Lyriques grecs/Callimaque/En l’honneur de Jupiter

En l’honneur de Jupiter
Traduction par Gabriel de La Porte du Theil.
Lyriques grecs, Texte établi par Ernest FalconnetLefèvre, Charpentier (p. 483-486).

I. EN L’HONNEUR DE JUPITER.


Tandis qu’on offre des libations à Jupiter, quel plus digne objet de nos chants que ce dieu même, toujours grand, toujours roi, qui dompta les Titans et qui donne des lois à l’Olympe ?

Mais sous quel nom l’invoquerai-je ? Est-il le dieu de Dicté ? est-il le dieu du Lycée ? J’hésite, puisque enfin le lieu de sa naissance est contesté. Ô Jupiter ! l’un veut que la Crète, l’autre que l’Arcadie ait été ton berceau : grand dieu, qui des deux en impose ?… Mais toujours le Crétois fut menteur ; le Crétois osa bien, dieu puissant, t’élever un tombeau, à toi qui n’as pu mourir, à toi qui es éternel. Oui, ce fut sur le mont Parrhasius, dans le plus épais de ses bois, que Rhée te donna la naissance ; bois devenu sacré dès cet instant ; bois dont jamais femme, dont jamais animal sujet aux travaux de Lucine n’ose approcher, et que les Apidans appellent la couche antique de Rhée.

Oui, ce fut là que ta mère, soulagée de son divin fardeau, chercha le canal d’une onde pure pour se purifier et laver ton corps. Mais le majestueux Ladon, mais le limpide Érymanthe ne coulaient point encore, et l’Arcadie était encore aride. Un jour elle devait être célèbre par ses fleuves ; mais, au moment où Rhée détacha sa ceinture, des chênes sans nombre s’élevaient sur le terrain où coule aujourd’hui l’Iaon ; des chars pesants roulaient sur le lit du Mélas ; le Carnion, en dépit de ses eaux, entendait les animaux féroces creuser leur tanière sur sa tête, et le voyageur altéré, marchant sans le savoir au-dessus du Crathis ou du sablonneux Métope, brûlait de soif, tandis que des sources abondantes étaient sous ses pieds.

Dans son cruel embarras, la déesse s’écria : « Terre, enfante à ton tour ; tendre mère, tes enfantements sont faciles. » Elle dit, et, levant son bras puissant, frappa le mont de son sceptre. Le roc s’ouvre et vomit l’onde à grands flots. Aussitôt ta mère, roi des dieux, lava ton corps, t’enveloppa de langes et chargea Néda de te porter dans les antres de Crète pour l’y faire élever secrètement : Néda, de toutes les nymphes qui l’assistaient alors, la plus âgée après Styx et Philyre, la plus chère à son cœur ; Néda, de qui le zèle ne fut point sans récompense, puisque la déesse donna le nom de sa nymphe à ce fleuve, le plus antique des fleuves, où se désaltèrent les neveux de Lycaon, et qui va près du séjour des Caucons se réunir à Nérée.

À peine, ô Jupiter ! Néda sortait de Thène et s’approchait de Gnossus, que ton cordon ombilical tomba. C’est de là que les Cydoniens ont nommé cet endroit la plaine Ombilicale. Les sœurs des Corybantes, les nymphes de Dicté te reçurent dans leurs bras et te mirent dans un berceau d’or, où Adrastée te provoquait au sommeil. Là tu te nourris du lait abondant de la chèvre Amalthée et des rayons du miel le plus doux, que l’abeille Panacris travailla soudain sur ces rochers de l’Ida qu’on appelle de son nom. Les Curètes figurèrent autour de toi les pas compliqués de la pyrrhique, en frappant sur leurs armes ; et le son de leurs boucliers étouffant le bruit de tes cris, parvint seul aux oreilles de Saturne.

Ainsi, dieu du ciel, vit-on croître, ainsi vit-on s’élever ton enfance. Bientôt vinrent les jours de ta jeunesse, et le duvet ombragea ton menton ; mais dès l’enfance, ton esprit était déjà mûr. Aussi tes frères, quoique tes aînés, t’ont-ils cédé l’Olympe sans oser te l’envier.

Poëtes mensongers, en vain avez-vous dit jadis que le sort distribua les empires aux trois fils de Saturne. Quel est donc l’insensé qui, dans la même balance, mettrait l’Olympe et les enfers ? Quand les partages sont égaux, le sort en peut être l’arbitre ; mais, entre ces deux empires il y a trop d’inégalité. Lorsqu’on ment, au moins faut-il être croyable. Non, grand dieu, non, ce ne fut point le sort qui te fit roi des dieux ; ce furent tes exploits, ta valeur et la Force[1] que tu plaças au pied de ton trône. Tu chargeas aussi le prince des oiseaux d’annoncer tes augures ; puisses-tu n’en envoyer que d’heureux à mes amis !

Ô Jupiter ! tu t’es réservé l’élite des mortels. Ce ne sont ni les nochers, ni les guerriers, ni les poëtes : tu laisses à des dieux inférieurs le soin de protéger ; mais ce sont les rois eux-mêmes, les rois qui tiennent sous leur main le laboureur, le guerrier, le matelot, tout enfin ; car est-il rien qui n’obéisse à son roi ? Qu’à Vulcain donc soit consacré le forgeron, à Diane le chasseur, à Mars le soldat, à Phébus le chanteur ; à Jupiter appartiennent les rois. Rien n’est plus saint que les rois, aussi toi-même en as fait ton partage. Tu leur as confié la garde des villes ; mais du haut des citadelles, tu veilles sur ceux d’entre eux qui dirigent ou détournent les voies de la justice. Tu leur accordes à tous les richesses et l’opulence, mais avec inégalité ; témoin mon roi, qui l’emporte de si loin sur les autres. Il accomplit le soir ses projets du matin ; le soir, les plus vastes, les moindres aussitôt qu’il les forme ; tandis que pour remplir les leurs, il faut au reste des rois une année, souvent plus, et combien de fois encore n’as-tu pas confondu leurs desseins et rompu leur effort !

Salut, puissant fils de Saturne, dispensateur des biens et du bonheur ! Où est-il celui qui pourra chanter tes ouvrages ? il ne fut, il ne sera jamais. Eh ! qui pourrait chanter les ouvrages de Jupiter ?

Salut, ô père des dieux, salut ! Donne-nous la richesse et la vertu. L’opulence ne peut rien sans la vertu, ni la vertu sans l’opulence ; donne-nous donc, ô grand dieu ! et richesses et vertu.


  1. On sait que les poëtes avaient personnifié la Force et la Violence.