Lyriques grecs/Callimaque/Discours préliminaire

Discours préliminaire
Lyriques grecs, Texte établi par Ernest FalconnetLefèvre, Charpentier (p. 473-483).
CALLIMAQUE.


HYMNES,


TRADUITS PAR LAPORTE-DUTHEIL.




DISCOURS PRÉLIMINAIRE.


Parmi les différentes productions de l’antiquité qui paraissent avoir été jusqu’à présent aussi négligées par les lecteurs superficiels, qu’estimées des véritables amateurs de la langue grecque, on distingue surtout les hymnes de Callimaque. Tandis que les travaux multipliés d’une foule de commentateurs qui se sont attachés à éclaircir le texte de cet auteur, et le grand nombre d’éditions qu’ils en ont données successivement, semblent annoncer le cas qu’on doit faire de ces hymnes, la plupart de nos littérateurs les regardent comme de simples généalogies des dieux du paganisme, comme des espèces de litanies mythologiques, qui ne peuvent intéresser que les Grecs.

J’avoue qu’en général on ne voit dans ces petits poëmes ni la richesse des compositions d’Homère, ni le feu des odes de Pindare ou des chœurs des tragiques ; mais j’ose dire aussi que Callimaque, dont le principal mérite ne consiste, si l’on veut, que dans une élégance continue et dans la variété des détails qu’il sait placer à propos, montre quelquefois assez d’élévation et de force pour que le jugement d’Ovide, qui lui refusait entièrement le génie et ne lui accordait que l’art, paraisse au moins trop sévère.

D’ailleurs la lecture de ces hymnes, qui, comme pièces de poésie, ont droit de nous intéresser, doit nous attacher encore plus par l’utilité dont elle est pour la parfaite intelligence de la fable et de l’histoire ancienne. Les notes de plusieurs savants hommes, et surtout le vaste commentaire de Spanheim, en ont fait sortir une foule de traits variés, qui peuvent servir à l’éclaircissement de plusieurs points de mythologie et d’histoire, principalement par rapport aux pratiques religieuses de plusieurs fêtes célèbres dans la Grèce. C’est en suivant les traces de ces laborieux écrivains, en réunissant tous ces différents traits épars dans leurs écrits, et en recueillant ceux qui pouvaient leur être échappés, que je suis parvenu à donner, dans plusieurs dissertations, lues à l’Académie des Belles-Lettres, une idée plus juste que celle qu’on s’était formée jusqu’à présent, des solennités pour lesquelles la plupart de ces hymnes ont été composées, telles que les fêtes carnéennes, les Thesmophories, la cérémonie des bains de Pallas, et les fêtes de Délos.

On me saura gré, peut-être, de rassembler ici tout ce qu’on peut savoir touchant la personne de Callimaque, et ses nombreux ouvrages, dont nous ne possédons aujourd’hui que la moindre partie.

Callimaque, fils de Battus et de Mésatma, était né a Cyrène, en Libye. Le nom de son père a fait présumer qu’il était de la race du fameux Battus, autrement nommé Aristote, fondateur de cette capitale de l’Afrique, et le rang distingué que sa famille tenait dans sa patrie semble autoriser cette conjecture. Lui-même, dans une épitaphe qu’il avait faite pour orner le tombeau de son père, et où, pour le dire en passant, il se vante assez naïvement d’être au-dessus de l’envie, nous apprend que son grand-père, qui se nommait comme lui Callimaque, avait commandé les armées de sa nation. L’usage était, chez les Grecs, que les enfants portassent le nom de leur grand-père plutôt que celui de leur père, ce qui, dans une succession généalogique, produisait une suite alternative des mêmes noms, comme on le voit par la généalogie des Callias, célèbre famille athénienne dont parle Aristophane.

Il serait difficile de savoir précisément l’année où naquit Callimaque. Si les vers insérés sous son nom au troisième livre de l’Anthologie (épig. X, p. 313) étaient effectivement de lui, et que ce fût de lui-même qu’il eût voulu parler, on pourrait en conclure que sa naissance précéda de peu, ou suivit de prés la mort d’Alexandre. Le poête, ou le personnage qu’il introduit dans cette épigramme, s’y exprime en homme fort âgé, et Callimaque, comme on le sait d’ailleurs, ne mourut que dans les premières années du règne de Ptolémée-Évergète, plus de quatre-vingts ans après la mort du roi de Macédoine. Mais outre qu’il est fort incertain que Callimaque soit réellement l’auteur de l’ épigramme dont il s’agit, il paraît clair que le poëte, quel qu’il soit, n’y a point prétendu parler en son nom, et l’on peut s’en convaincre par la lecture de la pièce même.

Quoi qu’il en soit, Callimaque florissait vers cette époque où la Grèce fatiguée, pour ainsi dire, par les miracles de tout genre qu’elle avait enfantés pendant près de deux siècles, et comme épuisée surtout par le dernier effort qui lui avait fait produire le vainqueur des nations, vit le génie des lettres et des arts s’envoler de son sein, s’arrêter quelque temps à la cour des Lagides, et se fixer ensuite chez le peuple conquérant dont elle devait bientôt devenir la tributaire et l’esclave. Parmi le grand nombre de poëtes que la magnificence et la libéralité des Ptolémée attira pour lors en Égypte, on en distingua surtout sept, connus sous le nom de Pléiade, et dont le plus célèbre fut, sans contredit, Callimaque.

Instruit dans sa jeunesse par Hermocrate, grammairien célèbre alors, mais dont on ne connaît aujourd’hui que le nom, il se vit bientôt en état de former à son tour des disciples, et de faire oublier la réputation de son maître. En effet, il s’établit dans un des faubourgs d’Alexandrie, et y fonda une école où le fameux Ératosthène, ainsi qu’Apollonius de Rhodes, Aristophane de Byzance et Philostephanus acquirent les connaissances et les talents qui les firent briller dans la suite. On peut, à ces noms, connus dans l’antiquité littéraire, joindre celui de son neveu Callimaque, fils de sa sœur Mégatime et de Stazénor. Le goût que ce jeune homme prit pour les lettres, et la réputation qu’il s’acquit par divers ouvrages, furent vraisemblablement le fruit des leçons de son oncle, dont l’exemple influait sur tous ceux qui l’approchaient et les animait à l’étude. L’un de ses esclaves, nommé Ister, qui lui servait de secrétaire, profita si bien du commerce de son maître, qu’il composa plusieurs livres, lesquels n’étaient point sans mérite, puisque, plus de quatre siècles après sa mort, saint Jérôme ne dédaigna point d’en faire une traduction, que L. Gyraldi prétendait avoir vue manuscrite dans une bibliothèque de Rome.

Ce métier qu’exerça d’abord Callimaque, peu convenable, ce semble, à un descendant des premiers rois de Cyrène, pourrait jeter des doutes sur la noblesse de son extraction, si l’on ne savait qu’il était peu favorisé des biens de la fortune, et si l’on ne faisait réflexion que la protection éclatante dont les Lagides honorèrent les gens de lettres dut naturellement ennoblir une profession destinée à être bientôt méprisée, mais qui était, à leur cour, le chemin le plus sûr pour arriver à la faveur du prince.

Bientôt après, notre poëte fut admis dans ce fameux musée où Ptolémée Philadelphe, par une magnificence vraiment royale, se plut à rassembler tout ce qu’il parut de savants hommes et d’artistes célèbres durant son règne, de quelque pays qu’ils fussent. Là, profitant du loisir et des facilités que la libéralité de ce prince y procurait à tous ceux qu’il y avait reçus, il composa ce grand nombre d’ouvrages de tout genre qui lui valurent pendant sa vie l’estime du souverain, et lui assurèrent, après sa mort, un rang distingué parmi les littérateurs. S’il n’est pas certain qu’il ait été chargé en chef du soin de la bibliothèque d’Alexandrie, comme plusieurs écrivains modernes l’ont avancé sans preuves, on sait du moins très positivement que Philadelphe, ainsi que son successeur Évergète, lui témoignaient la plus grande considération.

Sa reconnaissance fut au moins égale aux bienfaits. On voit dans ses hymnes qu’il ne laissait échapper aucune occasion de louer ceux dont il avait reçu tant de marques de bonté. Tantôt il les met au-dessus de tous les autres rois, tantôt il les égale aux dieux mêmes. Il est vrai que les grandes qualités de ces princes et l’éclat de leur règne semblaient autoriser les poëtes, qui d’ailleurs se voyaient particulièrement l’objet de leurs faveurs, à leur prodiguer les louanges. Mais on ne peut leur pardonner d’avoir encensé des faiblesses : car, quoique les mariages incestueux fussent tolérés par les lois de la Grèce et de l’Égypte, il sera toujours difficile d’excuser dans le fils et le petit-fils de Lagus, la passion effrénée qu’ils conçurent, et à laquelle ils cédèrent l’un et l’autre, en épousant leurs propres sœurs. Callimaque ne craignit point, ce semble, de mériter ce reproche, dont malheureusement les gens de lettres ne sont pas toujours exempts ; il n’en rougissait pas même encore dans sa vieillesse, à cet âge où l’on devrait naturellement être moins empressé de flatter les grands, dont la faveur devient moins précieuse à mesure que l’avenir se ferme devant nous. Ce fut à la fin de sa vie qu’il composa ce poëme sur la chevelure de Bérénice, dont Catulle fit dans la suite une traduction latine qui nous est parvenue, tandis que l’original s’est perdu.

On a peine d’abord à concilier cette conduite avec le désintéressement dont il faisait parade ; car il se vantait quelquefois de n’avoir jamais vendu sa plume, comme avaient fait souvent bien d’autres poëtes, tels que Simonide. Peut-être était-il plus jaloux d’avoir du crédit que d’acquérir des richesses ; peut-être le commerce des rois fut-il en effet plus utile à sa réputation qu’à sa fortune. Une épigramme qui paraît lui être attribuée avec bien plus de fondement que celle dont nous avons déjà parlé, semble prouver qu’il vécut dans la pauvreté. Cependant il est difficile de penser que Philadelphe et son successeur eussent laissé dans l’indigence un homme dont ils aimaient la société.

L’enjouement de son caractère et son goût pour le plaisir, autant qu’on peut en juger aujourd’hui, contribuèrent, ainsi que ses talents, à le faire admettre dans la familiarité de ces princes. Un distique fait pour être inscrit sur son tombeau nous apprend qu’il était aussi aimable convive qu’agréable versificateur, et qu’il savait placer à propos un bon mot. Soit que cette épitaphe eût été composée d’avance par lui-même, comme on le croit communément, soit qu’elle fût l’ouvrage d’un de ses contemporains, il est probable que la louange qu’il y reçoit ne lui était point disputée[1].

Cependant la vie sérieuse et appliquée lui plut toujours davantage. Il nous reste un fragment d’une pièce philosophique, dans laquelle il regrettait le temps perdu pour l’instruction, et ne se rappelait avec satisfaction que les veilles qu’il avait consacrées à l’étude. L’amour avait dû l’en distraire plusieurs fois. Nous savons qu’il était marié, et comme la femme qu’il avait épousée était étrangère[2], il y a lieu de croire que l’inclination seule avait décidé de cet établissement. De plus, Ovide nous apprend que Callimaque avait été longtemps épris d’une maîtresse dont il célébrait souvent les charmes dans ses écrits. De pareilles faiblesses, que les hommes en général se pardonnent aisément, deviennent quelquefois un avantage pour les poëtes, surtout lorsqu’on voit la sensibilité de leur ame passer dans leurs écrits, et que le feu de leur génie (s’il est permis de parler un moment leur langage) s’allume au flambeau de l’amour. Tel fut apparemment l’effet de cette passion sur Callimaque, et ce fut sans doute à l’expression touchante de ses sentiments qu’il dut ses succès dans un genre de poésie dont le mérite consiste communément à peindre les mouvements du cœur, les plaisirs, et plus souvent encore les peines des amants. Je veux parler des élégies. Callimaque en avait composé un grand nombre, dont aucune n’est parvenue jusqu’à nous. La plupart des auteurs anciens qui ont pu les connaître, ceux même qui passent encore avec raison pour des oracles en matière de goût, lui accordaient la supériorité sur presque tous les poëtes qui avaient laissé des pièces de ce genre. Horace ne mettait au-dessus de lui que Mimnerme, et Quintilien le plaçait au premier rang.

D’après toutes ces particularités, l’on pourrait penser que sa conduite se rapprochait beaucoup de la philosophie d’Épicure ; on a cru même pouvoir inférer de quelques-unes de ses épigrammes qu’il ne croyait point à l’immortalité de l’ame. Cependant il est plus probable que ses principes, au fond, étaient les mêmes que ceux des Pythagoriciens. D’ailleurs, la nature de ses principaux ouvrages semble attester son attachement à la religion de son pays ; la plupart roulaient sur la fable, qui tenait tout entière au système théologique des anciens, et ses hymnes surtout annoncent un cœur pénétré de respect pour les dieux, dont il y célèbre la puissance. Rarement un auteur traite avec dignité les sujets qu’il méprise, et Racine, incrédule, n’eût jamais fait Athalie.

Une tache réelle que son propre témoignage imprime à sa mémoire, c’est un penchant visible à ce libertinage criminel que des exemples fameux faisaient excuser chez les Grecs, et dont il paraît se vanter lui-même dans plusieurs épigrammes. Disons, pour le disculper, ce que Martial a dit depuis pour sa propre défense, que sa vie peut-être était plus chaste que ses vers, et que ses attachements ne passaient point les bornes prescrites par l’amitié. Il faut même ajouter qu’il en eut certainement de cette espèce dont la vertu la plus austère ne put jamais rougir. Il conserva toute sa vie les sentiments d’estime qu’il avait conçus pour Héraclite d’Halicarnasse, poëte élégiaque, qui l’avait reçu avec affection dans ses voyages. Quoiqu’ils eussent vécu dans la suite éloignés l’un de l’autre, quoique la rivalité de gloire eût pu naturellement affaiblir sa reconnaissance, il n’en fut pas moins sensible à la perte de cet ami, et nous avons encore une petite élégie qu’il composa sur la mort de son hôte. Cette pièce, trop courte pour nous mettre à portée de juger par nous-même du talent de Callimaque en ce genre, porte néanmoins un caractère de sensibilité qui lui fait honneur.

Il faut convenir qu’il en agit bien différemment avec le célèbre auteur du poëme des Argonautes, Apollonius, qui, de son disciple et de son ami, devint son ennemi déclaré, fin trop ordinaire des liaisons des gens de lettres. Il se peut que Callimaque, sûr de ses forces et dédaignant une fausse modestie lorsqu’il parlait de lui-même, ne ménageait point assez l’amour-propre de ses rivaux, dans une carrière où l’émulation dégénère quelquefois en haine implacable. On voit, par quelques fragments de ses œuvres, qu’il connaissait bien son propre mérite. Souvent il se vantait, comme nous l’avons déjà vu, d’avoir triomphé de l’envie ; d’autres fois il s’annonçait pour n’aimer et ne chercher que la gloire. Cependant, comme un pareil langage est pardonnable aux poëtes, surtout quand une fois l’estime publique les a couronnés, et que dans d’autres moments il savait, à ce qu’il semble, apprécier sa juste valeur, on peut croire que dans cette rupture le tort fut tout entier du côté d’Apollonius. Le caractère qu’on donne à ce dernier doit nous le persuader aisément. La jalousie, selon le témoignage des anciens, fut son défaut dominant. Il ne serait donc pas étonnant que cette passion eût banni de son cœur la reconnaissance. Blessé de l’éclat d’une réputation que la sienne ne pouvait éclipser, plus envieux peut-être encore de la faveur des rois, qui ne le considérèrent jamais autant que son maître, il chercha bassement toutes les occasions de lui nuire. Comme l’agrément et l’élégance des ouvrages de Callimaque laissaient peu de prise à la censure, il l’attaqua du côté de l’invention et du génie. Callimaque, en homme de goût, était persuadé qu’il est difficile d’intéresser longtemps des lecteurs ; il pensait, comme l’a si heureusement exprimé quelque part le plus grand poëte de nos jours, que


Le secret d’ennuyer est celui de tout dire ;


et souvent il avait à la bouche ce mot qui depuis est passé en proverbe : qu’un grand livre est un grand mal. En conséquence, parmi ses nombreux écrits, il s’en trouvait peu qui fussent d’une certaine étendue. Son détracteur attribua leur brièveté à la stérilité de l’imagination de l’écrivain, affectant de débiter partout qu’il serait incapable de composer des ouvrages de plus longue haleine. Callimaque ne se vengea d’abord que de la manière la plus noble ; et, pour confondre un injuste critique, il publie son poëme d’Hécale[3], auquel il donna plus d’étendue qu’à tout ce qu’il avait fait jusqu’alors. Le témoignage des anciens, qui citent fréquemment cet ouvrage, doit nous être un garant non suspect du succès qu’il eut dans sa nouveauté ; mais ce triomphe, qui dut venger son amour-propre, ne put apparemment suffire pour calmer son cœur irrité par l’ingratitude d’un disciple qu’il s’était plu longtemps à former. Bientôt parut l’Ibis, pièce satirique, où désignant Apollonius sous le nom de cet oiseau dégoûtant qui se nourrit d’animaux venimeux, il le dévouait à tous les supplices de l’enfer. Ovide imita depuis cet exemple à l’égard d’un ingrat dont il eut à se plaindre au temps de sa disgrace, et son Ibis n’est qu’une imitation de la satire que Callimaque avait composée sous ce titre. L’histoire n’a point daigné nous apprendre si l’on vit enfin ces deux rivaux réconciliés, mais elle nous a transmis comme un fait singulier qu’Apollonius, après sa mort, fut mis dans le même tombeau que le poëte dont il s’était tant efforcé de détruire la réputation. Ainsi furent réunis deux hommes qui n’avaient pu s’accorder pendant leur vie ; ainsi leurs violents débats aboutirent à mêler leurs cendres dans le sein de la terre. L’équitable postérité n’entre point aujourd’hui dans leur querelle, et leur départ à chacun la portion de gloire qui leur est due : tant il est vrai que les satires personnelles influent peu sur le jugement des siècles postérieurs. Réflexion qu’aura faite plus d’une fois, sans doute, quiconque étudia l’histoire où vécut avec les hommes, mais sur laquelle on ne peut trop, ce semble, insister dans le siècle où nous vivons. Plût à Dieu qu’elle servît enfin à calmer les animosités et la haine qui troublent si souvent l’empire des lettres ! et puissent les écrivains se persuader un jour que le véritable moyen d’obscurcir la gloire d’un rival est de surpasser réellement son mérite, non de décrier injustement ses ouvrages !

Tels sont, parmi les traits qu’on peut recueillir aujourd’hui concernant Callimaque, ceux qui regardent sa personne et sa vie ; il me reste à faire connaître plus particulièrement la nature de ses productions et à exposer les jugements divers qu’en ont portés les anciens, afin de mettre les lecteurs en état de mieux apprécier ses talents.

Également versé dans tous les genres de science et de littérature, il y avait peu de matières sur lesquelles il n’eût laissé quelques écrits, soit en prose, soit en vers. Un savant moderne porte le nombre des livres qu’il avait composés jusqu’à huit mille ; un autre, plus modéré, le réduit à huit cents. Il semble qu’ils aient voulu, l’un après l’autre, enchérir précisément d’un zéro sur le véritable nombre des ouvrages de Callimaque ; car Suidas, auteur digne de foi à cet égard, le fixe à quatre-vingts. On n’en trouve que quarante et un de cités dans les anciens auteurs, encore y en a-t-il plusieurs qui semblent n’avoir dû former qu’un seul et même ouvrage, quoique cités sous des titres différents. De ces quarante et un ouvrages, vingt-deux étaient écrits en prose ; les uns étaient historiques ou géographiques, d’autres concernaient la physique, d’autres enfin paraissent n’avoir contenu que des recherches purement littéraires. Parmi les ouvrages de poésie, il y avait des tragédies, des comédies et des drames satiriques, des fables, des mélanges, l’Hécale et la Chevelure de Bérénice, l’Ibis, dont nous avons déjà parlé, les élégies, enfin les hymnes, et beaucoup d’épigrammes.

Je ne dissimulerai point que la manière dont quelques écrivains assez célèbres ont parlé de la plupart de ces ouvrages, paraîtrait plus propre à nous consoler de les avoir perdus, qu’à nous les faire regretter. Properce semblait quelquefois trouver Callimaque au-dessous de son sujet, dans les poëmes héroïques. Ovide, comme on l’a dit plus haut, lui refusait l’invention, et ne lui accordait que de l’art. Plusieurs critiques anciens prétendaient que le soin scrupuleux avec lequel il s’occupait de l’emploi des mots dégénérait en un défaut insupportable qu’ils nommaient leptologie, sorte d’exactitude minutieuse à marquer des nuances qui affaiblissent les grands traits, et à exprimer des détails que le goût rejette ou que le génie néglige ; c’est ce que lui reprochait formellement Lucien. Un autre personnage, singulier dans son genre, et qui par ses talents et ses lumières mérita de jouer un rôle considérable dans un siècle postérieur à celui de Lucien, pensait encore plus désavantageusement que cet écrivain du mérite de Callimaque ; je veux parler de Sévérien de Damas, qui, au rapport de Suidas, n’avait pu supporter la lecture des ouvrages de notre poëte : dès la première fois qu’il avait voulu les connaître, il les avait trouvés si ennuyeux qu’il avait jeté le livre à terre en crachant dessus ; et c’est probablement d’après tous ces jugements défavorables que feu M. l’abbé Fourmont n’a pas craint de parler avec mépris de Callimaque, dans un de ses Mémoires. J’avoue encore que le genre des citations tirées de ses écrits, que l’on trouve dans les Lexiques, donne lieu de penser que son style n’était pas sans défaut, et surtout qu’il était sujet à l’obscurité. Quand les scoliastes ou les lexicographes l’appellent en témoignage, c’est presque toujours pour autoriser ou un terme nouveau, ou l’acception détournée d’un mot ordinaire, ou une expression hardie, ou une épithète trop forte, ou une métaphore inusitée. Mais cette conjecture, qui n’est peut-être pas fondée, non plus que l’arrêt de quelques grammairiens ou de quelques poëtes intéressés à rabaisser un rival, ne saurait balancer le grand nombre de témoignages avantageux qui doivent nous faire déplorer la perte des ouvrages de Callimaque.

Properce lui-même a reconnu vingt fois la supériorité de Callimaque dans tous les genres, et l’ingénieux Ovide n’a pu s’empêcher de témoigner souvent sa reconnaissance pour l’auteur auquel il devait quelques unes des principales beautés dont brillaient ses productions. On n’imite guère ce qu’on estime peu, et nous savons qu’indépendamment de l’Ibis, qui n’est absolument qu’une imitation du poëme de Callimaque, la plupart des traits saillants qui se trouvent dans la fable de Philémon et Baucis sont empruntés de l’Hécale, sans parler d’un assez grand nombre de vers de l’Art d’aimer et des Tristes, qu’on reconnaît encore pour avoir été tirés des écrits du poëte grec. Au reste, les Latins pouvaient se permettre de transporter dans leur langue ce qu’ils admiraient dans ses ouvrages, puisque plusieurs écrivains de sa nation ne rougirent point de l’imiter dans la langue même dont il s’était servi. Le poëme d’Apollonius est rempli de vers que le maître de ce disciple ingrat aurait pu revendiquer. Le livre de Denys Périégète, ainsi que les lettres d’Aristænète, ne sont pour ainsi dire que des centons de Callimaque. Plusieurs de ses vers, qui étaient passés en proverbe, prouvent qu’il avait autant de philosophie dans l’esprit que de justesse dans l’expression. L’Anthologie nous a conservé diverses épigrammes composées dans des siècles différents, qui montrent qu’aussi longtemps que ses ouvrages subsistèrent, il fut toujours regardé comme un poëte excellent et comme un des meilleurs littérateurs qui eussent paru depuis la mort d’Alexandre ; et plus de huit cents ans après, nous voyons que les plus doctes grammairiens, les critiques les plus estimés, faisaient encore leur principale occupation de l’étudier et de le bien entendre. Marius, entre autres, qui vivait sous l’empereur Anastase, avait fait une métaphrase en vers ïambiques de l’Hécale, des hymnes, de l’ouvrage intitulé les Causes, et des épigrammes. On eût dit que ce littérateur illustre, pressentant le sort que devaient éprouver bientôt les productions d’un auteur qu’il aimait, s’efforçait de les conserver à la postérité. En effet, peu de temps après, la barbarie des Arabes détruisit dans Alexandrie le fameux monument que les Ptolémée y avaient élevé à la gloire des lettres et des sciences. Les œuvres de Callimaque périrent avec la superbe bibliothèque dont elles avaient été pendant plusieurs siècles un des plus riches ornements. Il échappa de ce naufrage quelques épigrammes recueillies, dans l’Anthologie et les hymnes dont je présente aujourd’hui la traduction au public. De tous ses autres écrits, nous n’avons que des fragments épars qui ne peuvent servir tout au plus qu’à donner une idée du sujet que l’auteur traitait dans chaque ouvrage, comme on le voit par la notice qu’en a donnée le célèbre Bentley.




  1. Voici le sens de ce distique :

    Sous ce marbre funeste où s’adressent tes pas,
    Du neveu de Battus la cendre en paix sommeille ;
    Jadis par ses beaux vers il charmait notre oreille
    Et par ses mots plaisants égayait nos repas.

  2. C’était la fille d’un Syracusain nommé Euphratès.
  3. Sujet tiré de la vie de Thésée. Voyez Plutarque, Vie de Thésée.