Mélanges de Sciences et d’histoire naturelle — octobre 1833/01
C’était autrefois une chose bien consolante que de lire un traité de matière médicale, car non-seulement on y voyait pour chaque maladie vingt remèdes infaillibles, mais on y trouvait encore le moyen de se préserver des divers accidens et d’attirer sur soi toute sorte de prospérités.
Chaque plante, en effet, avait, outre ses nombreuses vertus curatives, quelque propriété mystérieuse que l’auteur du livre ne manquait pas de faire connaître ; l’une, portée dans la poche, éclaircissait la vue ; l’autre défendait contre l’action du mauvais œil ; celle-ci faisait découvrir les trésors cachés ; celle-là rendait heureux au jeu.
Rien n’était impossible à l’homme qui connaissait les vertus des herbes ; il pouvait se faire aimer des femmes, mettre la discorde parmi ses ennemis, attirer le gibier dans ses pièges, le poisson dans ses filets, se faire suivre des loups et obéir des serpens.
La plupart de ces merveilles étaient déjà connues de l’antiquité, mais ce fut surtout au moyen âge qu’elles acquirent une grande importance ; alors on les réduisit en corps de doctrine, on en expliqua même le plus grand nombre, c’est-à-dire qu’on les ramena à un principe unique en les faisant dériver de sympathies et d’antipathies, sorte de rapports par lesquels on croyait alors tous les êtres naturels liés les uns aux autres.
Ce mode d’explication continua encore à être admis pendant la période dite de la renaissance ; mais si les recherches d’érudition et de critique littéraire n’avaient pu lui rien enlever de son autorité, il n’en fut pas de même des travaux de l’école expérimentale qui le firent rapidement tomber en discrédit. Toutefois il ne cessa entièrement d’avoir cours que pendant le règne du cartésianisme, époque durant laquelle on ne voulait reconnaître que des actions purement mécaniques, et où on allait jusqu’à refuser aux animaux le sentiment.
Aujourd’hui nous ne croyons plus que les animaux soient de simples machines, et nous leur avons rendu, sous le nom d’instinct, quelques-unes de leurs anciennes antipathies. Je ne vois pas trop pourquoi le mot lui-même a été rejeté du langage scientifique, et ce qu’on a gagné à réunir sous une seule dénomination des impulsions fort différentes par leur nature, et qui n’ont de commun que d’être également irréfléchies et de tendre toutes, soit à la conservation de l’individu, soit à celle de l’espèce. Il y a même eu, indépendamment de la confusion qui est résultée de cette réunion, un autre inconvénient très réel : c’est qu’on a été porté à rejeter comme fausses les antipathies ou les sympathies dont on n’apercevait pas le but, et qu’on ne pouvait ainsi rattacher aux impulsions instinctives.
Lorsque nous voyons un jeune chien s’effrayer et prendre la fuite la première fois qu’il se trouve en présence d’un loup, animal dont l’espèce est très voisine de la sienne, tandis qu’il s’avance hardiment vers un cheval ou un taureau ; si nous ne concevons pas d’où peut naître en lui cette frayeur, nous sentons du moins comment elle rentre dans les vues générales de la nature ; nous savons que s’il lui fallait un premier essai pour apprendre que le loup est un animal nuisible, il n’acquerrait d’ordinaire l’expérience qu’en perdant la vie. Nous disons donc que sa frayeur est instinctive, et, le mot prononcé, notre esprit est en repos. Mais comment nous retournerons-nous en voyant la crainte que fait éprouver à un lion une faible souris ? Cependant le fait est constant. S’il se trouvait rapporté dans Pline ou dans Solin, on se tirerait d’affaire en le niant ; mais il a été observé à la ménagerie du Jardin des Plantes : M. Cuvier l’atteste, il n’y a pas moyen qu’on le rejette ; il faut se contenter de le négliger.
C’est une chose remarquable que, tandis que la souris est pour la plus faible espèce du genre felis un jouet, une proie ordinaire, elle soit pour les deux plus puissantes un objet d’aversion et même de terreur ; car ce n’est pas le lion seulement qui tremble à sa vue, le redoutable tigre d’Asie, le tigre royal, est atteint de la même faiblesse. Voici ce que rapporte à ce sujet et comme témoin oculaire un excellent observateur, le capitaine Basil Hall :
« Nous eûmes, dit-il, l’occasion d’étudier tout à notre aise les habitudes du tigre sur un bel animal de cette espèce qui était nourri chez le résident britannique où il avait été apporté tout petit deux ans auparavant. Il était enfermé dans une cage en plein air, au milieu de la cour des écuries, et cette cage était grande comme une chambre ordinaire, de sorte qu’il y pouvait gambader et sauter tout à son aise. Il mangeait par jour un mouton, sans compter quelques morceaux de viande qu’on lui donnait par occasion. Nos jeunes gens se plaisaient quelquefois à le tourmenter ; alors il se précipitait contre les barreaux de sa cage, et poussait des rugissemens qui faisaient trembler de frayeur et hennir lamentablement les chevaux des écuries voisines.
« Les genres de tourmens qu’on lui faisait subir étaient différens : tantôt on le piquait avec un bâton pointu, tantôt on le tantalisait en lui présentant des morceaux de viande qui étaient retirés avant qu’il eût pu les saisir ; mais ce qui le vexait par-dessus tout, c’était de faire entrer dans sa cage une souris. Jamais petite maîtresse n’a manifesté plus de frayeur à la vue d’une araignée que ce magnifique animal à l’aspect du petit rongeur. Le grand divertissement consistait à attacher par la queue la souris au bout d’un bâton, et à la lui porter ainsi tout près du nez. Du moment où il la voyait, il s’élançait au côté opposé ; si on obligeait la souris à s’avancer vers ce point, il se reculait dans un coin en se pressant contre les barreaux ; il tremblait, criait et paraissait en proie à des angoisses si grandes, qu’il finissait d’ordinaire par exciter notre compassion et nous forcer à cesser le jeu. Quelquefois cependant nous voulûmes le contraindre à s’avancer vers le lieu où la petite souris, ne se doutant guère de la frayeur qu’elle inspirait, et n’en ressentant elle-même aucune, trottinait pour gruger des miettes : il en coûtait toujours beaucoup de peine pour l’obliger à se mouvoir, et nous n’y réussissions guère qu’en faisant partir près de lui un pétard ; mais alors, au lieu de s’avancer tout droit ou de prendre un détour pour éviter l’objet de ses craintes, il faisait un bond d’une telle hauteur, que son dos atteignait presque le sommet de la cage. »
On n’a jusqu’à présent reconnu dans notre chat domestique rien qui ressemblât à ces étranges antipathies du tigre et du lion pour les souris, mais chacun connaît et personne ne s’explique l’extrême passion qu’il a pour certaines plantes, pour le marum, la valeriane, et surtout pour le nepeta cataria. Pour conserver cette dernière plante dans les jardins, on est obligé de l’entourer d’un treillage fermé. Si on néglige cette précaution, les chats l’ont bientôt détruite à force de se rouler sur elle. L’odeur les attire de fort loin et paraît les rendre ivres de plaisir[1] ; ils passent et repassent sur la touffe, se caressent contre les rameaux et mordent dans une sorte de frénésie les feuilles dont cependant ils ne se nourrissent point.
D’autres plantes produisent sur certains animaux des effets non moins marqués, mais tout contraires ; tel serait, s’il en fallait croire Pline, l’effet du frêne sur les serpens. « Rien, dit-il, n’est meilleur contre la morsure des serpens que de boire le jus des feuilles de frêne et d’appliquer les feuilles sur la plaie. L’arbre lui-même est si contraire à ces animaux, qu’ils en fuient jusqu’à l’ombre. J’ai vu, ajoute-t-il, un serpent renfermé dans un cercle formé en partie de feu et en partie de feuilles de frêne, s’échapper du côté du feu plutôt que de passer à travers les feuilles. Et certes il faut ici admirer la prévoyance maternelle de la nature, qui a fait que le frêne est déjà en fleurs avant que les serpens sortent de terre, et qu’il conserve sa verdure jusqu’au temps où ils se retirent dans leurs trous. »
On s’est habitué à ne pas attacher grande importance au témoignage de Pline, et il faut convenir qu’il donne à chaque instant des preuves d’une crédulité puérile, mais on ne l’accuse guère d’être menteur, et ici il raconte un fait dont il a été témoin. À la vérité, l’expérience répétée dans les temps modernes a plus d’une fois échoué. Camerarius dit qu’elle ne réussit point pour le frêne et les serpens d’Allemagne, et Moyse Charas, dans ses expériences sur la vipère, assure qu’ayant placé, au milieu d’un cercle de feuilles de frêne de trois pieds de diamètre, un de ces animaux, celui-ci, loin de paraître effrayé, alla aussitôt se cacher sous les feuilles. Peut-être le frêne employé par Camerarius et Charas n’était-il pas celui dont Pline avait fait usage, car cet auteur en distingue positivement quatre espèces. Quoi qu’il en soit, nos frênes européens ne sont pas les seuls parmi lesquels il faille chercher une semblable propriété ; le frêne blanc d’Amérique passe aux États-Unis pour en être également doué, et une expérience récente semble confirmer l’opinion commune.
Voici comme le fait est raconté dans un des derniers numéros du journal de Silliman.
Au mois d’août dernier, j’allai au Mahoning avec M. Kertland et le docteur Dutton, pour y tirer des cerfs à l’affût, en un lieu où je savais que ces animaux ont la coutume de venir paître la mousse qui reste attachée aux pierres de la rivière quand l’eau est basse. Après avoir été à notre poste environ une heure, nous vîmes paraître, au lieu d’un cerf, un serpent-sonnette, qui était sorti d’un trou du rocher sur lequel nous étions placés, et qui s’avançait vers l’eau à travers une étroite plage sablonneuse. En entendant nos voix, ou peut-être pour quelque autre cause, il s’arrêta et resta allongé, la tête tout près de la rivière. Il me parut que c’était une bonne occasion pour vérifier ce que j’avais entendu dire de la vertu des feuilles du frêne blanc (white ash) ; en conséquence, je priai mes compagnons de faire le guet, tandis que j’irais chercher une branche de cet arbre. Je me dirigeai alors vers une partie de terrain bas, qui était éloigné de trente à quarante perches de la rivière, et je revins bientôt avec une pousse de frêne blanc de huit à dix pieds de longueur et une d’érable à sucre, afin d’essayer comparativement le pouvoir des deux. Je m’avançai alors vers le serpent, en me plaçant entre son trou et lui, afin de lui couper la retraite. Quand j’en fus à sept ou huit pieds, il se louva (se mit en rond), éleva sa tête de huit ou dix pouces, et brandissant sa langue, fit voir qu’il se préparait au combat. Je lui présentai d’abord la branche de frêne blanc, de manière à lui toucher le corps avec les feuilles. Aussitôt il laissa tomber sa tête, étendit son corps, et se roulant sur le dos, il commença à se tortiller comme sous l’influence des plus grandes angoisses. Après avoir bien constaté cet effet, je mis de côté la branche de frêne, et, au même moment, le serpent s’enroula de nouveau et reprit son attitude menaçante. Lui ayant alors présenté la branche d’érable, il s’élança jusqu’à plonger sa tête au milieu de la touffe que formaient les feuilles, revint sur lui-même, s’enroula de nouveau et s’élança une seconde fois de toute la longueur de son corps et avec la rapidité de la flèche. Après m’être ainsi amusé de sa fureur pendant quelque temps, je repris la branche de frêne, et la lui présentai sur-le-champ il laissa tomber sa tête, et s’étendit sur le dos comme la première fois. Je voulus voir si en le fouettant avec cette branche je parviendrais à l’exciter et le porter à se défendre. Je le frappai donc de plusieurs coups, mais ce traitement, au lieu d’éveiller sa colère, ne fit qu’augmenter son trouble, et bientôt il frappa la terre de sa tête, comme s’il eût voulu y faire une ouverture pour échapper à cette persécution.
L’expérience terminée, nous ne voulûmes pas tuer l’animal qui en avait été le sujet, et en nous éloignant, nous le vîmes regagner son trou, fort désireux, à ce qu’il semblait, de ne pas se trouver une seconde fois sur notre passage.
Je ne me rends pas garant de l’exactitude du récit qu’on vient de lire ; mais, du reste, je ne vois pas ce qu’il y aurait de répugnant pour la raison à admettre que le frêne possède une propriété qu’on est obligé de reconnaître, et avec des circonstances encore plus merveilleuses, dans d’autres plantes du Nouveau-Monde.
Dans presque toutes les parties chaudes de l’Amérique espagnole, on emploie, pour arrêter les effets de la morsure des serpens et pour se préserver de l’atteinte de ces dangereux reptiles, certaines plantes qu’on désigne souvent sous un nom commun, quoiqu’elles appartiennent à des espèces et probablement à des genres différens. On les nomme lianes de guaco (bejucos de guaco), parce que c’est, dit-on, à l’oiseau guaco qu’on doit la découverte de leurs propriétés.
Le guaco est un butor à peu près de la taille du nôtre, mais plus léger de forme et plus brillant de couleur, sa robe étant agréablement nuancée de blanc, de gris cendré et de bleu ardoise. Il a reçu lui-même son nom du cri qu’il jette le soir, lorsque, perché sur la cime d’un arbre mort, il épie au loin les serpens dans la campagne. Un cri semblable a fait donner à un héron crabier, très répandu dans l’ancien continent, le nom de guacco ou sguacco, comme l’écrit Aldrovande.
Les effets du guaco ont été d’abord connus en Europe par la relation des expériences que le célèbre botaniste Mutis fit en 1788, à Mariquita, petite ville de la Nouvelle-Grenade. Ayant moi-même habité cette ville, j’ai eu occasion d’interroger plusieurs des personnes qui avaient été présentes aux premiers essais, et je me suis assuré que le récit inséré par Cavanilles dans les Anales de ciencias naturales ne contenait rien qui ne fût parfaitement conforme à la vérité. Voici en somme ce que j’ai appris sur ce sujet :
Un nègre esclave, nommé Pio, qu’un des principaux habitans de Mariquita, don Jose Armero, avait amené d’une province éloignée, s’était rendu célèbre par la hardiesse avec laquelle il maniait les serpens les plus redoutés. On avait vu ces animaux, devenus timides en sa présence, chercher souvent à le fuir, mais jamais à le blesser ; et l’on assurait qu’il pouvait, au moyen d’une certaine opération, communiquer à d’autres personnes un semblable pouvoir. La chose parvint aux oreilles de Mutis, et tout étrange qu’elle lui semblât, il ne dédaigna pas de s’en occuper. Il pensait avec raison qu’il vaut mieux perdre quelque temps à poursuivre une chimère, quitte à faire rire un peu à ses dépens, que de s’exposer, par une dédaigneuse insouciance ou un excès de scepticisme, à laisser échapper une découverte importante. Il ne tarda pas à se convaincre de la réalité du fait ; et dès-lors il chercha, par toutes sortes de moyens, à obtenir du nègre la communication de son secret, afin de le divulguer dans l’intérêt général. Cela n’était pas aussi aisé qu’on serait tenté de le croire. Les curanderos (c’est ainsi que l’on nomme dans le pays les hommes qui guérissent les morsures des serpens) forment entre eux une sorte de confrérie. En recevant le secret, ils s’obligent à ne le communiquer que sous certaines conditions, et à des gens qui en feront comme eux un métier. Ils sont astreints, à ce qu’il semble, à diverses pratiques superstitieuses, et c’est une raison pour qu’ils se cachent encore, afin d’éviter les tracasseries qui leur seraient suscitées par les curés ; enfin, ce qui paraîtra plus étrange, ils considèrent les serpens comme des êtres qui leur sont nécessaires, et en général ils évitent de leur faire du mal.
J’ai voyagé avec un guide qui appartenait à cette confrérie, et je fus fort surpris de voir que, lorsque nous trouvions dans notre chemin quelque serpent, au lieu de chercher à le tuer, comme eût fait tout autre campagnard, il se contentait de lui jeter de petites pierres seulement pour l’avertir de nous laisser la route libre. Lorsque je l’interrogeai sur la cause de cette bizarrerie, il m’assura gravement que, s’il tuait un de ces animaux, il perdrait son pouvoir sur la race entière. Je suis persuadé qu’il ne croyait pas un mot de ce qu’il me disait, et je savais déjà que c’était un déterminé menteur ; mais ce qu’il y a de certain, c’est qu’il ne voulait pas tuer les serpens, et que la plupart des curanderos ont les mêmes égards pour ces vilains animaux.
À force de prières, de promesses, de menaces même, et en usant de toute l’influence que lui donnait son caractère d’ecclésiastique, Mutis parvint à arracher à l’esclave son secret. Afin de le répandre plus sûrement, il voulut en constater d’abord l’efficacité de la manière la plus authentique ; et ainsi il commença une série d’expériences auxquelles il appela, comme témoins, nombre de personnes recommandables.
La première expérience eut lieu le 30 mai 1788, à Mariquita, dans la maison de Mutis, en présence de plus de trente personnes. Là se trouvaient don Diego Ugaldo, depuis chanoine à Cordoue en Espagne ; don Anselme Alvarez, conservateur de la bibliothèque de Santa-Fé ; don Pedro Vargas, corrégidor de Zipaquira ; plusieurs savans et artistes attachés à la royale expédition botanique ; enfin quelques curieux, parmi lesquels je nommerai seulement celui dont je tiens la plupart de ces détails, don Domingo Conde. Bientôt arriva le nègre Pio, portant sur lui un serpent des plus venimeux qu’il commença à manier, à tourner entre ses mains, et même à secouer rudement, sans que l’animal montrât ni crainte ni colère. Le corrégidor Vargas, soupçonnant quelque supercherie, et croyant que le serpent avait eu les dents arrachées, l’excita du coin du manteau. Le reptile se redressa aussitôt, et se jeta avec fureur sur le morceau de drap dans lequel il enfonça des crochets longs de plus de dix lignes ; mais l’esclave le frappant de la main, comme pour le punir de sa pétulance, il redevint aussi soumis, aussi doux qu’auparavant. Vargas alors, ne doutant plus de l’efficacité de la plante de guaco, voulut subir sur-le-champ l’opération par laquelle le nègre s’était rendu invulnérable, et son exemple fut suivi par plusieurs personnes présentes, notamment par don Francisco Zavaraïn, secrétaire de Mutis, et par Matis, peintre d’histoire naturelle. Ce dernier vivait encore lorsque j’habitais Santa-Fé, et j’ai eu occasion de parler avec lui plusieurs fois de cette fameuse expérience.
Les nouveaux initiés voulurent faire immédiatement l’essai de leur pouvoir, et ils commencèrent à toucher le serpent, qui d’abord fut aussi respectueux envers eux qu’envers le nègre ; mais bientôt ils le secouèrent de manière à l’irriter, et enfin Matis fut mordu au doigt median de la main droite assez profondément pour que le sang ruisselât de la blessure. Le cher homme ne m’a pas avoué combien il eut peur alors ; mais don Domingo Conde m’a dit qu’il n’avait vu de sa vie un homme si effrayé. La consternation, du reste, était générale ; le nègre seul ne témoignait aucune inquiétude : il frotta la morsure avec les feuilles froissées de la liane de guaco, et Matis n’éprouva aucun des accidens qu’une semblable blessure eût causés en toute autre circonstance. Il n’éprouvait que la douleur d’une piqûre ordinaire, et il put le même jour reprendre ses occupations.
Le corrégidor dressa procès-verbal de tout ce qui s’était passé devant lui, et Mutis rédigea à ce sujet un mémoire qui parut d’abord dans le journal de Santa-Fé, puis fut inséré par extrait dans deux recueils scientifiques publiés en Espagne, le journal hebdomadaire de Madrid et les Annales des sciences naturelles de Cavanilles.
L’usage du guaco se répandit rapidement dans la Nouvelle-Grenade, grace à l’influence des curés, que l’exemple de Mutis détermina à recommander l’inoculation, tandis qu’auparavant ils la proscrivaient comme une pratique superstitieuse, une opération de sorcellerie. La vogue du remède se soutint assez long-temps. Dix ans après, Mutis écrivait à M. Zéa, que nous avons vu à Paris en 1822, chargé d’affaires de la Colombie : « Personne à présent ne meurt de la morsure des serpens. Les chevaux, les moutons guérissent comme les hommes, quand on peut leur faire boire le suc du guaco. Les essais qu’on a eu occasion de faire sont si nombreux, qu’on en remplirait des volumes. »
Mutis était fort bien en cour, et en conséquence il obtint du roi d’Espagne, à diverses reprises, des ordres pour multiplier les expériences et leur donner tout le degré de certitude possible. Mutis s’adressa en conséquence à l’audience royale de Santa-Fé pour qu’on mît à sa disposition des criminels condamnés à mort, sur lesquels il voulait faire des essais. Son but était de reconnaître si l’inoculation préservait pour toujours des effets de la morsure des serpens, ou s’il fallait répéter à de certains intervalles l’opération, comme le prétendaient les curanderos. Il voulait voir encore si la blessure de plusieurs serpens contre lesquels on avait employé avec succès le guaco, était décidément mortelle, et enfin savoir si le préservatif réussissait également bien contre toutes les espèces de serpens venimeux. L’audience montra plus d’humanité et de sens que le vieux prêtre ; non-seulement elle refusa de soumettre des prisonniers à ces barbares essais, mais elle déclara qu’elle punirait sévèrement ceux qui, abusant de la confiance de quelque homme libre ou esclave, le détermineraient à se soumettre à de semblables expériences. D’ailleurs elle n’interdit point la pratique de l’inoculation dans les circonstances habituelles.
Des expériences analogues à celles que demandait vainement à la fin du xviiie siècle le chanoine Mutis ont été faites à diverses reprises dans le xvie, et les premières l’ont été par ordre d’un pape. « Il me souvient, dit Mathiole dans ses commentaires sur Dioscoride, que l’an 1524, au mois de novembre, je vis au Capitole de Rome la vertu du poison du napel, car le pape Clément voulant éprouver la vertu d’une huile que Grégoire Caravita de Bologne, chirurgien fort expérimenté, et dont j’étais alors élève, avait composée pour obvier à tous poisons et aux morsures de toutes bêtes venimeuses, Sa Sainteté ordonna de donner à manger du napel à deux brigands qui étaient condamnés à être pendus, pour éprouver sur eux la vertu de ladite huile ; ce qui fut fait, et on leur bailla ledit poison parmi du massepin. Celui qui avait plus mangé dudit massepin, par l’ordonnance des médecins de Sa Sainteté, fut souvent engraissé de ladite huile, trois jours durant, et ne mourut point, bien qu’il endurât de grandes et horribles souffrances. Quant à l’autre, qui en avait moins pris, il ne fut engraissé de ladite huile, pour voir la vertu et véhémence du poison, ce qu’on vit aisément ; car après quelques heures ce pauvre homme mourut, ayant souffert toutes les douleurs, tourmens, travaux, que conte Avicenne comme endurés par ceux qui ont bu du napel. Nous expérimentâmes le même l’an 1561 au mois de décembre à Prague, à l’endroit d’un larron qui avait été condamné à être pendu ; auquel fut baillé par le bourreau, présens les médecins de l’empereur, une dragme des racines de napel incorporée en sucre rosat pour éprouver si l’antidote fameux, par lequel avait été délivré peu auparavant un autre malfaiteur à qui on avait donné de l’arsenic, aurait même vertu contre le napel. » L’homme mourut misérablement après quelques heures de souffrances. Un autre, sur lequel semblable essai fut fait à Naples, revint après sept heures d’horribles souffrances, pendant lesquelles il fut trois fois privé de la vue et plusieurs fois de la raison. Mathiole attribue sa guérison à la poudre de bezoar qu’on lui avait administrée ; il est à croire plutôt que la dose du poison n’était pas assez forte pour produire la mort chez cet individu, qui était jeune et vigoureux.
Je ferai remarquer en passant que la racine de napel, dont les effets sur l’homme sont si terribles, est mangée impunément par le rat, pour lequel même elle paraît être un mets assez friand. On connaît encore beaucoup de substances médicamenteuses ou vénéneuses dont les effets sur l’homme sont très différens de ce qu’ils sont sur certains animaux : ainsi une dose assez faible de cantharides, prise à l’intérieur, nous causerait des accidens très graves ; un hérisson en prendra dix fois davantage sans être le moins du monde incommodé. On a même fait, dit-on, à ce sujet une observation qui, si elle se confirmait, serait fort curieuse. Dans l’île de Malte, on donna à manger à un hérisson un grand nombre de cantharides, et il ne s’en porta que mieux ; mais cet animal ayant uriné dans un baquet plein d’eau, quelques soldats, qui n’en étaient pas prévenus, burent de cette eau par hasard et éprouvèrent les mêmes accidens que s’ils avaient avalé directement les cantharides.
J’ai dit que l’on confondait sous le même nom de lianes du guaco plusieurs plantes employées de la même manière contre les serpens, mais d’ailleurs différentes par l’espèce et même par le genre. Quelques-unes ne sont pas encore suffisamment déterminées. Quant à celle qui servit aux expériences de Mutis, c’est une corymbifère appartenant au genre mikania, genre voisin des eupatoires, lequel fournit lui-même beaucoup d’espèces vantées comme antidotes.
Le mikania guaco est une plante grimpante, à tige herbacée, qui monte sur les arbres jusqu’à trente pieds de hauteur. Les rameaux sont opposés sur la tige, et les feuilles sur les rameaux : ces feuilles, de forme ovalaire, sont longues de quatre à six pouces, larges de trois à quatre, minces, lisses en dessous, cotonneuses en dessus, légèrement pointues à l’extrémité. Les fleurs sont en corymbe, blanches dans l’espèce commune, violettes dans une espèce voisine également employée dans la Nouvelle-Grenade.
Dans les Antilles, la liane de guaco, qu’on commença à employer en 1800 contre la morsure de la vipère trigonocéphale, est aussi une mikania, mais différente des deux espèces dont je viens de parler.
Dans le Guatimala, une autre plante désignée par le même nom et appliquée dans les mêmes cas est encore différente de toutes les précédentes, car sa tige est ligneuse, et la liane entière, par ses racines et ses branches, ressemble à une vigne, lorsqu’elle est dégarnie de ses feuilles. Les premières notions qu’on a eues en Angleterre et en France sur les effets de cette plante viennent de l’ouvrage de M. Thompson, qui, sous le ministère Canning, avait été envoyé pour visiter les Républiques du centre : « Dans ce pays, dit ce voyageur, il y a des serpens dont la morsure tue en vingt minutes ; mais si, avant que les accidens soient devenus trop graves, la personne mordue peut mâcher un morceau de guaco et appliquer sur la blessure la salive imprégnée des sucs de la plante, elle n’a plus rien à craindre. Un jeune homme, ajoute-t-il, ayant dans la main une branche de guaco, saisit une de ces petites vipères dites tamaulipas, dont la morsure tue presque instantanément : l’animal resta immobile et comme engourdi… Le guaco ne sert pas seulement contre la morsure des serpens ; on l’emploie dans le traitement des dyssenteries, des fièvres d’accès et de plusieurs autres maladies. Dans les lieux dont le climat passe pour funeste aux Européens, on en prend comme préservatif. »
Le guaco du Guatimala a été employé aussi contre la fièvre jaune, et tout récemment nous l’avons vu proposer contre le choléra.
Long-temps avant la publication de l’ouvrage de M. Thompson, long-temps avant celle du Mémoire de Mutis, on avait, dans un ouvrage souvent cité et rarement lu, des détails sur des effets tout semblables à ceux du mikania produits par une plante également employée dans la Nouvelle-Grenade, ou du moins sur la frontière. Voici comment s’exprimait à ce sujet, en 1741, le père Gumilla dans son Orinoco ilustrado :
« Que dirai-je de la cure par laquelle, dans le Guayaquil, on rend impuissant le venin des serpens ?
« Ce pays, qui dépend de l’audience de Quito, est situé tout près de la ligne équinoxiale, et l’extrême chaleur, jointe à l’humidité de la terre, y favorise tellement la propagation des couleuvres venimeuses, qu’à peine on peut faire un pas sans en heurter quelqu’une du pied ; mais le sage auteur de la nature a voulu que dans les mêmes lieux naquît une liane qui fournit un remède universel contre ces venins. Aussi, est-ce un usage général parmi les cultivateurs de mâcher le matin en se levant un peu de cette plante, et de frotter avec la salive rendue ainsi médicamenteuse certaines parties de leur corps : cela fait, ils vont sans crainte à leurs occupations, car l’expérience de longues années leur a prouvé qu’aucun serpent ne viendra les assaillir, et que, si par hasard ils en foulent un du pied ou le touchent de la main, l’animal restera comme engourdi et hors d’état de leur nuire. »
« Mais, ajoute notre bon moine, le plus merveilleux de la chose est que, si un de nos campagnards veut s’exempter de cet assujétissement journalier, et n’avoir pas chaque matin à mâcher une plante dont le goût n’a rien d’agréable, c’est pour lui chose facile : pour cela, il cherche un guérisseur, curandero (les meilleurs sont les nègres), et, sans être malade, il se soumet, sous la direction de celui-ci, à une cure dont le résultat est de le préserver de la morsure de toute espèce de serpens.
« Le curandero lui impose une certaine diète, lui donne à boire, pendant un nombre de jours déterminé, une infusion de la susdite liane ; puis, ce terme expiré, il lui fait aux pieds, aux mains, aux bras, aux jambes, à la poitrine et au dos des scarifications légères, mais suffisantes pour faire couler le sang ; il essuie avec un linge toutes ces petites plaies, jusqu’à ce qu’elles ne saignent plus ; il les oint du suc exprimé de la plante, et la cérémonie est finie. Celui qui s’est soumis à cette épreuve, non-seulement n’a plus rien à craindre des serpens, mais il peut en faire un jouet : il voit s’humilier devant lui cette vilaine race, qui ne s’est montrée flatteuse pour l’homme qu’une seule fois, et encore cette fois était-ce pour mieux répandre parmi les fils d’Ève son infernal poison. »
L’inoculation du nègre Pio différait peu de celle-là ; mais elle était plus tôt faite et n’exigeait ni régime préalable, ni usage de la plante en infusion ; seulement, après les scarifications, il faisait avaler deux cuillerées du suc exprimé de la plante, et avertissait d’en prendre une semblable dose chaque fois que la lune entrait en décours, car, dans l’Amérique espagnole, les phases de la lune marquent le temps d’une foule d’opérations, et pour presque toutes le décours est indiqué comme l’époque de rigueur.
Le père Gumilla, dans le chapitre où il traite de l’inoculation du guaco, parle aussi d’une autre opération à l’aide de laquelle les Indiens cherchent à se prémunir contre l’action des poisons, ce genre d’assassinat étant très commun parmi les diverses tribus qui habitent les bords de l’Orénoque. Comme l’opération a toujours été pratiquée par les piaches (magiciens), et qu’elle s’accompagne de certaines paroles mystérieuses, les missionnaires n’ont pas manqué de la proscrire ; mais, en dépit de leurs efforts, elle s’est perpétuée en secret depuis la conquête jusqu’à nos jours. Il en coûte cependant cher pour être initié. D’abord le sorcier exige pour sa peine une forte somme, puis il soumet le récipiendaire à un jeûne très long, très rigoureux, et tel que de cent qui se présentent, soixante-dix ne peuvent atteindre le terme de rigueur. Ceux qui peuvent aller jusque-là reçoivent du sorcier trois pilules qu’ils doivent avaler sans les mâcher. Après cela, ils se croient en sûreté contre les poisons dont on fait usage parmi eux. Voici, dit le père Gumilla, comme j’ai d’abord été instruit de cette coutume : « Je demandais un jour à un Indien, homme sage, et qui jouissait de toute ma confiance, pourquoi un des jeunes gens du village était si pâle et si affaibli. — C’est, me répondit-il, parce qu’il jeûne maintenant pour se préparer à prendre les pilules, comme tels et tels les ont déjà prises. Parmi ceux qu’il me désignait était un Indien que je regardais comme le meilleur chrétien, comme l’exemple de toute la mission. Sur-le-champ j’allai trouver cet homme, et l’abordant brusquement : — Comment, lui dis-je, étant chrétien, racheté de Dieu, sers-tu encore le diable ? et portes-tu dans ton estomac les pilules du piache ? — Et comment, reprit l’Indien sans s’émouvoir, les Espagnols, qui sont aussi chrétiens, portent-ils à leur ceinture des pistolets et une épée ? — Ils ne les prennent pas, répliquai-je, dans un mauvais dessein, mais seulement pour leur défense. — Et moi, dit l’Indien du même ton, je n’ai pas pris les pilules pour nuire à qui que ce soit, mais pour que, me sachant armé, mes ennemis ne songent pas à m’attaquer. »
Nous avons vu que Gumilla regarde les nègres comme les hommes habiles par excellence en tout ce qui concerne les serpens, et c’est en effet dans les parties du continent américain où les nègres sont le plus nombreux, qu’on a le plus d’antidotes et de préservatifs contre les morsures de ces reptiles. Il y a quelque raison de croire que plusieurs des pratiques employées dans ce cas ont été dans l’origine introduites par eux et importées de leur première patrie ; ce qui est certain, c’est qu’à l’époque du voyage de Cadamosto, près d’un demi-siècle avant la découverte de l’Amérique, les habitans de la Sénégambie usaient de procédés mystérieux pour écarter de leurs demeures les serpens, et que leurs sorciers passaient même pour doués du pouvoir d’attirer à volonté ces animaux. Peut-être toute la sorcellerie consistait-elle dans la connaissance d’un fait déjà indiqué par les naturalistes anciens, et que les observations des modernes ont mis hors de doute : c’est qu’on peut attirer aisément certains serpens et particulièrement l’haje (aspic de Cléopâtre) en imitant la voix de leur femelle. C’est en usant de cet artifice que les gens qui font en Égypte métier de prendre les serpens cachés dans les maisons parviennent à les faire sortir de leurs trous. Il est vrai que comme ces hommes ne sont payés qu’après avoir réussi, et qu’ils sont appelés quelquefois dans des maisons où il n’y a réellement pas de serpens, ils ont soin d’en apporter toujours quelques-uns cachés dans leurs vêtemens pour les faire paraître lorsqu’ils n’attendent plus rien de leurs recherches.
Les curanderos d’Amérique connaissent aussi ce secret et l’emploient au besoin, comme le prouve le fait suivant que je tiens d’un témoin oculaire, M. Castillo, ancien ministre des finances de la république de Colombie.
Se trouvant un jour dans une ville de la côte, M. Castillo parlait en présence de plusieurs habitans des expériences de Mutis et de la reconnaissance qu’on devait à ce savant pour avoir répandu une découverte si importante. — La chose, dit son hôte, ne valait pas la peine qu’on en fît tant de bruit. Long-temps avant qu’on ne la vantât dans les gazettes, cette inoculation se pratiquait ici, mais seulement parmi les hommes qui en ont véritablement besoin, parmi ceux qui travaillent aux champs. Ce vieux nègre qui va chaque jour chercher l’herbe pour les chevaux est un grand curandero, et il y a plus de trente ans que je l’ai vu pour la première fois jouer avec des serpens à sonnette et même avec des tayas, qui ne lui faisaient aucun mal. Si vous voulez, il vous donnera un échantillon de son savoir-faire. — Mais, reprit M. Castillo, nous n’avons point de serpens — Ne vous en mettez pas en peine, reprit le premier interlocuteur, il en trouvera, car il n’en manque pas dans le voisinage.
Le nègre, ayant été appelé, se mit en devoir d’aller chercher un serpent, et sur la demande de M. Castillo, qui craignait quelque supercherie, il fut suivi de toutes les personnes présentes. Arrivé dans un lieu humide rempli d’herbes et de buissons, le nègre, qui précédait de quelques pas les curieux, s’approcha avec précaution de différentes touffes, faisant entendre par intervalle un petit bruit flûté, et enfin, après quelque temps, il annonça par un geste qu’il avait trouvé ce qu’il cherchait. Tout le monde resta immobile pendant que le nègre continuait son appel. Bientôt on le vit se baisser précipitamment et se relever tenant un serpent par le cou ; il apporta ainsi l’animal à M. Castillo, qui le reconnut comme appartenant à une espèce très venimeuse, mais qui remarqua que, saisi ainsi près de la tête, il ne pouvait pas mordre. Le nègre alors, ayant passé deux ou trois fois la main sur le corps du serpent, le mit à terre, et le serpent ne chercha ni à fuir ni à offenser ; il le reprit, joua avec lui comme font sur nos places avec des couleuvres communes les marchands de savon à détacher, puis le posa de nouveau au milieu du chemin. Au bout de quelques instans, le serpent commençant à s’agiter, le nègre le fustigea de la main et l’obligea à se tenir tranquille ; enfin, quand la curiosité des assistans eut été pleinement satisfaite, il reprit la bête par la queue et la lança au loin dans les buissons.
Je n’ai pu savoir de M. Castillo si la plante dont cet homme avouait faire usage était la même que Mutis a fait connaître. Les efforts du savant botaniste pour répandre la pratique de l’inoculation par le mikania n’ont eu qu’un succès passager. L’opération est pratiquée encore aujourd’hui comme elle l’était avant lui dans certaines provinces, telles que celle du Choco où les serpens venimeux sont très abondans ; elle est au contraire tombée en desuétude dans les lieux où les accidens sont rares, car on a reconnu que, pour être efficace, cette opération devait être fréquemment répétée, et il est bien difficile qu’on soit ponctuel dans l’exécution de mesures préservatives, quand les chances de danger sont très éloignées.
Lorsque j’habitais Mariquita, plusieurs des individus qui avaient été inoculés du temps de Mutis vivaient encore, mais personne depuis long-temps ne s’était soumis à l’opération, et je ne trouvai ni jeune ni vieux qui voulût la répéter pour moi. Cependant plusieurs années après que Mutis avait quitté la ville, l’inoculation y était encore fort en vogue. Les jeunes gens se faisaient un jeu d’aller à la chasse des serpens ; le jeu finit tout à coup par la mort de l’un d’eux. Ce jeune homme avait été mordu le matin par un serpent coral, et n’avait éprouvé aucun accident. À la vérité, le serpent n’était peut-être pas venimeux, car sous le nom de coral (corail) on confond, ainsi que l’a montré l’auteur de la Faune Grenadine, don Jorge Tadeo Lozano, quatre espèces toutes également marquées d’anneaux d’un rouge brillant, mais dont une seule espèce est pourvue de crochets mobiles. Quoi qu’il en soit, notre jeune homme, à qui la première morsure avait attiré de vives représentations, se fit un point d’honneur de n’y pas céder, et dès le soir même il se remit en chasse. Il fut mordu cette fois par un taya equis (taya à l’x), vipère ainsi nommée à cause d’espèces de croix de Saint-André dont tout son dos est marqué. Cette fois la chose fut sérieuse, et malgré les remèdes qu’on appliqua, le blessé mourut dans la nuit.
Je n’ai pu qu’une seule fois essayer l’action de la liane de guaco sur les serpens, et dans des circonstances trop peu favorables pour arriver à un résultat satisfaisant. L’animal avait reçu de l’homme qui s’était chargé de le prendre un coup violent, et il avait la colonne vertébrale rompue ; cependant il se mouvait encore, mais il ne cherchait point à mordre : quand nous lui présentâmes la plante, il ne détourna point la tête, et ne parut pas plus endormi qu’auparavant.
En parlant des eupatoires, j’ai dit que plusieurs plantes de cette famille sont employées contre la morsure des serpens, quelques-unes l’ont été dès les temps les plus anciens, comme on peut le voir par divers passages de Dioscorides. C’est une chose remarquable sans doute que l’on attribuât ainsi des propriétés analogues à des plantes dont on ne pouvait alors connaître l’étroite parenté ; et cela seul serait un motif de penser que ces propriétés ne sont pas aussi chimériques qu’on l’a bien voulu dire depuis quelques années. La même analogie d’action, chez des plantes dont l’affinité botanique est encore moins frappante, a été signalée par un naturaliste colombien, le savant Caldas. Voici ce qu’il en dit dans le Semenario del nuevo regno de Granada, tom. 1, p. 234.
« En 1803, je fis une excursion botanique dans les vastes forêts de Mira, Santiago, Carapas, etc., lieux brûlans où abondent les serpens venimeux. J’étais accompagné par un Indien noanama, curandero renommé. Lorsque l’Indien me voyait tressaillir à l’approche de ces animaux : — Ne crains rien, me disait-il, ne crains rien, blanc ; s’ils te piquent, je te guérirai. — Je cherchai par toutes sortes de moyens à gagner son amitié ; je flattais son goût pour les liqueurs fortes, je lui faisais divers petits présens ; enfin, quand je crus posséder sa confiance, je le priai de me faire connaître ses secrets et ses herbes. Il y consentit, mais en me faisant promettre le secret, et se cachant toujours très soigneusement des autres personnes de l’expédition botanique. Quelquefois, quand nous étions hors de vue, il s’écartait tout à coup du chemin, cueillait un rameau, et me le donnant furtivement : Tiens, disait-il, voilà une bonne contra. J’observais, je déterminais le genre, je décrivais l’espèce, et je la dessinais. De cette manière j’en vins à connaître bientôt un assez grand nombre de contras, pour me servir du langage de mon compagnon. Mais ce qui me surprit et appela toute mon attention, ce fut que toutes les plantes qu’il me présenta comme efficaces contre la morsure des serpens appartenaient à un seul genre. Toutes étaient des Beslerias. Qui pouvait, je le demande, avoir appris à ce rustre à reconnaître sans jamais s’y tromper, les plantes de ce genre, d’un genre aussi varié et aussi capricieux (caprichoso) ? La vérité est que ces pauvres ignorans avaient été conduits par l’étude des propriétés médicales à réunir dans un groupe unique sous le nom de contra les mêmes espèces dont les botanistes, d’après l’étude des organes, ont formé leur genre. »
- ↑ Il paraîtrait que l’odeur de l’assa-fœtida produit sur les loups un effet analogue. Ainsi, dans les livres de secrets on trouve, à l’article des moyens indiqués pour la destruction des bêtes fauves, la recette d’une composition dans laquelle cette drogue entre comme principal ingrédient, et dont les hommes qui vont amorcer les pièges à loups doivent frotter la semelle de leurs souliers. À la vérité les livres qui traitent de ces matières sont remplis d’absurdités si choquantes, qu’on est toujours tenté de rejeter sans examen tout ce qu’on y rencontre d’un peu suspect ; mais ici peut-être serait-ce aller trop loin que de nier l’efficacité de la recette ; et nous savons que dans plusieurs parties de l’Amérique septentrionale on emploie avec succès, pour attirer les loups, un moyen qui se fonde sur la même propriété. Voici ce qu’on lit à ce sujet dans un ouvrage publié récemment (Notes of Illinois).
« L’odeur de Passa-fœtida brûlé a sur ces animaux un effet remarquable. Si on allume un feu dans le bois, et qu’on y jette une quantité suffisante de cette drogue pour que l’atmosphère soit imprégnée de l’odeur, tous les loups qui se trouvent dans l’espace où la vapeur se répand s’assemblent immédiatement et s’approchent du bûcher en hurlant d’une manière lamentable. La fascination qui semble agir sur eux est si puissante, qu’on peut tirer des coups de fusil et en tuer plusieurs avant que les autres se décident à quitter la place. »