Traduction par Isabelle de Montolieu.
chez Arthus Bertrand (tome 2p. 177-191).

CHAPITRE XVII.

Le matin suivant, ils rendirent à la terre la dépouille mortelle de l’être chéri qu’ils avaient perdu, et commencèrent à arranger leur futur plan de vie. Les vœux d’Agnès auraient été de retourner vivre dans les montagnes du Cumberland ; mais elle n’avait là aucun moyen de gagner sa subsistance et celle de sa fille, et Ludovico moins encore. Il était trop jeune pour qu’elle pût l’abandonner seul dans le monde. Elle résolut donc de sacrifier pendant quelques années le bonheur de vivre avec sa famille, et de les employer à travailler pour payer ce qu’elle devait encore et se procurer de quoi vivre avec ses enfans, jusqu’au moment où Ludovico pourrait se placer de quelque manière. Pendant qu’ils en parlaient, ils furent interrompus par l’arrivée du bienfaisant Quaker et de M. Joung. Le premier n’avait point vu madame Lewis lors de sa première visite, et fût enchanté de son maintien si modeste et si doux. Tandis que son ami examinait les esquisses et les peintures que M. Lewis avait laissées, il s’informa des projets futurs de la veuve. Cela amena madame Lewis à parler du passé, quoique ce fût aussi peu que possible et sans faire l’ombre même d’une plainte. M. Gurney comprit quels momens affreux d’anxiété et d’affliction elle avait passés, et qu’elle les avait supportés avec une force d’ame et une résignation qui enchantèrent l’honnête Quaker. La tendre épouse, la mère dévouée, la bonne chrétienne ne pouvaient manquer de l’intéresser vivement. Mais quoiqu’il fût bien déterminé à devenir son ami et son soutien au besoin, il l’était plus encore à tâcher de lui procurer les moyens et la consolation de sortir de la dépendance où la jetait son indigence.

Pendant qu’ils conversaient ensemble, la petite Constantine, alors âgée de huit ans, et qui était déjà très-utile à sa mère, entra avec un panier d’ouvrage passé dans son bras, et s’assit dans un coin pour travailler, ne croyant pas que les étrangers fissent la moindre attention à une petite fille. Mais les yeux du bon Quaker ne la quittaient pas. Il admirait son silence, son air, sage et réfléchi, et la douce innocence de sa jolie physionomie. Ludovico ayant appelé sa mère pour quelque explication relative aux peintures, le Quaker s’approcha de la petite, la questionna sur son ouvrage. Elle cousait des gants. Il obtint peu à peu de cet enfant la petite histoire de tous les travaux de sa mère pour gagner quelque chose, et des siens aussi depuis qu’elle pouvait tirer l’aiguille. Elle était dans cet âge heureux où le chagrin ne laisse pas des traces bien profondes : Toute fière de ce que le Monsieur lui parlait, elle ne se faisait pas presser pour lui répondre avec son ingénuité enfantine. J’espère bien, lui dit-elle, devenir un jour grande et habile comme mon frère, et pouvoir aussi travailler pour maman, comme il travaillait pour papa quand il l’a fait sortir de prison. À ce souvenir de ses plus cruels momens de détresse, Agnès sentant qu’elle ne pouvait retenir ses larmes, se hâta de sortir un moment. Alors M. Joung qui avait aussi entendu la petite, se rapprocha d’elle, et lui demanda ce que son frère avait fait pour secourir leur père. — Il me peignait moi et maman toute la journée, Monsieur, et puis le chien, et puis le chat, et puis ma poupée ; et il allait vendre tout cela. Il en tirait beaucoup d’argent qu’il a tout donné pour faire sortir papa de prison : n’est-il pas vrai, Ludovico ? Celui-ci rougit du petit babil de sa sœur, et re répondit rien. Il paraissait occupé à ranger les esquisses. M. Joung avait l’air frappé de quelque souvenir. C’est lui, j’en suis sûr, dit-il à haute voix ; et se rapprochant du jeune homme : Ainsi, lui dit, vous peigniez votre mère et votre sœur. Vous rappelez-vous avoir donné un de vos dessins à un voyageur dans une diligence, il y a quelques années ?

Je m’en souviens parfaitement, Monsieur, dit Ludovico ; et je serais bien ingrat si je l’avais oublié. Ce Monsieur avait eu la bonté de me donner une bande de biscuits pour ma-petite sœur qui était malade et ne pouvait manger aucune autre chose ; et le lendemain il m’envoya, par le cocher de la diligence, dix fois plus que ne valait mon barbouillage. Oh ! si seulement j’avais pu le revoir et le remercier !

Ce Monsieur, reprit M. Joung, était mon beau frère, le frère de ma femme. Il nous a souvent raconté cette petite histoire. Le pauvre homme est mort à présent ; mais votre dessin est chez moi. Mistriss Joung l’aime beaucoup comme un présent et un souvenir de son frère. Elle sera heureuse de voir celui qui l’a fait, et de vous le montrer ; et quoiqu’il soit lié à de pénibles circonstances, vous serez bien aise de vous les retracer.

Madame Lewis rentra. M. Joung s’adressa à elle avec cette politesse respectueuse que tout être humain et sensible, a pour la vertu malheureuse. Il lui raconta l’histoire du dessin de son fils ; puis il ajouta : En examinant toutes ces peintures, j’ai trouvé qu’on retirerait très-peu d’argent dans ce moment de celles qui ne sont pas achevées : je vous conseille de les garder. Comme je pense que votre fils, qui montre du talent, pourra se perfectionner avec le temps, et les finir quelque jour, il les vendra avantageusement.

Agnès allait alléguer l’urgente nécessité de tirer parti de tout ce dont elle pouvait se passer pour acquitter ses dettes. M. Joung lui imposa silence par un geste de la main, et continua. Le livre d’esquisses, Madame, est d’une grande valeur, et je l’acheterai moi-même, si vous croyez que votre fils n’ait pas de goût pour être graveur ; car si c’était son intention vous auriez tort de vous en défaire. Il pourrait dans la suite lui procurer un plus grand bénéfice. Mon pauvre enfant, répondit Agnès, n’a aucun moyen pour acquérir l’instruction nécessaire pour cet art, sans quoi il se trouverait heureux de de s’y vouer ; c’était l’idée de son père et son désir. Depuis que nous sommes à Londres, nous avons pris des informations à ce sujet ; mais le prix d’un apprentissage de graveur est bien au-dessus de nos facultés. J’accepte donc avec reconnaissance ce que vous voudrez me donner pour ces esquisses.

Voici, Madame, ce que je vous offre, dit M. Joung : je vous donnerai tout de suite vingt-cinq guinées, et la promesse de vingt-cinq autres. Lorsque le recueil de gravures que je me propose de faire sera complet, j’en donnerai peut-être alors davantage, suivant le bénéfice que j’en retirerai. Acceptez-vous, madame Lewis ?

Elle était loin d’en espérer autant, et consentit, en le remerciant, à conclure ce marché.

Je vais donc, Madame, vous donner d’abord votre premier paiement, que j’ai sur moi en billets de banque ; ce sera une affaire finie. Il les posa sur la table. Elle les prit à mesure, et les divisa d’abord en plusieurs paquets pour payer tous ses créanciers. M. Gurney la regardait faire en silence. Quant elle vint au dernier billet elle vit qu’il ne suffisait pas pour acquitter la dernière dettes elle tira de sa poche la guinée que M. Gurney avait donnée à Ludovico, et deux schillings de plus. Elle enveloppa cet argent avec le billet, puis jeta au ciel un regard plein de gratitude. Dieu soit béni ! dit-elle ; ce soir, mon fils, nous ne devrons plus rien ; plus rien que notre vive reconnaissance au ciel et à ces hommes généreux. Ah ! que mon Alfred ne peut-il voir que ses dettes, qui le tourmentaient si fort à sa dernière heure, sont déjà acquittées, et par le produit de son travail !

M. Joung était bon observateur. Il joignit ce trait de délicatesse et d’honnêteté à tout ce qu’il avait vu de cette intéressante famille. Il essuya une larme que l’admiration faisait couler. M. Gurney, avec son air apathique, n’était pas moins ému intérieurement. Ils se regardèrent en silence pour se communiquer leurs pensées. M. Joung dit à Ludovico d’apporter le livre d’esquisses chez lui à Fitzroi-Square le lendemain matin. Il serra la main de M. Gurney, salua Agnès, fit un signe d’amitié aux deux enfans, et se retira.

Je t’ai placé dans de très-bonnes mains, dit le Quaker, quand il fut loin. Il se passera bien des jours avant qu’il retire l’argent qu’il vient d’avancer ; mais le ciel lui en paiera l’intérêt. Ce n’est pas tout, jeune ami, j’ai vu que tu l’intéressais ; et l’ami Joung est un homme qui a une grande estime pour l’industrie et l’honnêteté réunies, et qui ne t’abandonnera pas. Moi, je n’aurai de long-temps l’occasion de revenir ici ; puis, je te l’ai dit, je n’entends rien à ton métier, et je ne l’aime pas, quoique je t’aime toi, parce que tu es sage et bon enfant. Sois-le toujours, mon fils, et prends conseil en toute occasion, d’abord de ta conscience, et puis de l’ami Joung qui connaît le genre de ton travail. Adieu, bonne mère, je te dis comme à ton fils : sois toujours comme à présent, résignée et raisonnable. Adieu petite fille, marche sur les traces de ta mère, et rien ne te manquera.

Il allait sortir ; mais sa bonté si généreuse, sa contenance si calme et si pleine d’amitié, ses conseils si sages, ses bons vœux, cette espèce d’adieu : solennel avaient ému à l’excès le cœur de Ludovico. Surmontant sa timidité, il saisit la main du Quaker, et le regardant avec la plus tendre expression : Oh ! Monsieur, lui dit-il, oh ! notre ami, nous quittez-vous déjà, et pour ne jamais revenir ?

Je n’ai pas dit jamais, mon enfant, et j’espère bien te revoir et te retrouver plus heureux. Je dois bientôt partir d’ici, mais pas avant d’avoir fourni à ta mère les moyens de porter, ainsi que ses enfans, un deuil décent pour celui que vous avez perdu, sans luxe, mais suivant l’usage. J’ai été charmé et touché que ta mère en recevant de l’argent ait d’abord pensé à ses créanciers plutôt même qu’à s’habiller. Mais actuellement je désire qu’elle aille immédiatement acheter tout ce qu’il vous faut à tous pour votre deuil, comme vous étiez hier à la cérémonie. Je suppose que vous aviez emprunté vos vêtemens, puisque vous ne les avez plus aujourd’hui.

Madame Lewis en convint. La maitresse de la maison, qui était veuve aussi, lui en avait prété et en avait procuré à Ludovico. Ils les avaient rendus d’abord. Agnès destinait à cet usage la petite somme qu’elle avait demandée à son père ; et dans son empressement de payer ses dettes, elle n’avait pas pensé à autre chose. M. Gurney lui présenta un billet de banque de vingt pièces, en lui disant : Tu as encore un créancier, digne femme, paie-le en bonne amitié et en bons vœux pour son voyage. Il se hâta de sortir de la chambre avant qu’elle eût pu prononcer un mot de remercîment, mais ils les adressèrent au ciel, à cette bonne Providence qui leur avait donné ce généreux ami. Tous les trois à genoux et les mains jointes, ils prièrent pour leur bienfaiteur, qui allait sans doute en Pensilvanie dans l’établissement de sa secte.

La bonté de cet excellent homme ne s’arrêta point là. Quoique madame Lewis ne se fût pas plaint de sa mauvaise santé, il s’était aperçu facilement qu’elle avait beaucoup souffert de tant d’inquiétudes et de peines, ainsi que des privations de toute espèce. L’habitude qu’il avait de visiter les asiles du malheur et de la misère, lui avait découvert ce qu’Agnès se cachait à elle-même, pour ne pas inquièter ses enfans. Tant qu’elle devait agir pour leur bien-être et pour soigner son mari, à peine s’apercevait-elle de sa faiblesse. Mais il était sûr qu’à présent qu’elle n’avait plus de sollicitude pour un malade chéri, ni le tourment de ses dettes, elle devait sentir ses propres maux, ou plutôt l’excès de son abattement. Il lui envoya le lendemain plusieurs bouteilles d’excellent vin vieux. Une bonne femme âgée, qui le servait, accompagna l’envoi. Elle était chargée par son maître, de recommander à madame Lewis de prendre un logement pour l’été, dans quelque ferme près de Londres, où le bon air et du lait la remettraient sûrement. Jusqu’alors, M. Gurney la priait de permettre que cette femme lui apportât tous les jours les mets qui pouvaient contribuer au rétablissement de ses forces et à rendre un peu d’embonpoint au pauvre Ludovico, dont la maigreur et la pâleur attestaient ce qu’il avait souffert.