Monsieur, tout est perdu : votre fourbe maudite,
Dont je fus à regret le damnable instrument,
A couché de douleur Tircis au monument.
Courage ! tout va bien, le traître m’a fait place ;
Le seul qui me rendoit son courage de glace,
D’un favorable coup la mort me l’a ravi.
Monsieur, ce n’est pas tout, Mélite l’a suivi.
Mélite l’a suivi ! que dis-tu, misérable ?
Monsieur, il est trop vrai : le moment déplorable 288
Qu’elle a su son trépas a terminé ses jours.
Ah ciel ! s’il est ainsi…
Laissez là ces discours,
Et vantez-vous plutôt que par votre imposture
Ces malheureux amants trouvent la sépulture 289,
Et que votre artifice a mis dans le tombeau
Ce que le monde avoit de parfait et de beau.
Tu m’oses donc flatter, infâme, et tu supprimes 290
Par ce reproche obscur la moitié de mes crimes ?
Est-ce ainsi qu’il te faut n’en parler qu’à demi ?
Achève tout d’un coup : dis que maîtresse, ami 291,
Tout ce que je chéris, tout ce qui dans mon âme
Sut jamais allumer une pudique flamme,
Tout ce que l’amitié me rendit précieux,
Par ma fourbe a perdu la lumière des cieux 292 ;
Dis que j’ai violé les deux lois les plus saintes,
Qui nous rendent heureux par leurs douces contraintes ;
Dis que j’ai corrompu, dis que j’ai suborné,
Falsifié, trahi, séduit, assassiné 293 :
Tu n’en diras encor que la moindre partie.
Quoi ! Tircis est donc mort, et Mélite est sans vie !
Je ne l’avois pas su, Parques, jusqu’à ce jour,
Que vous relevassiez de l’empire d’Amour ;
J’ignorois qu’aussitôt qu’il assemble deux âmes,
Il vous pût commander d’unir aussi leurs trames 294.
Vous en relevez donc, et montrez aujourd’hui
Que vous êtes pour nous aveugles comme lui !
Vous en relevez donc, et vos ciseaux barbares
Tranchent comme il lui plaît les destins les plus rares !
Mais je m’en prends à vous, moi qui suis l’imposteur,
Moi qui suis de leurs maux le détestable auteur.
Hélas ! et falloit-il que ma supercherie
Tournât si lâchement tant d’amour en furie ?
Inutiles regrets, repentirs superflus,
Vous ne me rendez pas Mélite qui n’est plus ;
Vos mouvements tardifs ne la font pas revivre :
Elle a suivi Tircis, et moi je la veux suivre.
Il faut que de mon sang je lui fasse raison,
Et de ma jalousie, et de ma trahison,
Et que de ma main propre une âme si fidèle 295
Reçoive… Mais d’où vient que tout mon corps chancelle ?
Quel murmure confus ! et qu’entends-je hurler ?
Que de pointes de feu se perdent parmi l’air !
Les Dieux à mes forfaits ont dénoncé la guerre ;
Leur foudre décoché vient de fendre la terre.
Et pour leur obéir son sein me recevant
M’engloutit, et me plonge aux enfers tout vivant.
Je vous entends, grands Dieux : c’est là-bas que leurs âmes
Aux champs Élysiens éternisent leurs flammes ;
C’est là-bas qu’à leurs pieds il faut verser mon sang :
La terre à ce dessein m’ouvre son large flanc,
Et jusqu’aux bords du Styx me fait libre passage ;
Je l’aperçois déjà, je suis sur son rivage.
Fleuve, dont le saint nom est redoutable aux Dieux,
Et dont les neuf replis ceignent ces tristes lieux 296,
N’entre point en courroux contre mon insolence,
Si j’ose avec mes cris violer ton silence ;
Je ne te veux qu’un mot : Tircis est-il passé ?
Mélite est-elle ici ? Mais qu’attends-je ? insensé !
Ils sont tous deux si chers à ton funeste empire,
Que tu crains de les perdre, et n’oses m’en rien dire.
Vous donc, esprits légers, qui, manque de tombeaux,
Tournoyez vagabonds à l’entour de ces eaux,
À qui Charon cent ans refuse sa nacelle,
Ne m’en pourriez-vous point donner quelque nouvelle ?
Parlez, et je promets d’employer mon crédit 297
À vous faciliter ce passage interdit.
Monsieur, que faites-vous ? Votre raison troublée 298
Par l’effort des douleurs dont elle est accablée
Figure à votre vue…
Ah ! te voilà, Charon ;
Dépêche promptement, et d’un coup d’aviron
Passe-moi, si tu peux, jusqu’à l’autre rivage.
Monsieur, rentrez en vous, regardez mon visage 299 :
Reconnoissez Cliton.
Dépêche, vieux nocher,
Avant que ces esprits nous puissent approcher.
Ton bateau de leur poids fondroit 300 dans les abîmes ;
Il n’en aura que trop d’Éraste et de ses crimes 301.
Quoi ! tu veux te sauver à l’autre bord sans moi ?
Si faut-il qu’à ton cou je passe malgré toi.
derrière le théâtre 302)
Scène V
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288. Var. Monsieur, il est tout vrai : le moment déplorable. (1633-60)
289. Var. Ce pair d’amants sans pair est sous la sépulture. (1633-57)
Var. Ces malheureux amants treuvent la sépulture. (1660)
290. Var. Tu m’oses donc flatter, et ta sottise estime
M’obliger en taisant la moitié de mon crime ? (1633-57)
291. Var. Achève tout d’un trait : dis que maîtresse, ami. (1633-57)
292. Var. Par ma fraude a perdu la lumière des cieux. (1633-57)
293. Var. [Falsifié, trahi, séfluit, assassiné,]
Que j’ai toute une ville en larmes convertie :
[Tu n’en diras encor que la moindre partie.]
Mais quel ressentiment ! quel puissant déplaisir !
Grands Dieux ! et peuvent-ils jusque-là nous saisir,
Qu’un pauvre amant en meure, et qu’une âpre tristesse
Réduise au même point après lui sa maîtresse ?
clit. Tous ces discours ne font… ér. Laisse agir ma douleur.
Traître, si tu ne veux attirer ton malheur :
Interrompre son cours, c’est n’aimer pas ta vie.
La mort de son Tirsis me l’a doncques ravie !
[Je ne l’avois pas su, Parques, jusqu’à ce jour.] (1633-57)
294. Var. [Il vous pût commander d’unir aussi leurs trames ;]
J’ignorois que, pour être exemptes de ses coups,
Vous souffrissiez qu’il prit un tel pouvoir sur vous.
[Vous en relevez donc, et vos ciseaux barbares]
Tranchent comme il lui plaît les choses les plus rares !
Vous en relevez donc, et pour le flatter mieux
Vous voulez comme lui ne vous servir point d’yeux !
Mais je m’en prends à vous, et ma funeste ruse,
Vous imputant ces maux, se bâtit une excuse ;
J’ose vous en charger, et j’en suis l’inventeur,
Et seul de ces malheurs ah le détestable auteur.
Mon courage, au besoin se trouvant trop timide
Pour attaquer Tirsis autrement qu’en perfide.
Je fis à mon défaut combattre son ennui,
Son deuil, son désespoir, sa rage, contre lui.
Hélas ! et falloit-il que ma supercherie
Tournât si lâchement son amour en furie ?
Falloit-il, l’aveuglant d’une indiscrète erreur,
Contre une âme innocente allumer sa fureur ?
Falloit-il le forcer à dépeindre Mélite
Des infâmes couleurs d’une fille hypocrite ai ?
[Inutiles regrets, repentirs superflus.] (1633-57)
295. Var. Et que par ma main propre un juste sacrifice
De mon coupable chef venge mon artifice aj.
Avançons donc, allons sur cet aimable corps
Éprouver, s’il se peut, à la fois mille morts.
D’où vient qu’au premier pas je tremble, je chancelle ?
Mon pied, qui me dédit, contre moi se rebelle.
[Quel murmure confus ! et qu’entends-je hurler ?] (1633-57)
296. Var. Et dont les neuf remplis ceignent ces tristes lieux,
Ne te colère point contre mon insolence,
[Si j’ose avec mes cris violer ton silence.]
Ce n’est pas que je veuille, en buvant de ton eau,
Avec mon souvenir étouffer mon bourreau ;
Non, je ne prétends pas une faveur si grande ;
Réponds-moi seulement, réponds à ma demande ;
As-tu vu ces amants ? Tirsis est-il passé ?
Mélite est-elle ici ? Mais que dis-je ? insensé !
Le père de l’oubli, dessous cette onde noire,
Pourroit-il conserver tant soit peu de mémoire ?
Mais de rechef que dis-je ? Imprudent ! je confonds
Le Léthé pêle-mêle et ces gouffres profonds ;
Le Styx, de qui l’oubli ne prit jamais naissance,
De tout ce qui se passe a tant de connoissance,
Que les Dieux n’oseroient vers lui s’être mépris.
Mais le traître se tait, et tenant ces esprits
Pour le plus grand trésor de son funeste empire,
De crainte de les perdre, il n’en ose rien dire.
Vous donc, esprits légers, qui, faute de tombeaux. (1633-57).
297. Var. Dites, et je promets d’employer mon crédit. (1633-60)
298. Var. Monsieur, que faites-vous ? Votre raison s’égare :
Voyez qu’il n’est ici de Styx ni de Ténare ;
Revenez à vous-même. [ér. Ah ! te voilà, Charon.] (1633-57)
299. Var. Monsieur, rentrez en vous, contemplez mon visage. (1633-57)
300. Fondre, aller au fond, s’engloutir.
301. Var. [Il n’en aura que trop d’Éraste et de ses crimes ak.]
Clit. Il vaut mieux esquiver, car avecque des fous al
Souvent on ne rencontre à gagner que des coups :
Si jamais un amant fut dans l’extravagance,
Il s’en peut bien vanter avec toute assurance.
éraste, se jetant sur ses épaules am.
Tu veux donc échapper à l’autre bord sans moi ?
[Si faut-il qu’à ton cou je passe malgré toi.] (1633-57)
302. Ce jeu de scène est omis dans l’édition de 1660 ; dans celle de 1664, il est placé entre les deux derniers vers de la scène. Voyez p. 223, note c.
ah. Les éditions de 1633 et de 1644 donnent, mais par erreur sans doute : « ses malheurs, » pour « ces malheurs. »
ai. Les quatre derniers vers, depuis : « Falloit-il, l’aveuglant, etc., » ne sont que dans l’édition de 1633.
aj. Ces deux vers, ainsi que les vers 1301 et 1302 du texte, manquent dans les éditions de 1644-57.
ak. Il n’en aura que trop d’Éraste, de ses crimes. (1657)
al. Il vaut mieux se tirer, car avecque des fous, (1644-57)
am. Il se jette sur les épaules de Cliton, qui l’emporte du théâtre. (1633, en marge.)