Traduction par Isabelle de Montolieu.
chez Arthus Bertrand (tome 1p. 128-153).

CHAPITRE VII.

Quand la pauvre madame Lewis, accompagnée de son fils, revint de rendre les derniers devoirs à celui qu’elle avait perdu, à ce doux et bon enfant si long-temps l’objet de sa sollicitude, elle trouva mistriss Holmes debout à côté de la porte de sa chambre avec la petite Constantine dans ses bras, qu’Agnès lui avait confiée pendant la cérémonie. Elle attendait avec impatience, dit-elle à la malheureuse mère, que tout fût fini pour que celle-ci pût emporter ses effets personnels de son petit appartement que mistriss Holmes avait déjà loué (lui dit-elle), à quelqu’un qui pourrait le payer.

Madame Lewis était incapable dans ce moment de douleur de contester ; et si l’appartement avait en effet un nouvel occupant, elle n’y voulait pas rester jusqu’à ce qu’on vînt la chasser. Reprenant donc sa fille qu’elle serra contre son cœur déchiré, elle dit à Ludovico d’aller dans leur chambre prendre le paquet qu’elle avait déjà préparé, bien petit, hélas ! puisqu’un enfant de onze ans au plus put s’en charger et le porter lestement sur ses épaules. Déjà dans la journée il avait fait deux courses à la prison ; l’une pour visiter son père, l’autre pour lui apporter son attirail de peinture, son chevalet, sa palette, sa boîte à couleurs. Maintenant toute la famille allait se réunir dans cette triste demeure, la seule où, pour le moment, ils pouvaient trouver un asile, lorsque Ludovico se rappela tout-à-coup la promesse qu’il avait faite à M. Bradley le tailleur, d’aller d’abord après l’enterrement lui porter l’habit qu’il avait mis. Il raconta le tout à sa mère : « J’y vais avec ce paquet, lui dit-il, je me déshabillerai chez lui, et je lui laisserai ceux-ci ».

La mère approuva son dessein et voulut l’accompagner chez le tailleur. Celui-ci fut surpris et touché de les voir ; il dit à madame Lewis que son fils était un honnête homme et un bon petit garçon qui la dédommagerait un jour des chagrins que lui faisait son père. « Il m’a fait pleurer ce matin ajouta-t-il ; je veux lui faire du bien, et quoiqu’il soit encore bien jeune, je lui apprendrai bientôt à recouvrir des boutons. S’il veut promettre d’être un bon enfant, bien assidu à l’ouvrage, je le prendrai chez moi ; il couchera avec mon apprenti ; je lui enseignerai à travailler pour son entretien, et je le nourrirai comme s’il était à moi ; mais je ne puis relâcher son père jusqu’à ce que je sois payé ».

Agnès soupira profondément et jeta un regard mélancolique sur son fils. Elle redoutait extrêmement par plusieurs motifs de le laisser demeurer habituellement dans le réceptacle des vices où ses malheureux parens étaient condamnés à vivre. Cependant toutes des flatteuses espérances qu’elle avait conçues et nourries sur cet enfant si chéri et si digne de l’être, allaient s’anéantir sur l’établi d’un tailleur. Cet esprit naturel qu’elle avait développé par l’éducation autant qu’elle l’avait pu, son intelligence si précoce, ses talens méritaient une autre destination. Mais d’un autre côté, quand elle réfléchissait combien l’approche et l’exemple du vice souillent facilement une âme si jeune et si pure, qui reçoit toutes les impressions et peut en conserver de si dangereuses, elle ne pouvait s’empêcher de desirer pour lui l’humble demeure qui lui était offerte, et sentait dans sa conscience combien elle valait mieux pour les mœurs que celle dans laquelle elle allait le conduire. Elle remercia l’honnête tailleur de son offre et se tourna vers Ludovico, qui, frémissant de cette proposition, s’était reculé et se serrait contre sa mère.

« Qu’est-ce que vous dites, mon enfant, de l’offre de M. Bradley ?

— Je lui suis beaucoup, beaucoup obligé ; mais… mais j’aimerais mieux aller avec vous, ma mère.

— C’est-à-dire, s’écria le tailleur : j’aime mieux la paresse, la fainéantise. Je n’attendais pas cela de vous, enfant !

— Non, non, monsieur, répondit Ludovico, je veux travailler tout le jour, continuellement. Hier j’ai gagné sept schillings avec l’ouvrage de mes mains ; demandez-le à maman. » M. Bradley parut très-surpris. Madame Lewis lui expliqua ce qui s’était passé au sujet des petits portraits, et elle ajouta que, malgré ce succès momentané, elle préférerait de lui laisser son fils, plutôt que de l’exposer aux mauvais exemples de la plupart des prisonniers, et à entendre leurs juremens et leurs blasphèmes ; mais qu’elle lui avouait qu’elle renonçait aussi avec regret aux talens qu’il annonçait.

« Vous avez raison, madame, dit M. Bradley. Je ne suis pas assez sot pour ne pas voir que ce petit garçon a été élevé pour un travail plus distingué que celui de tirer l’aiguille, et qu’il ne pourra jamais passer sa vie les jambes croisées sur un établi ; mais nécessité n’a point de loi, et je ne puis pas non plus le garder sans qu’il travaille, et voici tout ce que je puis faire pour lui. Qu’il reste ici et qu’il y barbouille avec son crayon, puisqu’il vend si bien ses barbouillages ; tant qu’il y gagnera de quoi s’entretenir et me donner une bagatelle pour son lit, je le garderai. Si le débit cesse, ce qui, je crois, arrivera bientôt, alors je lui apprendrai mon métier. »

Ce plan ranima le cœur de la bonne mère et releva ses espérances. Elle laissa Ludovico dessiner dans un petit cabinet où il couchait avec un honnête apprenti, et alla partager la triste demeure de son mari. Ludovico poursuivait son travail avec une extrême assiduité, allait passer quelques heures de la journée avec ses parens, peignait sa mère et sa petite sœur dans différentes attitudes. De retour chez le tailleur il préparait ses dessins, les mettait sous la presse de M. Bradley, et arrangeait ses petits portraits pour aller les vendre. Il y devint bientôt si expert, que l’homme qui l’employait, et qui était un colporteur, lui dit qu’il avait vendu la première douzaine, et lui exprima le desir d’en avoir d’autres. Après avoir peint sa mère et sa sœur, il s’occupa des animaux domestiques, et après plusieurs essais, il vint à bout de rendre le barbet de M. Bradley et la chatte de sa femme, avec un égal succès et une telle rapidité, que le marchand ne voulut plus lui donner de ses dessins que la moitié du prix. Cette circonstance engagea Ludovico à surmonter sa timidité et à vendre lui-même ses petites images au marché suivant.

Ce projet réussit mieux qu’il ne s’y était attendu, et ce fut sa timidité même qui fit son succès. Comme il offrait en silence ses petites productions, le bruit se répandit que c’était un jeune émigré français, bon catholique, qui vendait des images de la Sainte-Vierge et de l’enfant Jésus. La physionomie douce et modeste d’Agnès, la beauté de sa petite fille, et l’air noble et bien élevé de Ludovico, confirmèrent cette idée ; et comme tout ce qui sort de la route ordinaire obtient de la célébrité, non-seulement tous ses portraits furent promptement vendus, mais plusieurs villageoises aisées lui donnèrent des pommes, un morceau de gâteau, etc., etc., comme une marque de l’intérêt que leur inspiraient ses malheurs supposés. Jusqu’alors Ludovico avait porté immédiatement tous ses petits gains à sa mère ; mais il fut si exalté par les succès de cette journée, dans laquelle il avait gagné plus de quinze schillings, qu’il conçut le dessein héroïque de tirer son père de captivité et d’amasser de l’argent dans ce but. En rentrant le soir chez M. Bradley, il s’aventura de lui demander pour quelle somme son père était en prison.

« Votre père me doit dix-sept livres sterlings, mon petit compagnon.

Ce que Ludovico savait le moins c’était la valeur des livres sterling ; il sortit son argent de sa poche et l’étala devant le tailleur avec une grande importance. — Bien ! bien fait, mon brave petit garçon ! dit M. Bradley vous ne dépensez pas votre argent en gourmandises et en choses inutiles. Je ne puis cependant me contenter de cela pour relâcher votre père ; mais en votre faveur, s’il me paye la moitié de sa dette argent comptant, et le reste quand il pourra, je le laisserai courir. En attendant il est logé pour rien, et il n’est pas mauvais qu’il sente un peu la bride, à mon avis du moins. Je veux aussi vous donner un bon conseil, mon garçon. Il y a dans trois semaines une grande foire à Wakefield ; puisque vos petits ouvrages ont un si bon débit, faites vite un bon paquet de chiens, de chats et d’enfans, et si vous les envoyez là, vous les vendrez très-bien. »

Ludovico le remercia et travailla avec une extrême diligence, résolu d’économiser et de gagner tout ce qu’il pourrait pour payer M. Bradley. Mais sa santé se ressentait de ce travail continuel ; il était toujours plus pâle et plus maigre, et sa mère ne voulut pas permettre qu’il allât vendre lui-même ses portraits aussi loin. Il fut donc obligé de les laisser tous à bas prix à son vieux colporteur, qui lui déclara même qu’il ne pouvait les lui payer qu’après les avoir vendus. Ludovico ne fit aucune objection ; il ne connaissait pas la défiance, et il était enchanté de recevoir une grosse somme à la fois. Mais, hélas ! il était condamné par le sort au double malheur de la perte de son argent et de sa confiance en son marchand. Le colporteur partit avec un paquet d’images deux fois plus considérable au moins que ce que Ludovico lui avait jamais confié, et ne reparut plus. Le pauvre enfant perdit tout-à-fait courage et fut bien malheureux ! Il avait dépensé une grande partie de son argent en achats de papier, de crayons, etc., etc. ; il avait nui à sa santé par l’excès de son application, se refusant toute espèce d’exercice, si nécessaire à cet âge, pour ne pas quitter son ouvrage, et presque la nourriture pour ne pas diminuer son trésor. Pour mettre le comble à sa détresse, en allant verser ses chagrins dans le cœur de sa tendre mère, qui sympathisait si bien avec le sien, il la trouva pleurant sur sa petite fille, qui était malade, et n’avait fait que languir depuis qu’elle respirait le mauvais air des prisons.

Ludovico ne voulut pas ajouter à ses peines en lui confiant sa triste aventure, et pour cacher son chagrin aux yeux si pénétrans de cette bonne mère, il s’occupa comme à l’ordinaire à encadrer et ranger deux ou trois de ses malheureux petits portraits qui lui étaient restés, bien décidé de ne plus se fier à personne qu’à lui-même. Son père observa qu’en les rangeant il avait les yeux pleins de larmes, et se méprenant sur leur cause, il crut que son amour-propre avait été blessé de quelques critiques qu’il lui avait faites. Pour le consoler il regarda de nouveau son ouvrage, loua ce qui allait bien, retoucha ce qui allait mal, et fut si bon et si tendre pour son fils, que le pauvre enfant sentit plus amèrement encore son désespoir de ne pouvoir plus de long-temps lui rendre la liberté. Craignant de ne pouvoir dissimuler davantage, il embrassa ses parens, et saisissant ses portraits et ses pinceaux, il se hâta de sortir. Il en était temps ; ses sanglots l’étouffaient. Il entra dans la première allée de maison, et donna un libre cours à sa douleur trop long-temps retenue. Après être resté là un quart-d’heure, il poursuivit son chemin, non pas en courant et sautant comme à l’ordinaire, mais lentement et tristement. En tournant un coin de rue, près de la boutique d’un pâtissier, il fut arrêté par le passage d’un char ; l’autre côté de la rue était occupé par une diligence arrêtée aussi, et qui barrait le chemin. Ses yeux se tournèrent par hasard vers les vitres de la boutique. Un des voyageurs de la diligence avait été député par ses compagnons de voyage pour acheter quelques friandises chez ce pâtissier. Il était chargé d’une telle quantité de commissions, qu’il trouvait quelque difficulté à tout emporter. Ses poches étaient remplies de cornets, et la fille de boutique lui présentait encore une longue bande de biscuits qu’il avait oublié de prendre, parce qu’il en mangeait pendant qu’on empaquetait d’autres choses. Dans ce moment ses yeux rencontrèrent le visage pâle et maigre de Ludovico. Ce bon enfant avait entendu sa mère desirer des biscuits pour mettre dans le lait qu’elle donnait à sa petite, et il ne pouvait s’empêcher de regarder cette bande avec l’expression du desir. « Je ne sais où les mettre ; donnez-les à ce petit garçon affamé, dit le monsieur, en dirigeant sur Ludovico un regard de bonté. »

Naturellement timide, il rougit et fit un mouvement pour se retirer ; mais l’étranger, non moins frappé de sa modestie que de sa misérable apparence, l’appela et l’encouragea en lui mettant les biscuits dans la main, s’attendant à les lui voir dévorer. Mais, à sa grande surprise, le petit garçon le remercia en bon langage et avec l’expression de la plus vive reconnaissance ; puis enveloppant son trésor de biscuits sans y toucher, s’élança dans la rue et courut d’abord très-vite, puis s’arrêtant tout-à-coup et revenant sur ses pas, il se trouva derrière l’étranger au moment où celui-ci rentrait dans la voiture. Ludovico vola vers lui, et mettant dans ses mains de meilleur de ses petits portraits, il s’écria : « Je vous prie, je vous demande en grâce, monsieur, de prendre ceci. »

L’étranger décidé d’acheter, même avant d’avoir regardé ce qui lui était offert par ce petit bonhomme qui avait déjà excité sa compassion, prit le dessin en disant : « Combien te faut-il pour cela, mon garçon ? » Mais Ludovico sans répondre lui jeta un second regard de reconnaissance et un sur le papier aux biscuits, puis il reprit son élan et s’éloigna aussi vite qu’il lui fut possible.

Un homme vint dans ce moment remettre quelques paquets au cocher. Il avait tout observé et connaissait bien Ludovico, étant un des commissionnaires employés par M. Bradley ; et remarquant aussi la surprise de l’étranger, il lui dit : « C’est un singulier petit garçon, monsieur ; il court à présent comme le vent pour porter dans la prison à sa petite sœur, qu’il aime tendrement, les douceurs que vous lui avez données, puis il reviendra tout aussi vite se remettre à l’ouvrage.

— À quel ouvrage, si jeune encore ? demanda l’étranger.

— À faire ce que vous tenez là, monsieur ; ces petits portraits. Il en fait tant que le jour dure, et va les vendre pour tirer son père de prison ; mais il donnera bien des coups de crayon avant de parvenir à gagner la somme nécessaire. »

La curiosité du voyageur était vivement excitée et fut en partie satisfaite par le récit de cet homme. Enfin le coup de fouet fut donné, la diligence partit, et il fallut renoncer à en savoir davantage ; mais le petit dessinateur fournit à la conversation pendant toute la station. Une dame parut y prendre un intérêt particulier. Elle avait la passion de la peinture, et revenait de visiter sa fille qui était placée dans une pension près de Leeds. Elle regardait sans cesse le dessin que Ludovico avait donné à l’étranger : c’était Agnès et Constantine dans la plus agréable de leurs attitudes. Elle trouvait la perfection de ce dessin étonnante pour un enfant de cet âge, et résolut de prendre des informations sur lui, quand elle reviendrait dans le voisinage. L’étranger lui envoya un écu par le cocher, et cet homme honnête dans son état le lui remit fidèlement le lendemain. Cette bonne fortune inattendue releva si bien les esprits abattus du bon petit Ludovico, qu’il recommença sa tâche avec le même zèle ; et trouvant lui-même que ses dessins devenaient meilleurs, et lui coûtaient moins de peine, par cette intelligence mécanique qu’une pratique suivie donne toujours, il reprit un nouvel espoir de succès dans son projet.

Le plus grand obstacle venait maintenant de son père. La présence de Ludovico étant à la fois une consolation et une distraction pour lui, il avait exigé depuis long-temps qu’il dessinât près de lui, sous le prétexte assez naturel de le diriger dans cet art. Pendant les premiers jours il s’en occupa en effet ; mais il ne tarda pas à s’ennuyer de diriger ces petites esquisses, qui, selon lui, n’étaient que des barbouillages sans goût, qui ne faisaient que retarder ou même anéantir l’expansion du génie. Il souffrait de voir son Ludovico imiter servilement toujours les mêmes objets ; il lui donnait perpétuellement d’autres occupations qui prenaient le temps destiné à ses tableaux. Sa mère s’aperçut bientôt que le petit commerce de son fils devenait chaque jour moins profitable. Loin de penser comme son époux, elle était au contraire convaincue que la persévérance dans une branche quelconque de cet art conduisait bien plus sûrement à la perfection. Elle proposa donc que, pour être moins distrait et ne pas être renfermé trop long-temps, Ludovico dessinerait dans le cabinet du tailleur, et viendrait tous les jours faire une visite à son père, soit pour faire ses commissions, soit pour l’aider. En se privant de la société de son enfant, cette tendre mère perdait sa seule jouissance ; mais elle lui épargnait de bien mauvais momens, et facilitait ses projets d’un travail utile.

L’emprisonnement était de toutes les peines la plus cruelle pour M. Lewis et celle qu’il supportait avec le moins de patience, par sa grande habitude de courir la campagne, d’étudier et d’admirer les productions de la nature et les scènes champêtres. Son imagination si vive, son esprit si ardent ne pouvaient se soumettre à l’esclavage ni travailler entre quatre murs ; il gémissait continuellement de ne pouvoir respirer le plein air, qui aurait été pour lui un baume consolant et vivifiant : Sa santé déclinait peu à peu ; son tempérament s’altérait ; un poids terrible semblait l’oppresser ; et sa gaîté, qui s’était toujours soutenue au moins par momens, l’abandonna tout-à fait. Tantôt il tombait dans un tel abattement, dans de telles angoisses, qu’il excitait alors toute la compassion de la sensible Agnès ; d’autres fois il était de si mauvaise humeur, si fantasque, si irritable, qu’il était impossible à sa femme et à son fils de le contenter. Tels sont toujours les effets des peines sur un esprit qui n’est pas guidé par la raison, ou par la douce et sûre influence de la religion, quelles que soient d’ailleurs sa supériorité naturelle et ses connaissances acquises.

Madame Lewis desirait non-seulement de sauver à son pauvre enfant la vue continuelle du chagrin de son père, ou les effets de sa mauvaise humeur, mais elle redoutait aussi pour lui le système que son mari mettait sans cesse en avant sur l’avantage de la supériorité du génie, et le mépris qu’il exprimait pour les occupations communes de la vie, et tout ce qui n’annonçait pas un talent distingué. Agnès avait toujours tâché autant qu’il lui était possible de préserver son fils de l’orgueil, de la suffisance, du mépris des soins et des devoirs de la société, et de l’exaltation outrée sur tout ce qui tenait à l’esprit et au talent, qui avaient causé la ruine de son mari ; et quoique sa situation actuelle pût offrir un puissant antidote contre sa doctrine, elle craignait qu’étant si jeune encore, Ludovico ne fût pas capable de réflexions bien profondes. D’ailleurs, il chérissait et il admirait son père, qu’il était accoutumé à regarder comme un être supérieur ; il ne croyait pas possible qu’il pût errer en quoi que ce fût ; il n’attribuait sa détention qu’à des malheurs qui excitaient sa plus tendre pitié et augmentaient son amour filial. Il pouvait donc, en vivant toujours avec lui, être entraîné dans la même route. Le seul moyen de l’en préserver était de lui faire sentir la folie de la conduite de son père. Madame Lewis n’aurait jamais pu s’y résoudre ; l’affection qu’elle conservait à son malheureux époux, le sentiment de ses devoirs et de ceux de son fils envers lui, la crainte d’affaiblir le moins du monde son amour et son respect filial, l’empêchèrent de se permettre même sur cet objet l’ombre d’une réflexion, excepté quand elle voyait un danger réel pour son fils, celui d’affaiblir les notions de vertu et de religion qu’elle s’était efforcée de lui donner. Elle crut donc diminuer au moins le mal qu’elle redoutait, en l’éloignant pendant plusieurs heures de la journée, sûre que ce temps serait bien employé. En effet, Ludovico abandonné presque toujours à lui-même, travailla sans relâche pour réparer sa perte, et quand il eut fini un bon nombre de petites images, il voulut aller les vendre dans les nombreux villages et fermes du district, ce qui lui fut très-salutaire par l’exercice qu’il était forcé de prendre. Les fermiers et les villageoises qui achetaient ses dessins lui donnaient fréquemment, ou quelques fruits ou une jatte d’excellent lait, qui le rafraîchissait et convenait mieux à sa santé que les viandes salées ou le morceau de pain et de fromage bien dur et bien indigeste, à quoi se réduisait ordinairement sa nourriture. Son extrême desir de rendre la liberté à son père l’empêchait de se donner le temps de faire des repas réguliers et abondans, nécessaires à un jeune garçon qui grandit ; mais Ludovico ne pensait jamais à lui-même, et cette ardeur de gagner de l’argent qui aurait pu le rendre dur et avare, était si loin de produire cet effet, qu’il n’en sentait que plus vivement les chagrins des autres en pensant aux siens ; et plus d’une fois, au retour de ses excursions, son petit profit était partagé avec les pauvres qu’il rencontrait.