Lucrezia Floriani/Chapitre 30

Lucrezia Floriani

XXX.

Me voici arrivé, cher lecteur, au terme que je m’étais proposé, et le reste ne sera plus de ma part qu’un acte de complaisance pour ceux qui veulent absolument un dénouement quelconque.

Toi, lecteur sensé, je gage que tu es de mon avis, et que tu trouves les dénouements fort inutiles. Si je suivais en ce point ma conviction et ma fantaisie, aucun roman ne finirait, afin de mieux ressembler à la vie réelle. Quelles sont donc les histoires d’amour qui s’arrêtent d’une manière absolue par la rupture ou par le bonheur, par l’infidélité ou par le sacrement ? Quels sont les événements qui fixent notre existence dans des conditions durables ? Je conviens qu’il n’y a rien de plus joli au monde que l’antique formule de conclusion : « Ils vécurent beaucoup d’années et furent toujours heureux. » Cela se disait dans la littérature antéhistorique, dans les temps fabuleux. Heureux temps, si l’on croyait à de si doux mensonges !

Mais aujourd’hui nous ne croyons plus à rien, nous rions quand nous lisons cette ritournelle charmante.

Un roman n’est jamais qu’un épisode dans la vie. Je viens de vous raconter ce qui pouvait offrir unité de temps et de lieu dans les amours du prince de Roswald et de la comédienne Lucrezia. Maintenant, est-ce que vous voulez savoir le reste ? Est-ce que vous ne pourriez pas me le raconter vous mêmes ? Est-ce que vous ne voyez pas mieux que moi où vont les caractères de mes personnages ? Est-ce que vous tenez à savoir les faits ?

Si vous l’exigez, je ne serai pas long, et je ne vous causerai aucune surprise, puisque je m’y suis engagé. Ils s’aimèrent longtemps et vécurent très-malheureux. Leur amour fut une lutte acharnée, à qui absorberait l’autre. La seule différence entre eux, c’est que la Floriani eût voulu modifier le caractère et calmer l’esprit de Karol pour le rendre heureux comme tout le monde, tandis que lui eût voulu renouveler entièrement l’être qu’il adorait pour se l’assimiler et goûter avec lui un bonheur impossible.

Certes, si l’on voulait tout suivre et tout analyser, il y aurait encore dix volumes à faire, un pour chaque année qu’ils subirent attachés au même boulet. Ces dix volumes pourraient être instructifs, mais risqueraient de devenir encore un peu plus monotones que les deux que voici. En somme, la Floriani supporta toutes les injustices de son amant avec une persévérance inouïe, et Karol méconnut le dévouement et la loyauté de sa maîtresse avec une obstination inconcevable. Rien ne put le guérir de sa jalousie, parce qu’il n’était pas dans la nature de sa passion de s’éclairer et de s’adoucir. Jamais femme ne fut plus ardemment aimée, et, en même temps, plus calomniée et plus avilie dans le cœur de son amant.

Elle avait toujours demandé à Dieu de lui faire rencontrer une âme exclusivement livrée à l’amour comme la sienne. Elle fut trop exaucée ; celle de Karol lui versa des torrents d’amour et de fiel, intarissables.

Ce que Salvator leur avait prédit se réalisa à certains égards. Le monde découvrit la retraite de la Floriani et vint l’y saluer. Ses anciens amis accoururent ; il y en eut de toutes sortes. Boccaferri eut son tour, et, par parenthèse, il se trouva que Boccaferri avait soixante-dix ans. Aucun ne causa le plus léger motif de jalousie à Karol : tous furent l’objet de sa mortelle jalousie et de son irréconciliable aversion. La Floriani combattit avec bravoure pour préserver la dignité de ceux qui méritaient des égards. Elle en abandonna, en riant, quelques-uns à la férule de Karol, et se préserva du plus grand nombre. Elle ne voulut pourtant pas être lâche, et chasser, pour lui complaire, des êtres malheureux et dignes d’intérêt ou de pitié. Il lui en fit des crimes irrémissibles, et, dix ans après, quand leur nom revenait dans la conversation, il s’écriait avec une conviction qui eût été comique si elle n’eût été déplorable : « Je ne pourrai jamais oublier le mal que m’a fait cet homme-là ! » Et tout ce mal consistait à n’avoir pas été mis à la porte, sans motif, par la Floriani.

Elle essaya de le distraire, de le faire voyager, de le quitter même pendant quelques moments de l’année. Il traînait sa jalousie partout, il abhorrait les postillons et les aubergistes, et ne fermait pas l’œil en voyage, pensant qu’on allait toujours lui dérober son trésor. Il jetait l’argent à pleines mains ; mais, en amour, il était avare jusqu’à la frénésie. Quand il était séparé de Lucrezia pendant quelques semaines, dévoré des mêmes inquiétudes, il tombait malade, parce qu’il ne voulait les confier à personne et ne pouvait en faire retomber l’amertume sur celle qui les causait innocemment. Elle était forcée de le rappeler. Il reprenait la santé et la vie dès qu’il pouvait la faire souffrir.

Il l’aimait tant, il était si fidèle, si absorbé, si enchaîné, il parlait d’elle avec tant de respect, que c’eût été une gloire pour une femme vaine. Mais la Floriani ne détestait personne assez pour lui souhaiter ce genre de bonheur.

Il finit par triompher, comme il arrive toujours aux volontés acharnées à un but unique. Il ramena la Floriani à la villa, qui était encore le lieu le plus retiré qu’ils pussent trouver, et là il réussit à la séquestrer et à l’isoler si bien, qu’elle passa pour morte longtemps avant de l’être.

Elle s’éteignit comme une flamme privée d’air. Son supplice fut lent, mais sans relâche. Il faut des années pour détruire à coups d’épingles un être robuste au moral et au physique. Elle s’habituait à tout ; personne ne savait renoncer comme elle aux satisfactions de la vie. Elle céda toujours, tout en ayant l’air de se défendre ; elle n’eût résisté qu’à des caprices qui eussent fait le malheur de ses enfants. Mais Karol, malgré ce qu’il souffrait de ce partage, n’essaya jamais de les éloigner un seul instant de leur mère. Il employa tout ce qu’il possédait d’empire sur lui-même à ne leur jamais laisser voir qu’elle était sa victime et qu’il s’arrogeait sur elle un droit de propriété absolue.

La comédie fut si bien jouée, et Lucrezia fut si calme et si résignée, que personne ne se douta de son malheur ; les enfants étaient arrivés à aimer le prince, excepté Célio, qui était poli avec lui et ne lui parlait jamais.

La Floriani, mise ainsi au secret, ne regrettait pas le monde et ses amis. Elle les avait quittés volontairement, une première fois, elle les quittait encore, par complaisance il est vrai, mais sans amertume. Elle aimait la retraite, le travail, la campagne. Elle se consacrait exclusivement à l’éducation de ses enfants, et enseignait à Célio l’art du théâtre, pour lequel il montrait une vocation passionnée.

Mais Karol, privé enfin de sujets de jalousie, trouva le moyen de lutter contre les idées, les études et les opinions de la Floriani. Il la persécutait poliment et gracieusement sur toutes choses ; il n’était de son goût et de son avis sur aucune. L’inaction le dévorait ; ayant consacré à la possession d’une femme toutes les puissances de sa volonté et toutes les minutes de son existence, il était, au moral, le despote le plus acharné, comme, au physique, il était le geôlier le plus vigilant. La pauvre Floriani vit sa dernière consolation empoisonnée, lorsque l’esprit de contradiction et l’âpreté d’une controverse puérile et irritante la poursuivirent jusque dans le sanctuaire de sa vie le plus respectable et le plus pur. « Elle avait tort de consentir à ce que Célio fût comédien ; c’était un métier infâme. Elle avait tort d’enseigner le chant à Béatrice, et la peinture à Stella ; des femmes ne doivent point être trop artistes. Elle avait tort de laisser le père Menapace amasser de l’argent ; enfin, elle avait tort de ne pas contrarier la vocation et les instincts de tous les siens, outre qu’elle avait tort d’aimer les animaux, de faire cas des scabieuses, de préférer le bleu au blanc, que sais-je ! elle avait toujours tort. »

Un beau jour, la Floriani eut quarante ans. Elle n’était plus belle ; condamnée à une inaction contraire à ses besoins d’activité, elle avait pourtant perdu son embonpoint. Elle était jaune, et, sans ses beaux yeux calmes et profonds, sans sa distinction et sa grâce tranquille, sans la franchise de sa physionomie souriante, elle eût fait peine à voir, après avoir été la plus belle femme de l’Italie. Il est vrai que le prince la trouvait toujours plus séduisante et plus dangereuse pour le repos des humains, à mesure qu’il la faisait vieillir et enlaidir. Il était aussi amoureux que le premier jour ; il ne pouvait se persuader que les jeunes gens ne deviendraient pas épris d’elle jusqu’à la folie, si par malheur ils la voyaient.

Quant à elle, elle se sentit tout à coup lasse d’arriver aux souffrances et aux infirmités d’une vieillesse prématurée, sans en recueillir les fruits, sans inspirer de confiance à son amant, sans avoir conquis son estime, sans avoir cessé d’être aimée de lui comme une maîtresse et non comme une amie. Elle soupira, en se disant qu’elle avait travaillé en vain dans sa jeunesse pour inspirer l’amour, et dans son âge mûr pour inspirer le respect. Elle sentait pourtant qu’à ces différents âges elle avait mérité ce qu’elle cherchait. Elle embrassa ses enfants, un soir, en leur disant avec un accent qui les fit tressaillir au milieu de leur sérénité habituelle : « Vous êtes tout pour moi, et si je désire vivre encore quelques années, c’est pour vous seuls. »

En effet, elle n’aimait plus Karol, il avait comblé la mesure, avec une goutte d’eau sans doute, mais la coupe débordait ; le vase trop plein et comprimé se brise. La Floriani garda le silence, même avec Salvator, qui était venu enfin la voir, sans pouvoir toutefois se réconcilier bien cordialement avec le prince. Elle sentit qu’elle se brisait, mais elle était brave et ne voulait point croire la mort prochaine. Elle voulait au moins faire débuter Célio, marier Stella ; la veille de sa mort, elle fit avec eux les plus beaux projets du monde ; mais hélas ! l’amour était sa vie : en cessant d’aimer, elle devait cesser de vivre.

Le matin, elle alla s’asseoir dans la chaumière de son père. Célio l’avait accompagnée ; elle paraissait mieux portante, parce que sa figure était gonflée ; elle ne se plaignait jamais, de peur d’inquiéter ses enfants. Elle plaisanta Biffi sur sa toilette du dimanche. Puis, elle se leva en entendant sonner le déjeuner. Tout à coup, elle fit un grand cri, étreignit avec force le cou de son fils, et retomba en souriant sur la même chaise, où, petite paysanne, elle avait filé tant de fois sa quenouille chargée de lin.

Célio avait vingt deux ans alors, il était grand, beau et robuste ; il prit sa mère dans ses bras la croyant évanouie. Il marcha ainsi vers le parc ; mais, au moment de franchir la grille, il se trouva en face de Karol et de Salvator Albani, qui venaient de chercher la Lucrezia pour déjeuner. Karol ne comprit pas, et resta comme une statue. Salvator comprit tout de suite, et sans pitié pour lui, car il avait bien deviné que la mort de Lucrezia était son œuvre incessante, il lui dit à voix basse en le poussant en arrière : « Courez aux autres enfants, emmenez-les, cela les tuerait. Leur mère est morte ! »

Ce dernier mot frappa au cœur de Célio. Il regarda le visage de sa mère, il vit qu’elle était morte en effet, quoiqu’elle eût encore l’œil ouvert et tranquille et la bouche souriante. Il tomba évanoui avec le cadavre sur le seuil du parc.

Karol ne vit rien de ce qui se passait. Une heure après, il était seul, toujours debout devant la grille, pétrifié, hébété. Il lisait sur une pierre qui se trouvait en face de lui, un vers que le temps et la pluie n’avaient jamais pu effacer :

Lasciate ogni speranza, voi ch’entrate !

Il le relisait et cherchait à se rappeler en quelle circonstance il l’avait déjà remarqué. Il avait perdu le sentiment de la douleur.

En mourut-il ou devint-il fou ? Il serait trop facile d’en finir ainsi avec lui ; je n’en dirai plus rien…… à moins qu’il ne me prenne envie de recommencer un roman où Célio, Stella, les deux Salvator, Béatrice, Menapace, Biffi, Tealdo Soavi, Vandoni et même Boccaferri, joueront leur rôle autour du prince Karol. C’est bien assez de tuer le personnage principal, sans être forcé de récompenser, de punir ou de sacrifier un à un tous les autres.