imprimerie de la Vérité (Ip. 175-182).

LES LOTERIES


18 février 1882


Les journaux anglais continuent à s’occuper du projet que l’on prête au gouvernement Chapleau d’organiser une loterie provinciale. Il est vrai qu’un correspondant du Mail a dit que l’honorable premier-ministre avait déclaré que cette rumeur était sans fondement. Quoi qu’il en soit, nous croyons devoir faire connaître notre manière de voir sur les loteries, qu’elles soient organisées et contrôlées par le gouvernement on par des particuliers.

D’abord, nous ne voyons pas en quoi les loteries sont immorales pourvu, bien entendu, qu’elles soient administrées honnêtement. Une loterie, c’est un véritable contrat. Vous prenez un billet, connaissant parfaitement les conditions qui vous sont imposées ; il n’y a pas de vol, pas d’injustice, pas d’immoralité dans une loterie conduite honorablement.

C’est donc pure hypocrisie de la part des feuilles anglaises de jeter de si hauts cris à ce sujet, de se pâmer d’indignation à la seule pensée d’une loterie.

Nous disons que c’est de l’hypocrisie, car les rédacteurs de ces feuilles ne croient pas un mot de ce qu’ils disent. Ils condamnent l’idée d’une loterie parce que cette idée ne vient pas d’eux. Si la chose se faisait en Angleterre, ça serait bien fait.

Ces messieurs parlent de gambling, de jeux de hasard, et ils se voilent la face ! Quelle cafardise !

Est-il une nation plus adonnée à la passion du jeu que la nation anglaise ? Qu’est-ce qui soutient les grands établissements du jeu sur le continent européen, sinon l’or anglais arraché très souvent injustement aux fermiers irlandais ? Il n’y a qu’un pays au monde où l’on voie tous les ans le spectacle aussi absurde qu’ignoble d’un parlement levant ses séances pour assister à des courses de chevaux intéressantes surtout par les énormes paris qui s’y font ; et ce pays, c’est l’Angleterre.

Qui nous dira combien de millions de louis sterling sont mis au jeu, chaque année, lors des courses de chaloupe et de yacht ?

Et quel est le pays qui fait, chaque année, un énorme commerce de faux dieux, un commerce d’idoles avec les tribus indiennes ? N’est-ce pas l’Angleterre ?

Et votre commerce d’opium et la guerre cruelle faite aux Chinois pour leur imposer ce hideux trafic. Parlez nous en donc.

Et les milliers de vies humaines que vous dépensez chaque année dans des guerres injustes, guerres dont l’unique but est d’étendre votre commerce et d’augmenter vos revenus ! Est-ce qu’elles ne valent pas plusieurs loteries ?

Non, les Anglais n’ont pas le droit de nous parler d’immoralité sociale !


4 mars 1882


Dans notre numéro du 18 du mois dernier, nous disions, en réponse à certains journaux anglais, que les loteries ne sont pas immorales, pourvu, bien entendu, qu’elles soient administrées honnêtement. Nous en donnions pour raison qu’une loterie, dès lors qu’elle est conduite honorablement, est un véritable contrat dont les conditions sont connues des parties contractantes.

Sur ce, un correspondant arrive tout scandalisé’ dans les colonnes de l’Électeur, mercredi dernier alors que notre dernier numéro était sous presse. Il place sur sa tête un bonnet de docteur, sans produire d’autre titre que le mérite d’être « tout à M. Pacaud : » et ainsi affublé il nous fait l’honneur de nous donner un tout petit bout de leçon de philosophie, voire même de théologie. Risum teneatis.

Quelque malin a dit depuis que si le brave homme était un peu moins entier à M. Pacaud, il courrait la chance d’être un peu plus à la vérité, soit dit sans allusion.

Pour nous, sans poser en philosophe, et encore moins en théologien, nous demandons humblement au docte correspondant la permission de lui faire remarquer que, s’il veut bien se donner la peine d’ouvrir un traité élémentaire de philosophie ou de théologie, ou mieux encore, pour plus de sûreté, de consulter quelque personne habituée à feuilleter ces gros livres-là, il apprendra deux choses, pour son utilité et profit.

D’abord, un contrat, pour être véritable, doit reposer sur le droit, c’est-à-dire être juste et moral. La raison en est bien simple ; c’est qu’un contrat engendre une obligation qui lie la conscience. Or, jamais le vol, l’injustice ou l’immoralité ne peuvent créer un lien qui puisse atteindre la conscience.

On dit bien quelquefois, dans le langage usuel, un contrat usuraire, injuste ; mais ces expressions impropres sont bannies du vocabulaire philosophique et théologique où les termes propres et précis ont seuls droit d’admission. Or, lorsque l’on veut poser en docteur, fût-ce même dans les colonnes de l’Électeur, il n’est que juste et raisonnable de tenir à la propriété des termes. Ce que l’on appelle contrat usuraire, contrat injuste, ne peut donc jamais être un contrat véritable.

Notre Code civil est d’accord, en cela, avec la saine philosophie et la théologie, en exigeant, comme une des conditions essentielles à l’existence d’un contrat valide, ce qu’il appelle une cause ou considération licite. Si le savant correspondant ne saisissait pas la portée de cette expression, il n’aurait qu’à s’adresser à qui de droit pour se renseigner.

En second lieu, une loterie revêtue des conditions d’honnêteté requises, est un contrat aléatoire, un contrat véritable par conséquent.

Donc, avons-nous pu conclure, une loterie conduite honnêtement n’est pas immorale.

C’est clair ; c’est simple. Et voilà pourtant le raisonnement qui a si fort scandalisé le correspondant de l’Électeur. Écoutons-le. « Suivant M. Tardivel, tout véritable contrat est licite, pourvu que les conditions soient connues des parties contractantes. Donc l’Église a tort de condamner l’usure et une multitude d’autres conventions que tous les hommes sensés regardent comme essentiellement injustes. » — Et le docte logicien monte sur les toits pour dénoncer au monde entier notre profonde ignorance. S’il fût monté un peu moins haut, et eût regardé plus bas, il se serait, peut-être aperçu qu’entre un contrat véritable, d’une part, et l’usure et les conventions injustes de l’autre, il y a un abîme sur lequel il passe d’un bond, en fermant les yeux. L’Église a raison de condamner l’usure et toutes les conventions injustes : mais ces choses-là ne peuvent jamais être l’objet d’un véritable contrat, parce qu’elles ne peuvent créer aucun lien de conscience.

Le léger correspondant peut sauter par-dessus cet abîme, tant qu’il lui plaira ; mais qu’il n’oublie pas que l’Église est trop pesante pour qu’il la puisse porter avec lui dans cette sorte de gymnastique. Il y a bien d’autres abîmes que les écrivains de l’Électeur ne voient pas, ou feignent de ne pas voir. Molière, en effet, a eu raison de dire que

Tout esprit n’est pas composé d’une étoffe
Qui se trouve taillée à faire un philosophe.

Nous pourrions peut-être, avec plus de justice que de malice, retourner au correspondant les autres vers par lesquels il termine si lestement :

Mais j’aimerais mieux être au rang des ignorants
Que de me voir savant comme certaines gens.

Les écrivains de l’Électeur devraient, une bonne fois pour toutes, prendre la résolution de ne pas traiter les questions graves auxquelles ils n’entendent rien du tout. Voilà deux fois de suite qu’ils s’embourbent misérablement. Car, on se le rappelle, ils nous ont accusé naguère d’avoir émis une énormité au sujet de l’éducation, et nous leur avons prouvé que ce qu’ils appelaient une énormité est l’enseignement de l’Église ! Ils en sont encore tout abasourdis.

Pendant que nous en sommes à parler des loteries, nous dirons que l’idée d’une loterie provinciale, organisée en permanence, ne nous plaît guère ; car une chose peut ne pas être immorale et cependant n’être pas du tout désirable.


27 mai 1882


Le Nord condamne, en des termes excessivement violents, l’honorable M. de Boucherville, pour s’être opposé au projet de loterie soumis à la législature ces jours derniers.

D’abord, notre confrère qui prêche la modération, devrait commencer par donner l’exemple, et ne pas parler d’un homme éminemment respectable, comme M. de Boucherville ; dans un langage de carrefour. Voici un échantillon de la prose du Nord :

Battu sur la question du chemin de fer, M. de Boucherville, qui n’a que de hautes vengeances, de nobles ressentiments et de larges idées, a cru bon de se rabattre sur la loterie nationale ; il fallait se venger des Chapleau, des Lacoste et aussi du curé Labelle, hommes qui ont tous un tort impardonnable aux yeux de ce preux ; celui de se faire écouter de tout le monde, chacun à sa manière, dans le genre d’affaires qu’ils poursuivent, tandis que lui ne peut se faire entendre de personne sur aucun sujet. Ajoutons à cela, cette amertume, ce fiel légendaire dont se compose l’âme d’un faux dévot, et vous découvrez de suite la raison de son indigne conduite.

D’abord, si M. de Boucherville ne peut se faire entendre de personne sur aucun sujet, comment se fait-il qu’il soit seul responsable, selon notre confrère, de la non-réussite du projet de loterie ? Il est permis de se fâcher, mais non pas au point de déraisonner.

Ensuite, n’est-il pas souverainement indigne d’entendre M. Nantel traiter M. de Boucherville de faux dévot ?

M. Nantel prétend que M. de Boucherville est plus catholique que le pape, qu’il trouve « le parti conservateur gangrené parce que ses chefs actuels ne font que se soumettre aux décisions des congrégations romaines. » Nous voudrions bien savoir quand le pape ou les congrégations romaines ont décidé qu’il faut appuyer tout projet de loterie qu’il plaira à certains individus de soumettre à la législature de la province de Québec ? Cet abus intolérable qu’une certaine école fait sans cesse de l’autorité du Saint-Siège cause un énorme scandale dans le pays. Il est grand temps que cela cesse. Nous ne connaissons rien de plus répréhensible, de plus nuisible aux intérêts de la religion que cette triste manie qu’ont certains écrivains et certains hommes publics d’invoquer à tort et à travers le nom auguste du Saint-Père. Que la religion soit la base de la politique, c’est ce que nous voulons, c’est ce que tout catholique doit vouloir ; mais dire qu’il n’est pas permis de différer d’opinion, sur une question parfaitement libre, avec M. Chapleau, M. Lacoste, ou même avec M. le curé Labelle, sans mériter le reproche d’insubordination aux décrets de Rome, c’est le fait, non d’un catholique, mais d’un esprit complètement dévoyé.

Pour qu’on ne puisse pas nous accuser d’exagérer la pensée de notre confrère, nous citons encore une phrase du Nord : Parlant toujours de M. de Boucherville et de son opposition au projet de loterie, notre confrère dit :

Ce qu’il comprend se réduit à de bien pauvres idées sur les devoirs d’un homme d’État et à de misérables chimères qu’une religion faussée et une ignorance complète du dogme et de sa pratique ont enracinées dans son esprit.

S’il ne s’agissait de choses si graves, ce serait superlativement amusant de voir M. Nantel ériger la croyance aux loteries en dogme. Mais vu le scandale, loin d’être amusant cela est triste au suprême degré.

Le Nord a un autre tort très-grave, c’est de chercher à faire croire au monde qu’il parle en ce moment au nom de tout le clergé catholique de la province. Or, nous savons que tel n’est pas le cas, nous savons que plusieurs membres du clergé ne voyaient pas d’un bon œil ce projet de loterie.

Entre admettre que les loteries sont permises, en thèse générale, et ne pas avoir confiance en tel projet de loterie, il y a un abîme qui sépare le bon sens d’avec la passion aveugle.

Il peut fort bien se faire qu’un grand nombre de prêtres soient favorables au projet de loterie dont il s’agit ; et personne ne songe à leur reprocher cette opinion. Mais une chose dont nous sommes bien convaincu, c’est que pas un membre du clergé ne voudrait signer l’article échevelé et tout à fait regrettable que vient de publier le Nord.



10 juin 1882.


Est-ce que M. Nantel, rédacteur du Nord, voudrait bien nous prêter un moment d’attention ? Ce brave jeune homme, on le sait, a dit toutes sortes d’injures à l’honorable M. de Boucherville parce que celui-ci n’a pas approuvé le projet de loterie nationale. Pour qualifier la conduite de l’honorable conseiller législatif, M. Nantel a déployé un luxe d’épithètes vraiment extraordinaire ; au point que ses propres amis ont trouvé son langage excessif. Le rédacteur du Nord revient à la charge et dit qu’il s’est laissé emporté par une sainte colère, que M. de Boucherville méritait bien les injures de bas étage que le Nord lui a lancées.

L’idée de ne point approuver le projet de loterie nationale ! C’est d’une audace incroyable !

Très bien ! Mais voici quelque chose qui nous intrigue. M. Beaudry, maire de Montréal et conseiller législatif, s’est opposé, lui aussi, au projet de loterie ; et tandis que M. de Boucherville a été très-digne et très-calme dans ses remarques, M. Beaudry s’est montré d’une extrême violence : il a parlé d’immoralité, etc., etc. Et cependant le Nord n’a pas trouvé un mot de blâme à son adresse ; il réserve toutes ses fureurs pour M. de Boucherville !

Il est vrai que M. Beaudry est un chaud partisan de M. Chapleau, et qu’il a voté pour la vente du chemin de fer du Nord. Mais ce ne doit pas être là ce qui empêche M. Nantel de « l’abîmer, » car on connaît la sincérité et la stricte impartialité de notre confrère.

Tout de même, on se demande pourquoi il s’est montré si coulant envers M. Beaudry et si violent envers M. de Boucherville. C’est un de ces mystères du journalisme indépendant, dans lesquels il n’est pas permis aux profanes de pénétrer.