutaient mes amis, de la liberté dont jouissent tous les sujets britanniques, c’est que vous verrez fréquemment un gentleman, un lord même, mettre habit bas dans les rues de Londres et boxer à outrance avec un va-nu-pieds, un crocheteur qu’il aura insulté, ou dont il aura reçu une insulte. Qu’avez-vous maintenant à répliquer ?

— Que je préférerais, d’abord, la protection d’un gendarme pour la partie insultée, comme ça se pratique sur le continent ; et ensuite que je suis intimement convaincu, fort de mon expérience, qu’un gentleman, qu’un Lord, ne serait pas assez fou de faire une partie de boxe, dans les rues de Londres, avec un va-nu-pieds, un crocheteur, s’il n’était certain d’une supériorité au pugilat sur son antagoniste, acquise au prix d’une guinée le cachet. Et que ce n’est que par gloriole pour recueillir les acclamations du bon peuple, qui ne s’aperçoit pas que l’on se moque de lui tout en l’assommant, et pour recevoir les félicitations de ses amis au club le soir, que le dit lord, le plus hautain, le plus orgueilleux des aristocrates, consent à se donner ainsi en spectacle, et que s’il n’était certain de la victoire sur son antagoniste déguenillé, il ne manquerait pas de recourir à la police pour le protéger.

— Il est impossible, disaient mes amis, de vous faire départir de vos préjugés français.

— Préjugés pour préjugés, mes chers, j’aime autant les miens que les vôtres.

Quelques scènes dont j’avais été témoin m’avaient donné lieu d’apprécier à leur juste valeur les belles théories des libertés britanniques dont se vantaient mes amis anglais. Deux hommes se battaient à coups de poing à la basse-ville de Québec ; le plus fort, espèce de Goliath, assommait son adversaire, quoiqu’il demandât quartier, lorsque arrive sur les lieux un jeune anglais petit, frêle, délicat et vêtu dans le dernier goût d’un petit-maître de Londres. Celui-ci, témoin de cette brutalité, dit au géant de ne plus frapper cet homme sans défense.

— Qui m’en empêchera ? fit ce dernier.

— Moi, répliqua le jeune homme.

— Tu ferais mieux de retourner sur les genoux de ta nourrice qui ne t’a pas sevré ! vociféra l’autre en le regardant avec des yeux féroces.

— J’ai bien envie, dit le jeune Cockney comme se parlant à lui-même, de donner une leçon de politesse à ce butor. Et ce disant, il ôte avec le plus grand sang-froid ses gants de kid blanc, les plie avec soin, les met dans la poche de son habit dont il retrousse l’extrémité de manches, donne son chapeau à un des spectateurs, et dit : « viens me sevrer maintenant. »

La lutte ne fut pas longue ; deux coups de poing, appliqués avec la rapidité de l’éclair, rendirent aveugle le nouveau Poliphème, qui ne frappant plus ensuite qu’au hasard, se vit réduit à demander grâce et se retira le visage meurtri comme une pomme cuite. Quoique bien jeune alors, je réfléchis, à part moi, que le petit-maître n’aurait pas été assez sot de se mesurer avec un homme qui avait quatre fois sa force, s’il n’eût compté sur la supériorité que l’art lui donnait sur son adversaire.

Quelques années après cette scène, un jeune anglo-canadien, très-petit, très-délicat, de retour à Québec, après avoir fait un cours d’étude en Angleterre, assommait pour premier exploit un nommé Paul Clifford, le fier-à-bras le plus redoutable de la cité et des faubourgs. Et tout le monde de s’étonner que le jeune aristocrate eût vaincu Paul Clifford, qui, sans être celui dont le capitaine Marryat a fait le héros d’un de ses charmants romans, n’en passait pas moins pour l’homme le plus fort de Québec.

C’était, je crois, en l’année 1808 : je sortais d’un dîner avec trois de mes jeunes amis, les lieutenants Butler et Loring, du 49e régiment, et le jeune Monsieur Burke,[5] que l’on appelait Château Burke, parce qu’il logeait chez le gouverneur Craig. Nous longions le mur des casernes qui fait face aux maisons de la rue de la Fabrique, à une petite distance du poste militaire. Je donnais le bras à Burke, et les deux officiers nous suivaient, lorsque nous rencontrâmes cinq à six apprentis cordonniers.

— Vous m’avez poussé, dit mon compagnon à l’un d’eux.

— C’est vous, répliqua celui-ci.

Burke, comme tout gentleman anglais, se piquait d’être un excellent boxeur, et j’eus beau lui représenter l’inconvenance de se battre dans les rues d’une petite ville comme Québec, où tout le monde nous connaissait, il n’en prit pas moins l’attitude d’un boxeur, et le combat commença ; mais comme il faisait bien noir, notre ami devait perdre beaucoup des avantages que l’art lui donnait sur son adversaire. Toujours est-il que l’apprenti Crispin lui asséna un si rude coup de poing sur le nez que Burke fut aussitôt couvert de sang. Ceux qui ont été gratifiés d’un bloody-nose, suivant l’expression anglaise, savent combien la perte de sang paralyse souvent la force et le courage ; aussi notre ami proposa-t-il à son antagoniste de remettre la partie au lendemain dans un endroit retiré qu’il nomma. Mais le jeune apprenti, sourd à la raison, répliqua qu’on ne pouvait choisir un lieu plus convenable pour se pocher les yeux que celui où nous étions, et qu’il n’y avait jamais de temps plus propice que le moment actuel pour cette fin. Et il se remit à frapper sur de nouveaux frais, lorsque nos amis, Burke lui-même, le menacèrent d’appeler la garde. Cette menace eut l’effet d’intimider le jeune Crispin, qui se retira tout en protestant néanmoins que la garde n’avait aucune prise sur lui, et que nous ferions mieux d’appeler un juge de paix.

Les vaincus entrèrent au mess des officiers du 49e régiment, qui n’était qu’à deux pas du lieu de la bagarre. Le messman s’empressa d’apporter un bassin plein d’eau pour bassiner le nez de notre ami, tandis qu’un domestique courait au château Saint-Louis chercher chemise, veste, culotte et habit pour remplacer les vêtements ensanglantés de notre athlète. N’importe ; après maintes ablutions, Burke, sauf le nez qui avait un peu souffert dans le combat et auquel il portait de temps en temps la main pour s’assurer s’il ne continuait pas à prendre des proportions formidables, Burke, dis-je, après avoir juré qu’il se vengerait tôt ou tard du polisson qui l’avait insulté, n’en fut pas moins un des plus gais et des plus aimables compagnons de ceux qui soupèrent avec nous.

Cette dernière scène dissipa le peu de doutes que j’avais ; je fus convaincu qu’un gentilhomme anglais demande comme tout autre la protection de la police quand il est le plus faible ; et que le populaire est bien sot de croire que ces messieurs l’assomment par un sentiment exalté de patriotisme, pour lui inspirer une haute idée de la liberté dont il jouit sous le gouvernement britannique.

Quant à moi, je suis peu enthousiaste d’un genre de liberté qui ne profite qu’au va-nu-pieds ; car mes sympathies sont toutes acquises aux gens respectables : c’est peut-être erreur de jugement chez moi dans ce siècle d’indépendance, mais il n’est pas donné à tout le monde d’avoir l’esprit républicain qui domine sur notre continent.

Si mes compatriotes veulent conserver le beau titre de peuple gentilhomme dont ils ont joui jusqu’à ce jour, je leur conseille fortement, surtout, de ne point ambitionner le degré de liberté dont jouissent aujourd’hui nos voisins.


Je termine ici ces mémoires rédigés à la sollicitation de mes amis, et qui ne peuvent avoir de mérite que comme complément aux notes de mon premier ouvrage « Les Anciens Canadiens. » S’ils peuvent intéresser mes compatriotes sous ce rapport, je serai amplement récompensé de ce labeur que j’ai été tenté d’interrompre cent fois avec découragement. En proie à ces dégoûts, un sentiment de patriotisme me soutenait pourtant : celui de consigner des actions, des anecdotes, des scènes, que mes soixante-dix-neuf ans me mettaient en mesure de transmettre à une nouvelle génération. Sur ce, je brise une plume trop pesante pour ma main débile, et je finis par ce refrain d’une ancienne chanson : « Bonsoir la compagnie. »

FIN.
  1. C’est encore la belle coutume, dans nos campagne, de ne jamais passer devant une voiture sans s’excuser ou demander la permission. Conservons toujours ces vieilles et touchantes traditions, cette belle politesse française, que nous ont léguées nos pères, les plus polis des hommes.
  2. Sauteur d’escalier : nom injurieux que les habitants donnaient aux jeunes citadins qui les insultaient que trop souvent dans les rues de Québec.
  3. To reverse : donner un mouvement opposé de rotation aux roues.
  4. Maison de campagne appartenant au Séminaire de Québec.
  5. Ce jeune Monsieur était le fils, ou le neveu, du célèbre Edmund Burke.