G. E. Desbarats (p. 494-522).


CHAPITRE SEIZIÈME


Nous sommes au mois de décembre, de l’année mil-huit-cent-soixante-cinq ; j’ouvre une des cases de ma mémoire pour m’informer des événements qui occupaient les bons citoyens de la ville de Québec, pendant le même mois de l’année mil-huit-cent-six ; et je vois avec autant de surprise que de chagrin, qu’après un laps de cinquante-neuf ans, l’esprit des masses est toujours le même. Les aveugles, les sourds, les boiteux, les malades et les infirmes canadiens-français, assiégeaient alors jour et nuit la porte d’un grand thaumaturge, sortant de je ne sais d’où, qui guérissait les malades, par l’imposition des mains.[1] Le clergé avait beau tonner contre l’imposteur, les cures merveilleuses n’en allaient pas moins leur train, malgré les nombreuses mystifications auxquelles le faiseur de miracles était exposé de la part des jeunes gens transformés en aveugles, sourds, boiteux et affectés de tous les maux échappés de la boîte de Pandore. Les autorités mirent heureusement fin à ces farces, en signifiant à l’imposteur que s’il ne déguerpissait immédiatement, il irait faire son prochain miracle entre les quatre murs d’un cachot. Le saint improvisé se le tint pour dit, loua une bonne voiture et disparut pendant la nuit, chargé des dépouilles des badauds de Québec. Je pourrais citer de nombreuses anecdotes, qui ne seraient guère goûtées des descendants de ceux qui furent alors les victimes de cet imposteur. Mes compatriotes canadiens-français se plaindront, peut-être, de ce que je n’ai pas assez épargné les ridicules de leurs ancêtres dans cette occasion, mais comme je ne m’épargne guère moi-même quand la circonstance s’en présente, j’attends amnistie entière de leur part.

Toutefois, crainte que mes concitoyens de l’autre origine se plaignent, avec raison, que je les aie négligés par partialité pour mes compatriotes, je vais parler de ce qui les occupait principalement à cette époque. Certes, la chose en valait la peine : il ne s’agissait ni plus ni moins que de la venue de l’antéchrist, de la bête de l’Apocalypse, dans la personne de Napoléon I. La prophétie était enfin accomplie.

Mais avant d’aborder ce sujet, jetons un coup d’œil sur ce qui se passe de nos jours dans notre bonne ville de Québec.

Mes compatriotes n’assiègent pas aujourd’hui la porte d’un thaumaturge pour se faire guérir de leurs maux physiques, par la raison bien simple que ce saint personnage leur manque pour le quart d’heure, mais ils n’en sont pas moins les dupes, soit dit en passant, de tous les charlatans politiques qui les exploitent à leur profit.

Que font aujourd’hui mes concitoyens de l’autre origine ? Ils ne croient pas aux miracles eux ; et n’iraient pas plus demander la santé à un thaumaturge aujourd’hui, qu’ils ne l’auraient fait autrefois, mais ils vont écouter un lecteur qui prouve clair comme deux et deux font quatre que Napoléon III est l’antéchrist, la bête de l’Apocalypse. Il faut avouer que c’est une race gourmande que les Bonaparte : deux antéchrists de la même famille, dans l’espace d’un demi-siècle, c’est un peu fort ! Il faut convenir que si mes amis anglais ne croient pas aux miracles, ils avaient en revanche, de temps à autre, de fameux canards.

Mais revenons au premier antéchrist de cette famille dont on s’occupait il y a cinquante-sept ans, comme je l’ai dit, et citons le texte même de l’Apocalyse au chapitre XIII.

« Et je vis s’élever de la mer une bête qui avait sept têtes et dix cornes, et sur ces cornes dix diadèmes, et sur ces têtes des noms de blasphèmes. »

Certes, Napoléon, né dans l’Île de Corse, était bien sorti de la mer, et il portait bien alors autant de diadèmes. Que ceux qui en doutent ouvrent l’histoire pour s’en assurer, et ils verront qu’il y avait peut-être surabondance de couronnes.

Quant aux blasphèmes, celui qui, suivant les journaux anglais, et même certains journaux et brochures publiés en langue française à l’étranger, occupait ses loisirs à frapper, pincer, égratigner tous ceux qui en approchaient, quant aux blasphèmes, dis-je, il devait en être coutumier. Mais continuons :

« Cette bête, que je vis, était semblable à un Léopard, et le dragon lui donna sa force et sa grande puissance. »

Encore lui : Napoléon n’est-il pas, en italien, le lion du désert ? Quant à la force et à la grande puissance, on ne pouvait lui refuser ces deux attributs.

« Il lui fut aussi donné le pouvoir de faire la guerre aux saints et de les vaincre, et la puissance lui fut donnée sur les hommes de toute tribu, de tout peuple, de toute langue et de toute nation. »

Napoléon avait fait la guerre à sa sainteté le pape Pie VII, et il était alors maître de l’Europe.

« Je vis encore s’élever de la terre, une autre bête, qui avait deux cornes, semblables à celles de l’agneau, mais elle parlait comme le dragon. »

« Et elle exerça toute la puissance de la première bête en sa présence, et elle fit que la terre, et ceux qui l’habitent adorèrent, la première bête. »

La mitre qu’avait portée Talleyrand, lorsqu’il était évêque d’Autun, avant d’être premier ministre de l’empereur Napoléon, le désignait bien comme la bête à deux cornes, emblèmes de l’agneau dont il aurait été supposé avoir la douceur, tandis qu’il parlait comme le dragon. Les journaux anglais avaient de suite saisi l’allusion.

« Et elle fera encore que personne ne puisse ni acheter, ni vendre, que celui qui aura le caractère, ou le nom de la bête, ou le nombre de son nom. »

Le blocus continental était alors en opération : impossible de se tromper, le malheureux était bien l’antéchrist. Ci suit la fin du texte sacré :

« C’est ici la sagesse : Que celui qui a de l’intelligence, compte le nombre de la bête ; car son nom est le nombre d’un homme, et son nombre est six cent soixante-six. »

Ceux qui avaient de la sagesse et de l’intelligence assuraient que par un calcul hébreu, Chaldéen, syriaque, que sais-je, le nombre de la bête formait en toutes lettres Napoléon Buonaparte. Observant avec beaucoup de sagacité que Napoléon avait retranché l’u pour franciser son nom, qui était originairement Buonaparte, ou peut-être même pour mettre en défaut le texte sacré, car il en était bien capable, l’impie ! ils n’en soutenaient pas moins que le dit Napoléon était la bête de l’Apocalypse, car rien ne pouvait être plus précis, et à eux revenait la gloire de cette découverte ingénieuse. Il y avait bien quelques nigauds incrédules, par ci par là, qui ne trouvaient pas cela concluant, mais la majorité qui a, comme vous savez toujours raison, leur imposait silence. Quant à moi jeune homme enthousiaste, passionné pour le merveilleux, la paresse seule m’empêcha d’étudier le chaldéen, l’hébreu et le syriaque, afin de compter le nombre de la bête.

Maintenant, Monsieur le lectureur, de novembre, de l’année mil huit cent soixante et trois, brûlez votre thèse : votre antéchrist est un être apocryphe ! c’est l’ancien qui était le bon !

Rétrogradons de deux années : c’est à cette époque que je laissai le pensionnat du séminaire de Québec, pour celui du révérend John Jackson, ministre de l’église anglicane, qui tenait alors une excellente école. J’ignorais entièrement alors la langue anglaise, et mon père jugea que tout en suivant pendant deux années mon cours de philosophie au séminaire de Québec, j’apprendrais plus facilement cette langue dans une maison où on ne se servait que de cet idiome.

J’étais de tous les élèves, tant externes que pensionnaires, le seul canadien-français : ce qui ne m’empêcha pas de sympathiser dès le premier jour avec eux. J’étais à peu près aussi gai, aussi fou, à l’âge de dix-sept ans qu’à douze, ce qui me fit bien vite de nombreux amis.

Je trouvai les mœurs de mes nouveaux condisciples tant soit peu différentes de celles des jeunes gens avec lesquels j’avais vécu au séminaire de Québec : ils étaient naturellement enclins à boxer ; et à la moindre querelle, ils allaient vider leur différend sur les remparts près de la porte du Palais. Le maître fermait les yeux sur ces peccadilles, tandis que nous étions sévèrement punis au séminaire, quand il nous prenait fantaisie de nous noircir les yeux de temps à autre. Mais ceci ne me regardait pas et ils me prenaient le plus souvent pour juge de leurs querelles ; un philosophe se doit un peu de respect, et je n’en étais plus au temps de ma vie de gamin, où je rentrais de temps à autre avec un œil poché.

La première chose qui me surprit fut qu’un ministre de la haute église d’Angleterre eût nommé son chien Tobie : je trouvais le nom par trop profane, appliqué à une bête à quatre pattes. Mais un de mes amis m’ayant informé que l’histoire de Tobie était apocryphe, je demeurai convaincu que le révérend monsieur avait agi en conscience.

La seconde chose qui me frappa fut qu’au commencement de la semaine sainte, les élèves avaient grande hâte de voir arriver le Good Friday. Je savais déjà assez d’anglais pour comprendre que good voulait dire bon, et que friday signifiait vendredi. Et comme il n’y avait qu’un seul vendredi dans la semaine où nous étions, j’en conclus avec beaucoup de sagacité que le bon vendredi signifiait vendredi saint.

Après avoir vaincu cette difficulté, je leur demandai pourquoi ils désiraient le good friday plus qu’un autre jour de la semaine.

C’est, me disaient-ils, parce que nous déjeunons avec des buns, (galettes) le good friday : le seul jour de l’année qu’on nous régale de ces excellents biscuits.

Nous étions plus ascétiques au séminaire de Québec : ceux même qui n’étaient pas obligés au jeûne s’imposaient volontairement un bout de pénitence ce jour-là. Mais comme j’avais déjà pour principe de ne jamais me mêler de la conscience d’autrui, je trouvai tout naturel cette affection pour les gâteaux du bon vendredi.

Je passai deux heureuses années dans ce pensionnat. Ceux qui ont lu le Vicar of Wakefield peuvent se faire une idée de l’excellent Monsieur Jackson et de son épouse. C’était la même simplicité dans leurs mœurs que celle des époux Primrose, du petit chef-d’œuvre de Goldsmith.

Ces excellentes personnes eurent constamment pour moi les égards les plus marqués ; et jamais les plus petites allusions de leur part, au culte que je professais, n’a blessé ma susceptibilité de catholique.

J’aurais été très-sensible à la moindre raillerie dirigée contre le catholicisme, car même pendant mes années de tiédeur, oserais-je dire d’incrédulité, je n’aurais jamais souffert patiemment une insulte au culte de mes aïeux et à la religion dans laquelle j’avais été élevé ; j’ai toujours respecté les convictions religieuses d’autrui, et j’ai exigé les mêmes égards pour les miennes. Mais pendant les heureux jours de ma jeunesse, le fanatisme était un monstre à peu près inconnu à Québec. Mes amis protestants étaient très-nombreux, et si je passais près de mon église à l’heure des offices, la seule remarque qu’ils faisaient était celle-ci : « entre dans ton église, mauvais catholique ! » Et je leur disais la même chose, quand nous passions devant un temple du culte protestant.

On ne peut penser sans frémir aux maux que l’intolérance religieuse a causés ! aux flots de sang que le fanatisme a fait répandre, et dont il peut encore inonder cette heureuse colonie ! Certains peuples sont restés aussi fanatiques que l’étaient leurs pères, il y a cent ans, mais je proclame, ici, avec orgueil, que ce sentiment est étranger au cœur de mes compatriotes canadiens-français.

Une petite scène dont mon ami feu Robert Christie fut témoin lorsqu’il était membre de notre Parlement Provincial, et qu’il racontait avec sa verve ordinaire, trouve naturellement place ici.

Deux hommes, deux anciens amis, qui ont illustré le Canada, les honorables Denis-Benjamin Viger et John Neilson, se promenaient un soir dans un corridor en attendant l’ouverture de la chambre : M. Viger catholique, M. Neilson protestant ; et le dialogue suivant s’engagea entre eux.

M. Neilson. — Les catholiques sont meilleurs chrétiens que nous.

M. Viger. — Où voulez-vous en venir avec ce préambule ?

M. N. — Les catholiques croient que comme hérétiques les protestants seront tous damnés ?

M. V. — Doucement ! doucement ! s’il vous plaît ; mon ami : les............

M. N. — Allons donc ! avez-vous oublié les préceptes de votre religion : « hors de l’Église point de salut. »

M. V. — Il ne faut pas prendre............

M. N. — Je le répète : vous croyez que les protestants rôtiront comme hérétiques dans l’enfer pendant une éternité.

M. V. — Nous prenez-vous pour des Iroquois ?

M. N. — Bouilliront, si vous le préférez, dans la grande chaudière de Satan ? ce qui ne vous empêche pas de nous aimer, de prier sans cesse pour nous, et notamment le dimanche pendant votre messe. Les protestants, eux, croient que les catholiques grilleront dans l’enfer comme idolâtres ; et loin de vous plaindre, leur haine est telle, qu’ils s’en réjouissent.

Et Monsieur Neilson de rire, de ce rire sardonique qui lui était habituel, et Monsieur Viger d’y faire écho.

Le souvenir des luttes parlementaires de ces deux grands hommes combattant sous le même drapeau pour maintenir nos droits les plus sacrés est gravé dans le cœur de tous les amis sincères du Canada.


Je me mis à l’étude de la langue anglaise avec toute l’énergie dont j’étais capable, et M. Jackson me secondait de toutes ses forces : il était assez versé dans la connaissance de la langue française pour s’apercevoir de mes fautes de traduction, mais quant au style, c’était l’affaire de Monsieur le Philosophe. Les premiers essais qu’il me donna à traduire, furent les deux épisodes si touchants de Sterne : « l’Histoire de LeFêvre et la pauvre Marie. » Je fus enchanté de ce style simple et dialogué de l’auteur du voyage sentimental, que Walter Scott a mis depuis en vogue et que les romanciers des autres nations ont imité. J’éprouvais peu de difficulté à la lecture de Pope, après six mois d’étude. Mais de lui à Shakespeare, il y a une montagne à escalader, et j’avouerai que ce ne fut que dix ans plus tard que je goûtai les beautés de ce prince des poètes.

J’ai l’oreille naturellement peu sensible même à l’harmonie de la belle poésie française, je ne goûte que les grandes et profondes pensées, et la rime me fatigue. Plaignez-moi, mes chers compatriotes ! plaignez-moi, charmants poètes canadiens ! Ô combien je goûterais vos images si vives, vos ingénieuses et touchantes pensées qui m’attendrissent si souvent, s’il vous était possible d’en retrancher cette rime monotone qui fait mon désespoir ! C’est une infirmité chez moi : prenez en pitié ma misère ! et moi en retour, je vous conseille de lire Shakespeare, de lire le texte anglais et non les traductions. Si vous ne possédez pas, jeunes poètes, la langue de cet auteur sublime, mettez-vous de suite à l’œuvre ; la tâche sera rude, mais aussi quelle récompense vous attend ! vous serez à chaque instant étonnés de la profondeur du génie de cet homme prodigieux.

Les poètes français qui ont traduit Shakespeare ne lui ont pas, à mon avis, rendu assez de justice ; il faut, pour bien l’apprécier, en lire le texte même, ou bien une traduction en prose aussi fidèle, aussi mot à mot que possible.

Si mon précepteur me donnait des leçons de langue anglaise, moi de mon côté je l’initiais davantage à la langue française, je lui prêtais nos classiques ; et je venais à son secours au besoin.

La méthode des précepteurs anglais à cette époque était d’assommer les enfants pour leur graver plus profondément dans la tête les auteurs grecs et latins, mais, à ma connaissance, l’excellent M. Jackson n’infligeait que de rares punitions : et encore à un seul de ses pupilles qui prenait à tâche de le faire endiabler.

La mort seule a brisé les liens qui m’attachaient à Monsieur et à Madame Jackson.

Quel plaisir j’ai eu quelques années après, lorsque je tenais maison, de leur prouver qu’ils n’avaient pas comblé un ingrat de bontés. Ce respectable couple n’avait qu’un seul et unique enfant : un aimable petit garçon dont tous les écoliers raffolaient ; sa mort prématurée vers l’âge de vingt ans a empoisonné les dernières années de ces bons parents si doux, si sensibles, si affectueux.

Si le lecteur prend peu d’intérêt à ces souvenirs d’un vieillard, lui, au contraire, aime à faire revivre dans ces pages ceux qui ont mérité par leurs vertus son affection, ceux qui l’ont traité avec égard et tendresse.

Je pourrais dater mon entrée dans le monde de cette époque même, car je commençai à me mêler alors à la meilleure société, mais ce ne fut que lorsque je fis mon droit que j’y fus sérieusement initié.

La scène que je vais raconter eut lieu quelques années avant ma sortie du pensionnat du séminaire de Québec.

La société anglaise, peu nombreuse à cette époque, prisait beaucoup celle des Canadiens-Français infiniment plus gaie que la leur. En effet, les Canadiens n’avaient encore rien perdu de cette franche et un peu turbulente gaieté de leurs ancêtres. Une de mes tantes maternelles, Marguerite de Lanaudière, âgée alors d’une vingtaine d’années, et aussi belle qu’elle était gaie et spirituelle, faisait fureur surtout parmi les anglais. Je ne sais comment avec des traits si beaux, si réguliers, elle réussissait à leur donner l’expression de la vieillesse, de l’idiotisme et de tous ceux qu’elle voulait personnifier. Sa voix naturellement douce devenait méconnaissable. C’était surtout pendant ses fréquentes visites à la campagne qu’elle jouait ses petites comédies.

Il est inutile d’observer qu’elle ne mystifiait, en se déguisant, que les personnes dont elle était bien connue.

Quelques amis arrivent chez mon père et s’informent de Mademoiselle Marguerite qu’on leur dit être absente ; et elle fait son entrée au salon un quart d’heure après, sous le costume d’une femme d’habitant qui vient consulter le seigneur sur un procès qu’elle veut entreprendre, ou dont elle était menacée ; sur les querelles qu’elle a avec son mari, ou avec son donateur pour la rente en nature qu’elle est obligée de lui payer annuellement. Et jamais véritable Josephte[2] n’est mieux personnifiée.

Tantôt c’est une parente à demi-idiote que sa famille a renvoyée chez ses amis. Elle excellait dans ce rôle : son visage n’offrait plus, alors, que l’expression de l’idiotisme le plus pitoyable. Il fallait ensuite l’entendre faire les remarques et les questions les plus saugrenues.

Mais je reviens à la scène que j’ai promise.

Ses amis de Québec avaient souvent entendu parler de ces farces ; et la défiaient depuis longtemps de les tromper n’importe sous quel déguisement elle se présentât, lorsque sa belle-sœur Madame Charles de Lanaudière lui proposa de lui donner l’occasion d’en faire l’essai à une soirée qu’elle donnerait chez elle et à laquelle celles qui lui avaient jeté le gant seraient conviées.

Les invitations sont faites en conséquence, et mon oncle de Lanaudière s’étant chargé à dessein de faire personnellement celle de Monsieur Sewell, alors Procureur du Roi, finit par lui dire :

— Qu’il tenait fort à ce qu’il ne lui fit pas défaut : qu’une vieille seigneuresse, son amie Mme K*** était arrivée la veille pour consulter un avocat sur un procès qui pouvait compromettre la fortune de ses enfants, et qu’il lui avait conseillé de s’adresser à Monsieur Sewell lui-même, l’avocat le plus éminent de la cité de Québec. Que la vieille Dame l’avait remercié ; mais qu’il lui avait proposé de faire chez lui la connaissance de son avocat, afin de fixer un jour pour lui communiquer ses nombreux titres et papiers, et le mettre au fait de cette affaire importante. Comme j’étais charmé, ajouta Monsieur de Lanaudière, de lui faire une politesse, j’ai fait d’une pierre deux coups en invitant aussi quelques-uns de nos amis. La vieille Dame est très-riche et vous paiera généreusement.

— Je me ferai un vrai plaisir, dit Monsieur Sewell, tout en rendant service à cette vieille Dame, d’obliger en même temps un ami ; ainsi comptez sur moi. Quant aux honoraires vous connaissez mon désintéressement, et que ce n’est pas l’amour du gain qui me fait agir. Et par, rare exception, c’était vrai !

Je dois observer ici que son épouse Madame Sewell, était celle qui avait porté le plus fort défi à son amie d’enfance Marguerite de Lanaudière.

Il est six heures du soir ; toute la société est réunie. Les dames Smith, Sewell, Finlay, Fargues, Mountain, Taylor, de Salaberry, Duchesnay, Dupré, etc., sont à leur poste.

— Où est Marguerite ? dirent plusieurs dames à la fois.


— Croiriez-vous, dit la maîtresse de la maison, qu’elle s’est avisée d’avoir ce soir une migraine affreuse, et qu’elle m’écrit qu’il lui est impossible de sortir ?

Les plus indulgentes compatirent aux souffrances de leur amie, tandis que d’autres se répandirent en invectives contre cette maussade de Marguerite qui s’avisait d’avoir cette malencontreuse migraine qu’elle aurait bien dû remettre au lendemain.

Monsieur de Lanaudière dit ensuite à un domestique, assez haut pour être entendu de tout le monde :

— Venez me prévenir aussitôt que la seigneuresse K*** sera arrivée afin que j’aille la recevoir lorsqu’elle descendra de voiture.

Après quelques minutes d’attente, Monsieur de Lanaudière faisait son entrée au salon, sa sœur appuyée au bras : ce n’était plus la jeune et belle fille qui faisait l’admiration de tout Québec, c’était une vieille dame marchant courbée et dont le visage était méconnaissable, ses beaux sourcils d’un noir d’ébène étaient si démesurément allongés qu’ils se rejoignaient au bas du front, son visage couvert de rouge, comme c’était la mode du temps de Louis XV, était parsemé de mouches de taffetas noir, tandis qu’une emplâtre de ces mouches noires très en vogue alors, lui couvrait la majeure partie du nez. Quant au costume, c’était celui de la cour de Louis XV, avec un tel accompagnement de bijoux, bagues, bracelets, diamants, boucles d’oreilles pendant jusqu’aux épaules, que la vieille dame brillait comme un soleil : tous les écrins de la famille avaient été mis à sec. Après les introductions d’usage, auxquelles elle répondait par des révérences à émousser le tapis, elle prit la parole :

— J’arrive bientôt à l’âge auquel tout désir de plaire doit cesser ; ce qui ne m’empêche pas d’éprouver une grande confusion de me présenter dans le piteux état que vous voyez par suite d’un fâcheux accident dont je dois accuser la rigueur de la saison : mon pauvre nez couvert de mouches vous explique ma triste aventure, Monsieur de Lanaudière peut rendre témoignage que ce même nez qui se cache si honteusement ce soir a fait tourner, autrefois, la tête à bien des galants ; et j’ajouterais, si je ne craignais de rendre la maîtresse de céans jalouse, que le seigneur de La Pérade[3] lui-même ne s’en est pas retiré lui-même sans de graves blessures ; car vous étiez à cette époque, mon cher de Lanaudière, un grand mangeur de cœurs.

La vieille dame, après avoir poussé deux à trois soupirs, et lancé autant de tendres œillades à son ancien ami, tira de sa poche une immense et magnifique boîte d’or, dans laquelle son trisaïeul devait avoir fréquemment prisé du tabac d’Espagne : se leva majestueusement et faisant le tour de la chambre s’arrêta en faisant une belle révérence devant chaque personne de la société en disant : « en usez-vous » ? La révérence était strictement rendue par tous les assistants qui ne voulaient pas être en reste de courtoisie envers cette vénérable douairière. Et elle faisait la même corvée toutes les dix minutes la tabatière d’une main et un mouchoir de l’autre, en disant : « en usez-vous » ? avec forces révérences que chacun s’empressait de lui rendre. Tous les convives, obligés de se tenir à quatre pour s’empêcher d’éclater de rire, étaient au supplice, tandis que mon oncle de Lanaudière riait franchement tout en se réfugiant dans une chambre voisine dans laquelle le suivaient plusieurs de ses amis indignés de sa conduite discourtoise.

— Nous sommes surpris, de Lanaudière, disaient Messieurs Sewell, de Salaberry et le major Doyle,[4] qu’un gentilhomme aussi bien élevé que vous l’êtes, puissiez, sous votre toit, manquer aux égards que l’on doit à la vieillesse et à une dame aussi respectable !

— Que voulez-vous ! mes chers amis, disait mon oncle : c’est plus fort que moi : la bonne femme est si ridicule qu’il m’est impossible de m’empêcher de rire.

Une conversation très animée s’engagea bien vite entre les jeunes dames et la douairière : chacune d’elles la complimentait, sur sa toilette, de l’air le plus sérieux du monde ; et la vieille de faire l’énumération de toutes les conquêtes que sa robe de velours cramoisi lui avait jadis values. Madame Smith, veuve du juge en chef de ce nom, et mère de Madame Sewell, Madame Smith déjà sur l’âge admirait franchement une toilette qu’elle comparait à un habillement semblable qu’elle avait vu à sa grand-mère ; et regrettait beaucoup de ne pouvoir parler la langue française afin de converser avec la respectable seigneuresse.

Ce ne fut qu’après avoir conversé pendant longtemps, ou avoir fait souffrir de ses ridicules, de ses excentricités, suivant leur caractère, ceux qui l’entouraient, qu’elle leur dit :

— Vous avez eu l’obligeance de me transporter aux beaux jours de ma jeunesse qui commencent, hélas ! à fuir avec rapidité, et c’est avec beaucoup de regret que je me vois forcée de m’occuper pendant quelques minutes d’une affaire sérieuse pour l’avenir de ma famille : Monsieur l’avocat du Roi a eu la bonté de s’intéresser au sort d’une pauvre vieille dame menacée d’un procès ruineux qui peut la conduire au tombeau ! et avec votre permission je vais profiter de son obligeance et lui donner un petit aperçu de cette déplorable affaire qui m’a fait vieillir de cinquante ans dans l’espace d’un mois : oui, mesdames, il y a à peine quinze jours, j’avais encore les roses de la jeunesse sur ce visage flétri, j’aurais pu même passer pour la sœur cadette de cette belle dame, [5] épouse du célèbre avocat général, toujours prêt à secourir l’infortune.

Monsieur Sewell se prêta, avec complaisance, au désir de la douairière qui l’entretint pendant vingt minutes au moins, à haute voix et avec volubilité, du plus beau procès de chicane que jamais Normand chicanier et à tête croche ait inventé. La comtesse de Pimbesche des « Plaideurs » de Racine n’était qu’une sotte comparée à ma chère tante : Rien ne l’embarrassait : les noms des notaires qui avaient passé les actes, leurs dates précises, les citations tirées des dits actes ; tout coulait avec une abondance à étonner le savant avocat qui l’écoutait.

On annonce le souper. C’était alors la mode, et même vingt ans plus tard, de chanter[6] au dessert, les messieurs et les dames alternativement ; et Madame de Lanaudière pria la vieille seigneuresse de vouloir bien les favoriser d’une chanson.

J’avais encore, il y a trois jours, dit la douairière, une voix aussi douce qu’à l’âge de vingt ans, mais le malencontreux froid qui a gelé mon pauvre nez, a eu aussi l’effet, hélas ! de m’affecter les poumons, mais je ferai l’impossible pour contribuer à l’agrément de cette charmante fête ; et elle entonna, d’une voix virile, rude et cassée, comme celle d’un vieillard, la chanson à boire suivante, et cela en accentuant fortement le premier mot :

 « Ba a a chu u u, (Bacchus) assis sur un tonneau
M’a défendu de boire de l’eau. »

Ce fut, alors, une explosion générale de ceux qui avaient jusque là conservé à peu près leur sérieux, tandis que les plus graves enfonçaient les mouchoirs dans leur bouche pour s’empêcher d’éclater de rire.

— Tire le rideau ; et va te débarbouiller, Marguerite, s’écria mon oncle de Lanaudière : la farce est finie.

Les jeunes dames se mirent alors à crier toutes à la fois :

— Ah ! Marguerite ! Diablesse de Marguerite ! Que tu nous as fait souffrir.

Et puis, s’armant de mouchoirs, d’éventails, que sais-je, elles poursuivirent de chambre en chambre la fugitive, laquelle une fois démasquée, s’était enfuie de la table ; et la ramenèrent de vive force à la place qu’elle venait de laisser, au milieu d’un brouhaha à ne pas entendre Dieu tonner.

— Mademoiselle Marguerite, fit Monsieur Sewell, quand le calme fut un peu rétabli, ce n’est pas moi mais vous que notre Souverain aurait nommer procureur du Roi, car jamais procès de chicane plus ingénieux, plus embrouillé, n’a été exposé d’une manière plus lucide, même par nos plus vieux procureurs de la cité de Londres.

— Vous oubliez, Monsieur l’avocat général, répliqua-t-elle, que mes ancêtres étaient normands et que je dois tenir un peu de la famille.

Je n’ai pas assisté à cette scène, j’étais alors trop jeune, mais elle m’a été racontée si souvent par ma famille que j’en ai saisi les parties les plus saillantes. Le Juge en chef Sewell lui-même me disait en riant de cette mystification vingt ans après, que ma tante aurait fait le désespoir des juges, si, née homme, elle eût embrassé la carrière du barreau.

Ma tante Charles Marguerite de Lanaudière, née en 1775, est morte à Québec, âgée de 82 ans, par suite d’une fracture de jambe. Elle était la plus jeune des neuf enfants de mon grand-père, le chevalier Charles de Lanaudière, et a survécu à ses frères et sœurs. Sans avoir autant d’esprit que ses deux sœurs aînées, Madame Baby et ma mère, elle n’en était pas moins très-spirituelle et surtout très-satyrique. C’était le jugement que l’éminent prélat Monseigneur Plessis, ami intime de ma famille, portait sur les trois sœurs. Mais si elle n’avait pas l’esprit supérieur de la sœur aînée, ni l’esprit ni le jugement si sain de ma mère, elle avait toute la force d’âme de la première et une volonté à faire tout ployer devant elle. Elle a mené une vie retirée pendant les dix à quinze ans qui ont précédé sa mort, ce qui n’empêchait pas les gouverneurs et les personnes éminentes voyageant au Canada, de visiter cette vieille et dernière relique d’une génération maintenant éteinte. Était-ce curiosité de la part des visiteurs de converser avec cette vieille noblesse ?

Ma vieille tante avait pris ces visites au sérieux, et s’y attendait toujours. Lord Elgin, (il ne disait pas lui, noblesse, par mépris,)[7] lui fit aussi une visite.

— Comment se porte milady, fit Mademoiselle de Lanaudière ?

— Mais, très bien ; fut la réponse.

— J’en suis charmée, milord ; lorsque j’étais plus jeune je ne manquais jamais d’aller rendre mon hommage aux représentants de ma souveraine ; mais depuis que l’âge m’en empêche, tous les gouverneurs et leurs épouses ont eu la condescendance de rendre visite à la petite-fille du second Baron de Longueuil, gouverneur de Montréal, avant la conquête. »

Lady Elgin rendit visite à la vieille demoiselle quelques jours après.

Quelques canadiens se rappellent encore aujourd’hui un régiment stationné à Québec, il y a plus de soixante ans, tant il a laissé de tristes souvenirs. Le major qui commandait ce corps d’officiers turbulents était un jeune homme de vingt-deux ans, de la même trempe qu’eux ; et le gouverneur civil d’alors ne pouvait leur imposer aucune contrainte. Je dois ici rendre la justice de dire que tous les officiers des autres régiments que j’ai connus, à la rare exception d’un individu par ci par là échauffé par le vin, avaient les plus grands égards pour les dames ; celui qui aurait agi autrement aurait été mis en conventry. Mais le régiment dont j’ai parlé tenait une conduite différente ; on citait plusieurs dames que certains officiers de ce corps avaient insultées.

C’était le printemps, et un jour d’office à la cathédrale : les rues, alors non pavées, étaient dans un état affreux et un groupe d’officiers s’était emparé du haut du parapet de la rue de la Fabrique, afin d’obliger les passants de patauger dans l’eau et dans la boue. Les femmes en avaient pris leur parti et louvoyaient au beau milieu de la rue, les robes retroussées jusqu’à mi-jambe et assaillies des brocards sans fin de ces galants Messieurs. Mademoiselle de Lanaudière alors fort jeune arrive au groupe avec trois ou quatre de ses amies qui veulent rebrousser chemin en voyant que la phalange hostile serre les rangs comme à Fontenoy ; alors, sans se déconcerter, elle s’avance seule et leur dit de l’air superbe d’une impératrice : « S’il est un seul gentleman parmi vous qu’il fasse livrer passage aux dames, » ce reproche piquant eut l’effet désiré, et la voie fut aussitôt libre.

La jeune fille canadienne avait rompu la colonne anglaise, comme la brigade irlandaise avait puissamment aidé à enfoncer la colonne anglaise à Fontenoy. Je ne puis m’empêcher de citer un passage des mémoires si précis, si véridiques du Marquis d’Argenson au sujet de cette bataille : ne serait-ce que pour montrer en quelle estime les Français avaient le bouillant courage des enfants de la verte Érin.

« Le Roi demanda le corps de réserve et le brave Lordendall, mais on n’en eut pas besoin. Un faux corps de réserve donna. C’était la même cavalerie qui avait d’abord donné inutilement, la maison du Roi, les carabiniers, et ce qui restait tranquille des gardes françaises, des Irlandais, excellents surtout quand ils marchent contre les Anglais et les Hanovriens. C’est Monsieur de Richelieu qui a donné le conseil et qui l’a exécuté, de marcher à l’ennemi comme des chasseurs ou comme des fourrageurs, pêle-mêle, la main baissée, le bras raccourci ; maîtres, valets, officiers, cavaliers, infanterie, tout ensemble… Ce fut l’affaire de dix minutes que de gagner la bataille avec cette botte secrète. »

Mais je reviens à propos de la petite scène dont ma tante fut l’héroïne. Je suis pour ma part de la vieille école, et je m’empresse toujours de livrer passage aux dames sur les parapets, sauf souvent à marcher dans la boue ; celui qui avait autrefois cette attention, un jeune homme même, en était récompensé par une petite inclination de tête, mais dans le siècle de progrès où nous vivons j’en suis quitte à l’âge de 79 ans, pour mes frais de courtoisie. Mes amis me reprochent souvent cet excès de politesse envers des bégueules ; et moi de répondre : « celui qui a été bien élevé passe difficilement de la politesse au manque d’égards sur ses vieux jours. » Ceci me rappelle la réponse que fit jadis un de mes amis canadiens, assez mauvais sujet, à un jeune anglais surpris de lui voir faire sa prière du soir : I cannot, my dear friend, break myself out of it. (Je ne puis m’en corriger).

Lorsque la frégate française la Capricieuse visita les parages du Canada, il y a neuf ans, le commandant de Belvèze ne manqua pas de rendre visite à Mademoiselle de Lanaudière ; la conversation roula principalement sur la France : sujet très intéressant pour la vieille Canadienne, mais elle finit par lui dire : « nos cœurs sont à la France, mais nos bras à l’Angleterre. » Voyez, Messieurs les Anglais, cette vieille noblesse qui avait pris au sérieux le serment de fidélité que son père et ses frères avaient prêté aux souverains de la Grande-Bretagne.

Un officier de la même frégate, ayant nom Gaulthier, sut, je ne sais comment, qu’une de nos tantes avait épousé avant la conquête un médecin du Roi nommé Gaulthier ; j’ai vu quelque part que c’est lui qui a découvert le thé canadien auquel il a donné le nom de Gaultharia, le même thé, je suppose, que l’on cherche à utiliser aujourd’hui. Le dit officier réclama donc parenté avec la vieille dame, qui s’y prêta de bon cœur : il l’appelait en riant ma tante et elle l’appelait en badinant son neveu. Mais ma chère tante était accoutumée à donner de vertes semonces à ses neveux, témoin l’auteur de ces mémoires, lequel âgé même de soixante ans, la craignait encore. Pour en revenir à mon cousin de la Capricieuse, puisque cousin il y a, croyant sans doute flatter la vieille tante, il lâcha en sa présence quelques paroles hostiles contre l’Angleterre.

— Vous n’êtes pas, Monsieur mon neveu, fit-elle, un bon et fidèle sujet de votre Empereur, que je n’aime pourtant guère, puisque vous montrez des intentions hostiles à ses alliés, et surtout dans un moment où vous êtes reçu par eux d’une manière si cordiale.

Ma chère tante malgré son caractère despotique n’en avait pas moins un excellent cœur, et je n’ai point souvenance qu’elle se soit brouillée avec une seule de ses amies, bien au contraire. J’ai bien connu deux demoiselles anglaises, ses compagnes d’enfance, qui après la mort de leur père tombèrent de l’opulence dans un état voisin de l’indigence ; elles furent alors abandonnées de presque toutes leurs amies, mais elles n’en furent pas moins les amies de cœur de ma tante, elle les emmenait passer souvent avec elle une partie de l’été chez ma mère à la campagne, et lorsqu’elle tint ensuite elle-même maison avec ses frères à Québec, les premières invitations étaient toujours pour ces pauvres demoiselles. Je ne crains pas d’ajouter que toute ma famille avait les mêmes sentiments.

À propos de mes tantes, l’une d’elles, Agathe, morte fille comme sa sœur Marguerite, et que la famille appelait Charlotte Corday, son héroïne, parce qu’elle disait souvent qu’elle aurait voulu naître homme pour assassiner quelques-uns des scélérats qui avaient versé tant de sang innocent pendant la révolution de 93, à propos, dis-je, de ma chère tante Agathe, sa bravoure doit lui faire trouver place ici. Une bande de voleurs très-bien organisée répandait il y a trente ans la terreur parmi les personnes riches ou censées l’être dans la campagne. On doit se rappeler les vols audacieux qu’ils commettaient, les personnes isolées, les familles entières que ces brigands liaient pendant la nuit, et toutes les horreurs auxquelles ils se livraient. Ma tante Agathe de Lanaudière, co-seigneuresse de Saint-Valier et réputée riche, vivait seule avec ses domestiques dans une anse de cette paroisse isolée de tous voisins : un charmant bocage très-touffu, à une dizaine d’arpents sur le bord de la grève, donnait à Messieurs les communistes toutes les facilités de s’y cacher même avec leur chaloupe pendant le jour, s’ils n’eussent préféré débarquer, la marée aidant, pendant une nuit sombre à cent pieds du domicile de ma chère tante.[8]

Elle était, pendant ce règne de terreur, sous l’impression, assez naturelle aux personnes dans sa position, qu’elle pouvait être attaquée d’une nuit à l’autre ; on l’avait même prévenue qu’on avait vu rôder depuis quelque temps dans les environs une chaloupe montée par des hommes à figures sinistres. Mais, comme elle avait disposé ses batteries en conséquence, elle était préparée à tout événement, et toujours sur le qui-vive.

Elle couchait seule dans la partie nord-est de la maison, séparée de son fermier qui occupait le côté opposé, par un appentis attenant aux deux édifices : ses deux domestiques restaient avec la famille du dit fermier où était aussi la cuisine.

Elle entre un jour sur la brune dans sa cuisine après avoir fait sa ronde ordinaire aux alentours, et y trouve un homme seul le dos tourné à la cheminée dans laquelle il y avait un reste de feu. Elle lui demande ce qu’il y a pour son service. Jean-Baptiste, très-farceur, pour toute réponse se met à battre la campagne et à tirer quelques quolibets qui furent très-mal accueillis par mon héroïne, qui ne crut voir en lui qu’un émissaire de la bande redoutable cherchant à connaître les airs de la maison.

— Je n’avais pas d’armes dans les mains, disait-elle, et je craignais qu’en me baissant pour prendre le tisonnier il ne m’assommât ; mais j’avais heureusement mes galoches[9] ferrées dans les pieds, dont je lui appliquai un si vigoureux coup dans le ventre, qu’il culbuta parmi les tisons au grand dommage de ses culottes. J’allais redoubler, lorsqu’il me cria en détachant les tisons qui le chauffaient : c’est moi ! Mademoiselle Agathe ! c’est moi, Peltier, l’ami de votre fermier, qui suis venu lui demander à couvert.

Ma tante au désespoir fit mille excuses de sa promptitude au pauvre diable de Peltier, mais lui reprocha aussi de s’y être exposé dans un temps où tant de voleurs rôdaient dans la campagne. Elle répara le dommage de son mieux (car elle avait le cœur aussi bon qu’elle était prompte) en ordonnant à sa fermière de préparer à leur hôte un bon souper dont la seigneuresse elle-même ferait les frais ; et poussa je crois même la générosité jusqu’à faire remplacer la malheureuse paire de culottes qui faisait jour de toutes parts par la foncière.

Ce fut quelques jours après cette scène, vers la fin d’octobre, que j’arrivai le soir chez ma belliqueuse tante. Nous conversions tranquillement après souper, lorsque son domestique et sa servante entrèrent dans le salon portant un paquet de cordes, qu’ils attachèrent à chacun des contrevents déjà fermés, lesquelles cordes, après avoir traversé tous les appartements, finirent par se réunir dans la chambre à coucher de Mademoislle Agathe de Lanaudière. Curieux de voir à quoi tout cela aboutirait, je la suivis dans cette chambre où elle se mit aussitôt à attacher les dites cordes à quatre sonnettes qu’elle accrocha au haut des quatre poteaux de son lit. Elle ouvrit ensuite une armoire, en tira quatre pistolets dont elle déposa deux sur une petite table et me présentant les deux autres elle me dit : Ces armes sont chargées par moi et ne nous feront pas d’affront si nous sommes attaqués cette nuit par ces coquins.

— Savez-vous, ma chère tante, lui dis-je, que Vauban lui-même n’a jamais mieux fortifié une citadelle que vous !

— Vois-tu, mon fils, répliqua-t-elle, je n’ai jamais craint un homme lorsque j’ai été sur mes gardes, mais ces lâches pourraient me surprendre pendant mon sommeil ; ce que je leur défie de faire à présent. Quoique bien armée mes nuits étaient sans sommeil, lorsque j’ai eu l’heureuse idée de me mettre à l’abri de toute surprise.

— Vous êtes bien, ma chère tante, la digne nièce de nos deux grand’tantes de Verchères,[10] qui défendirent, à la tête d’autres femmes en l’année 1690, et en l’année 1692, un fort attaqué par les sauvages, et les repoussèrent.

— Ah ! mon fils ! fit-elle en soupirant, si le ciel eût voulu que je fusse née homme !

Je ne pouvais m’empêcher d’admirer tant de courage dans un corps si frêle et si petit.

Les deux sœurs se livraient à la campagne à des exercices qui, suivant moi, sont du ressort exclusif du sexe masculin. Autant j’admire un homme à la figure mâle guidant avec adresse deux chevaux fougueux, autant j’éprouve de malaise en voyant les femmes de nos jours se livrer à ces exercices : la faiblesse inhérente à leur sexe leur ôte toute grâce lorsqu’elles tiennent les guides dans des mains délicates plus propres à tracer des fleurs gracieuses sur un canevas, à courir légèrement sur le clavier d’un piano, qu’à réprimer un cheval qui peut s’emporter au moindre bruit inusité, à la vue d’un objet qui lui cause de la frayeur. Passe encore pour l’équitation ; quelques dames certainement s’en acquittent avec grâce. Quant à mes deux chères tantes dompter des chevaux à la campagne était un de leurs passe temps les plus agréables.

  1. La marquise de Créquy rapporte dans ses « souvenirs » qu’un charlatan, peu d’années avant la révolution, obtenait le même succès par l’imposition des mains : ce qui montre que les badauds de Paris étaient aussi niais que nos badauds canadiens : c’est toujours une consolation. Il y a encore aujourd’hui dans nos campagnes des imposteurs qui, au dire de leurs dupes, font des cures merveilleuses ; c’est ce qui s’appelle guérir du secret.
  2. Josephte, sobriquet que les citadins donnent aux femmes de la campagne.
  3. Charles de Lanaudière, sieur de La Pérade.
  4. Le major Doyle avait épousé une Demoiselle Smith, sœur de Madame Sewell. Il est mort Général, dans la péninsule, je crois.
  5. Madame Sewell, était une femme d’une grande beauté.
  6. Les anglais les plus graves le permettaient dans leurs maisons. Vers l’année 1812, nous étions réunis le jour des Rois, chez Lord Bishop Mountain, père de l’évêque Mountain, mort dernièrement, si universellement regretté. La soirée fut d’abord assez froide. Madame Mountain et ses enfants étaient seuls au salon lorsque nous arrivâmes, et après les saluts d’usage, nous prîmes des sièges à l’entour de la chambre : les messieurs d’un côté et les dames de l’autre. Lord Bishop fit ensuite son entrée, et se retira pour ne plus revenir, au bout d’un petit quart-d’heure, après avoir dit un mot aimable à chacun en faisant le tour du salon. Quelques dames se mirent au piano et jouèrent et chantèrent jusqu’à l’heure du souper. Comme il n’y avait à cette époque, je crois, que trois pianos dans la ville de Québec, savoir, chez l’Évêque anglican, et chez mes deux oncles de Lanaudière et Baby, les musiciennes demandèrent bien vite grâce, et aussi, comme les cartes étaient interdites dans le palais épiscopal, nous causâmes de notre mieux sans laisser nos places jusqu’à l’heure du souper. On tira le gâteau à la façon anglaise : le roi et la Reine avaient beau porter le verre à leurs lèvres personne ne criait « le Roi boit, la Reine boit, » ainsi que c’était l’usage dans nos réunions canadiennes. On chanta, néanmoins, quelques chansons ; mais il m’est impossible de me rappeler si Madame Mountain assista au souper, en l’absence de son mari.
  7. Beaucoup d’anglais en parlant d’un canadien de noble extraction disent : he is noblesse ! c’est un terme de mépris, comme un autre, et très spirituel, sans doute ; mais quand ils parlent d’un de leur compatriotes de la même extraction ils disent : a nobleman.
  8. Cette belle propriété appartient maintenant à mon gendre, l’Honorable Charles Alleyn, qui l’a acheté pour la conserver dans la famille.
  9. Les crampons des galoches d’autrefois étaient d’un pouce de longueur.
  10. Voir l’histoire de la Nouvelle-France par Charlevoix.