Méliador/Introduction - III

Texte établi par Auguste Longnon (Ip. lii-lxii).
III. — De la composition de Meliador.

En composant un roman de chevalerie qu’il rattachait au cycle de la Table Ronde, Froissart devait nécessairement y introduire les personnages, essentiels dans un roman de ce genre, du roi Artus, de la reine Genièvre et de Keu le sénéchal ; mais, à

l’exception de Sagremor, aucun des personnages qui jouent un rôle un peu important dans son poème ne figurait dans les romans français. Est-ce à dire que Froissart ait composé de toutes pièces le Meliador et qu’on ne saurait trouver en ce livre aucun élément traditionnel[1] ? Ce n’est pas notre avis. Il y a lieu de croire, en effet, que, lors du premier séjour qu’il fit en Angleterre et en Écosse, au cours de l’an 1365, l’auteur a recueilli quelques données légendaires dont il aura fait son profit.

À première vue, on serait tenté de croire que le nom de Signandon, ou mieux Signaudon, sous lequel Froissart désigne la résidence la plus ordinaire du roi d’Écosse Hermont est simplement emprunté aux romans antérieurement composés en France, mais il est à remarquer que si les anciens romans français connaissent une ville royale de Senaudon, ils en font bien expressément la capitale du royaume de Galles[2], ce qui a conduit les commentateurs à identifier le nom de cette ville avec celui des monts Snowdon ou « montagnes neigeuses », dans le pays de Galles[3], lequel s’applique plus particulièrement au point culminant de la chaîne, d’une altitude de 1185 mètres, bien singulier site pour la demeure d’un roi. Cette opinion, du reste, n’est pas nouvelle, car on la trouve déjà exprimée dans un roman latin, encore inédit, que renferme un manuscrit du XIVe siècle et où le Snowdon est présenté comme la résidence du roi de Galles Caradoc[4].

Froissart a sur Signandon une opinion bien différente de celles des trouvères, ses devanciers. Pour lui, Signandon est le nom primitif de Stirling, la résidence préférée des rois d’Écosse depuis Jacques Ier :


Signandon si est un chastiaus
14770 Dedens Escoce, fors et biaus.
S’adont le fu, il est encores :
Estruvelins est nommés ores.


Et ce qu’il rapporte de Signandon, considéré comme un rendez-vous des chevaliers contemporains du roi Artus, il l’a recueilli en 1365, au château de Stirling, où il passa trois jours en compagnie du roi David Bruce, ainsi que le prouve un curieux passage de la seconde rédaction du premier livre des Chroniques :


Or revenrons au roy d’Engleterre qui estoit devant Struvelin, en Escoche. Struvelin si est ung castiaux biaux et fors, seans sur une roche et haulte assez de tous costés, hormis de l’un, et est a vingt lieuwez de Haindebourg[5], à douze de Donfremelin[6] et a trente lieuwez de la ville Saint-Jehan[7]. Et fu chilz castiaus anchiennement, dou tamps le roy Artus, nommé Sinandon[8]. Et la revenoient a le fois li chevalier de la Reonde Table, si comme il me fu dit quant g’i fui, car ens ou castiel je reposay par trois jours avoecq le roy David d’Escoche, si comme je poray bien dire sour la fin de ce livre. Et estoit li dis castiaux, pour le temps que g’i fui, a messire Robert de Verssi, un grant baron d’Escoce, qui l’avoit aidiet a reconcquerre sur les Englès[9].


Au reste, le témoignage de Froissart est confirmé par la tradition locale, également constatée par plusieurs écrivains d’outre-mer, comme William de Worcester au xve siècle[10], David Lindsay au xvie siècle[11] et Walter Scott au xixe. Aujourd’hui encore, à Stirling, on montre aux étrangers l’emplacement où se donnaient autrefois les tournois, sorte de plate-forme d’un demi-hectare environ de développement, que domine un rocher pyramidal qu’on appelle la Roche des Dames (Ladies Hill, ou Ladies Rock) et où se groupaient les spectateurs[12]. C’est bien le lieu dont parle ainsi Froissart :


14763La a marce pour tournoy faire
Belle et grande et qui doit moult plaire
As chevaliers de la contrée,
Et je croi que bien leur agrée.


Quand à Snowdon, nom ancien et poétique de Stirling, également employé comme titre officiel de l’un des hérauts d’Écosse[13], il n’a probablement qu’un rapport fortuit avec le vocable Snowdon de la chaîne montagneuse du pays de Galles, et pourrait fort bien n’être qu’une altération anglaise d’un nom gaëlique Snavdun, dont le second terme est le mot dun, au sens de « forteresse » ou de « château »[14]. Ajoutons qu’il est fort possible qu’il ne faille pas distinguer le Signandon de Meliador du Senaudon du Bel inconnu ou du Snowdon de Meriadocus ; car, si Senaudon ou Snowdon paraît toujours comme une ville de Galles, on sait aussi que la terre de Galles des traditions arthuriennes s’étend, bien au-delà du pays de Galles actuel, sur tous les pays demeurés jadis au pouvoir des Bretons. Au xive siècle, Jean le Bel[15] et Froissart d’après lui[16] placent Carlisle en Galles, et Stirling, ou plus correctement l’antique Snavdun, a pu faire partie au viie au viiie siècles du royaume breton de Strathcluyd qui, de l’avis des érudits modernes, s’étendait jusqu’à l’estuaire du Forth.


Le nom même de Méliador, donné par Froissart au héros de son poème, a probablement aussi été emprunté par lui à quelque tradition d’outre mer. À première vue, ce vocable paraît apparenté à d’autres noms en usage chez les hommes de race bretonne, tels que Melldeyrn[17], Meleuc, Melguen, Meli, Meliau[18], Melor[19], Melweten[20], ou figurant dans les romans arthuriens, comme Méléagan et Méliadus. Mais il se rattache plutôt au nom bien connu Meriadoc, en bas breton Meriadec. Si l’on considère, en effet, qu’un roman du moyen âge composé en Angleterre ou au pays de Galles raconte les exploits d’un prince appelé Meriadoc qui finit par ceindre la couronne royale à Snowdon[21], on sera assez porté à voir en lui le prototype du Méliador de Froissart, qui, par son mariage avec la fille du roi d’Écosse, régna dans cette même ville[22]. De même que la plupart des romanciers du moyen âge finissant, Froissart aime à parer les personnages créés par lui de noms sonores. Ce n’est pas assez pour lui d’emprunter Sagremor aux poèmes de la Table Ronde, il lui faut aussi Agamanor, Aganor, Albanor, Dagor, Lucanor, et il trouve que celui qui les surpasse tous en valeur ne doit pas avoir un nom moins brillant. Il était facile de substituer à la finale du nom de Mériadoc cette terminaison -or qui plaisait tant aux hommes du xive siècle ; mais « Mériador » parut sans doute un peu rude au curé d’Estinnes et il en fit Méliador[23].


Nous n’essayerons pas d’opérer le départ entre les emprunts que Froissart a pu faire à des sources diverses et ce qui est complètement le produit de son imagination. Ce ne serait pas d’ailleurs une tâche facile ; mais cette tâche pourra tenter un jour quelqu’un des lecteurs du poème que nous mettons au jour. Les quelques observations qu’il nous a été donné de faire dans cet ordre d’idées, en dehors de ce qu’on vient de lire au sujet de la ville de Signandon et du personnage de Méliador, auront leur place naturelle dans la Table des noms propres qui termine la présente publication. Qu’il nous soit donc permis toutefois de constater qu’en deux cas au moins, Froissart a simplement désigné des chevaliers qu’il faisait contemporains du roi Artus par des noms empruntés aux guerriers anglais de son temps. Avant de paraître dans le roman de Meliador, Housagre et Dagoriset avaient figuré dans le premier livre des Chroniques[24]. Le fait est assez curieux pour qu’on le relève et le procédé méritait d’être signalé.


Le temps et la place nous manquent pour apprécier en lui-même le poème de Froissart et nous n’en dirons que peu de mots. Ce n’est point assurément un chef-d’œuvre ; mais, si l’on ignorait le nom de son auteur, il serait néanmoins impossible de n’y point reconnaître l’ouvrage d’un écrivain expert, doué de toutes les charmantes qualités qui distinguaient le poète valenciennois dont les productions ont été publiées par les soins de l’Académie royale de Belgique. À parler franc cependant, ces qualités sont trop souvent obscurcies par le choix d’un sujet comportant un trop grand nombre de combats singuliers ou de récits de tournois ; mais elles se font jour en certains épisodes, et particulièrement dans les pages où sont racontées les amours de Sagremor et de Sébille, à notre avis, les meilleures du livre. Les sentiments des deux jouvenceaux y sont même exprimés avec tant de bonheur qu’on est en droit de se demander, avec un récent critique, si Froissart ne s’est pas inspiré en l’espèce de ses souvenirs personnels. Au sentiment de M. le vicomte François Delaborde, « Sagremor allant et venant, le cœur « frisce et gay » de la chambre du roi à celle de la reine, dans le palais d’Artus, doit ressembler beaucoup au jeune clerc de la reine Philippe, tel qu’on l’avait vu à la cour d’Angleterre, dans la fraîcheur de ses vingt ans ; et ses enfantines amours avec sa mie Sébille, jouant et riant en toute innocence sous l’œil bienveillant de la reine Genièvre, remettent en mémoire celles de Froissart adolescent avec cette belle jeune fille de l’Espinette amoureuse, dont il n’osait redire le nom, mais dont il se rappela toute sa vie le doux rire, tandis qu’elle lisait le roman de Cleomadès[25]. » Cependant, dans cette partie du roman relative à Sagremor qui, d’ailleurs, ne nous est point parvenue en son entier, que de lacunes même au point de vue des sentiments humains, lacunes qui semblent bien montrer que Froissart était incapable de peindre des impressions qu’il n’avait point ressenties ou qu’il n’avait pu observer d’assez près. Pour courir les aventures le jeune prince d’Irlande a quitté furtivement la cour du roi son père qui en meurt de douleur, et l’auteur de Meliador, toujours prêt à exalter la gloire des armes, ne paraît pas avoir songé un instant à la grave responsabilité qui devait peser sur Sagremor : ainsi qu’on l’a supposé, Froissart devait être orphelin dès sa première enfance et ne s’était jamais rendu compte des devoirs d’un fils.

La trame de Meliador n’est point fort compliquée, mais cette œuvre renferme quelques contradictions qu’il n’est pas sans intérêt de signaler et qui sont probablement imputables, en partie, à la longueur de l’ouvrage. Ainsi l’auteur intervertit, en un certain endroit[26], les rôles qu’il avait précédemment assignés aux deux frères Savare et Feughin[27]. Un peu plus loin[28], il oublie qu’il a fait écrire par Florée une lettre annonçant à la princesse d’Écosse la défaite et la mort de Camel[29].


    Livre de la Duchesse, composé peu après la mort de la duchesse de Lancastre en 1360 (Œuvres de Froissart, édition de l’Académie royale de Belgique, t. Ier des Poésies, introduction, p. xix).

  1. Il est à peine utile de dire que nous n’attachons aucune importance au « livre » ou à « l’escripture », allégués par Froissart à diverses reprises ; c’est là un artifice commun à la plupart des romanciers français du moyen âge.
  2. On lit, en effet, dans le roman du Bel Inconnu (édition Hippeau) :

    3358 Gales a non ceste contrée,
    Dont je suis roïne clamée ;
    Et ceste ville par droit non
    Est apelée Senaudon.
    ....................
    3364 C’est de mon roiaume li ciés ;
    III roi tienent de moi lors fiés.

    La capitale est encore nommée Senaudon au vers 382 du même roman et Sinaudon aux vers 6078 et 6085. Il est également question du royaume de Sinadoune dans le Lai du Cor, de Robert Biket (vers 405) ; nous empruntons ce renseignement à M. Gaston Paris (Histoire littéraire, t. XXX, p. 174, note).

  3. Histoire littéraire de la France, t. XXX, p. 174.
  4. « Sedes vero regni Caradoci regis, et quo maxime frequentare solebat, penes nivalem montem qui kambrice Snaudone resonat exstabat. » (Ward, Catalogue of romances in the department of manuscripts in the British Museum, t. Ier, p. 375.)
  5. Édimbourg.
  6. Dunfermline.
  7. Saint-Johnston.
  8. Le manuscrit d’Amiens et l’édition Luce portent ici Smandon.
  9. Chroniques de J. Froissart, édition Siméon Luce, Ier, 2e partie, pp. 348–349.
  10. William de Worcester (que cite Stuart Glennie, en un mémoire Arthurian localities, p. lvii, figurant en tête du tome III de Merlin, publié en 1869 par l’Early English Text Society) raconte en son Itinerary, p. 311, que « rex Arturus custodiebat le round table in castro de Styrlyng, aliter Snowden West Castell ».
  11. Stirling’s tower
    Of yore the name of Snowdoun daims,

    dit Walter Scott, en sa Dame du Lac (chant VI, strophe 28), et il cite à ce propos, en note, ces vers de David Lindsay :

    Adew, fair Snawdoun, with thy towns hie,
    Thy Chapell-royall, park, and Tabyll Round ;
    May, June and July would I dwell in thee,
    Were I a man, to hear the birdis sound,
    Whilk doth agane thy royal rock rebound.

    (Complaint of the Papingo.)

  12. Stuart Glennie, Arthurian localities, p. lviii. — Léon de la Bruzonnière, Voyage en Écosse ou Itinéraire général de l’Écosse (Paris, 1832, in-8o), p. 72. — Esquiros, Itinéraire descriptif et historique de la Grande-Bretagne et de l’Irlande (Paris, 1865, in-8o), p. 544.
  13. Stuart Glennie, Arthurian localities, p. lvii.
  14. Stuart Glennie (Ibidem, p. lviii) traduit un peu librement, semble-t-il, Snuadun (sic) par « fort » ou « montagne fortifiée sur la rivière. »
  15. Les vrayes chroniques de messire Jehan le Bel, édition Polain, tome I, p. 46. Carlisle y est appelé « Cardueth en Gales. »
  16. Chroniques de J. Froissart, édition Siméon Luce, t. I, p. 50.
  17. J. Loth, Chrestomathie bretonne, p. 46, où ce nom gallois est mentionné d’après M. Rhys.
  18. Les quatres noms qui précèdent figurent dans la Chrestomathie bretonne, de M. J. Loth (voir le vocabulaire index de cet ouvrage, à la page 413, colonne i).
  19. Melor est le nom d’un saint breton que l’église honore le 1er octobre.
  20. Cartulaire de l’abbaye de Redon en Bretagne, p. 208.
  21. Voir, sur ce roman déjà cité plus haut, p. liv, l’ouvrage de Ward, Catalogue of romances, t. I, p. 375. À la vérité, M. Ward dit seulement que Caradoc, roi de Galles, abdiqua la royauté en faveur de ses deux fils, les plaçant à cette occasion sous la tutelle de son frère, mais il semble évident que celui des jeunes princes qui est le héros du roman, c’est-à-dire Meriadoc, triompha de ses ennemis et recouvra le trône paternel.
  22. Froissart, qui ne connaissait probablement pas le roman latin de Meriadocus, a prêté à son Méliador des aventures tout à fait différentes.
  23. M. Emmanuel Philipot a récemment exprimé une opinion analogue dans un travail intitulé Un Épisode d’Erec et Enide : « Les suffixes celtiques -oc, -uc, -uec, -euc, -awc, dit-il, ont été très souvent remplacés par des suffixes de tournure moins exotique et plus faciles à entrer dans le vers… On sait que le nom de Méliador, titre d’un roman de Froissart, provient de Mériadoc, Meriadeuc. Nous trouvons également Cador = Cadoc. » (Romania, t. XXV, p. 286, note 2).
  24. Pour plus de détails, voir au tome III de cette édition, la Table des noms propres.
  25. Fr. Delaborde, Jean Froissart et son temps à propos d’un livre récent, p. 25 (Paris, 1895, in-8o ; extrait du Correspondant).
  26. Tome II, p. 142 (vers 14196 et suivants).
  27. Tome II, p. 4 (vers 9474 et suivants).
  28. Tome II, p. 146 (vers 14326 et suivants).
  29. Tome II, p. 10–11 (vers 9666 à 9726).