Traduction par Isabelle de Montolieu.
chez Arthus Bertrand (tome 1p. 112-127).

CHAPITRE VI.

Cette intéressante conversation fut interrompue par l’arrivée de mistriss Holmes, la maîtresse de la maison ; elle venait leur apprendre la triste nouvelle que M. Lewis venait d’être arrêté, et déjà conduit à la geole, pour un gros mémoire qu’il devait à M. Bradley, son tailleur, et elle ajouta : « Comme il y a toute apparence que vous ne pourrez pas non plus payer votre logement, je n’exige pas ce que vous me redevez pour le dernier terme ; passe donc pour celui-là, pourvu que vous enterriez aujourd’hui le petit garçon, et que vous quittiez tous demain soir.

Ce terrible événement, prévu depuis long-temps par madame Lewis, n’en fut pas moins cruel. Au premier moment, le coup fut même si affreux qu’elle tomba en arrière sur sa chaise, presque évanouie, pendant que Ludovico demandait avec véhémence et en tremblant de colère, où ce méchant homme avait pris son pauvre père ? —

« Méchant ! interrompit madame Holmes ; on n’est pas méchant que je sache lorsqu’on tâche de recouvrer ce qui nous est dû : aussi pourquoi votre père, sachant très-bien qu’il y avait des mandats d’arrêt contre lui, et fuyant pour les éviter, s’est-il conduit comme font toujours ces imbécilles de grands génies ? Au lieu de sortir du comté à toutes jambes, que pensez-vous qu’il ait fait ? Il s’est assis vis-à-vis d’un vieux chêne, et a tiré un porte-feuille de sa poche, où il y avait du papier et un crayon, et s’est mis à dessiner cet arbre comme s’il avait eu, au lieu de dettes, mille guinées de rente. Les gens qui venaient à la foire l’ont vu là ; ils l’ont raconté. Cela est parvenu aux oreilles da bailli chargé de le pincer, et il est allé avec ses gens où on lui disait qu’il était. On l’y a trouvé, dessinant tranquillement ; on l’a pris sans le moindre embarras, et on l’a mené en prison. Devineriez-vous la seule chose qu’il demandait avec instance ? »

Cette dernière phrase tira Agnès de la stupeur où elle était plongée. « Au nom du ciel, dit-elle à l’hôtesse, apprenez-moi ce qu’il demandait !

« Il suppliait (répondit elle) qu’on voulut lui laisser finir le dessin de son vieux chêne, et assurait qu’il en tirerait vingt guinées. Mais bah ! le croira qui voudra ; il ne serait pas où il en est, ni vous non plus, pauvre dame, si on tirait comme cela vingt guinées du portrait d’un vieux arbre. Mauvais métier que cela ! gueux comme un peintre, dit le proverbe, et il a bien raison. Je ne voudrais pas que ma Nancy en épousât un pour tout au monde, et si j’étais de vous, madame Lewis, je défendrais bel et bien à mon petit Lu… Lu… je ne sais comment il s’appelle, de toucher un pinceau ou un crayon. Voyez son père ! un joli homme tout-à-fait, bonne façon, l’air d’un seigneur, et qui sait tout faire, dit-il. Eh ! bien, avec son habileté il n’aura jamais un morceau de pain à donner à ses enfans, et le voila au fond d’une prison. Dieu sait quand il en sortira, etc., etc. »

Madame Lewis souffrait tout au monde. Enfin cette fâcheuse consolatrice sortit, et Ludovico se jeta en pleurant dans les bras de sa mère. Après s’être livré à toute sa douleur, le petit garçon prit la parole : a Maman, dit-il, pourquoi madame Holmes assurait-elle que ceux qui ont fait arrêter mon père ne sont pas des méchans ? Cela n’est pas vrai, n’est-ce pas ? Hier, quand il vous parlait d’eux, il les nommait ses cruels ennemis, des créanciers sans humanité et sans cœur : ne sont-ce donc pas des méchans ? —

— Votre père, cher enfant, était un état d’affliction et de crainte du malheur qui lui est arrivé. C’est là ce qui le faisait parler avec plus d’aigreur qu’il ne l’aurait dû ; c’est ce qui n’arrive que trop souvent quand on est très-fâché ou très en colère, et l’on s’en blâme ensuite soi-même.

— Donc, maman, on n’est pas méchant quand on fait mettre quelqu’un en prison. ?

— Non, mon cher, on n’est pas méchant lorsqu’on en a le droit pour se faire payer de ce qui est dû légitimement ; mais on n’est pas bon non plus d’user aussi rigoureusement de ses droits, et quelquefois on est cruel : lorsque la chose est possible, on ferait mieux peut-être de prendre patience, et de laisser la liberté à son débiteur, s’il est honnête homme, et s’il n’est que malheureux. Je ne décide point cependant que M. Bradley soit cruel, quoiqu’il nous mette tous dans une grande détresse ; mais il a attendu très-long-temps son argent ; il a su que votre père avait eu le pouvoir de le payer, et l’avait oublié ; c’est sans doute ce qui l’a fâché. Je sais qu’il passe pour un bon homme, très-charitable, mais régulier dans ses paiemens, desirant de soutenir sa famille assez nombreuse, et d’ailleurs n’ayant aucune connaissance du monde, et nulle idée des difficultés qu’on éprouve quelquefois dans l’état de peintre, où le gain est précaire et fondé sur la fantaisie.

Je ne veux jamais contracter de dettes, maman, s’écria Ludovico, et surtout vis-à-vis de gens ignorans. Mon cœur se déchire en pensant que mon papa passera la nuit dans une prison, et tout seul avec ses tristes pensées. Allons auprès de lui, chère maman. »

Agnès se leva, et aussi vite que ses membres tremblans le lui permirent, elle mit son chapeau et son schall ; mais en jetant un regard sur le cercueil de Raphaël, elle frémit et parut hésiter d’abandonner ainsi les restes de son enfant. Ludovico lut dans son âme. « Allez auprès de mon père, chère maman, lui dit-il ; je ne veux pas encore quitter cette chambre ni mon frère ; je ne suis point effrayé de rester avec mon cher Raphaël. Sûrement, maman, vous ne pensez pas que j’en aie peur : je suis certain qu’à présent son âme est au ciel, où il prie pour nous ; et son corps… Maman, je voudrais pouvoir toujours le garder. »

Agnès émue jusqu’au fond de l’âme, et surprise en même temps du développement que le malheur opérait chez cet excellent enfant, sentit une espèce de calme renaître dans son cœur oppressé. L’un de ces enfans intercédait pour ses parens auprès du trône d’un Dieu miséricordieux ; l’autre le lui disait ; leur innocence devait être exaucée ! Elle serra tendrement Ludovico contre son cœur. « Cher enfant, lui dit-elle, tu es l’ange consolateur de ta mère ; reste donc auprès de ton frère, rends-lui encore les devoirs d’une tendre amitié ; moi, je vais remplir les miens auprès de ton malheureux père, et le consoler aussi en lui parlant de son fils. » Elle saisit la petite Constantine dans son berceau, et l’emportant dans ses bras, elle s’éloigna avec rapidité de son misérable asile, pour aller dans celui, bien plus misérable encore, que son époux occupait. Elle le trouva si complètement abattu par la sévérité des réflexions qu’il avait faites sur lui-même depuis son entrée dans la prison, qu’il en était malade. Elle avait pensé rester avec lui une heure au plus, et revenir passer la nuit avec le solitaire et triste Ludovico ; mais quoique son cœur fût cruellement balancé entre des objets si chers, elle sentit qu’il était impossible d’abandonner son mari dans cette affreuse situation. Elle resta donc auprès de lui ; et le pauvre Ludovico, l’attendant d’un instant à l’autre, passa la nuit entière sans se coucher, à côté du cercueil de son frère. Une idée cruelle le retint long-temps éveillé ; il avait la certitude que la plus forte nécessité pouvait seule retenir sa mère et l’empêcher de revenir auprès de lui ; il avait été trop souvent le témoin de la violence des sensations de son père pour ne pas en redouter les suites dans un tel moment. En pensant à sa mère, il se retraça, non seulement les excellens préceptes qu’elle avait toujours gravés dans son âme et dans celle du silencieux ami qui reposait dans la tombe, mais il se rappela aussi tout l’ensemble de sa conduite. « Quand maman a du chagrin, se disait-il, elle ne reste pas là à se lamenter et à pleurer ; elle fait ce qu’il y a de mieux à faire pour l’adoucir ou le réparer. Je veux faire aussi comme cela ; je veux écrire une lettre bien touchante à celui qui retient mon père en prison, et le supplier de le mettre en liberté. Je lui promettrai de lui donner d’abord mon habit neuf et celui du pauvre Raphaël. Nous ne les avons mis que les dimanches ; ils sont bien bons encore. Cela diminuera un peu la dette ; et la semaine prochaine je lui donnerai tout l’argent que je retirerai de mes petits portraits : si on me paye encore un écu pour quatre, combien en aurai-je pour douze ? »

Agnès lui avait appris assez d’arithmétique pour faire ce compte ; celui-là en amena d’autres. Tout en calculant il tomba enfin profondément endormi, et ne se réveilla que lorsque les rayons du soleil levant tombèrent sur ses yeux. Il les ouvrit et regarda autour de lui : il était encore seul. Il rassembla ses pensées, se souvint de la lettre qu’il avait résolu d’écrire la veille au tailleur qui avait fait enfermer son père. Mais comment composer une lettre ? c’était bien difficile ; il n’en avait jamais écrit et ne savait par où commencer. Après quelques essais, il pensa qu’il réussirait mieux à toucher le cœur de cet homme en lui parlant et en lui portant tout de suite les habits qu’il voulait lui donner. Il passa dans le cabinet, les prit dans l’armoire, et en fit un paquet. Entendant du bruit dans la maison, il alla prier qu’on veillât sur leur chambre et sur le dépôt sacré qu’elle contenait. « Maman me pardonnera bien, dit-il en lui même, d’être sorti un instant quand elle saura pourquoi ; et si je réussis, quel bonheur d’aller chercher papa dans sa prison, et de le ramener ici ! » Plein de cet espoir il allait sortir, quand celui même auquel il voulait s’adresser, le tailleur Bradley, ouvrit la porte, et entra dans la chambre. Sa soudaine apparition déconcerta tellement le petit garçon, qu’il ne put retrouver un seul mot du pathétique appel à l’humanité de ce créancier qu’il avait préparé.

« Où est votre mère, enfant ? dit brusquement M. Bradley.

— Ma mère, monsieur, a pris ma petite sœur dans ses bras, et hier au soir à dix heures elle est allée à la prison où… vous… où est mon papa, et n’est pas encore revenue.

— Ah ! ah ! et vous avez passé la nuit tout seul, mon petit ami ?

— Tout seul ! Oh ! non… avec mon frère.

— Et où est-il le petit malade ? » Il jeta alors ses regards dans toute la chambre, peut-être pour voir aussi s’il y restait quelques bons meubles. Ses yeux tombèrent sur le cercueil : « Dieu me bénisse, s’écria-t-il ; c’est une bière ! Est-il donc mort le petit moribond ?

— Hélas ! oui, monsieur ; nous avons eu le malheur de le voir mourir avant hier, et… et… et ce matin nous voulons l’enterrer ». Le pauvre enfant cherchait à retenir ses larmes qui coulaient malgré ses efforts.

« Triste besogne que vous allez faire là, dit le tailleur en secouant la tête. Et où alliez-vous, enfant, avec ce gros paquet d’habits ? les mettre en gage, je suppose, pour payer l’enterrement.

— Non, monsieur, pas en gage, mais… Ce sont mes meilleurs habits et ceux du pauvre Raphaël, qui n’en a plus besoin ; j’allais vous les porter, monsieur, et vous prier, vous supplier de les prendre pour une partie de ce que mon père vous doit, et de le laisser sortir de prison ; je vous promets, je vous jure que la semaine prochaine je vous donnerai beaucoup d’argent, vous pouvez y compter.

— Et où le prendrez-vous, mon petit ? Qui vous a dit de faire cela et de m’apporter vos habits ?

— Personne, monsieur ; je le fais de moi-même ; mais je sais bien que maman ne sera pas en colère contre moi, bien au contraire. Elle est toujours si malheureuse quand elle a des dettes ! et actuellement elle est tout-à-fait désolée de ce que mon pauvre papa est en prison ».

Le tailleur sentit une larme mouiller ses paupières. « Ah ! ah ! petit drôle, dit-il, je vois où vous voulez en venir. Vous voulez me toucher le cœur pour que je fasse sortir votre père, et une fois dehors l’oiseau s’envolera, et on ne le reverra plus. Non, non, je ne suis pas si bête ; il ne sortira pas de là que je n’aie au moins des sûretés pour ce qu’il me doit plus positives que votre parole, mon gentil enfant. Mais ne croyez pas pourtant que j’aie le cœur dur comme un caillou. Non, non, pas du tout ; vous m’avez touché, mon petit, et voici ce que je veux faire ; je donnerai à votre mère quelque argent pour enterrer son enfant ; je vous laisse à vous vos bons habits pour la cérémonie. Après qu’elle sera faite vous me les apporterez, et nous causerons ensemble. » En disant cela le tailleur essuyait encore une larme ; il jeta sur la table quelques schillings, et partit, laissant Ludovico partagé entre la reconnaissance pour ce secours et la colère du refus de relâcher son père. Il l’aimait si passionnément qu’il aurait volontiers donné sa vie pour le tirer de là, et qu’il ne lui supposait aucun tort.