Mélanges/Tome I/112

imprimerie de la Vérité (Ip. 365-373).

CHRONIQUE


4 février 1882


Ah ça ! nous allons en avoir de la chronique de ce temps-ci.

L’Électeur annonce que plusieurs de ses abonnés ont représenté à la rédaction — en se désabonnant, sans doute — que ce journal contient trop d’articles sérieux, lisez ennuyants. Il faut du léger, le mot pour rire. Aussitôt, le rédacteur en chef de l’organe libéral, épuisé par ses luttes homériques contre « douze journaux conservateurs, » fait appel à ceux de ses amis qui font dans les lettres. Ces amis qui, nous assure M. Pacaud, sont des littérateurs distingués, retenez bien ce mot, se laissent toucher de compassion et conviennent entre eux de bâtir, pour l’édition du samedi, une chronique « fort intéressante. » Et, dit l’Électeur « nous commençons dès aujourd’hui ! »

Ainsi, M. Pacaud se porte garant de l’intérêt de sa chronique hebdomadaire. Il donne sa parole d’honneur que l’œuvre de ses amis lettrés va faire oublier l’ennui que causent ses articles chiffrés. Enfin, cette fameuse chronique est comme le non moins fameux baume du bon Samaritain qui guérit de tous maux.

À propos de ce baume, on sait qu’il est débité sur le marché Champlain par un individu excentrique qui tourne mieux un boniment que M. Pacaud.

« Ah que ! ces messieurs, qu’il n’y a qu’une maladie qui ronge le corps de l’homme, c’est la maladie de la douleur ! Prenez une bouteille et si une bouteille ne fait pas vous en prendrez deux. »

Le bon Samaritain a tout un chapitre sur ce ton. Mon ami Alfred Cloutier vous déclame ça à la perfection. Je conseille à M. Pacaud d’engager le bon Samaritain pour annoncer sa chronique ; il le ferait mieux que lui. Et, en vérité, il faudrait toute l’éloquence de ce célèbre charlatan du marché Champlain pour faire prendre la susdite chronique, même à petite dose. Ce n’est pas M. Pacaud qui pourra jamais faire accroire à quelqu’un que c’est drôle. Comme on dit en canadien, il n’est pas capable pour. Ou plutôt c’est drôle à force de ne l’être pas. Voyons un peu.

Le chroniqueur de M. Pacaud est d’une naïveté invraisemblable. On lui a confié le soin de réveiller périodiquement les abonnés de l’Électeur du profond assoupissement où les plongent les articles sérieux que pond M. le rédacteur en chef. Cette besogne, en comparaison de laquelle le nettoyage des écuries d’Augias était un jeu d’enfant, l’épouvante à bon droit, et il murmure doucement :


Avant d’y avoir songé sérieusement je ne m’étais pas figuré la grandeur de la tâche que je m’étais imposée.

C’est à peu près comme qui dirait : Avant d’y avoir songé je n’y avais pas pensé ; ou bien : Cinq minutes avant de mourir il vivait encore. Il paraît que Calino a un cousin en Amérique.

Ce qui rend la tâche de notre chroniqueur plus difficile encore, c’est que les lecteurs de l’Électeur — ça sonne mal, mais que voulez-vous — sont des gens « intelligents ! » C’est textuel. S’il avait affaire à des imbéciles, il croit bien qu’il aurait moins de difficulté à les amuser : et sans doute il ne se trompe pas. Il se sent mal à l’aise en face d’un auditoire intelligent, et avoue que son genre d’esprit convient mieux aux pensionnaires de M. Vincelette. C’est étonnant comme il y a des gens qui se connaissent !

On l’a vu, M. Pacaud a présenté ses amis au public comme des littérateurs distingués. Voici un échantillon de leur littérature et de leur distinction :


La dernière lettre de Son Éminence le Cardinal Siméoni, ce nouvel abaiss-enez pour les Trudéleux, a causé grand émoi. L’un des plus fervents, un grand admirateur des individus qui restent à Rome malgré le Pape, sous la protection du roi Humbert, en a été tout à fait scandalisé.

— Ce brave Cardinal, dit-il, à son interlocuteur, a été trop loin cette fois. Il sera destitué, je vous le prédis.

— Tant pis, répondit l’autre, car vous verrez que c’est un maudit Anglais qui aura sa place.


Il y en a deux colonnes sur ce ton-là.

Les abonnés de l’Électeur vont assurément regretter les articles sérieux et somnifères du rédacteur en chef.



25 février 1882


On trouve que je suis trop sec, que je ne suis pas assez onctueux, pas assez arrondi et rebondi. Oui-dà ! Ce sont des phrases que vous-voulez ? Et vous pensez que je ne puis pas en faire ! Tenez-vous bien : —

Tel que le majestueux lion du désert brûlant et aride, où le doux gazouillement du gentil oiseau bleu ne se fait point entendre, ni le mystérieux bruissement des feuilles vertes ; où la modeste violette ne remplit jamais de son parfum exquis et délicieux l’air embaumé du soir ; où les zéphirs anuités ne caressent que les sables mourants et irrités par le regard torride, vertical et courroucé d’un soleil tropical, où les…

Mais je pense qu’en voilà assez pour convaincre les plus incrédules que je puis faire des phrases quand je veux ; et de belles phrases encore. Car je vous ferai remarquer que dans la période qui précède, il y a un adjectif accolé à chaque substantif, quelquefois deux ou trois. C’est le vrai genre. Aussi dois-je, sans fausse modestie, me proclamer littérateur distingué, aussi distingué pour le moins que les chroniqueurs qui font de la prose pour M. Pacaud.

Si vous voulez être bien discret, je vais vous confier un secret. Le commencement de phrase que je viens de faire m’a grisé. Je me suis relevé à moi-même ; je me suis découvert. Je suis né pour accomplir de grandes choses, mes destinées sont aussi vastes que l’univers. Je vais faire un livre de 300 pages, dans lequel il entrera 150 phrases. Deux pages par phrase, ou une phrase par deux pages ; c’est comme vous voudrez et ce m’est équilatéral. Ça ne peut manquer de prendre.

Mais pour plus de sûreté, je vais me faire recevoir membre de la Société d’admiration mutuelle de Québec, (limitée). Alors je pourrai placer mon livre dans le département de l’instruction publique, et je ne le mettrai pas dans le commerce ce qui est vulgaire.

Son Excellence le marquis de Lorne vient de constituer, légalement ladite Société d’admiration mutuelle, sous le nom modeste de : Société royale du Canada pour l’avancement de la littérature et des sciences. Son Excellence avait voulu d’abord appeler cela l’Académie canadienne, mais quelques-uns des futurs académiciens, qui ont encore peur du ridicule, s’y sont opposés, et leur opinion a prévalu. Ainsi nous aurons la chose sans le nom, nous aurons des académiciens sans Académie, C’est aussi bien, ou comme on dit en bon canadien, c’est aussi pire.

Quand on pense que M. J. M. Lemoine est le président de la section française ! Je ne vous dis que cela pour le moment.

Le Chronicle de Québec, qui paraît s’être constitué l’organe de la nouvelle société, annonce que la première réunion du conciliabule n’aura lieu que le 25 mai prochain. Je crois que le Chronicle se trompe. Je suis à peu près certain que je trouverai le moyen, avant cette date, de rassembler les immortels canadiens et de les faire jaser un peu. Si j’y réussis, j’en donnerai des nouvelles aux lecteurs de la Vérité.

L’Électeur veut à tout prix passer pour un journal comique, mais il n’y réussit guère. Je vais lui donner un petit coup de main et faire voir comme quoi cette feuille est réellement drôle. Seulement, il faut remonter un peu en arrière. Prenez le numéro prospectus de l’Électeur et vous y lirez la phrase suivante :


Les chefs du parti ont essayé d’établir un journal ; mais ils ont vu de suite qu’il n’avait aucune chance de réussir, s’il était fondé dans les mêmes conditions que ceux que nous avons eus jusqu’ici. Propriété d’un seul individu, il aurait pu, comme eux, nous abandonner, soit pour se vendre comme quelques-uns, personnel et matériel à la fois y compris la rédaction, à un entrepreneur public, soit comme quelques autres, parce que son propriétaire, adorateur du succès avant tout, n’aurait pu voir rien de bon dans un parti qui n’aurait pas été au pouvoir, n’importe dans quelles conditions.


En deux mots cela veut dire : Il est impossible de trouver dans nos rangs un journaliste qui ne soit pas prêt à se vendre ; le plus vertueux d’entre nous, laissé seul, se mettrait aussitôt à l’enchère. Surveillons-nous donc les uns les autres afin que nous ne puissions pas nous sénécaliser ou nous cimoniser.

Je vous l’ai dit, l’Électeur est un journal comique et ceux qui le rédigent sont de superbes farceurs.

Les Nouvelles Soirées Canadiennes publient de ce temps-ci une nouvelle canadienne signée R. de Trobriant. Il y a dans cet écrit des choses invraisemblables. Ainsi, un drapeau qui flotte au milieu d’une foule est comparée à « ces grandes idées, phares brillants qui dominent les âges, quand les générations s’éteignent et se succèdent. » Rien que cela. Ailleurs, l’écrivain enthousiaste, faisant la description d’une jeune fille, parle de ses « deux LONGS YEUX légèrement creusés. » Deux dalles, quoi ! Ce style là est trop brillant pour n’être pas celui d’un membre passé, présent ou futur de la Société d’admiration mutuelle.



8 avril 1882


Cyprien, la seringue de la Pairie, a fait une nouvelle découverte dans le règne animal. Il a trouvé un veau qui a une crinière. Barnum peut vous faire voir, paraît-il, des veaux à deux têtes ou à cinq pattes ; mais pour contempler un veau à crinière, il faut se rendre aux bureaux de la Patrie. Je n’exagère pas. Lisez :


À propos de Sénécal, dit Cyprien, il paraît que son petit veau No Trois s’est fait peigner la crinière.


Hein ! je vous l’avais bien dit.


Échantillon de syntaxe tirée de la dernière chronique de Cyprien :


M.  le curé de Saint-Jacques bénissait les nouveaux époux en présence de deux amis, MM. Robidoux et Fréchette, chez qui on alla gaiement réveillonner.


De deux choses l’une : Ou M. Robidoux et M. Fréchette habitent la même maison et n’ont à eux deux qu’un seul chez soi, ce qui n’est pas vraisemblable : ou bien les époux sont allés réveillonner chez les deux, ce qui serait peu poétique. Comme on dit au parlement : Explain  !

M. Fabre est nommé plénipotentiaire, ambassadeur, ou quelque chose comme cela, près le gouvernement de la R. F. Heureux M. Fabre ! Heureuse province de Québec !

On ne connaît pas encore précisément les instructions qu’a reçues notre représentant ; mais il est permis de croire que M. Fabre a surtout pour mission de tenir les habitants de la province de Québec au courant des cancans et des scandales, petits et gros, des boulevards de Paris. Nous aurons aussi, toutes les semaines, une magnifique chronique de théâtre. Le rédacteur de l’Événement fait une spécialité de la comédie depuis vingt ans. Et tout cela ne nous coûtera que $2,000 par année. C’est à trop bon marché.

Il y a bien $500 pour frais d’installation, mais c’est une fois pour toutes ; et il y aussi $200 pour les frais de voyage. Ah ! les frais de voyage de M. Fabre portés à $200 seulement ! Mais c’est à se mettre en grève ! Quand on songe aux nombreux voyages que M. Fabre a faits d’un camp politique à l’autre depuis qu’il est dans le journalisme, il faut avouer que c’est affreusement chiche de la part du gouvernement. À la place de M. Fabre, j’aurais exigé plus. Mais il y a des gens, comme cela, qui ne sont pas fiers et qui voyagent au rabais.

Une bonne naïveté. Un journal de cette ville, récemment converti au ministérialisme, annonce que « le gouvernement Chapleau se propose de réinstaller M. Bruno Duval au bureau d’enregistrement de la division des Trois-Rivières. » Puis il ajoute avec un grand sérieux — c’est ici que se place, la naïveté — « Nous ignorons encore si M. Duval serait disposé à accepter cette position » !  !  !  ! Eh bien ! que mon confrère se rassure, et que le gouvernement ne craigne pas, en offrant cette position à M. Bruno Duval, d’essuyer un refus.

Je dois des excuses à M. J. M. LeMoine, de Spencer Grange. Remarquez bien que Spencer Grange est anglais, et ne signifie pas la grange à Spencer. Mais c’est là une digression. J’étais donc à dire que je dois des excuses à M. Lemoine. Voici pourquoi. Mon honorable ami, il y a déjà quelque temps, a favorisé le Courrier du Canada d’une lettre dont je ne me suis pas occupé. Pourtant cela valait bien la peine qu’on s’en occupât, que je m’en occupasse, que vous, lecteur, vous vous en occupassiez, et que tous ensemble nous nous en occupassions.

Il s’agit donc, dans cette lettre de M. LeMoine, du château de Bigot devenu la propriété de M. Brousseau. Voici comment M. LeMoine termine son épitre :


Quand vous et vos amis, par une rêveuse soirée de septembre, vous vous verserez un verre de Bordeaux dans les salles retentissantes du Castel, dites un pater et un ave pour le repos de l’âme de cette pauvre Caroline.


Quand on est rendu à l’âge de cinquante ou soixante ans, quand on est président d’une société historique, quand on pose en auteur grave et sérieux, on devrait savoir qu’il ne convient nullement de demander des prières pour une personne toute fictive. On ne joue pas ainsi avec les choses saintes.

Du reste, en pays chrétien ce n’est pas en se versant à boire que l’on fait des prières pour les morts.

La vieille Minerve a fait un pas — je ne dis pas si c’est en avant ou en arrière, — mais enfin elle a fait un pas quelconque. Elle a quitté le paganisme pour embrasser le ritualisme. Vous croyez que c’est une fable que je vous raconte là. Lisez bien le morceau suivant que je trouve dans le numéro de la Minerve de samedi, le 1er  avril 1882. C’est intitulé : Stabat Mater. Je cite intégralement, car cette pièce est à conserver :


Hier soir, le temple ritualiste de la rue Ontario, coin de la rue Saint-Urbain, regorgeait de monde, venu pour entendre le Stabat Mater de Rossini.

Cet admirable morceau du grand maître a été parfaitement rendu par le chœur de la société Sainte Cécile, assisté par un orchestre dont Martel faisait partie.

On a chanté le texte latin même.

L’office commença régulièrement, le clergé récitant et chantant d’abord la Passion jusqu’au moment du Stabat, et celui-ci étant ensuite intercalé.

L’idéal et céleste musique de Rossini n’a jamais été mieux interprétée à Montréal. Le grand hymne à la Vierge avait un charme particulier ainsi entendu dans une église protestante.

On se croirait dans une église catholique, au temple de la rue Ontario. Il y a un autel, chœur, clergé en soutane et surplis, tableaux saints.

Le révérend M. Wood portait les ornements sacerdotaux, noir et violet. L’autel était tendu de noir. Le peuple s’agenouillait pour prier.


Je n’ai pas besoin de faite de longs commentaires. Mais le fait de voir un journal qui circule parmi les catholiques du Canada faire ainsi de la réclame en faveur d’un temple protestant, et engager par là ses lecteurs à assister aux exercices d’un culte hérétique, c’est quelque chose de nouveau et de particulièrement scandaleux.

La Minerve devrait, pour le renseignement de ses lecteurs, faire suivre cette réclame de l’opinion des théologiens sur les catholiques qui fréquentent les temples des hérétiques. Qu’elle cite Scavani, par exemple : Theologia — De catholicorum communicatione et disputatione cum hæreticis in rebus fidei ; elle verra qu’il est strictement défendu de fréquenter le temple de la rue Ontario : « Nec licet eorum (hœreticorum), officiis interesse. » Qu’elle consulte, S. A. de Liguori, qu’elle interroge S. Thomas.

Bien qu’elle ait embrassé le ritualisme, la Minerve daigne encore parler des exercices du culte catholique. Dans son numéro de lundi dernier nous trouvons un petit bout de compte-rendu des exercices du dimanche des Rameaux. Seulement, la pauvre vieille est affreusement mêlée. Qu’on en juge :


À l’église de N. D. on a exécuté le chant de la Passion de N. S. J. C. selon le rituel romain… Au chœur MM. les abbés Martineau et Gibaud représentaient, l’un l’historien Joseph, l’autre N. S. Jésus-Christ.


Je ne sais pas ce qui se passe dans le temple de la rue Ontario ; il est possible qu’on y exécute des morceaux tirés des œuvres de l’historien Joseph ; mais dans les églises catholiques, le dimanche des Rameaux, c’est la passion selon saint Matthieu qui se chante, invariablement.

Pauvre vielle Minerve !