Mémoires (Cardinal de Retz)/Livre second/Section 3
Dans le cours de cette année d’agitation que je viens de toucher, je me trouvai moi-même dans un mouvement intérieur qui n’étoit connu que de fort peu de personnes. Toutes les humeurs de l’État étoient si émues par la chaleur de Paris, qui en est le chef, que je jugeois bien que l’ignorance du médecin ne préviendroit pas la fièvre qui en étoit comme la suite nécessaire. Je ne pouvois ignorer que je ne fusse très-mal dans l’esprit du cardinal. Je voyois la carrière ouverte, même pour la pratique, aux grandes choses dont la spéculation m’avoit touché beaucoup dès mon enfance : mon imagination me fournissoit toutes les idées du possible ; mon esprit ne les désavouoit pas, et je me reprochois à moi-même la contrariété que je trouvois dans mon cœur à les entreprendre. Je m’en remerciai, après en avoir examiné à fond l’intérieur ; et je connus que cette opposition ne venoit que d’un bon principe.
Je tenois la coadjutorerie de la Reine. Je ne savois pas diminuer mes obligations par les circonstances. Je crus que je devois sacrifier à la reconnoissance mes ressentimens, et même les apparences de ma gloire ; et, quelques instances que me fissent Montrésor et Laigues, je me résolus de m’attacher purement à mon devoir, et de n’entrer en rien de tout ce qui se disoit ou se faisoit dans ce temps-là contre la cour. Le premier de ces deux hommes, que je viens de vous nommer, avoit été toute sa vie nourri dans les factions de Monsieur ; et il étoit d’autant plus dangereux pour conseiller les grandes choses, qu’il les avoit beaucoup plus dans l’esprit que dans le cœur. Les gens de ce caractère n’exécutent rien, et par cette raison ils conseillent tout. Laigues n’avoit qu’un fort petit sens ; mais il étoit très-brave et très-présomptueux. Les esprits de cette nature osent tout ce que ceux en qui ils ont confiance leur persuadent. Ce dernier, qui étoit absolument entre les mains de Montrésor, s’échauffa, comme il arrive toujours, après en avoir été persuadé ; et ces deux hommes joints ensemble ne me laissoient pas un jour de repos pour me faire voir, s’imaginoient-ils, ce que, sans vanité, j’avois vu six mois et plus avant eux.
Je demeurai ferme dans ma résolution ; mais comme je n’ignorois pas que l’innocence et la droiture me brouilleroient dans les suites presque autant avec la cour qu’auroit pu faire le contraire, je pris en même temps celle de me précautionner contre les mauvaises intentions du ministre : et du côté de la cour même, en y agissant avec autant de sincérité et de zèle que de liberté, et du côté de la ville, en y ménageant avec soin tous mes amis, et en n’oubliant rien de tout ce qui pouvoit être nécessaire pour m’attirer ou plutôt pour me conserver l’amitié des peuples. Je ne puis mieux vous exprimer le second, qu’en vous disait que, depuis le 28 mars jusqu’au 25 août, je dépensai trente-six mille écus en aumônes et en libéralités. Je ne crus pas mieux exécuter le premier qu’en disant à la Reine et au cardinal la vérité des dispositions que je voyois dans Paris, dans lesquelles la flatterie et la préoccupation ne leur permirent jamais de pénétrer. Comme un troisième voyage de M. l’archevêque en Anjou m’avoit remis en fonctions, je pris cette occasion pour leur témoigner que je me croyois obligé de leur en rendre compte : ce qu’ils reçurent l’un et l’autre avec assez de mépris ; et je leur en rendis compte effectivement : ce qu’ils reçurent l’un et l’autre avec beaucoup de colère. Celle du cardinal s’adoucit au bout de quelques jours, mais ce ne fut qu’en apparence : elle ne fit que se déguiser. J’en connus l’art, et j’y remédiai ; car comme je vis qu’il ne se servoit des avis que je lui donnois que pour faire croire dans le monde que j’étois intimement avec lui pour lui rapporter ce que je découvrois, même au préjudice des particuliers, je ne lui parfois plus de rien que je ne disse publiquement à table, en revenant chez moi. Je me plaignis même à la Reine de l’artifice du cardinal, que je lui démontrai par deux circonstances particulières. Et ainsi, sans discontinuer ce que le poste où j’étois m’obligeoit de faire pour le service du Roi, je me servis des mêmes avis que je donnois à la cour, pour faire voir au parlement que je n’oubliois rien pour éclairer le ministère, et pour dissiper les nuages dont les intérêts des subalternes et la flatterie des courtisans ne manquent jamais de l’offusquer.
Comme le cardinal eut aperçu que j’avois tourné son art contre lui-même, il ne garda presque plus de mesures avec moi ; et un jour entre autres que je disois à la Reine, devant lui, que la chaleur des esprits étoit telle qu’il n’y avoit plus que la douceur qui les pût ramener, il ne me répondit que par un apologue italien, qui porte qu’au temps que les bêtes parloient, le loup assura avec serment à un troupeau de brebis qu’il les protégeroit contre tous ses camarades, pourvu qu’une d’entre elles allât tous les matins lécher une blessure qu’il avoit reçue d’un chien. Voilà le moins désobligeant des apophthegmes dont il m’honora trois ou quatre mois durant : ce qui m’obligea de dire un jour en sortant du Palais-Royal, à M. le maréchal de Villeroy[1], que j’y avois fait deux réflexions : l’une, qu’il sied plus mal à un ministre de dire des sottises que d’en faire ; et l’autre, que les avis qu’on lui donne passent pour des crimes toutes les fois qu’on ne lui est point agréable.
Voilà l’état où j’étois à la cour, quand je sortis de l’hôtel de Lesdiguières pour remédier, autant que je pourrois, au mauvais effet que la nouvelle de la victoire de Lens et la réflexion de M. de Chavigny m’avoient fait appréhender. Je trouvai la Reine dans un emportement de joie inconcevable ; le cardinal me parut plus modéré. L’un et l’autre affectèrent une douceur extraordinaire ; et le cardinal particulièrement me dit qu’il vouloit se servir de l’occasion présente pour faire connoître aux compagnies qu’il étoit bien éloigné des sentimens de vengeance qu’on lui attribuoit, et qu’il prétendoit que tout le monde confessât, dans peu de jours, que les avantages remportés par les armes du Roi avoient bien plus adouci qu’élevé l’esprit de la cour. J’avoue que je fus dupe ; je le crus, j’en eus de la joie. Je prêchai le lendemain[2] à Saint-Louis des Jésuites devant le Roi et la Reine. Le cardinal, qui y étoit, me remercia[3], au sortir du sermon, de ce qu’en expliquant au Roi le testament de saint Louis (c’étoit le jour de sa fête), je lui avois recommandé, comme il est porté par le même testament, le soin de ses grandes villes. Vous allez voir la sincérité de toutes ces confidences.
Le lendemain de la fête, c’est-à-dire le 26 août 1648, le Roi alla au Te Deum. L’on borda, selon la coutume, depuis le Palais-Royal jusqu’à Notre-Dame, toutes les rues de soldats du régiment des Gardes. Aussitôt que le Roi fut revenu au Palais-Royal, l’on forma de tous ces soldats trois bataillons, qui demeurèrent sur le Pont-Neuf et à la place Dauphine. Comminges, lieutenant des gardes de la Reine, enleva dans un carrosse fermé le bonhomme Broussel[4], conseiller de la grand’chambre, et le mena à Saint-Germain. Blancménil[5], président aux enquêtes, fut pris en même temps aussi chez lui, et conduit au bois de Vincennes. Vous vous étonnerez du choix de ce dernier ; et si vous aviez connu le bonhomme Broussel, vous ne seriez pas moins surprise du sien. Je vous expliquerai ce détail en temps et lieu ; mais je ne puis vous exprimer la consternation qui parut dans Paris le premier quart d’heure de l’enlèvement de Broussel, et le mouvement qui s’y fit dès le second. La tristesse ou plutôt l’abattement saisit jusqu’aux enfans : l’on se regardoit, et l’on ne se disoit rien. On éclata tout d’un coup, on s’émut, on courut, on cria, et l’on ferma les boutiques. J’en fus averti et quoique je ne fusse pas insensible à la manière dont j’avois été joué la veille au Palais-Royal, où l’on m’avoit même prié de faire savoir, à ceux qui étoient de mes amis dans le parlement, que la bataille de Lens n’y avoit causé que des sentimens de modération et de douceur ; quoique, dis-je, je fusse très-piqué, je ne laissai pas de prendre le parti, sans balancer, d’aller trouver la Reine, et de m’attacher à mon devoir préférablement à toutes choses. Je le dis en ces propres termes à Chapelain, à Gomberville, et à Plot, chanoine de Notre-Dame et présentement chartreux, qui avoient dîné chez moi. Je sortis en rochet et en camail ; et je ne fus pas arrivé au Marché-Neuf, que je fus accablé d’une foule de peuple qui hurloit plutôt qu’il ne crioit. Je m’en démêlai en leur disant que la Reine leur feroit justice. Je trouvai sur le Pont-Neuf le maréchal de La Meilleraye à la tête des gardes, qui, bien qu’il n’eût encore en tête que quelques enfans qui disoient des injures et qui jetoient des pierres aux soldats, ne laissoit pas d’être fort embarrassé, parce qu’il voyoit que les nuages commençoient à se grossir de tous côtés. Il fut très-aise de me voir : il m’exhorta de dire à la Reine la vérité ; il s’offrit d’en venir lui-même rendre témoignage. J’en fus très-aise à mon tour ; et nous allâmes ensemble au Palais-Royal, suivis d’un nombre infini de peuple qui crioit Broussel ! Broussel ! Nous trouvâmes la Reine dans le grand cabinet, accompagnée de Monsieur, du cardinal Mazarin, de M. de Longueville, du maréchal de Villeroy, de l’abbé de La Rivière, de Bautru, de Guitaut, capitaine des gardes, et de Nogent[6]. Elle ne me reçut ni bien ni mal. Elle étoit trop fière et trop aigrie pour avoir de la honte de ce qu’elle m’avoit dit la veille, et le cardinal n’étoit pas assez honnête homme pour en avoir. Il me parut toutefois un peu embarrassé ; et il me fit une espèce de galimatias, par lequel, sans me l’oser toutefois dire, il eût été bien aise que j’eusse conçu qu’il y avoit eu des raisons toutes nouvelles qui avoient obligé la Reine à se porter à la résolution que l’on avoit prise. Je feignis de prendre pour bon tout ce qu’il lui plut de me dire ; et je lui répondis simplement que j’étois venu là pour me rendre à mon devoir, pour recevoir les commandemens de la Reine, et pour contribuer de tout ce qui seroit en mon pouvoir au repos et à la tranquillité. La Reine me fit un petit signe de la tête, comme pour me remercier ; mais je sus depuis qu’elle avoit remarqué, et remarqué en mal, cette dernière parole, qui étoit pourtant fort innocente, et même fort dans l’ordre d’un coadjuteur de Paris. Mais il est vrai de dire qu’auprès des princes il est aussi dangereux et presque aussi criminel de pouvoir le bien que de vouloir le mal. Le maréchal de La Meilleraye, qui vit que La Rivière, Bautru et Nogent traitoient l’émotion de bagatelle, et qu’ils la tournoient même en ridicule, s’emporta beaucoup. Il parla avec force ; il s’en rapporta à mon témoignage. Je le rendis avec liberté, et je confirmai ce qu’il avoit dit et prédit du mouvement. Le cardinal sourit malignement, et la Reine se mit en colère, proférant de son ton de fausset aigre et élevé ces propres mots : « Il y a de la révolte à imaginer que l’on puisse se révolter. Voilà les contes ridicules de ceux qui la veulent : l’autorité du Roi y donnera bon ordre. » Le cardinal, qui s’aperçut à mon visage que j’étois un peu ému de ce discours, prit la parole, et avec un ton doux il répondit à la Reine : « Plût à Dieu, madame, que tout le monde parlât avec autant de sincérité que M. le coadjuteur ! Il craint pour son troupeau, il craint pour la ville, il craint pour l’autorité de Votre Majesté. Je suis persuadé que le péril n’est pas au point qu’il se l’imagine ; mais le scrupule sur cette matière est en lui une religion louable. » La Reine, qui entendit le jargon du cardinal, se remit tout d’un coup : elle me fit des honnêtetés ; et je répondis par un profond respect et par une mine si niaise, que La Rivière dit à l’oreille à Bautru, de qui je le sus quatre jours après : « Voyez ce que c’est que de n’être pas jour et nuit en ce pays-ci ! Le coadjuteur est homme du monde, il a de l’esprit : il prend pour bon ce que la Reine vient de lui dire, » La vérité est que tout ce qui étoit dans ce cabinet jouoit la comédie. Je faisois l’innocent, et je ne l’étois pas, au moins en ce fait. Le cardinal faisoit l’assuré, et il ne l’étoit pas autant qu’il le paroissoit. Il y eut quelques momens où la Reine contrefit la douce, et elle ne fut jamais plus aigre. M. de Longueville témoignoit de la tristesse, et il étoit dans une joie sensible, parce que c’étoit l’homme du monde qui aimoit le plus le commencement de toutes les affaires. M. d’Orléans faisoit l’empressé et le passionné en parlant à la Reine. Je ne l’ai jamais vu siffler avec plus d’indolence qu’il fit une demi-heure après, en entretenant Guerchi dans la petite chambre grise. Le maréchal de Villeroy faisoit le gai, pour faire sa cour au ministre ; et il m’avouoit en particulier, les larmes aux yeux, que l’État étoit sur le bord du précipice. Bautru et Nogent bouffonnoient, et représentoient, pour plaire à la Reine, la nourrice du vieux Broussel (remarquez, je vous prie, qu’il avoit quatre-vingts ans), qui animoit le peuple à la sédition : quoiqu’ils connussent très-bien l’un et l’autre que la tragédie ne seroit peut-être pas fort éloignée de la farce. Le seul et unique abbé de La Rivière étoit convaincu que l’émotion du peuple n’étoit qu’une fumée : il le soutenoit à la Reine, qui l’eût voulu croire, quand même elle auroit été persuadée du contraire : et je remarquai dans un même instant, et par la disposition de la Reine qui étoit la personne du monde la plus hardie, et par celle de La Rivière qui étoit le poltron le plus signalé de son siècle, que l’aveugle témérité et la peur outrée produisent les mêmes effets lorsque le péril n’est pas connu. Afin qu’il ne manquât aucun personnage au théâtre, le maréchal de La Meilleraye, qui jusque-là étoit demeuré très-ferme avec moi à représenter la conséquence du tumulte, prit celui de capitan. Il changea tout d’un coup et de ton et de sentiment, sur ce que le bonhomme Vannes, lieutenant colonel aux gardes, vint dire à la Reine que les bourgeois menaçoient de forcer les gardes. Comme il étoit tout pétri de bile et de contre-temps, il se mit en colère jusqu’à l’emportement, et même jusqu’à la fureur. Il s’écria qu’il falloit plutôt périr que de souffrir cette insolence ; et il pressa qu’on lui permît de prendre les gardes, les officiers de la maison, et tous les courtisans qui étoient dans les antichambres, en assurant qu’il terrasseroit toute cette canaille.
La Reine même donna avec ardeur dans son sens, mais ce sens ne fut appuyé de personne ; et vous verrez par l’événement qu’il n’y en a jamais eu de plus réprouvé. Le chancelier entra dans le cabinet en ce moment. Il étoit si foible de son naturel, qu’il n’y avoit jamais dit, jusqu’à cette occasion, aucune parole de vérité ; mais, en celle-là, la complaisance céda à la peur : il parla, et il parla selon ce que lui dictoit ce qu’il avoit vu dans les rues. J’observai que le cardinal parut fort touché de la liberté d’un homme en qui il n’en avoit jamais vu. Mais Senneterre, qui entra presque en même temps, effaça en moins de rien les premières idées, en assurant que la chaleur du peuple commençoit à se ralentir : qu’on ne prenoit point les armes, et qu’avec un peu de patience tout iroit bien.
Il n’y a rien de si dangereux que la flatterie, dans les conjonctures où celui que l’on flatte peut avoir peur. L’envie qu’il a de ne la pas prendre fait qu’il croit tout ce qui l’empêche d’y remédier. Les avis qui arrivoient de moment à autre faisoient perdre inutilement ceux dans lesquels on peut dire que le salut de l’État étoit renfermé. Le vieux Guitaut[7], homme de peu de sens, mais très-affectionné, s’en impatienta plus que les autres ; et il dit, d’un ton de voix encore plus rauque qu’à son ordinaire, qu’il ne comprenoit pas comment il étoit possible de s’endormir en l’état où étoient les choses. Il ajouta je ne sais quoi entre les dents que je n’entendis pas, mais qui apparemment piqua le cardinal, qui d’ailleurs ne l’aimoit pas. Le cardinal lui répondit : « Eh bien ! M. de Guitaut, quel est votre avis ? — Mon avis est, lui répondit brusquement Guitaut, de rendre ce vieux coquin de Broussel mort ou vif. » Je pris la parole, et je lui dis : « Le premier ne seroit ni de la piété ni de la prudence de la Reine : le second pourroit faire cesser le tumulte. » La Reine rougit à ce mot, et s’écria : « Je vous entends, M. le coadjuteur ! vous voudriez que je donnasse la liberté à Broussel. Je l’étranglerois plutôt avec les deux mains. » Et achevant cette dernière syllabe, elle me les porta presque au visage, en ajoutant : « Et ceux qui… » Le cardinal, qui ne douta point qu’elle ne m’allât dire tout ce que la rage peut inspirer, s’avança, et lui parla à l’oreille. Elle se composa à un point que, si je ne l’eusse connue, elle m’eût paru bien radoucie.
Le lieutenant civil entra en ce moment dans le cabinet, avec une pâleur mortelle sur le visage. Je n’ai jamais vu à la Comédie italienne de peur si naïvement et si ridiculement représentée que celle qu’il fit voir à la Reine, en lui racontant des aventures de rien qui lui étoient arrivées depuis son logis jusqu’au Palais-Royal. Admirez, je vous prie, la sympathie des âmes timides ! Le cardinal Mazarin n’avoit été jusque là que médiocrement touché de ce que M. de La Meilleraye et moi lui avions dit avec assez de vigueur, et la Reine n’en avoit pas seulement été émue. La frayeur du lieutenant se glissa, je crois, par contagion dans leur imagination, dans leur esprit et dans leur cœur. Ils me parurent tout à coup métamorphosés : ils ne me traitèrent plus de ridicule ; ils avouèrent que l’affaire méritoit de la réflexion. Ils consultèrent, et souffrirent que Monsieur, M. de Longueville, le chancelier, le maréchal de Villeroy, celui de La Meilleraye et le coadjuteur prouvassent par bonnes raisons qu’il falloit rendre Broussel avant que les peuples, qui menaçoient de prendre les armes, les eussent prises effectivement. Nous éprouvâmes en cette rencontre qu’il est bien plus naturel à la peur de consulter que de décider. Le cardinal, après une douzaine de galimatias qui se contredisoient les uns les autres, conclut à se donner encore du temps jusqu’au lendemain, et à faire connoître en attendant, au peuple, que la Reine lui accordoit la liberté de Broussel, pourvu qu’il se séparât, et qu’il ne continuât pas à la demander en foule. Le cardinal ajouta que personne ne pouvoit plus agréablement et plus efficacement que moi porter cette parole. Je vis le piège, mais je ne pus m’en défendre ; et d’autant moins que le maréchal de La Meilleraye, qui n’avoit point de vue, y donna même avec impétuosité, et m’y entraîna, pour ainsi parler, avec lui. Il dit à la Reine qu’il sortiroit avec moi dans les rues, et que nous y ferions des merveilles. « Je n’en doute point, lui répondis-je, pourvu qu’il plaise à la Reine de nous faire expédier en bonne forme la promesse de la liberté des prisonniers : car je n’ai pas assez de crédit parmi le peuple pour m’en faire croire sans cela. » On me loua de ma modestie : le maréchal ne se douta de rien ; la parole de la Reine valoit mieux que tous les écrits. En un mot l’on se moqua de moi, et je me trouvai tout d’un coup dans la cruelle nécessité de jouer le plus méchant personnage que jamais peut-être particulier ait rencontré. Je voulus répliquer : mais la Reine entra brusquement dans sa chambre grise. Monsieur me poussa, mais tendrement, avec ses deux mains, en me disant. « Rendez le repos à l’État. » Le maréchal m’entraîna, et tous les gardes du corps me portoient amoureusement sur leurs bras, en me criant : « Il n’y a que vous qui puissiez remédier au mal. » Je sortis ainsi avec mon rochet et mon camail, en donnant des bénédictions à droite et à gauche : et vous croyez bien que cette occupation ne m’empêchoit pas de faire toutes les réflexions convenables à l’embarras dans lequel je me trouvois. Je pris toutefois sans balancer le parti d’aller purement à mon devoir, de prêcher l’obéissance, et de faire mes efforts pour empêcher le tumulte. La seule mesure que je me résolus de garder fut celle de ne rien promettre en mon nom au peuple, et de lui dire simplement que la Reine m’avoit assuré qu’elle rendroit Broussel, pourvu que l’on fit cesser l’émotion.
L’impétuosité du maréchal de La Meilleraye ne me laissa pas lieu de mesurer mes expressions : car au lieu de venir avec moi, comme il m’avoit dit, il se mit à la tête des chevau-légers de la garde, et il s’avança l’épée à la main, en criant de toute sa force : « Vive le Roi ! liberté à Broussel ! » Comme il étoit vu de beaucoup plus de gens qu’il n’y en avoit qui l’entendissent, il échauffa beaucoup plus de monde par son épée qu’il n’en apaisa par sa voix. On cria aux armes ; un crocheteur mit le sabre à la main vis-à-vis des Quinze-Vingts : le maréchal le tua d’un coup de pistolet. Les cris redoublèrent, on courut de tous côtés aux armes ; une foule de peuple, qui m’avoit suivi depuis le Palais-Royal, me porta plutôt qu’elle ne me poussa jusqu’à la Croix-du-Tiroir, et j’y trouvai le maréchal de La Meilleraye aux mains, avec une foule de bourgeois qui avoient pris les armes dans la rue de l’Arbre-Sec. Je me jetai dans la foule pour essayer de les séparer, et je crus que les uns et les autres porteroient au moins quelque respect à mon habit et à ma dignité. Je ne me trompai pas absolument : car le maréchal, qui étoit fort embarrassé, prit avec joie ce prétexte pour commander aux chevau-légers de ne plus tirer. Les bourgeois s’arrêtèrent, et se contentèrent de tenir ferme dans le carrefour. Mais il y en eut vingt ou trente qui sortirent avec des hallebardes et avec des mousquetons de la rue des Prouvelles, qui ne furent pas si modérés, et qui, ne me voyant pas ou ne me voulant pas voir, firent une décharge fort brusque sur les chevau-légers, cassèrent d’un coup de pistolet le bras à Fontrailles qui étoit auprès du maréchal l’épée à la main, blessèrent un de mes pages qui portoit le bas de ma soutane, et me donnèrent à moi-même un coup de pierre au dessous de l’oreille, qui me porta par terre. Je ne fus pas plutôt relevé, qu’un bourgeois m’appuyant un mousqueton sur la tête, quoique je ne le connusse point du tout, je crus qu’il étoit bon de ne le lui pas témoigner dans ce moment ; et je lui dis au contraire : « Ah, malheureux ! si ton père te voyoit… » Il s’imagina que j’étois le meilleur ami de son père, que je n’avois pourtant jamais vu. Je crois que cette pensée lui donna celle de me regarder plus attentivement ; mon habit lui frappa les yeux : il me demanda si j’étois M. le coadjuteur. Tout le monde fit le même cri ; l’on courut à moi ; et le maréchal de La Meilleraye se retira avec plus de liberté au Palais-Royal, parce que j’affectai, pour lui en donner le temps, de marcher du côté des Halles. Tout le monde
m’y suivit, et j’en eus besoin : car je trouvai une fourmilière de fripiers toute en armes. Je les flattai, je les caressai, je les conjurai, je les menaçai, enfin je les persuadai. Ils quittèrent les armes : ce qui fut le salut de Paris, parce que s’ils les eussent encore eues à la main à l’entrée de la nuit qui s’approchoit, la ville eût été infailliblement pillée.
Je n’ai guère eu en ma vie de satisfaction plus sensible que celle-là ; et elle fut si grande que je ne fis pas seulement de réflexion sur l’effet que le service que je venois de rendre devoit produire au Palais-Royal. Je dis devoit : car vous allez voir qu’il y en produisit un tout contraire. J’y allai avec trente ou quarante mille hommes qui m’y suivirent, mais sans armes : et je trouvai à la barrière le maréchal de La Meilleraye, qui, transporté de la manière dont j’en avois usé à son égard, m’embrassa presque jusqu’à m’étouffer ; et il me dit ces propres paroles : « Je suis un fou et un brutal ; j’ai failli à perdre l’État, et vous l’avez sauvé. Venez, parlons à la Reine en véritables Français et en gens de bien ; et prenons des dates, pour faire pendre à notre témoignage, à la majorité du Roi, ces pestes d’État, ces flatteurs infâmes qui font accroire à la Reine que cette affaire n’est rien. » Il fit une apostrophe aux officiers des gardes, en achevant cette dernière parole, la plus touchante, la plus pathétique et la plus éloquente qui soit peut-être jamais sortie de la bouche d’un homme de guerre ; et il me porta plutôt qu’il ne me mena chez la Reine. Il lui dit en entrant, et en me montrant de la main : « Voilà celui, madame, à qui je dois la vie, mais à qui Votre Majesté doit le salut de sa garde et peut-être celui du Palais-Royal. » La Reine se mit à sourire, mais d’une sorte de sourire ambigu. J’y pris garde, mais je n’en fis pas semblant ; et, pour empêcher M. le maréchal de La Meilleraye de continuer mon éloge, je pris la parole : « Non, madame, il ne s’agit pas de moi, mais de Paris soumis et désarmé, qui se vient jeter aux pieds de Votre Majesté. — Il est bien coupable et peu soumis, repartit la Reine avec un visage plein de feu ; s’il a été aussi furieux que l’on a voulu me le faire croire, comment se seroit-il pu radoucir en si peu de temps ? » Le maréchal, qui remarqua aussi bien que moi le ton de la Reine, se mit en colère, et lui dit en jurant : « Madame, un homme de bien ne peut vous flatter en l’extrémité où sont les choses. Si vous ne mettez aujourd’hui Broussel en liberté, il n’y aura pas demain pierre sur pierre dans Paris. » Je voulus prendre la parole pour appuyer ce que disoit le maréchal ; la Reine me la ferma, en me disant d’un air de moquerie : « Allez vous reposer, monsieur, vous avez bien travaillé. »
Je sortis ainsi du Palais-Royal ; et quoique je fusse ce que l’on appelle enragé, je ne dis pas un mot de là jusqu’à mon logis qui pût aigrir le peuple. J’en trouvai une foule innombrable qui m’attendoit, et qui me força de monter sur l’impériale de mon carrosse, pour lui rendre compte de ce que j’avois fait au Palais-Royal. Je lui dis que j’avois témoigné à la Reine l’obéissance que l’on avoit rendue à sa volonté, en posant les armes dans les lieux où on les avoit prises, et en ne les prenant point dans ceux où on étoit sur le point de les prendre ; que la Reine m’avoit fait paroître de la satisfaction de cette soumission, et qu’elle m’avoit dit que c’étoit l’unique voie par laquelle on pouvoit obtenir d’elle la liberté des prisonniers. J’ajoutai tout ce que je crus pouvoir adoucir cette commune ; et je n’y eus pas beaucoup de peine, parce que l’heure du souper s’approchoit. Cette circonstance vous paroîtra ridicule, mais elle est fondée : et j’ai observé qu’à Paris, dans les émotions populaires, les plus échauffés ne veulent pas ce qu’ils appellent se désheurer.
Je me fis saigner en arrivant chez moi : car la contusion que j’avois eue au dessous de l’oreille étoit fort augmentée ; mais vous croyez bien que ce n’étoit pas là mon plus grand mal. J’avois fort hasardé mon crédit dans le peuple, en lui donnant des espérances de la liberté de Broussel, quoique j’eusse observé fort soigneusement de ne lui en pas donner ma parole. Mais avois-je lieu moi-même d espérer qu’un peuple pût distinguer entre les paroles et les espérances ? D’ailleurs avois-je lieu de croire, après ce que j’avois connu du passé, après ce que je venois de voir du présent, que la cour fît seulement réflexion à ce qu’elle nous avoit fait dire à M. de La Meilleraye et à moi ? Ou plutôt n’avois-je pas tout sujet d’être persuadé qu’elle ne manqueroit pas cette occasion de me perdre absolument dans le public, en lui faisant croire que je m’étois entendu avec elle pour l’amuser et pour le jouer ? Ces vues, que j’eus dans toute leur étendue, m’affligèrent, mais elles ne me tentèrent point. Je ne me repentis pas un moment de ce que j’avois fait, parce que j’étois persuadé que le devoir et la bonne conduite m’y avoient obligé. Je m’enveloppai, pour ainsi dire, dans mon devoir ; j’eus honte d’avoir fait réflexion sur l’événement ; et Montrésor étant entré là-dessus, et m’ayant dit que je me trompois si je croyois avoir beaucoup gagné à mon expédition, je lui répondis ces propres paroles : « J’y ai beaucoup gagné, en ce qu’au moins je me suis épargné une apologie en explication de bienfaits, qui est toujours une chose insupportable à un homme de bien. Si je fusse demeuré chez moi dans une conjoncture comme celle-ci, la Reine, dont enfin je tiens ma dignité, auroit-elle sujet d’être contente de moi ? — Elle ne l’est nullement, reprit Montrésor : madame de Noailles et madame de Motteville viennent de dire au prince de Guémené que l’on étoit persuadé, au Palais-Royal, qu’il n’avoit pas tenu à vous d’émouvoir le peuple. »
J’avoue que je n’ajoutai aucune foi à ce discours de Montrésor : car quoique j’eusse vu dans le cabinet de la Reine que l’on s’y moquoit de moi, je m’étois imaginé que cette malignité n’alloit pas à diminuer le mérite du service que j’avois rendu, et je ne pouvois me figurer que l’on fût capable de me le tourner à crime. Montrésor persistant à me tourmenter, et me disant que mon ami Jean-Louis de Fiesque[8] n’auroit pas été de mon avis, je lui répondis que j’avois toute ma vie estimé les hommes, plus par ce qu’ils ne faisoient pas en de certaines occasions, que par tout ce qu’ils y eussent pu faire. J’étois sur le point de m’endormir sur ces pensées, lorsque Laigues arriva, qui venoit du souper de la Reine, et qui me dit que l’on m’avoit tourné publiquement en ridicule, que l’on m’y avoit traité d’homme qui n’avoit rien oublié pour soulever le peuple, sous prétexte de l’apaiser ; que l’on avoit sifflé dans les rues ; que j’avois fait semblant d’être blessé, quoique je ne le fusse point ; enfin que j’avois été exposé deux heures entières à la raillerie fine de Bautru, à la bouffonnerie de Nogent, à l’enjouement de La Rivière, à la fausse compassion du cardinal, et aux éclats de rire de la Reine. Vous ne doutez pas que je ne fusse un peu ému ; mais, à la vérité, je ne le fus pas au point que vous devez croire. Je me sentis plutôt de la tentation légère que de l’emportement ; tout me vint dans l’esprit, mais rien n’y demeura, et je sacrifiai à mon devoir, presque sans balancer, les idées les plus douces et les plus brillantes que les conjurations passées présentèrent à mon esprit en foule, aussitôt que le mauvais traitement que je voyois public et connu me donna lieu de croire que je pourrois entrer avec honneur dans les nouvelles.
Je rejetai, par le principe de l’obligation que j’avois à la Reine, toutes ces pensées, quoique, à vous dire le vrai, je m’y fusse nourri dès mon enfance ; et Laigues et Montrésor n’eussent certainement rien gagné sur mon esprit, ni par leurs exhortations ni par leurs reproches, si Argenteuil, qui depuis la mort de M. le comte, dont il avoit été premier gentilhomme de la chambre, qui s’étoit fort attaché à moi, ne fût venu. Il entra dans ma chambre avec un visage fort effaré, et il me dit : « Vous êtes perdu ; le maréchal de La Meilleraye m’a chargé de vous dire que le diable possède le Palais-Royal ; qu’il leur a mis dans l’esprit que vous avez fait ce que vous avez pu pour exciter la sédition ; que lui, le maréchal de La Meilleraye, n’a rien oublié pour témoigner à la Reine et au cardinal la vérité, mais que l’un et l’autre se sont moqués de lui ; qu’il ne les peut excuser dans cette injustice, mais qu’aussi il ne les peut assez admirer du mépris qu’ils ont toujours eu pour le tumulte ; qu’ils en ont vu la suite comme des prophètes ; qu’ils ont toujours dit que la nuit feroit évanouir cette fumée ; que lui maréchal, ne l’avoit pas cru, mais que présentement il en étoit convaincu, parce qu’il s’étoit promené dans les rues, où il n’avoit pas seulement trouvé un homme ; que ces feux ne se rallumoient plus quand ils s’étoient éteints aussi subitement que celui-là ; qu’il me conjuroit de penser à ma sûreté ; que l’autorité du Roi paroîtroit le lendemain avec tout l’éclat imaginable ; qu’il voyoit la cour très-disposée à ne pas perdre le moment fatal ; que je serois le premier sur qui l’on feroit un grand exemple ; que l’on avoit même déjà parlé de m’envoyer à Quimpercorentin ; que Broussel seroit envoyé au Hâvre-de-Grâce ; et que l’on avoit résolu d’envoyer, à la pointe du jour, le chancelier au palais, pour interdire le parlement, et pour lui commander de se retirer à Montargis. » Argenteuil finit son discours par ces paroles : « Voilà ce que le maréchal de La Meilleraye vous mande. Celui de Villeroy n’en dit pas tant, car il n’ose ; mais il m’a serré la main, en passant, d’une manière qui me fait juger qu’il en sait peut-être encore davantage ; et moi je vous dis, ajouta Argenteuil, qu’ils ont tous deux, raison : car il n’y a pas une ame dans les rues, tout y est calme, et l’on prendra demain qui l’on voudra. »
Montrésor, qui est de ces gens qui veulent toujours avoir tout deviné, s’écria qu’il n’en doutoit point, et qu’il l’avoit bien prédit. Laigues se mit sur les lamentations de ma conduite, qui faisoit pitié à mes amis, quoiqu’elle les perdît. Je leur répondis que s’il leur plaisoit de me laisser un petit quart-d’heure[9] en repos, je leur ferois voir que nous n’étions pas réduits à la pitié ; et il étoit vrai.
Comme ils m’eurent laissé tout seul le quart-d’heure que je leur avois demandé, je ne fis pas seulement réflexion sur ce que je pouvois : car j’en étois très-assuré ; je pensai seulement à ce que je devois, et je fus embarrassé. Comme la manière dont j’étois poussé, et celle dont le public étoit menacé, eurent dissipé mon scrupule, et que je crus pouvoir entreprendre avec honneur et sans être blâmé, je m’abandonnai à toutes mes pensées ; je rappelai tout ce que mon imagination m’avoit jamais fourni de plus éclatant et de plus proportionné aux vastes desseins ; je permis à mes sens de se laisser chatouiller par le titre de chef de parti, que j’avois toujours honoré dans les Vies de Plutarque. Mais ce qui acheva d’étouffer tous mes scrupules, fut l’avantage que je m’imaginai à me distinguer de ceux de ma profession par un état de vie qui les confond toutes. Le déréglement des mœurs, très-peu convenable à la mienne, me faisoit peur. J’appréhendois le ridicule de M. de Sens. Je me soutenois par la Sorbonne, par des sermons, par la faveur des peuples ; mais enfin cet appui n’a qu’un temps, et ce temps même n’est pas fort long, par mille accidens qui peuvent arriver. Dans le désordre, les affaires brouillent les espèces : elles honorent même ce qu’elles ne justifient pas ; et les vices d’un archevêque peuvent être dans une infinité de rencontres les vertus d’un chef de parti. J’avois eu mille fois cette vue, mais elle avoit toujours cédé à ce que je croyois devoir à la Reine. Le souper du Palais-Royal, et la résolution de me perdre avec le public, l’ayant purifiée, je la pris avec joie, et j’abandonnai mon destin à tous les mouvemens de la gloire. Minuit sonnant, je fis rentrer dans ma chambre Laigues et Montrésor, et je leur dis : « Vous savez que je crains les apologies, mais vous allez voir que je ne crains pas les manifestes. Toute la cour me sera témoin de la manière dont on m’a traité depuis plus d’un an au Palais-Royal : c’est au public à défendre mon honneur ; mais on veut perdre le public, et c’est à moi à le défendre de l’oppression. Nous ne sommes pas si mal que vous vous le persuadez, messieurs, et je serai demain, avant qu’il soit midi, maître de Paris. » Mes deux amis crurent que j’avois perdu l’esprit ; et eux, qui m’avoient persécuté, je crois, cinquante fois en leur vie pour entreprendre, me firent en cet instant des leçons de modération. Je ne les écoutai pas, et j’envoyai quérir à l’heure même Miron, maître des comptes, colonel du quartier de Saint-Germain de l’Auxerrois, homme de bien et de cœur, et qui avoit beaucoup de crédit parmi le peuple. Je lui exposai l’état des choses ; il entra dans mon sentiment : il me promit d’exécuter tout ce que je désirerois. Nous convînmes de ce qu’il y auroit à faire, et il sortit de chez moi en résolution de faire battre le tambour, et de faire reprendre les armes au premier ordre qu’il recevroit de moi.
Il trouva, en descendant mon degré, un frère de son cuisinier, qui ayant été condamné à être pendu, et n’osant marcher de jour par la ville, y rôdoit assez souvent la nuit. Cet homme venoit de rencontrer par hasard auprès du logis de Miron deux espèces d’officiers qui parloient ensemble, et qui nommoient souvent le maître de son frère. Il les écouta, caché derrière une porte, et il ouït que ces gens-là (nous sûmes depuis que c’étoit Vannes, lieutenant colonel des gardes, et Rubantel, lieutenant au même régiment) discouroient de la manière dont il faudroit entrer chez Miron pour le surprendre, et des postes où il seroit bon de mettre les gardes, les Suisses, les gendarmes, les chevau-légers, pour s’assurer de tout ce qui étoit depuis le Pont-Neuf jusqu’au Palais-Royal. Cet avis, joint à celui que nous avions par le maréchal de La Meilleraye, nous obligea à prévenir le mal ; mais d’une façon toutefois qui ne parût pas offensive, n’y ayant rien de si grande conséquence dans les peuples que de leur faire paroître, même quand on attaque, que l’on ne songe qu’à se défendre. Nous exécutâmes notre projet en ne portant que des manteaux noirs[10] sans armes, c’est-à-dire des bourgeois considérables, dans les lieux où nous avions appris que l’on se disposoit à mettre des gens de guerre ; parce que ainsi l’on se pouvoit assurer que l’on ne prendroit les armes que quand on l’ordonneroit. Miron s’acquitta si généreusement et si heureusement de cette commission, qu’il y eut plus de quatre cents gros bourgeois assemblés par pelotons, avec aussi peu de bruit et aussi peu d’émotion qu’il y en eût pu avoir si les novices des Chartreux y fussent venus pour y faire leurs méditations.
- ↑ Nicolas de Neufville, gouverneur de Louis xiv, mort en 1685. (A. E.)
- ↑ Je prêchai le lendemain : Nous avons donné l’extrait de ce sermon dans la Notice sur le cardinal de Retz.
- ↑ Me remercia. Joly dit dans ses Mémoires que ce sermon fut trouvé par les courtisans emporté et séditieux.
- ↑ Pierre Broussel. (A. E.)
- ↑ René Potier, sieur de Blancménil. (A. E.)
- ↑ Nicolas, comte de Bautru-Nogent. (A, E.)
- ↑ Le vieux Guitaut : François de Comminges, mort en 1663, à l’âge de quatre-vingt-deux ans.
- ↑ Jean-Louis de Fiesque : Celui dont le coadjuteur avoit écrit l’histoire dans sa première jeunesse. (Voyez la Notice.)
- ↑ De me laisser un petit quart-d’heure : Peut-on présumer, en refléchissant à toutes ces ressources ménagées depuis long-temps par le coadjuteur, que son intention avoit été de rester fidèle à ses devoirs ?
- ↑ Des manteaux noirs : Les gens du peuple et la petite bourgeoisie portoient alors des manteaux gris.