Mémoire sur le sucre de betterave/1821/Chapitre 3

Librairie de Madame HUZARD (p. 44-52).


CHAPITRE III.


Compte rendu, par Dépenses et Produits, d’une Fabrication de Sucre de Betteraves.


Le procédé que je viens de décrire me paraît le plus sûr, le plus économique et le plus simple de tous ceux qui sont parvenus à ma connaissance ; mais, si le prix du sucre qui en est le produit était supérieur à celui du sucre du commerce provenant du Nouveau-Monde, ce serait tout au plus un nouveau fait pour la science, et un objet de pure curiosité pour la société. Nous allons donc présenter un état très-exact de la dépense et de la recette, pour mettre chacun à portée de juger de l’importance de cette nouvelle branche d’industrie.

Art. Ier. De la Dépense.

La dépense se compose : 1° du prix de la betterave ; 2°. de la main-d’œuvre pour l’extraction du sucre ; 3°. de l’intérêt de la mise de fonds pour former l’établissement ; 4°. de l’entretien des machines et usines ; 5°. de l’achat du combustible, charbon animal et autres petits objets employés dans la fabrique.

La betterave se vend généralement 10 fr. le millier. À ce prix, l’agriculteur y a trouvé jusqu’ici un bénéfice raisonnable, sur-tout lorsqu’elle est cultivée dans de bons terrains.

En supposant une terre de qualité moyenne, mais propre cependant à produire du blé, on peut calculer ce que coûte la betterave, d’après les bases suivantes. Nous nous bornerons à faire le calcul sur la culture d’un arpent.

1° Loyer d’un arpent 
 20
fr.
2° Deux labours profonds 
 24
3° Deux sarclages à la charrue 
 20
4° Achat de graines 
 3
5° Semence et hersage 
 22
6° Arrachement et transport 
 40
7° Engrais 
 50
8° Impositions 
 5
_____
Total 184 fr.

Ici nous ferons supporter tous les frais à la betterave, quoique nous ayons observé que les terres qui leur étaient consacrées fussent semées en blé après qu’on a arraché les betteraves, et que nous pussions faire partager au blé les frais des deux labours, du loyer, des impositions et du fumier. On sentira, d’après cela, qu’on pourrait réduire d’un tiers les dépenses que nous passons sur le compte des betteraves.

On évalue généralement le produit moyen d’un arpent de betteraves à 20 milliers ; ce qui établit le prix du millier pour l’agriculteur à 9 fr. 20 c. ; mais comme l’épluchement ôte plus d’un dixième à la betterave, les 20 milliers se trouvent réduits à 16 lorsqu’elle entre en fabrication : nous porterons le prix de la betterave épluchée à 10 fr. le millier pour le fabricant, en supposant toujours qu’il n’emploie que le produit de sa propre récolte.

Pour déterminer à présent les autres frais et avoir rigoureusement l’état de la dépense, nous supposerons qu’on travaille 10 milliers de betteraves épluchées par jour.

1°. 10 milliers de betteraves 
 100
f.
2°. Deux chevaux et un homme au manége 
 9
3°. Cinq femmes aux râpes 
 3
4°. Quatre hommes aux presses 
 6
6°. Charbon animal 
 12
7°. Combustible 
 30
Comme nous supposons que la fabrique ne travaille que quatre mois de l’année, il convient de répartir sur ces quatre mois des dépenses d’une autre nature, telles que l’intérêt de la mise de fonds, l’entretien des ustensiles, le salaire du maître raffineur, etc. Ainsi, en supposant que l’établissement coûte 30,000 fr., ce qui est le maximum pour une fabrication de 10 milliers par jour, l’intérêt de la mise de fond réparti sur 120 jours de travail, fait par jour 
 16
Entretien des ustensiles et de l’usine 
 10
Salaire du raffineur et de l’ouvrier qui lui est attaché 
 20
Menues dépenses 
 5
_____
Total 214 fr.

La dépense de chaque jour pour l’exploitation de 10 milliers de betteraves est donc de 214 fr.

Art. II. Du Produit d’une Exploitation de 10 milliers de sucre de Betteraves par jour.

Le produit de la fabrication se compose de trois objets distincts :

1°. Le sucre.

2°. Le résidu ou marc de betteraves.

3°. La mélasse.

En général, la betterave fournit de 3 à 4 pour 100 de sucre brut ; il y a même des fabriques qui en ont retiré de 4 à 5. La quantité varie en raison des chaleurs plus ou moins constantes de l’été, et sur-tout en raison de l’intelligence qu’on a apportée dans les travaux de fabrication.

Nous supposerons qu’on n’en extrait que 3 pour 100. Dix milliers de betteraves exploitées par jour, donneront donc 300 livres de sucre brut qui, à raison d’une dépense de 214 fr. par jour, portent le prix du sucre brut à environ 14 sous ou 70 cent. la livre.

Indépendamment du produit du sucre, il en est d’autres qui méritent une grande considération, ce sont les épluchures et le marc des betteraves après qu’on a exprimé le suc.

Les épluchures forment, à-peu-près, le neuvième du poids de la betterave ; elles sont composées des collets, des radicules, de quelques portions de la peau et de la terre qui peut adhérer à la surface. Sur un millier d’épluchures, il y a au moins une bonne moitié qui fait une excellente nourriture pour les cochons, qui en sont très-avides.

Le marc des betteraves forme un objet bien plus important. En supposant qu’on extraie 70 pour 100 de suc de la betterave, l’exploitation de 10 milliers par jour fournit 1500 kilogrammes, ou environ 30 quintaux de marc, qui forment une nourriture très-précieuse pour les bêtes à cornes.

Cette nourriture, qui est presque sèche, n’a ni les inconvéniens des herbes ou racines aqueuses, ni ceux des fourrages secs pour l’usage des bêtes à cornes ; elle ne produit point la pourriture comme les premières, et ne donne pas lieu à des obstructions, ni n’échauffe pas comme les seconds ; elle contient presque tous les principes nutritifs de la betterave, dont on n’a enlevé, en la travaillant, qu’environ 65 pour 100 d’eau, 3 pour 100 de sucre, et un peu d’extractif et de gélatine.

Cette quantité de marc peut nourrir, par jour, 1000 à 2000 bêtes à laine.

Les bœufs, les vaches, la volaille, dévorent cette nourriture, qui les engraisse beaucoup mieux que tous les alimens connus ; les brebis et les vaches laitières soumises à ce régime donnent beaucoup plus de lait, et d’une excellente qualité.

Dans un domaine où l’on établirait une fabrique de l’importance de celle dont je parle, on peut engraisser par an 50 à 60 bœufs ou 8 à 900 moutons avec ces seuls résidus.

La mélasse est un troisième produit qui n’est pas à dédaigner. L’exploitation d’un millier de betteraves en fournit à-peu-près 240 livres par jour, qu’on peut vendre dans le commerce à raison de 5 à 6 francs le quintal ou les 50 kilogrammes, ou bien les faire fermenter et les distiller pour en extraire l’alcool.

Lorsqu’on prend le parti de distiller, on délaye la mélasse dans l’eau, de manière que la liqueur marque 7 à 8 degrés ; on y mêle ensuite avec soin de la levure de bière ou du levain de pâte d’orge délayée dans l’eau tiède, dans la proportion de 10 livres pour la première, par 10 quintaux de liquide, et de 30 livres pour la seconde.

Les cuviers qui contiennent cette liqueur à fermenter, doivent être placés dans une étuve où la chaleur soit constamment à 16 ou 20 degrés du thermomètre centigrade. La fermentation ne tarde pas à s’annoncer, et elle est terminée en quelques jours.

La distillation doit s’opérer dans les alambics perfectionnés d’Adam et de Berard ; alors l’alcohol n’a aucun mauvais goût, et on peut l’obtenir au degré qu’on désire par une seule distillation. Cet alcohol a cela de particulier, c’est qu’au même degré de concentration il est infiniment plus piquant que tous les autres qui nous sont connus.

Cent litres de mélasse donnent à-peu-près 15 litres d’alcool à 22 degrés.

Avant de livrer les résidus aux bestiaux, on peut les faire fermenter en les délayant dans une quantité d’eau suffisante, et les distiller ensuite. Par ce moyen, on peut encore en extraire environ 4 pour 100 d’alcool ; mais cette opération entraîne un embarras de manipulation qui me l’a fait abandonner ; elle a donné lieu, néanmoins, à une observation que je ne puis passer sous silence, pour éclairer ceux qui pourraient se trouver dans le même cas que moi. J’avais conçu l’idée de passer de l’eau sur les résidus pour m’en servir ensuite à délayer la mélasse ; cette eau de lessive marquait de 2 à 4 degrés ; je procédais ensuite à la fermentation par la méthode ordinaire. La fermentation s’établissait facilement : lorsqu’elle était terminée, je soumettais la liqueur à la distillation ; mais quelle fut ma surprise lorsque je vis que j’obtenais moins d’alcool, et que, vers la fin de l’opération, la liqueur se boursouflait et passait de la chaudière dans le serpentin ! Je ne tardai pas à me convaincre que la mélasse n’avait point participé à la fermentation ; qu’elle était demeurée intacte, et qu’il n’y avait que la lessive des résidus qui eût fermenté. Cette expérience répétée plusieurs fois m’a constamment donné les mêmes résultats. Il paraît que la mélasse se mêle, sans s’allier, avec cette eau de lessive, et que cette dernière, subissant d’abord sa fermentation, arrête le mouvement de la première.

Les cendres des marcs fournissent à-peu-près 1 pour 100 de potasse.