Lucrezia Floriani/Chapitre 29

Lucrezia Floriani
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XXIX.

Le jour qui suivit le départ de Salvator, avant que le prince fût sorti de sa chambre, Lucrezia était sortie de la maison. Elle s’était jetée seule dans une barque, et retrouvant, pour se diriger elle-même, la vigueur de ses jeunes années, elle avait traversé le lac. En face de la villa, sur la rive opposée, il y avait un petit bois d’oliviers qui rappelait à la Floriani des souvenirs d’amour et de jeunesse. C’est làqu’elle avait, quinze ans auparavant, donné de fréquents rendez-vous à son premier amant, Memmo Ranieri. C’est là qu’elle lui avait dit, pour la première fois, qu’elle l’aimait, c’est là qu’elle avait, plus tard, concerté avec lui sa fuite. C’est là aussi qu’elle s’était mainte fois cachée pour éviter la surveillance de son père ou les poursuites de Mangiafoco.

Depuis son retour au pays, elle n’avait pas voulu retourner dans ce bosquet que son premier amant avait nommé, dans son jeune enthousiasme, le bois sacré. On le voyait des fenêtres de la villa. Parfois, dans les commencements, les regards de la Lucrezia s’y étaient arrêtés par mégarde ; mais, ne voulant pas réveiller ses propres souvenirs, elle les en avait détournés aussitôt qu’elle avait eu conscience de sa rêverie. Depuis qu’elle aimait Karol, elle avait souvent regardé le bois et admiré le développement des arbres, sans se souvenir de Memmo et de l’ivresse de ses premières amours. Cependant, par un instinct de délicatesse, elle n’y avait jamais conduit les promenades de son nouvel amant.

En quittant sa maison, quelques heures après le brusque départ d’Albani, en s’aventurant au hasard sur le lac, elle n’avait pas formé le dessein d’aller visiter le bois sacré. Elle souffrait, elle avait la fièvre, elle éprouvait le besoin de se retremper dans l’air du matin, et de fortifier son âme défaillante par le mouvement du corps. Ce fut un instinct non raisonné, mais irrésistible qui la força à faire glisser sa nacelle dans cette petite crique ombragée. Elle l’y laissa dans les broussailles, et, sautant sur la rive, elle s’enfonça dans l’épaisseur mystérieuse du bois.

Les oliviers avaient grandi, les ronces avaient poussé, les sentiers étaient plus étroits et plus sombres que par le passé. Plusieurs avaient été envahis par la végétation. Lucrezia eut peine à se reconnaître, à retrouver les chemins où jadis elle eût marché les yeux fermés. Elle chercha bien longtemps un gros arbre sous lequel son amant avait coutume de l’attendre, et qui portait encore ses initiales creusées par lui avec un couteau. Ces caractères étaient désormais bien difficiles à reconnaître ; elle les devina plutôt qu’elle ne les vit. Enfin, elle s’assit sur l’herbe, au pied de cet arbre, et se plongea dans ses réflexions. Elle repassa dans sa mémoire les détails et l’ensemble de sa première passion, et les compara avec ceux de la dernière, non pour établir un parallèle entre deux hommes qu’elle ne songeait pas à juger froidement, mais pour interroger son propre cœur sur ce qu’il pouvait encore ressentir de passion et supporter de souffrances. Insensiblement elle se représenta avec suite et lucidité toute l’histoire de sa vie, tous ses essais de dévouement, tous ses rêves de bonheur, toutes ses déceptions et toutes ses amertumes. Elle fut effrayée du récit qu’elle se faisait de sa propre existence, et se demanda si c’était bien elle qui avait pu se tromper tant de fois, et s’en apercevoir sans mourir ou sans devenir folle.

Il est peu d’instants dans la vie où une personne de ce caractère ait une faculté aussi nette de se consulter et de se résumer.

Les âmes dépourvues d’égoïsme et d’orgueil n’ont pas une vision bien nette d’elles-mêmes. À force d’être capables de tout, elles ne savent pas bien de quoi elles sont capables. Toujours remplies de l’amour des autres et préoccupées du soin de les servir, elles arrivent à s’oublier jusqu’à s’ignorer. Il n’était peut-être pas arrivé à la Floriani de s’examiner et de se définir trois fois en sa vie.

Ce qu’il y a de certain, c’est qu’elle ne l’avait encore jamais fait aussi complétement et avec une si entière certitude. Ce fut aussi la dernière fois qu’elle le fit, tout le reste de sa vie étant la conséquence prévue et acceptée de ce qu’elle put constater en ce moment solennel.

— « Voyons, se dit-elle, mon dernier amour est-il aussi ardent que le premier ? Il l’a été davantage, mais il ne l’est déjà plus. Karol a détruit presque aussi vite que Memmo les illusions du bonheur.

« Mais ce dernier amour, déjà privé d’espérance, est-il moins profond et moins durable ? Je le sens encore si tendre, si dévoué, si maternel, qu’il ne m’est point possible d’en prévoir la fin, et en cela il diffère du premier. Car je m’étais dit que si Memmo me trompait, je cesserais de l’aimer, au lieu que je me sens désabusée aujourd’hui sans pouvoir me convaincre que je pourrai guérir. Il est vrai que j’ai pardonné beaucoup et longtemps à Memmo ; mais je me rendais compte, chaque fois, d’une diminution sensible dans mon affection, au lieu qu’aujourd’hui l’affection persiste et ne diminue point en raison de ma souffrance.

« D’où vient cela ? Était-ce la faute de Memmo ou la mienne, si, plus jeune et plus forte, je me détachais de lui plus aisément que je ne puis le faire aujourd’hui de Karol ? C’était peut-être un peu sa faute, mais je pense que c’était encore plus la mienne.

« C’était surtout la faute de la jeunesse. L’amour était lié alors en nous au sentiment et au besoin d’être heureux. Je me croyais aveuglément dévouée, et dans toutes mes actions, je me sacrifiai ; mais si l’amour ne résista point à des sacrifices trop grands et trop répétés, c’est qu’à mon insu j’avais un fonds de personnalité. N’est-ce point le fait et le droit de la jeunesse ? Oui, sans doute, elle aspire au bonheur, elle se sent des forces pour le chercher, et croit qu’elle en aura pour le retenir. Elle ne serait point l’âge de l’énergie, de l’inquiétude et des grands efforts, si elle n’était mue par l’ambition des grandes victoires et l’appétit des grandes félicités.

« Aujourd’hui, que me reste-t-il de mes illusions successives ! la certitude qu’elles ne pouvaient pas et ne devaient pas se réaliser. C’est ce qu’on appelle la raison, triste conquête de l’expérience ! Mais comme il n’est pas plus facile de chasser la raison quand elle vient habiter en nous, que de l’appeler quand nous ne sommes pas assez forts pour la recevoir, il serait vain et coupable, peut-être, de maudire ses froids bienfaits, ses durs conseils. Allons, voici le jour de te saluer et de t’accepter, sagesse sans pitié, jugement sans appel !

« Que veux-tu de moi ? parle, éclaire ; dois-je m’abstenir d’aimer ? Ici tu me renvoies à mon instinct ; suis-je encore capable d’aimer ? Oui, plus que jamais, puisque c’est l’essence de ma vie, et que je me sens vivre avec intensité par la douleur ; si je ne pouvais plus aimer, je ne pourrais plus souffrir. Je souffre, donc j’aime et j’existe.

« Alors, à quoi faut-il renoncer ? à l’espérance du bonheur ? Sans doute ; il me semble que je ne peux plus espérer ; et pourtant l’espérance, c’est le désir, et ne pas désirer le bonheur, c’est contraire aux instincts et aux droits de l’humanité. La raison ne peut rien prescrire qui soit en dehors des lois de la nature ! »

Ici, Lucrezia fut embarrassée. Elle rêva longtemps, se perdit dans des divagations apparentes, dans des souvenirs qui semblaient n’avoir rien de commun avec sa recherche laborieuse. Mais tout sert de fil conducteur aux âmes droites et simples. Elle se retrouva au milieu de ce dédale, et reprit ainsi son raisonnement. Patience, lecteur, si tu es encore jeune, il te servira peut-être à toi-même.

« C’est, pensa-t-elle, qu’il s’agirait de définir le bonheur. Il y en a de plusieurs sortes, il y en a pour tous les âges de la vie. L’enfance songe à elle-même, la jeunesse songe à se compléter par un être associé à ses propres joies ; l’âge mûr doit songer que, bien ou mal fournie, sa carrière personnelle va finir, et qu’il faut s’occuper exclusivement du bonheur d’autrui. Je m’étais dit cela avant l’âge, je l’avais senti, mais pas aussi complétement que je peux et que je dois le croire et le sentir aujourd’hui. Mon bonheur, je ne le puiserai plus dans les satisfactions qui auront mon moi pour objet. Est-ce que j’aime mes enfants à cause du plaisir que j’ai à les voir et à les caresser ? Est-ce que mon amour pour eux diminue quand ils me font souffrir ? C’est quand je les vois heureux que je le suis moi-même. Non, vraiment, à un certain âge, il n’y a plus de bonheur que celui qu’on donne. En chercher un autre est insensé. C’est vouloir violer la loi divine, qui ne nous permet plus de régner par la beauté et de charmer par la candeur.

« J’essaierai donc plus que jamais de rendre heureux ceux que j’aime, sans m’inquiéter, sans seulement m’occuper de ce qu’ils me feront souffrir. Par cette résolution, j’obéirai au besoin d’aimer que j’éprouve encore et aux instincts de bonheur que je puis satisfaire. Je ne demanderai plus l’idéal sur la terre, la confiance et l’enthousiasme à l’amour, la justice et la raison à la nature humaine. J’accepterai les erreurs et les fautes, non plus avec l’espoir de les corriger et de jouir de ma conquête, mais avec le désir de les atténuer et de compenser, par ma tendresse, le mal qu’elles font à ceux qui s’y abandonnent. Ce sera la conclusion logique de toute ma vie. J’aurai enfin dégagé cette solution bien nette des nuages où je la cherchais. »

Avant de quitter le bois d’oliviers, la Floriani rêva encore pour se reposer d’avoir pensé. Elle se représenta l’illusion récente de son bonheur avec Karol et de celui qu’elle avait cru pouvoir lui donner. Elle se dit que c’était une faute de sa part d’avoir caressé un si beau rêve, après tant de déceptions et d’erreurs, et elle se demanda si elle devait s’en humilier devant Dieu ou se plaindre à lui d’avoir été soumise à une si dévorante épreuve.

Elle avait été si brillante et si suave, cette courte phase de sa dernière ivresse ! c’était la plus complète, la plus pure de sa vie, et elle était déjà finie pour jamais ! Elle sentait bien qu’il serait inutile d’en chercher une semblable avec un autre amant, car il n’y avait pas sur la terre une seconde nature aussi exclusive et aussi passionnée que celle de Karol, une âme aussi riche en transports, aussi puissante pour l’extase et le sentiment de l’adoration.

— « Eh bien, n’est-il plus le même ? se disait-elle. Quand le démon qui le tourmente s’endort, ne redevient-il pas ce qu’il était auparavant ? Ne semble-t-il pas, au contraire, qu’il soit plus ardent et plus enivré que dans les premiers jours ? Pourquoi ne m’habituerais-je pas à souffrir des jours et des semaines, pour oublier tout, dans ces heures de célestes ravissements ? »

Mais là elle était arrêtée dans sa chimère par la lumière funeste qui s’était faite en elle. Elle sentait que son esprit, plus juste et plus logique que celui de Karol, n’avait pas la faculté d’oublier en un instant ses propres tortures. Elle se rappelait, dans ses bras, l’affront que sa jalousie venait de lui infliger, elle ne pouvait comprendre ce don terrible et bizarre qu’ont certains êtres de mépriser ce qu’ils adorent et d’adorer ce qu’ils méprisent. Elle ne pouvait plus croire au bonheur, elle ne le sentait plus. Elle en avait perdu la puissance.

— « Pardonne-moi, mon Dieu, s’écria-t-elle dans son cœur, de donner un dernier regret à cette joie parfaite que tu m’as laissé connaître si tard et que tu me retires si vite ! Je ne blasphémerai point contre ton bienfait ; je ne dirai pas que tu t’es joué de moi. Tu as voulu briser ma raison, je ne me suis pas défendue. J’ai cédé naïvement, comme toujours, au délire, et maintenant, dans ma détresse, je n’oublie pas que cette folie était le bonheur. Sois donc béni, ô mon Dieu ! et, avec toi, la main qui caresse et qui terrasse ! »

Alors la Floriani fut saisie d’une immense douleur en disant un éternel adieu à ses chères illusions. Elle se roula par terre, noyée de larmes. Elle exhala les sanglots qui se pressaient dans sa poitrine en cris étouffés. Elle voulut donner cours à une faiblesse qu’elle sentait devoir être la dernière, et à des pleurs qui ne devaient plus couler.

Quand elle fut apaisée par une fatigue accablante, elle dit adieu au vieux olivier, témoin de ses premières joies et de ses derniers combats. Elle sortit du bois, et elle n’y revint jamais ; mais elle souhaita toujours d’exhaler son dernier soupir sous cet ombrage tutélaire ; et, chaque fois qu’elle se sentit faiblir, des fenêtres de sa villa elle regarda le bois sacré, songeant au calice d’amertume qu’elle y avait épuisé, et cherchant dans le souvenir de cette dernière crise un instinct de force pour se défendre et de l’espérance et du désespoir.