Méliador/Introduction - II

Texte établi par Auguste Longnon (Ip. xliii-lii).
II. — Les deux manuscrits
et les deux rédactions du roman
.

Ainsi qu’on l’a vu plus haut, on connaît aujourd’hui deux manuscrits de Meliador, ou plus exactement quatre feuillets d’un premier exemplaire et un exemplaire quasi complet de ce poème de Froissart. Le premier de ces manuscrits, dont les fragments conservés se trouvaient naguère encore aux Archives nationales, sera désigné ici par la lettre A, et nous emploierons la lettre B pour indiquer le second qui, depuis plus d’un siècle déjà, appartient à la Bibliothèque nationale.


Les quatre fragments qui subsistent du manuscrit A forment actuellement les feuillets 36 à 39 du no 2374, des Nouvelles acquisitions latines de la Bibliothèque nationale. Cet exemplaire, qui appartient sûrement à la fin du XIVe siècle, était écrit en lettre de forme un peu carrée, sur deux colonnes ordinairement composées de trente-deux lignes, et une lettrine rouge ou bleue y marquait le commencement des strophes. Après avoir fait partie sans doute de quelque riche bibliothèque, il vint échouer en Bourgogne, à Semur peut-être, et, dépecés au milieu du XVIIe siècle par le couteau d’un relieur, ses feuillets furent employés pour couvrir divers livres et registres, parmi lesquels figuraient deux volumes relatifs aux « jours », c’est-à-dire aux assises de la seigneurie du Cloux, en la paroisse de Genay, à deux lieues au nord-ouest de la petite ville de Semur-en-Auxois[1] ; les registres en question, saisis avec les papiers du duc de Coigny en l’hôtel de Coigny, sis à Paris, rue de Miromesnil, et déposés le 13 messidor an II aux archives du domaine nationale du département de Paris[2], ont reçu depuis aux Archives nationales la cote T*  201, nos 65 et 67.

Ces fragments consistent donc en deux feuillets doubles, provenant évidemment de deux cahiers différents. Leur emploi à titre de couverture les a exposés à toutes sortes d’outrages, de sorte que le déchiffrement n’en est ni très complet ni très sûr. Nous en avons publié le texte en 1891 dans la Romania[3] et nous pensions pouvoir utiliser sans difficulté aucune les trois premiers dans la présente édition de Meliador ; mais la différence est telle entre le texte de ces trois feuillets et les parties correspondantes de B que nous en avons dû reproduire d’importants morceaux à la fin de nos tomes II et III. On trouvera également dans l’appendice de notre troisième volume le texte du quatrième fragment qui, suivant toute apparence, appartenait à l’un des épisodes postérieurs au mariage de Méliador et qui, conséquemment, n’existait plus dans le manuscrit B.


B porte aujourd’hui le no  12557 du fonds français de la Bibliothèque nationale (olim supplément français, no  109). Indiqué dans les catalogues manuscrits de cet important dépôt sous le titre inexact de Roman de Camel et d’Hermondine[4], il demeura en quelque sorte perdu jusqu’au mois d’octobre 1893, où, grâce à cette indication, nous pûmes y reconnaître le livre perdu de Froissart. L’exécution de ce manuscrit est sensiblement plus soignée que celle du manuscrit A, où l’on remarque l’omission de deux vers à onze lignes de distance. Les lettrines initiales de chaque strophe sont rehaussées d’or et l’écriture du copiste, plus allongée que dans A, semble par cela même accuser une date un peu plus récente qu’on peut approximativement fixer à 1400. En son état actuel, il se compose encore de 226 feuillets à deux colonnes de 34 vers chacune en moyenne ; mais il a perdu deux de ses feuillets intérieurs[5] et un certain nombre, une vingtaine peut-être, des feuillets qui le terminaient[6]. Le haut de la première page est occupé par une miniature qui représente Camel de Camois forçant le cerf en vue du château de Montgriès d’où Florée et Hermondine assistent à la scène ; mais cette miniature et toute la page ont beaucoup souffert, alors que le manuscrit, privé de sa première reliure, n’avait pas encore été jugé digne de recevoir celle qui le protège aujourd’hui[7].

Le manuscrit de la Bibliothèque nationale, qui semble être entré dans cet établissement vers la fin du dernier siècle, ne porte aucun signe de nature à mettre sur la voie de son origine. Il n’y a point lieu de supposer qu’il provienne de la librairie des ducs de Bourgogne et qu’il ait été apporté de Bruxelles, soit après la prise de cette ville en 1746, soit encore en suite de la campagne de Belgique, de 1792 : ni les inventaires du XVe siècle publiés par Barrois[8], ni le catalogue de la bibliothèque de Bourgogne rédigé en 1568 par ordre du roi Philippe II[9] ne mentionnent en effet d’exemplaire de Meliador.

Dès lors, si l’on considère que les copies et particulièrement les belles copies d’un poème aussi considérable et si peu connu n’ont pas dû être très nombreuses, il ne sera peut être pas trop téméraire de supposer que le no 12557 du fonds français n’est autre que le manuscrit de Meliador qui faisait partie de la librairie du duc Charles d’Orléans et qu’indiquent, de la manière suivante, les trois inventaires successivement rédigés en 1415, en 1436 et en 1440 :

Inventaire de 1417. — Le livre de Melliador, couvert de veloux vert[10].

Inventaire de 1436. — Item, le livre de Meliador, en françois, historié, lettre de forme, couvert de veloux vert, à deux fremouers d’argent dorez, esmaillez aux armes de mon dit seigneur[11].

Inventaire de 1440. — Le livre de Meliador[12].


On ignore comment ce volume sortit de la bibliothèque du duc d’Orléans. Ce qui est certain, c’est qu’il ne figure ni dans l’inventaire des livres conservés au château de Blois en 1518[13], ni dans le catalogue qu’on en dressa, en 1544, lors de leur transfert au château de Fontainebleau[14]. On n’est pas mieux renseigné sur les circonstances de son acquisition. Il est probable cependant que Charles d’Orléans le tenait de son père, le duc Louis, lequel, se trouvant en 1393 à Abbeville avec le roi Charles VI, eut alors quelques rapports avec Froissart et lui acheta, au prix de vingt francs d’or, un exemplaire du Dit Royal[15] qu’on retrouve plus tard dans la librairie de Blois[16].


Le peu qu’on possède encore du manuscrit A permet de voir qu’il représente une rédaction de Meliador sensiblement différente de celle que renferme B et l’on voudrait pouvoir comparer entre elles les deux versions du roman pour déterminer leur âge respectif. Dans l’état actuel de nos ressources, cette comparaison ne saurait être poussée bien loin, car il est hors de doute que B, c’est-à-dire le texte qui est l’objet de la présente publication, représente bien le Meliador composé par le duc Wenceslas de Luxembourg et dont la rédaction n’était pas encore achevée lors de la mort de ce prince survenue le 8 décembre 1383 : il renferme, en effet, un ensemble de 79 pièces lyriques qui constituent évidemment l’œuvre poétique presque entière du frère de l’empereur Charles IV[17], et le volume se termine actuellement à l’endroit même où Froissart allait enfin nommer le prince à la demande duquel il avait entrepris ce poème. On est ainsi conduit à voir dans le manuscrit A une rédaction primitive de Meliador et c’est là une hypothèse que ne contredit point le caractère plus archaïque des fragments découverts aux Archives nationales.

Au reste, on trouve dans l’un des premiers poèmes sortis de la plume de Froissart une sorte d’allusion à cette première rédaction de Meliador. Dans le Paradis d’Amour, certainement antérieur à 1369, Plaisance nomme au poète les principaux « veneurs » qui suivent la chasse du dieu d’Amour et, parmi eux, trois personnages qui appartiennent en propre au roman que nous publions : ce sont Méliador même, Tangis et Camel de Camois. Mais le passage vaut la peine d’être cité en entier :

971 — « Dame », di je, « puis je sçavoir
« Qui sont ceuls que puis la veoir ? »
— « Oïl », dist ma dame de pris ;
« Troïlius y est et Paris,
975 « Qui furent fil au roi Priant,
« Et cesti que tu vois riant
« C’est Lancelos[18] tout pour certain,
« Et pour ce que forment je t’aim,
« Des aultres le nom te dirai,
980 « D’aucuns ja ne t’en mentirai.
« Il y sont Tristrams et Yseus,
« Drumas et Percevaus li preus,
« Guirons, et Los et Galehaus,
« Mordrès, Melyadus, Erbaus,
985 « Et cils a ce bel soleil d’or
« On l’appelle Melyador.
« Tangis et Camels de Camois

« Sont la ensus dedens ce bois.
« Agravains, et Bruns et Yewains
990 « Et le bon chevalier Gauwains.
« Et des dames y est Helainne
« Et de Vregi la chastelainne,
« Genoivre, Yseut et belle Hero,
« Polyxena et dame Equo ;
995 « Et Medée, qui tient Jason,
« Vois tu la dessous ce buisson.
« Tous sont en esbas en ces lieus,
« Dont souverains est li douls dieus,
« D’amours li mestres et li sires ;
1000 « Ses royalmes et ses empires
« S’estent par tout celle contrée.
« Moult pres de ci est li entrée
« Dou paradis a mon seignour
1004 « Ou il a son certain séjour[19]. »


Il semble donc bien que Froissart ait publié deux éditions successives de Meliador, et cela ne doit guère nous surprendre de la part d’un auteur qui, séduit surtout par le plaisir d’écrire, a remanié jusqu’à deux fois le premier livre de ses Chroniques. Le roman du Chevalier au Soleil d’Or aurait donc été tout d’abord rimé par lui peu après 1365[20] et, une quinzaine d’années plus tard, il en aurait fait une nouvelle rédaction, développée de façon à y introduire les poésies lyriques de Wenceslas de Luxembourg. Il est impossible de dire quels épisodes ont été alors ajoutés au récit primitif, mais il est assez probable que l’épisode du chevalier travesti en peintre ne figurait pas dans le poème original ; c’est du moins ce qui semble résulter du troisième des fragments du manuscrit A. Les paroles que l’auteur prête à Phénonée, au cours du tournois de Monchus, lorsqu’elle reconnaît en Agamanor le chevalier qui remporta le prix à Tarbonne[21], ne permettent point de supposer qu’elle ait revu ce preux au manoir du Bois, où la rédaction B nous le montre apportant d’abord les tableaux peints par lui pour la fille du duc de Cornouailles et joutant ensuite contre Morphonet et Abiace.


  1. L’un de ces registres renferme les « jours » de la seigneurie du Cloux pour les années 1628 à 1629 ; l’autre comprend ceux des années 1643 à 1649.
  2. Ces faits résultent des documents contenus dans le carton T 1610 (inventaire C 54) des Archives nationales.
  3. Tome XX, p. 403–416 (article intitulé : Un fragment retrouvé du Meliador de Froissart).
  4. Ce titre était moins vague que celui de Roman du roy Artus, inscrit au dos de ce précieux volume lorsqu’on lui donna, au commencement de ce siècle, une reliure en veau plein, aux armes de l’empereur Napoléon Ier.
  5. Ces feuillets étaient placés, le premier entre les feuillets actuellement chiffrés 40 et 41, le second entre ceux qui portent aujourd’hui les numéros 209 et 210.
  6. Cette appréciation repose en partie sur le fait que le manuscrit de Meliador que Froissart lut à la cour du comte de Foix, se composait de 500 pages environ (voir plus haut, p. iv, note 2).
  7. Durant ce temps, la première page étant devenue d’un déchiffrement assez difficile et l’emploi de réactifs n’ayant point donné un résultat suffisamment appréciable, quelqu’un s’est avisé de raviver les caractères en y repassant de l’encre, mais l’opérateur a été assez inhabile pour transformer en Eschec le mot Escoce du neuvième vers.
  8. Dans sa Bibliothèque protypographique. Paris, 1830, in-4o.
  9. Ce catalogue est aujourd’hui conservé à la Bibliothèque nationale, Cinq Cents de Colbert, sous le no 130.
  10. L. Delisle, Le cabinet des manuscrits de la Bibliothèque impériale, tome I, p. 106, (no 14).
  11. Léon de Laborde, Les ducs de Bourgogne, t. III, no 6348.
  12. Ibidem, t. III, no 6459.
  13. Cet inventaire publié par H. Michelant dans la Revue des Sociétés savantes (tome II de 1862) a été l’objet d’un tirage à part, intitulé : Catalogue de la bibliothèque de François Ier à Blois (Paris, 1863, in-8o).
  14. L’un des deux exemplaires du catalogue de 1544 est actuellement conservé à la Bibliothèque nationale, sous le no 5660 du fonds français.
  15. Léon de Laborde, Les ducs de Bourgogne, tome III, no 5557.
  16. Il est indiqué, en premier lieu, dans l’inventaire de 1417 ; voir L. Delisle, Le cabinet des manuscrits de la Bibliothèque nationale, tome I, p. 106 (no 11).
  17. Cette réserve est commandée par les lacunes du manuscrit.
  18. L’édition de Scheler porte ici Laiscelos.
  19. Œuvres de Froissart, édition de l’Académie royale de Belgique, t. Ier des Poésies, pp. 29–30.
  20. Le poème de Meliador ne peut être antérieur à 1365, car le sujet semble en avoir été inspiré à Froissart par le voyage qu’il fit, cette année même, en Écosse et particulièrement par son séjour à Stirling (voir plus loin, p. lv) ; d’autre part, il ne saurait être de beaucoup postérieur, puisque sa composition précéda celle du Paradis d’Amour, que connaissait Chaucer et dont le poète anglais a tiré, parait-il, les premiers vers de son
  21. Tome III de la présente édition, p. 266, vers 39 et ss.