Mélanges de littérature et d’histoire/15

L’ANARCHIE SPONTANEE EN 1789

À M. Eugène Yung
Directeur de la Revue politique et littéraire.



Monsieur le Directeur,

En publiant naguère le premier chapitre du second volume de M. Taine sur les Origines de la France contemporaine[1], vous vous prépariez à faire toutes vos réserves sur la méthode et sur les conclusions de l’auteur ; on voit aujourd’hui en lisant cet ouvrage combien vos prévisions étaient justes. C’est un réquisitoire en forme contre la Révolution française, et l’incomparable talent de M. Taine donne à ses accusations une portée extraordinaire. Ainsi donc il ne faut plus parler, comme faisaient nos pères, « des immortels principes ; » il ne faut plus établir une distinction désormais subtile entre les deux époques de 1789 et de 1793, car « les insurrections populaires et les lois de la Constituante ont fini par détruire en France tout gouvernement ; » et, par une conséquence nécessaire de ces prémisses, la Constituante a été plus révolutionnaire que la Convention même. Ce sont les idéologues et les rhéteurs, à commencer par M. Thiers, qui ont induit le monde en erreur, et les faits, si mal connus jusqu’à ce jour, opposent un démenti formel à ces théories en l’air.

Je n’ai point qualité pour lutter ici contre M. Taine, et je suis heureux de n’avoir pas à braver un pareil adversaire ; permettez-moi seulement, monsieur le directeur, en attendant l’examen approfondi que la Revue ne manquera pas de faire de l’ouvrage de M. Taine, d’ajouter quelques faits aux faits que cet éminent critique d’histoire a voulu mettre en lumière.

M. Taine a dit avec raison que l’histoire de la Révolution française est véritablement inédite ; l’un des « vétérans » de cette Révolutien déclarait déjà, en 1827, après avoir lu avec plaisir les premiers volumes de M. Thiers, que « la partie souterraine de la Révolution n’est pas entièrement découverte, et que la sagacité de l’esprit ne peut suppléer à la connaissance des faits[2]. »

L’homme qui parlait ainsi avant la naissance de M. Taine avait fait douze années durant, de 1789 à 1801, ce que M. Taine entreprend aujourd’hui : il avait cherché à connaître les choses par le menu détail, à se procurer aux bonnes sources des renseignements de la dernière précision, à rassembler enfin ce que M. Taine consulte de préférence aux Archives nationales : la « déposition judiciaire, » le « rapport secret, » la « dépêche confidentielle, » la « lettre privée, » le « mémento personnel. »

Quatre cents volumes de brochures dont beaucoup maintenant sont introuvables et quinze ou vingt mille lettres privées, tel était dans le cabinet de l’ex-conventionnel Grégoire le dossier secret de la Révolution française. Ces « matériaux supérieurs, » comme les appellerait M. Taine, seront employés quelque jour ; pour le moment, monsieur le directeur, je voudrais simplement dépouiller le tome CCXXII de la collection Grégoire, et ajouter aux citations de M. Taine quelques témoignages de même valeur dont le nouvel historien de notre Révolution n’a pas eu connaissance.

Grégoire conçut en 1790 le projet de substituer la langue française aux trente dialectes que parlait alors une bonne moitié de la France ; mais, auparavant, ce sage et savant législateur voulut connaître ces patois qu’il fallait détruire ; il voulut se rendre un compte exact de leur importance historique, littéraire, politique ou morale. Il dressa donc une liste de quarante-trois questions posées avec méthode, il fit imprimer cette liste, et il la répandit à profusion dans les provinces. Après s’être enquis en détail de tout ce qui concerne les patois, Grégoire élargissait le cadre de ses demandes ; il s’intéressait à l’enseignement primaire, aux lectures des paysans, à la nature de leurs préjugés, etc. ; enfin il adressait à toute la France les questions suivantes :

« — 39. Depuis une vingtaine d’années [les habitants de la campagne] sont-ils plus éclairés ? Leurs mœurs sont-elles plus dépravées ? Leurs principes religieux ne sont-ils pas affaiblis ?

« — 40. Quelles sont les causes et quels seraient les remèdes à ces maux ?

« — 41. Quels effets moraux produit chez eux la Révolution actuelle ?

« — 42. Trouve-t-on chez eux du patriotisme, ou seulement les affections qu’inspire l’intérêt personnel ?

« — 43. Les ecclésiastiques et les ci-devant nobles ne sont-ils pas en butte aux injures grossières, aux outrages des paysans et au despotisme des maires et des municipalités ? »

On répondit à Grégoire avec un zèle que n’auraient peut-être pas nos contemporains, et ces réponses manuscrites, venues de tous les points de la France, offrent en général un très-grand intérêt[3].

Voici quelques fragments de réponses relatifs aux questions posées par Grégoire en 1790, et par M. Taine quatre-vingt-dix ans plus tard. Vos lecteurs pourront voir ainsi, monsieur le directeur, quel était l’état des esprits en France aux plus mauvais jours de l’anarchie spontanée.

« On peut, dit M. Taine, compter plus de trois cents émeutes dans les quatre mois qui précèdent la prise de la Bastille. Il y en a de mois en mois, et de semaine en semaine en Poitou, Bretagne, Touraine, Orléanais, Normandie, Île-de-France , Picardie, Champagne, Alsace, Bourgogne, Nivernais, Auvergne, Languedoc, Provence. » Suivons autant que possible le même ordre, et voyons ce qu’écrivaient en 1790 les divers correspondants de Grégoire,

« — Poitou. On ne peut rien dire de certain sur les effets moraux qu’a produits la Révolution sur l’esprit des Poitevins. Les affections qu’inspire l’intérêt personnel les rendent tantôt patriotes et tantôt aristocrates. Ce que je puis dire avec consolation, c’est que le département de la Vienne n’a commis aucun meurtre ni incendie, etc. Les aristocrates courent sans cesse comme des fous pour alarmer les laboureurs et ouvriers, etc.[4] »

« — Ils sont plus éclairés, écrivait un autre correspondant, surtout ceux qui habitent le long et le voisinage des grandes routes. Ils sont plus débauchés, leurs mœurs plus dépravées, et leurs principes religieux sont aussi plus affaiblis. Le luxe, le débordement des mœurs, les mauvais exemples et surtout le relâchement des ecclésiastiques en sont les principales causes. Par conséquent les moyens d’y remédier doivent consister dans la simplicité, le bon ordre et les bons exemples. La Révolution produit en eux la défiance, la crainte et l’espérance tout à la fois, l’agitation et beaucoup d’inquiétude sur leur sort futur. Il est bien difficile de leur persuader qu’ils seront mieux qu’ils ne sont et qu’ils payeront moins d’impositions, parce qu’on les séduit, on les égare, et qu’ils sont d’autant plus faciles à tromper qu’ils sont naturellement bons, ignorants et assez tranquilles. L’intérêt personnel les domine presque à l’excès et dirige en quelque sorte leurs autres affections. Ils ont en général peu d’ambition, et comme ils sont très pauvres ou ruinés pour la plupart, ils ne désirent que du pain, et quand ils en ont, on les voit satisfaits. Oui (les ecclésiastiques et les ci-devant nobles ont été persécutés), mais sûrement moins qu’ailleurs, et encore moins actuellement. On commence à revenir sur leur compte, et ils regagnent peu à peu ce qu’ils avaient perdu dans les esprits[5]. »

« — Bretagne. Depuis vingt ans, les Bretons sont moins sauvages, leurs mœurs sont plus dépravées auprès des villes, leurs principes religieux sont assez peu affaiblis. Ce qui les rend moins sauvages, c’est leur communication plus fréquente avec les villes ; et les grandes routes ouvertes en Bretagne il y a trente ans sont une des principales causes de cette communication. La Révolution leur a donné plus de hardiesse dans le caractère, et elle les aurait beaucoup formés sans les obstacles apportés par la superstition à l’occasion du serment des prêtres. Ils n’ont d’autre idée du patriotisme que celles inspirées par l’intérêt personnel. Ils sont si habitués à tous les genres d’esclavage qu’ils sont encore les esclaves des prêtres, et qu’ils seraient également ceux des ci-devant nobles si ceux-ci reprenaient quelque crédit, et que même actuellement, sans avoir cependant confiance en eux, ils ont plus de considération pour eux que pour les plus honnêtes citoyens des villes[6] »

« — La Révolution produit peu d’effets sur la campagne ; le paysan se voit avec froideur affranchi des abus qui lui étaient à charge. Il voudrait des diminutions d’impôts journalières ; mais encore voudrait-il voir les denrées toujours à haut prix, car il travaillerait peu et vendrait toujours cher… Il n’a pas l’idée du patriotisme, mais bien l’affection qu’inspire l’intérêt personnel. Les ecclésiastiques et les ci-devant nobles, bien loin d’être en butte à leurs injures et à leurs outrages, sont encore craints et respectés… Habitués à être pillés, volés par ce qu’ils appellent les messieurs gentils, il n’est pas de ruses qu’ils ne mettent en pratique pour rattrapper ce qu’injustement on leur enlève…[7] »

« — Orléanais. Les vertus pacifiques et bienfaisantes du ci-devant seigneur de Sully lui ont conservé les sentiments d’amour et de respect dont il a toujours joui. Le curé y est aussi très aimé et très-respecté… J’entends beaucoup les riches dans ce pays-ci parler de la misère du peuple, et le maire, qui est aussi sage que patriote, n’en remarque pas moins que ce peuple est mieux habillé et plus gai qu’avant la Révolution. J’ai vu de l’autre côté de la Loire les dommages qu’elle a causés en charriant des quantités énormes de sable dans sa crue de novembre 1790, mais je n’ai rien vu qui me portât à croire que ce malheur mit personne dans la souffrance…[8] »

Il serait facile de continuer les citations et de transcrire ici vingt-cinq ou trente dépositions différentes venues de toutes les provinces, excepté la Normandie et la Champagne, sur lesquelles Grégoire n’avait pas obtenu de renseignements précis ; je me contenterai, monsieur le directeur, de présenter une rapide analyse de ces dépositions.

Dans l’Île-de-France, près de Melun, on remarque des mœurs douces et pures, avec un grand amour pour cette Révolution qui vient d’établir l’égalité, plus chère aux campagnards que la liberté même.

Dans l’Artois, on se plaint d’une dépravation toujours croissante que l’on attribue à la licence effrénée de la presse depuis 1789, mais on compte sur les curés et sur les procureurs-syndics pour « arrêter ce torrent d’iniquité, capable d’accroître les désordres dans les campagnes. »

En Bourgogne, les mœurs sont devenues plus dépravées, parce que « le luxe et le libertinage » ont « pénétré partout depuis plus de vingt ans. Si les campagnards étaient menacés de payer plus qu’ils ne payaient, ils réclameraient bien vite l’ancien régime. »

Près de Mâcon, les mœurs sont plus dépravées à cause « des petits cabarets de village où l’on donne du vin à toute heure de la nuit ; » les outrages aux ecclésiastiques consistent à dire en les voyant passer, surtout les chanoines : « Voyez ce calotin, » et quelques-uns ajoutent qu’il n’en faudrait laisser aucun.

A Sancerre, la Révolution a « exalté les têtes ; » les prêtres et les nobles ont été « un peu en butte aux injures des paysans, » mais cela n’a pas eu de suites, et l’on espère que l’équilibre se rétablira.

Le club de Maringues, en Auvergne, écrit que le peuple a donné partout « un exemple parfait de docilité ; mais, dit-il, cette docilité eût été la même sous les lois d’un tyran. Le peuple a montré du respect et de la pitié pour les ecclésiastiques réfractaires qui ont cherché à l’égarer, et en général les magistrats, qui n’ont point eu de peine à le contenir, se sont contentés de surveiller les énergumènes. »

C’est la même chose dans le Limousin, dont les habitants « ont vu des injustices où d’autres ne voyaient que des actes de la liberté ; » et pourtant ces bons paysans s’indignent un peu d’avoir payé si longtemps la dîme qu’ils croyaient de droit divin, et ils ne voient dans la Constitution nouvelle qu’un dégrèvement d’impôts.

À Rodez, au dire du capucin Chabot, le despotisme des nouvelles municipalités, liguées avec les prêtres et les nobles, pèse uniquement sur les « patriotes. »

À Carcassonnc, les paysans et les municipaux sont très modérés, « même à l’égard de ceux qui se faisaient un système de troubler le repos public. Bien peu ont été insultés, et encore ç’a été parmi les plus acharnés et les plus imprudents. »

Même sagesse dans le département du Lot-et-Garonne, alors que le Lot était troublé par des émeutes.

Dans le Gers, le paysan, qui ne s’est pas laissé séduire par les agitateurs, est pourtant déterminé à ne plus se laisser dominer, comme par le passé. Il a quelque peine à croire que les prêtres ne sont pas des dieux, et que la noblesse n’est pas une espèce d’homme à part.

A Mont-de-Marsan, la suppression de la dîme et des droits féodaux fait chérir la Révolution, « au point qu’on ne pourrait peut-être plus rappeler l’ancien régime sans verser des torrents de sang. » Tout irait bien si les paysans pouvaient avoir de bons curés.

Les populations du Bordelais sont au contraire bien corrompues, écrit P. Bernadau, avocat au Parlement de Bordeaux, et les causes de cette dépravation sont l’indécence des curés, la fréquentation des villes, le séjour des citadins dans les campagnes, et enfin la domesticité. La Révolution, dit-il encore, a développé en tous lieux la bonté comme la perversité du caractère français. Les paysans sont devenus ingouvernables… Comme ce sont presque partout d’anciens domestiques qui remplissent les municipalités dans les campagnes, et généralement les plus intrigants audacieux de l’endroit, il s’ensuit que les prêtres et les ci-devant nobles sont vexés outre mesure.

C’est bien différent à l’autre extrémité de la France, dans le Jura ; et si les patriotes de Salins ont forcé les nobles à prêter le serment civique le 14 juillet 1790, c’est parce que les nobles avaient commis la faute, durant les deux dernières famines, de garder pour eux de grandes provisions de blé.

Dans la Drôme enfin, au rapport de Colaud la Salcette, dans une région où « le catéchisme mettait le payement de la dîme au nombre des commandements de l’Église, les habitants sont demeurés calmes, et même en 1792 on laisse les nobles tranquilles. »

Voilà sans doute, monsieur le directeur, des témoignages fort différents de ceux qu’a recueillis M. Taine, et l’on en pourrait citer mille de même nature. La raison de cette différence est très simple : elle provient de ce que les sources d’informations de Grégoire et celles de M. Taine sont loin d’être les mêmes. Les correspondants de Grégoire appartenaient presque tous à la bourgeoisie, au lieu que M. Taine a rencontré surtout aux Archives les doléances des intendants, des nobles et des privilégiés de toute sorte que la Révolution atteignait le plus directement. Assurément l’historien doit tenir compte de ces récriminations, comme il doit flétrir l’émeute et le brigandage en applaudissant aux progrès accomplis et aux revendications légitimes ; mais ne voir dans le grand mouvement de 1789 que les incidents fâcheux qui l’ont accompagné, c’est pour ainsi dire reprocher au soleil d’été qui mûrit nos moissons de dessécher çà et là quelques mares et d’en faire périr les habitants. On ne persuadera jamais aux hommes du xixe siècle que la Révolution française ait été un retour à l’état sauvage préconisé par J.-J. Rousseau ; ce n’est point une « dissolution, » comme l’a dit M. Taine, c’est véritablement une rénovation.

Agréez, etc.

Lors de l’apparition de cette lettre, insérée dans la Revue politique du 30 mars 1878, l’auteur fut mandé à quelques jours d’intervalle chez Ernest Renan, qui habitait alors rue Saint-Guillaume, et chez Hippolyte Taine, rue Barbet-de-Jouy. « Vous avez raison contre Taine, dit tout d’abord Renan, c’est un esprit faux. » Et il se mit à parler longuement de la Révolution, de la persécution religieuse en Bretagne, des messes célébrées en cachette dans les granges, de sa vieille grand’mère et de l’intérêt que présente cette partie de notre histoire.

Quant à Hippolyte Taine, il accueillit son contradicteur avec beaucoup d’affabilité, et après lui avoir dit qu’ils étaient l’un et l’autre bien près de s’entendre, il ajouta ces paroles significatives : « Vous me trouvez sévère pour la Constituante, aussi sévère que je l’ai été précédemment pour l’ancien régime ; vous verrez avec quelle sévérité je traiterai la Législative, — et la Convention, — et le Directoire, — et le Consulat, — et l’Empire, — et la Restauration, — et tous les régimes qui leur ont succédé. » On sait que Taine était encore sous l’impression de la véritable épouvante dans laquelle l’avait jeté la Commune ; c’est alors qu’il disait à Gabriel Charmes : « On ne se noie jamais dans les bénitiers, on se brûle toujours avec le pétrole. » Son siège était fait d’avance ; l’histoire n’était pas à ses yeux comme aux yeux de Michelet une résurrection, c’était plutôt une destruction. Le pessimisme de Taine semblait éprouver une sorte de joie en accumulant ainsi les ruines ; s’il avait pu achever ses Origines de la France contemporaine, il aurait cherché à démontrer que notre pays a toujours été mal gouverné.


  1. Dans la Revue politique et littéraire du 16 mars 1678.
  2. Grégoire, Histoire du mariage des prêtres ; préface.
  3. Elles ont paru en volume sous ce titre : Lettres à Grégoire sur les patois de France ; elles avaient été au préalable publiées à Montpellier dans la Revue des langues romanes.
  4. Lettre du 8 novembre 1790, envoyée par Pressac, curé de Civray, de la Société royale d’agriculture.
  5. Lettre anonyme et d’autant moins suspecte.
  6. Envoyé probablement par Lequinio (note manuscrite de Grégoire).
  7. Lettre de Pierre Riou, laboureur à Plougonvel, 19 octobre 1790.
  8. Lettre de Rochejean, futur vicaire épiscopal de Blois, et alors (15 mars 1791) précepteur au château de Sully. C’était un hypocrite, mais les faits qu’il relate n’en sont pas moins dignes de créance.