(Éraste est caché et les écoute 142.)
Quelle réception me fera ma maîtresse ?
Le moyen d’excuser une telle paresse ?
Monsieur, tout à propos je vous rencontre ici,
Expressément chargé de vous rendre ceci.
Qu’est-ce ?
Vous allez voir, en lisant cette lettre,
Ce qu’un homme jamais n’oseroit se promettre 143 ;
Ouvrez-la seulement.
Va, tu n’es qu’un conteur.
Je veux mourir au cas qu’on me trouve menteur.
Malgré le devoir et la bienséance du sexe, celle-ci m’échappe en faveur de vos mérites, pour vous apprendre que c’est Mélite qui vous écrit, et qui vous aime. Si elle est assez heureuse pour recevoir de vous une réciproque affection, contentez-vous de cet entretien par lettres, jusques à ce qu’elle ait 144 ôté de l’esprit de sa mère quelques personnes qui n’y sont que trop bien pour son contentement.
C’est donc la vérité que la belle Mélite
Fait du brave Philandre une louable élite,
Et qu’il obtient ainsi de sa seule vertu
Ce qu’Éraste et Tircis ont en vain débattu !
Vraiment dans un tel choix mon regret diminue ;
Outre qu’une froideur depuis peu survenue,
De tant de vœux perdus ayant su me lasser 146,
N’attendoit qu’un prétexte à m’en débarrasser.
Me dis-tu que Tircis brûle pour cette belle ?
Il en meurt.
Ce courage à l’amour si rebelle ?
Lui-même.
Si ton cœur ne tient plus qu’à demi 147,
Tu peux le retirer en faveur d’un ami 148 ;
Sinon, pour mon regard ne cesse de prétendre :
Étant pris une fois, je ne suis plus à prendre.
Tout ce que je puis faire à ce beau feu naissant 149,
C’est de m’en revancher par un zèle impuissant 150 ;
Et ma Cloris la prie, afin de s’en distraire,
De tourner, s’il se peut, sa flamme vers son frère 151.
Auprès de sa beauté qu’est-ce que ta Cloris ?
Un peu plus de respect pour ce que je chéris.
Je veux qu’elle ait en soi quelque chose d’aimable ;
Mais enfin à Mélite est-elle comparable 152 ?
Qu’elle le soit ou non, je n’examine pas
Si des deux l’une ou l’autre a plus ou moins d’appas.
J’aime l’une ; et mon cœur pour toute autre insensible 153 …
Avise toutefois, le prétexte est plausible.
J’en serois mal voulu des hommes et des Dieux.
On pardonne aisément à qui trouve son mieux.
Mais en quoi gît ce mieux ?
En esprit, en richesse 154.
Ô le honteux motif à changer de maîtresse !
En amour.
Cloris m’aime, et si je m’y connoi,
Rien ne peut égaler celui qu’elle a pour moi.
Tu te détromperas, si tu veux prendre garde
À ce qu’à ton sujet l’une et l’autre hasarde.
L’une en t’aimant s’expose au péril d’un mépris :
L’autre ne t’aime point que tu n’en sois épris ;
L’une t’aime engagé vers une autre moins belle :
L’autre se rend sensible à qui n’aime rien qu’elle ;
L’une au desçu 155 des siens te montre son ardeur,
Et l’autre après leur choix quitte un peu sa froideur ;
L’une…
Adieu : des raisons de si peu d’importance
Ne pourroient en un siècle ébranler ma constance 156.
(Il dit ce vers à Cliton tout bas 157.)
Dans deux heures d’ici tu viendras me revoir.
Disposez librement de mon petit pouvoir.
Il a beau déguiser, il a goûté l’amorce ;
Cloris déjà sur lui n’a presque plus de force :
Ainsi je suis deux fois vengé du ravisseur,
Ruinant tout ensemble et le frère et la sœur.
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142. Ces mots manquent dans les éditions de 1633, de 1644 et de 1652-60 ; ils sont remplacés, dans celle de 1648, par ceux-ci : cependant qu’Érasle est caché.
143. Var. Ce qu’un homme jamais ne s’oseroit promettre ;
Ouvrez-la seulement. phil. Tu n’es rien qu’un conteur. (1633-57)
144. Ainsi dans les éditions de 1633-48, de 1657 et de 1682 ; aye dans celles de 1652, de 1654 et de 1660-68. — Voyez plus haut, p. 109, note 1.
145. Var. Cependant que Philandre lit, Éraste s’approche par derrière, et feignant d’avoir lu par-dessus son épaule, il lui saisit la main encore pleine de la lettre toute déployée. (1633, en marge.) — Il feint d’avoir lu la lettre par-dessus l’épaule de Philandre. (1663, en marge.)
146. Var. Portoit nos deux esprits à s’entre-négliger,
Si bien que je cherchois par où m’en dégager. (1633-57)
147. Var. Si ton feu commence à te lasser. (1633)
Var. Si ton feu commence à se lasser. (1644-57)
148. Var. Pour un si bon ami tu peux y renoncer. (1633-57)
Var. Tu peux le retirer pour un si bon ami. (1660-64)
149. Var. Tout ce que je puis faire à son brasier naissant, (1633-68)
150. Var. C’est de le revancher par un zèle impuissant. (1633-57)
151. Var. De tourner ce qu’elle a de flamme vers son frère. (1633-57)
152. Var. Mais la peux-tu juger à l’autre comparable ?
phil. Soit comparable ou non, je n’examine pas. (1633-57)
153. Var. J’ai promis d’aimer l’une, et c’est où je m’arrête.
ér. Avise toutefois, le prétexte est honnête, (1633-57)
154. Var. Ce mieux gît en richesse.
phil. Ô le sale motif à changer de maîtresse !
ér. En amour. phil. Ma Cloris m’aime si chèrement.
Qu’un plus parfait amour ne se voit nullement.
ér. Tu le verras assez, si tu veux prendre garde. (1633-57)
155. À l’insu. Voyez le Lexique.
156. Var. N’ont rien qui soit bastant d’ébranler ma constance. (1633)
157. Var. Il dit ce dernier vers comme à l’oreille de Cliton, et rentre, tous deux chacun de leur côté. (1633, en marge.) — À Cliton, tout bas. (1644-60)
158. À la place du mot seul ou seule, après le nom d’un personnage, on lit constamment, en marge, dans l’édition de 1663 : Il est seul, elle est seule. Nous n’avons remarqué qu’une exception à cet usage. La première fois que cette indication se trouve dans Mélite, c’est-à-dire à la fin de la scène iii du Ier acte, l’édition de 1663 ne porte en marge que le mot même du texte : seul.