Mémoire sur le sucre de betterave/1821/Chapitre 1

Librairie de Madame HUZARD (p. 10-26).


CHAPITRE PREMIER.


Culture de la Betterave.


Les betteraves se sèment à la fin de mars, ou en avril, du moment qu’on n’a plus à craindre les gelées.

Art. Ier. Choix de la Graine.

Il y a des betteraves blanches, il y en a de jaunes, de rouges et de marbrées, et quelquefois la pellicule est rouge et la chair est blanche.

Il est aujourd’hui reconnu par les agriculteurs, sur-tout par ceux d’Allemagne, que la couleur ne se reproduit pas constamment, et que, dans le produit d’un champ où l’on n’a semé que de la graine provenant de betteraves jaunes, par exemple, il s’en trouve plus ou moins de blanches ou de rouges ; c’est ce que j’ai eu occasion de vérifier moi-même.

En Allemagne, on donne la préférence à la betterave blanche ; en France on a préféré la jaune. Il m’a paru, d’après des expériences comparatives, qu’on donnait trop d’importance à la couleur ; je n’ai pas observé que la variété des couleurs produisit une variété sensible dans les résultats, lorsque les betteraves provenaient du même sol et de la même culture.

Cependant, je cultive de préférence la betterave jaune ou blanche, parce que la couleur rouge que donne la betterave rouge au suc qui en est extrait, colore sensiblement le sucre qui en provient, et rend son raffinage un peu plus long et plus pénible. À la vérité la chaux qu’on emploie dans la première opération décolore instantanément le jus, mais la concentration par l’évaporation fait reparaître une couleur ferme et brunâtre, que n’a pas le sirop qui provient de la betterave jaune ou blanche.

Art. II. Choix du Terrain.

Le terrain le plus propre à la betterave paraît être celui qui est à-la-fois meuble et gras, et qui a de la profondeur.

Les terres maigres, sèches, sablonneuses, conviennent peu : les betteraves y sont petites et sèches : elle donnent un suc qui marque jusqu’à onze degrés au pèse-liqueur de Baumé, mais qui est peu abondant. Il m’est arrivé de n’en extraire que 32 pour 100. Le suc est très-chargé de sucre ; mais la proportion ne dédommage pas le fabricant.

Les terres fortes, grasses, argileuses, ne conviennent pas non plus. Les graines y lèvent mal, sur-tout si, après les semences, il survient une forte pluie qui tasse la terre et ferme l’accès à l’air : alors la graine pourrit sans germer. J’ai perdu, en 1813, dix hectares de betteraves par cet accident ; il est même rare que, dans ces terres fortes, la betterave acquière beaucoup de grosseur ; elle pousse en dehors, parce qu’elle ne peut pas se loger dans la terre.

Les terres provenant du défrichement des prairies, les terres d’alluvion fumées et travaillées depuis long-temps, sont très-propres à la culture des betteraves.

Un bon terrain peut fournir jusqu’à cent milliers de betteraves par hectare ; j’en ai même récolté jusqu’à cent vingt sur un pré nouvellement défriché ; mais le produit moyen d’une exploitation courante est de trente à quarante milliers.

Art. III. Préparation du Terrain.

La terre destinée à recevoir des betteraves doit être préparée par deux ou trois labours très-profonds qu’on donne en hiver et au printemps.

Depuis six ans, je sème mes betteraves dans les terres qui doivent recevoir du blé en automne ; je les dispose par deux bons labours et un engrais convenable ; je sème vers la fin de mars, et arrache dans les premiers jours d’octobre. Je laisse les feuilles sur le terrain, sème le blé par-dessus, et le recouvre par un labour ordinaire ; de cette manière ma récolte de betterave est une récolte intermédiaire qui ne prive pas le domaine d’un grain de blé. Six années d’expériences m’ont prouvé que la récolte de blé était meilleure sur ces terrains que sur ceux qui s’étaient reposés pendant l’été. Il y a plus, c’est que les sarclages et l’arrachement ont nettoyé le sol de toutes les plantes étrangères, et les champs de blé en sont moins chargés que partout ailleurs.

On a cru, pendant quelque temps, que les terres fraîchement fumées produisaient des betteraves moins riches en sucre ; on a même ajouté que celles qui étaient fumées avec du fumier de mouton, ne donnaient que du salpêtre. Je puis affirmer que ces assertions sont erronées, et que la production du salpêtre tient à une autre cause, que nous ferons connaître par la suite.

Art. IV. Manière de semer.

On a successivement employé quatre méthodes pour semer la graine de betterave : 1o. au rayon ; 2o. au semoir ; 3o. à la volée ; 4o. en couche, ou pépinière.

1o. Pour semer au rayon, on fait passer sur la terre labourée une herse armée de quatre à cinq dents, placées à un pied et demi l’une de l’autre ; des femmes qui suivent la herse mettent des graines une à une dans les sillons que traversent les dents de la herse, en observant de les placer à une distance de 13 à 14 pouces l’une de l’autre ; on les recouvre ensuite avec des herses d’épines.

Cette méthode a le double avantage d’économiser la graine, et d’espacer convenablement les betteraves pour qu’elles puissent se développer. Une femme peut, à la rigueur, en semer 8,000 par jour ; et, en général, quatre femmes peuvent semer un arpent ou un demi-hectare chaque jour. Un cheval médiocre et un conducteur suffisent pour promener la herse ; de sorte que cette méthode est très-économique.

2o. Dans la plaine des Vertus, aux environs de Paris, on a introduit depuis deux à trois ans l’usage du semoir.

Ce semoir consiste en un chariot, à l’essieu duquel sont fixées quatre à cinq roues en cuivre, d’un pied de diamètre, et placées à la distance d’un pied l’une de l’autre. Chacune de ces roues a trois petites cavités ou excavations sur sa circonférence. On a fixé une trémie dans laquelle on met la graine ; la circonférence des roues communique avec le fond de la trémie ; et leurs cavités se chargent de graine en tournant ; mais comme les roues frottent, en sortant de la trémie, contre des morceaux d’étoffe, il ne reste qu’une graine dans leurs cavités, laquelle est versée sur le sol par le mouvement de rotation. La graine est recouverte dès qu’elle tombe, par une palette fixée au chariot, en arrière de l’essieu. Cette palette tranchante fait l’office de la herse, et découvre la terre à un pouce de profondeur.

Cette méthode est sans doute la plus économique ; on peut l’appliquer au blé avec un grand avantage. Un cheval et un enfant peuvent semer en un jour plusieurs hectares par ce procédé.

3o. Il y a des cultivateurs qui commencent par semer en couche ou en pépinière, et qui transplantent ensuite les jeunes plants par repiquage. Cette méthode présente plusieurs avantages à l’agriculteur, en ce qu’il n’est pas détourné de ses opérations du printemps pour les semences des blés de mars et des prairies artificielles, et qu’il ne s’occupe de transplanter ses betteraves que dans les premiers jours de juin, époque qui commence à devenir pour lui une saison morte ; mais elle offre des inconvéniens majeurs. Le premier de ces inconvéniens, c’est qu’il est bien difficile qu’en arrachant ces jeunes plantes très-tendres et cassantes, on ne laisse pas dans la terre la pointe de la queue de la betterave, et ; dès-lors, elle ne plonge plus dans le terrain, sa surface se recouvre de radicules ou brindilles, et la betterave grossit sans s’allonger. Le second inconvénient attaché au repiquage, c’est qu’en plaçant la betterave dans le trou qu’on a fait avec le plantoir, il est difficile que la pointe de la queue ne se replie pas ; et alors on éprouve tous les mauvaises effets qu’on vient de signaler. Le troisième inconvénient, c’est que cette méthode est plus coûteuse que les autres ; et le quatrième enfin, c’est que le repiquage exige un temps pluvieux, ce qui ne se rencontre pas souvent, ou un arrosement artificiel, ce qui n’est pas possible dans toutes les localités.

Cependant, un repiquage partiel est très-souvent indispensable ; car il arrive quelquefois que les betteraves lèvent mal et inégalement et il est alors avantageux de remplir les vides. Il est donc prudent d’avoir, en réserve un semis de betteraves, pour pouvoir remplacer celles qui manquent.

4o. La quatrième méthode de semer les betteraves consiste à les semer comme le blé, ou à la volée ; on recourt ensuite à la herse. Cette méthode, la plus simple de toutes, est en même temps celle à laquelle je donne la préférence ; à la vérité on emploie beaucoup plus de graine que par les autres procédés : il en faut environ 3 kilogrammes, au lieu d’un et demi par arpent ; mais cette considération n’a presque plus de valeur depuis que le prix de la graine est descendu à un taux raisonnable ; d’ailleurs, les avantages qu’on en retire sont immenses : 1o. en employant cette quantité de graine, on est à-peu-près sûr que tout le sol sera couvert ; 2o. dès que la plante est bien levée, on enlève par un premier sarclage toutes les betteraves inutiles, et on ne conserve que les pieds les plus vigoureux ; de sorte que, quelle que soit la saison, on est toujours sûr d’avoir une bonne récolte.

Quelle que soit la manière de semer la graine de betterave, il faut observer : 1o. de ne semer que sur des terres fraîches et encore humectées.

2o. De ne placer la graine qu’à demi-pouce de profondeur. Il est prouvé que les semences enterrées plus profondément ne lèvent pas.

3o. De ne pas semer trop épais ; car les Betteraves trop rapprochées, languissent et n’acquiérent pas de volume.

4o. De ne confier la betterave qu’à une terre bien meuble, bien divisée et labourée en profondeur.

Art. V. Des soins qu’exige la Betterave pendant sa végétation.

Il n’est peut-être pas de plante qui souffre plus du voisinage des herbes étrangères que la betterave ; elle reste petite et sans vigueur, si la terre n’est pas soigneusement nettoyée de toutes les plantes qui poussent à ses côtés. Le sarclage est donc une opération indispensable ; il faut profiter, autant que cela se peut, du moment où la terre est humide : alors on arrache à la main toutes les plantes qu’on veut enlever, et elles ne se reproduisent plus ; mais si la terre est sèche, il faut recourir au sarcloir ou à la houe, et remuer la terre à 3 ou 4 pouces de profondeur.

Dans tous les cas le sarclage avec les instrumens est préférable à celui qu’on fait à la main, parce qu’on donne un guéret très-utile aux betteraves, soit en facilitant l’accès de l’air nécessaire à la végétation, soit en disposant la terre d’une manière plus favorable pour absorber et faire pénétrer l’eau des pluies.

Il y a des particuliers qui sèment les betteraves à la volée, et qui pratiquent ensuite des sillons dans les champs, à l’aide du sarcloir conduit par un cheval, de manière à laisser des rangées de betteraves distantes l’une de l’autre d’environ un pied et demi. Cette méthode a l’avantage d’être économique, mais elle a l’inconvénient de conserver les betteraves au hasard et de sacrifier souvent les plus belles ; elle ne doit être pratiquée que dans les terres de première qualité où la végétation est partout également belle.

On doit renouveler le sarclage toutes les fois que la terre se couvre de plantes étrangères ; mais en général deux opérations suffisent. C’est de l’argent bien placé que celui qu’on emploie au sarclage ; le produit d’un arpent bien sarclé est au moins double de celui qui ne l’a pas été.

Art. VI. Arrachement des Betteraves.

En général, on arrache, les betteraves dans le courant d’octobre ; on commence l’opération dès les premiers jours, et elle doit être terminée avant les gelées.

On ne doit pas regarder l’époque où il convient d’arracher la betterave comme une chose indifférente ; celle que nous déterminons m’a paru la plus favorable pour les environs de Paris, et à une distance de 40 à 50 lieues de la capitale : mais personne n’ignore que, dans l’acte de la végétation, il y a une succession de produits différens qui se forment et se remplacent les uns les autres ; de sorte que l’existence du sucre cristallisable dans la betterave n’a qu’un temps, et c’est ce temps qu’il faut choisir pour l’arracher. Dans nos climats du midi, par exemple, où la végétation est plus hâtive, vainement on a essayé d’extraire du sucre de la betterave arrachée en automne. Il paraît que, dans cette saison, l’époque de la saccharification est passée, et que le sucre s’est décomposé par les progrès de la végétation, ou par une altération quelconque dans la betterave. Je puis citer à l’appui de mon opinion un fait bien constaté par M. Darracq, dont on connaît les talens et le bon esprit. Il y a quelques années que, de concert avec le préfet du département des Landes, M. le comte D’Angos, il forma le projet d’établir une sucrerie de betteraves. Dès le mois de juillet jusqu’à la fin du mois d’août, il fit l’essai de ses betteraves tous les huit jours, et constamment il en retira 3 ½ pour 100 de beau sucre. Dès-lors, il se crut sûr du succès, et donna tous ses soins à former l’établissement sans continuer ses essais hebdomadaires ; mais quelle fut sa surprise lorsqu’en travaillant ses betteraves vers la fin d’octobre, il ne lui fut pas possible d’extraire un atome de sucre cristallisé !

Il paraît que, lorsque la betterave a terminé sa végétation saccharine, si je puis m’exprimer ainsi, il se forme du nitrate de potasse aux dépens des principes constituans du sucre ; et cette formation a lieu dans la terre, lorsqu’elle est favorisée par la chaleur, tout comme dans les magasins : dans le mois de mars de 1813, je voulus exploiter des betteraves que j’avais enfermées dans une cave, et je n’obtins que du nitrate de potasse, quoiqu’elles ne fussent ni germées, ni pourries ; ces betteraves me donnaient un tiers de moins de suc que celles qui avaient été gardées en plein air ou dans des magasins bien aérés.

Il n’est point rare de voir sortir des bouffées de gaz nitreux des écumes abondantes qui se forment lorsqu’on verse le suc de la betterave dans une chaudière[1] : la production de ce gaz annonce un commencement d’altération dans la betterave, quoique, dans cet état, on puisse en extraire encore du sucre ; j’ai observé plusieurs fois ce phénomène, et toujours dans les circonstances dont je viens de parler. Par les progrès de l’altération, ce gaz nitreux passe à l’état d’acide nitrique, cet acide s’unit à la potasse pour former des nitrates ; et, dès-lors, la décomposition du sucre cristallisable est complète.

Ne soyons donc plus surpris si, dans tout le midi, depuis Bordeaux jusqu’à Lyon, en opérant sur des betteraves qui avaient séjourné dans la terre jusqu’à la fin d’octobre, on n’a pu retirer que du nitrate de potasse et pas un atome de sucre cristallisable.

À mesure qu’on arrache les betteraves, on les dépouille de leurs feuilles, qu’on laisse, comme engrais, sur le terrain, lorsqu’on n’a pas assez de bestiaux pour les consommer.

Art. VII. Conservation des Betteraves.

Les betteraves craignent les gelées et la chaleur : elles gèlent à une température d’un degré au-dessous de zéro ; elles commencent à pousser et s’altérer à une température de 8 à 9 degrés au-dessus de la glace fondante.

Les betteraves gelées donnent du sucre si on les travaille dans cet état ; mais elles fournissent beaucoup moins de suc. Lorsqu’elles sont dégelées, elles n’en fournissent plus.

Pour conserver les betteraves sans altération, il faut les placer dans un lieu sec et à une température qui ne soit que de quelques degrés au-dessus de zéro du thermomètre. Une grange, un grenier, sont des lieux très-propres à former un magasin de cette nature ; mais il est rare de pouvoir y loger tout l’approvisionnement d’une fabrique. À défaut d’un local couvert et assez spacieux, on est forcé de loger les betteraves en plein air, et, à cet effet, on choisit un sol sec et qui soit à l’abri des inondations ; on recouvre le sol d’une couche de cailloutage sur laquelle on met de la paille : on dresse dans le milieu un piquet qu’on entoure, sur toute la hauteur, de bouchons de paille ; on entasse les betteraves tout autour du piquet, et on en forme des carrés de 7 à 8 pieds de large sur 5 à 6 de hauteur. On enlève ensuite le piquet, de manière que l’espace qu’il occupait devient une cheminée par où peuvent sortir les vapeurs qui s’échappent des betteraves. On recouvre ensuite les parois latérales et la sommité de la couche avec de la paille de seigle ou d’avoine. On a l’attention d’établir en pente la sommité de la couche, pour que la pluie ne puisse ni filtrer, ni séjourner ; et l’on assujettit fortement la paille avec des liens pour la mettre à l’abri de la force des vents.

Il y a des cultivateurs, sur-tout dans le nord, qui, pour conserver leurs betteraves, les entassent dans les champs, les recouvrent de terre, et enveloppent le tout d’une couche de bruyère ou de genêt pour que l’eau n’y pénétre pas.

Il est sans doute avantageux d’enfermer les betteraves dans des magasins qui les mettent à l’abri des gelées et des pluies : là, elle sont plus à portée d’être soignées. Mais comme cette récolte se fait dans un moment où tous les animaux d’une ferme sont employés aux labours et aux semences des graines céréales, les transports deviennent difficiles, et il convient de former des tas dans les champs, qu’on recouvre avec soin, pour ne les transporter que pendant l’hiver, lorsque les chevaux sont moins occupés.

Mais, quelle que soit la méthode qu’on adopte pour emmagasiner les betteraves, il y a des précautions générales et indispensables à suivre, d’où dépend leur conservation :

1°. Il faut avoir l’attention de ne pas emmagasiner les betteraves mouillées ; et, lorsque le temps le permet, il convient de les laisser dans les champs pendant quelques jours, pour qu’elles sèchent.

2°. Il ne faut recouvrir les betteraves que du moment qu’on est menacé d’une gelée, et avoir l’attention de les découvrir et de les laisser découvertes tant que la température est de quelques degrés au-dessus de la glace, pourvu toutefois qu’il ne pleuve pas.

3°. Il faut visiter souvent les betteraves ; et si l’on s’aperçoit qu’elles s’échauffent, qu’elles pourrissent ou qu’elles poussent, il convient de démonter le tas, d’enlever celles qui commencent à pousser ou à se pourrir, de même que celles qui pourraient être gelées, pour les travailler de suite, et de rétablir ensuite la couche.



  1. M. Barruel est, je crois, le premier qui ait observé ce phénomène.