Mélite/Acte 2/Scène 8

Mélite
(Édition Marty-Laveaux 1910)
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SCÈNE VIII168.


TIRCIS, MÉLITE.



MÉLITE.


Eh bien ! qu’avez-vous fait de votre compagnie ?


TIRCIS.


Je ne puis rien juger de ce qui l’a bannie 169 :
À peine ai-je eu loisir de lui dire deux mots,
Qu’aussitôt le fantasque, en me tournant le dos,
S’est échappé de moi.


MÉLITE.


S’est échappé de moi._Sans doute il m’aura vue,
Et c’est de là que vient cette fuite imprévue 170.


TIRCIS.


Vous aimant comme il fait, qui l’eût jamais pensé ?


MÉLITE.


Vous ne savez donc rien de ce qui s’est passé ?


TIRCIS.


J’aimerois beaucoup mieux savoir ce qui se passe,
Et la part qu’a Tircis en votre bonne grâce.


MÉLITE.


Meilleure aucunement qu’Éraste ne voudroit.
Je n’ai jamais connu d’amant si maladroit ;
Il ne sauroit souffrir qu’autre que lui m’approche.
Dieux ! qu’à votre sujet il m’a fait de reproche !
Vous ne sauriez me voir sans le désobliger.


TIRCIS.


Et de tous mes soucis c’est là le plus léger.
Toute une légion de rivaux de sa sorte
Ne divertiroit pas 171 l’amour que je vous porte,
Qui ne craindra jamais les humeurs d’un jaloux.


MÉLITE.


Aussi le croit-il bien, ou je me trompe.


TIRCIS.


Aussi le croit-il bien, ou je me trompe. _Et vous ?


MÉLITE.


Bien que cette croyance à quelque erreur m’expose 172,
Pour lui faire dépit, j’en croirai quelque chose.


TIRCIS.


Mais afin qu’il reçût un entier déplaisir,
Il faudroit que nos cœurs n’eussent plus qu’un désir,
Et quitter ces discours de volontés sujettes 173,
Qui ne sont point de mise en l’état où vous êtes.
Vous-même consultez un moment vos appas 174,
Songez à leurs effets, et ne présumez pas
Avoir sur tous les cœurs un pouvoir si suprême 175,
Sans qu’il vous soit permis d’en user sur vous-même.
Un si digne sujet ne reçoit point de loi,
De règle, ni d’avis, d’un autre que de soi.


MÉLITE.


Ton mérite, plus fort que ta raison flatteuse,
Me rend, je le confesse, un peu moins scrupuleuse.
Je dois tout à ma mère, et pour tout autre amant
Je voudrois tout remettre à son commandement 176 ;
Mais attendre pour toi l’effet de sa puissance,
Sans te rien témoigner que par obéissance,
Tircis, ce seroit trop : tes rares qualités
Dispensent mon devoir de ces formalités 177.


TIRCIS.


Que d’amour et de joie un tel aveu me donne !


MÉLITE.


C’est peut-être en trop dire, et me montrer trop bonne ;
Mais par là tu peux voir que mon affection
Prend confiance entière en ta discrétion.


TIRCIS.


Vous la verrez toujours, dans un respect sincère,
Attacher mon bonheur à celui de vous plaire,
N’avoir point d’autre soin, n’avoir point d’autre esprit ;
Et si vous en voulez un serment par écrit,
Ce sonnet que pour vous vient de tracer ma flamme
Vous fera voir à nu jusqu’au fond de mon âme.


MÉLITE.
.


Garde bien ton sonnet, et pense qu’aujourd’hui
Mélite veut te croire autant et plus que lui 178.
Je le prends toutefois comme un précieux gage
Du pouvoir que mes yeux ont pris sur ton courage.
Adieu : sois-moi fidèle en dépit du jaloux.


TIRCIS.179


Ô ciel ! jamais amant eut-il un sort plus doux ?


Scène VII

Acte II, scène VIII

Acte III


168. Dans les éditions antérieures à 1660, cette scène et la précédente n’en forment qu’une.

169. Dans certains exemplaires de l’édition de 1633, notamment dans celui de la Bibliothèque impériale qui est marqué Y, ce vers est dit par Mélite et non par Tircis, dont le couplet ne commence qu’au vers suivant.

170. Var. Et c’est de là que vient cette fuite impourvue. (1633)

171. C’est-à-dire, suivant le sens étymologique du mot, ne détournerait pas. Voyez le Lexique.

172. Var. Bien que ce soit un heur où prétendre je n’ose. (1633-57)

173. Volontés sujettes, volontés soumises à une mère. La réponse de Mélile éclaircit parfaitement ce que cette expression pourrait avoir d’obscur.

174. Var. Consultez seulement avecque vos appas. (1633-57)
Var. Consultez en vous-même un moment vos appas. (1660)

175. Var. Avoir sur tout le monde un pouvoir si suprême. (1633-57)

176. Var. Je m’en voudrois remettre à son commandement. (1633-60)

177. Var. [Dispensent mon devoir de ces formalités.]
tirs. Souffre donc qu’un baiser cueilli dessus ta bouche
M’assure entièrement que mon amour te touche.
mél. Ma parole suffit. tirs. Ah ! j’entends bien que c’est :
Un peu de violence en t’excusant te plaît.
mél. Folâtre, j’aime mieux abandonner la place,
Car tu sais dérober avec si bonne grâce
Que bien que ton larcin me fâche infiniment,
Je ne puis rien donner à mon ressentiment.
tirs. Auparavant l’adieu reçois de ma constance
Dedans ce peu devers l’éternelle assurance.
mél. Garde bien ton papier, et pense qu’aujourd’hui (1633-48)

178. Var. [Mélite veut te croire autant et plus que lui u.]
tirsis. Il lui coule le sonnet dans le sein, comme elle se dérobe v.
Par ce refus mignard qui porte un sens contraire.
Ton feu m’instruit assez de ce que je dois faire.
Ô ciel ! je ne crois pas que sous ton large tour
Un mortel eut jamais tant d’heur ni tant d’amour. (1633-48)

179. Var. tircis, seul. (1652-60)


u. Mélite te veut croire autant et plus que lui. (1652-64)

v. tirsis, lui coulant le sonnet dans le bras. (1644 et 48)