Calmann Lévy (p. 209-216).

DEUXIÈME PARTIE


I


Les petites villes des bords de la mer, celles qui pendant quelques mois ont eu un peu de gaîté et d’animation, lorsque vient l’hiver sont plus tristes encore peut-être que les villes dont rien n’a rompu la monotonie. Tous les jours qui suivent la saison des bains ressemblent au lendemain d’une fête. On s’ennuie comme ailleurs, mais on a de plus l’amertume des regrets.

La nature, qui s’était faite si séduisante pour recevoir les étrangers, devient maussade et rechignée dès qu’ils ont tourné le dos. On ne peut pas mettre le nez dehors sans être flagellé par de furieuses rafales, froides et chargées de pluie. Les nuages sombres et bas traînent au faite des falaises ; la mer gronde continuellement et semble vouloir assiéger la ville. Les pauvres habitants confinés dans leur logis comptent les jours monotones avec une morne résignation.

F… qui, d’après les statistiques, renferme quinze mille habitants, semble, pendant l’hiver, presque inhabité. On déserte complètement la plage que les vents formidables qui soufflent du large rendent peu abordable. Les lames courent sans façon sur la promenade et viennent souvent fouetter les maisons qui font face à la mer. Le casino, l’hôtel des bains, sont abandonnés. La mer seule s’avise quelquefois de venir les visiter ; elle enfonce les portes, brise les fenêtres, et se roule sur les parquets dans les chambres démeublées. On se replie donc vers le centre de la ville et on n’en bouge plus.

La ville est construite dans une étroite vallée, rendue plus étroite encore par la rivière qui coule au pied d’une des collines, et ce peu d’espace entre une falaise et l’autre explique la conformation bizarre de F…, qui est tout en longueur. Qu’on se figure l’épine dorsale d’un poisson munie de ses arêtes transversales, et on aura une idée très-nette de la configuration des rues. L’arête principale représentera la rue des Bains, qui est à peu près longue d’une lieue ; les arêtes transversales figureront les ruelles, de trois cents pas au plus, qui débouchent, à droite au pied d’une des falaises, à gauche sur les quais qui bordent le port. Les quais sont parallèles à la rue principale, mais n’atteignent pas le quart de sa longueur. Là on a plus d’espace devant les yeux et plus d’air que dans l’unique rue étroite et maussade. Aussi, c’est sur les quais, en face des bassins, que s’élèvent les maisons bourgeoises ; la rue est abandonnée, presque d’un bout à l’autre, aux pêcheurs, dont les maisons à un seul étage, toutes semblables, sont construites en silex et en briques. Les habitations qui bordent les quais sont en pierre ou en moellons.

En face du premier bassin, sur le quai de la Vicomté, s’étend une maison peu haute (elle n’a que deux étages, ) peinte en jaune clair, et dont la façade, sans aucun ornement, est percée régulièrement de nombreuses fenêtres. Une grande porte verte carrée, tout unie, troue la maison à peu près au centre, jusqu’à la hauteur du premier étage. Sur cette porte est fixée une plaque de cuivre où on peut lire en lettres noires : Maton aîné, armateur. La porte franchie, on se trouve dans un large passage bitumé, donnant d’un côté sur l’entrée des magasins, de l’autre sur un large escalier, au pied duquel on voit une statue en plâtre bronzé soutenant une lampe. Cet escalier, couvert d’un tapis rouge, conduit aux appartements de la maîtresse du logis.

C’est dans le salon de cette dame que se réunissent le plus volontiers, pour tromper leur ennui, les malheureux que la destinée cloue à F… hiver comme été ; et c’est là que nous les retrouverons un soir de décembre.

Madame Maton, la souveraine de ce lieu, fort jolie naguère et qui s’efforce de l’être encore, était assise près de la cheminée dans laquelle pétillait un feu de coke ; elle faisait de la tapisserie en face de madame Dumont, séparée d’elle par une petite table à ouvrage qui supportait une lampe. La mère de Max travaillait aussi à une tapisserie, tandis que son fils, assis sur un siège bas, faisait du filet.

À quelque distance, était dressée une table de whist, et quatre personnes jouaient gravement : M. Maton, le plus riche armateur de la ville, un homme trapu et carré, au teint plus sombre que les cheveux, vulgaire et de bonne humeur ; M. Dumont, qui emprunte à ses moustaches blanches un air militaire. C’est un caractère taciturne, sans esprit et un peu féroce ; le docteur Pascou, l’aimable spirite toujours souriant, qui correspond avec l’inconnu. Le quatrième partner était un jeune homme long et maigre nommé Félix Baker, mais qu’on appelait simplement M. Félix ; il est employé au télégraphe et a la passion du vélocipède.

La compagnie était silencieuse. Depuis longtemps la conversation était tombée, et personne ne s’efforçait de la ramasser. L’arrivée d’un nouveau personnage la ranima cependant.

— Voici le docteur Dartoc ! s’écria Max.

— Bonsoir, docteur, dit madame Maton, en tendant la main par-dessus son épaule.

Le jeune médecin s’avança d’un air languissant et donna une poignée de main à chacune des personnes présentes. Puis il se laissa tomber avec accablement dans un fauteuil.

— Comment allez-vous, docteur ? dit Max sans quitter sa place.

— Ah ! ne m’en parlez pas ! s’écria le docteur ; ici je me dissous ; je vais tomber en poussière comme une bête empaillée restée trop longtemps dans un musée. J’ai de la moisissure dans les narines, des toiles d’araignée dans la cervelle. Il me semble que j’ai l’âge des Pyramides et que la mort a oublié de me faucher !

— Vous n’êtes pas poli, savez-vous, dit madame Dumont en souriant.

— Poli ! est-ce qu’on est poli sur le radeau de la Méduse ? reprit le docteur en haussant les épaules. Nous sommes des compagnons d’infortune ; gémissons ensemble.

— Pauvre docteur ! dit Max, vous ne connaissez pas encore la résignation.

— La résignation ! s’écria le jeune homme en faisant un bond sur son fauteuil, est-ce qu’on se résigne à mourir d’inanition ? On se ronge les poings plutôt. Songez donc qu’il y a six mois j’étais à Paris, c’est-à-dire en pleine vie, en pleine lumière ; et maintenant je suis scellé tout vivant dans une tombe. Je me débats. Vous, vous êtes momifiés.

— Merci, dit madame Maton en faisant la moue.

— Tenez, continua le docteur, pour voir du nouveau, pour forcer cette maudite ville à s’agiter et à s’émouvoir un peu, j’ai envie de commettre un crime. Je songe à égorger mon confrère qui est là à jouer aux cartes, le docteur Pascou.

— Ha ! ha ! ha ! dit en riant le spirite, sans se troubler davantage.

— Ne riez pas, j’ai des idées sanguinaires, ce matin. J’ai vacciné l’enfant d’Hélène Richard, la comédienne, qui n’a pu quitter le pays, faute d’argent. Eh blen ! j’avais envie de lui inoculer de ma salive pour le rendre enragé.

— Mon cher confrère, si vous continuez, il faudra vous soumettre à l’hydrothérapie, dit le docteur Pascou d’un air fin.

— Je voudrais bien être fou ! je pourrais m’imaginer que je suis sous les galeries de l’Odéon.

— Vous demandez du nouveau ? Il y a pourtant du nouveau dans la ville, dit M. Félix.

— Quoi ? Une barque chargée de morue est arrivée de Terre-Neuve ? ou bien un baril de harengs s’est effondré sur le port ?

— Ce n’est pas cela, je voulais parler de la modiste.

— Quelle modiste ?

— Mais, cette jeune personne qui est venue s’établir à F… il y a une quinzaine de jours.

Le sceptique docteur haussa les épaules.

— Je m’en moque pas mal de votre modiste ! s’écria-t-il ; quelque laideron à faire frémir. Est-ce qu’une jolie personne viendrait à F… ?

— Encore une impertinence ! dit madame Maton.

— Dites donc, docteur, vous offensez ces dames, s’écria M. Maton en riant.

— Ces dames n’existent pas ; est-ce qu’on peut leur faire la cour ? est-ce qu’on ne serait pas foudroyé dès le premier mot ?

— Cher docteur, dit Max, je vous assure que la personne dont parle Félix est loin d’être une laideron.

— Elle est ravissante et enveloppée de mystère ! dit Félix.

— Vous vous moquez de moi, n’est-ce pas ? dit le docteur, qui regardait alternativement ses deux interlocuteurs.

— Si le jugement d’une femme vous paraît moins suspect que celui de ces deux jeunes gens faciles à enflammer, apprenez de moi que la demoiselle est fort jolie, dit madame Maton.

— Mon Dieu, ma chère, ne montez donc pas ainsi la tête à ce brûlant docteur ! s’écria madame Dumont. Que va devenir cette pauvre fille au milieu de cette meule d’adorateurs ? Car M. Félix est déjà amoureux, et Max s’intéresse vivement à la modiste. Cette jeune personne est très-convenable et très-réservée, mais elle est seule et sans défense. Le docteur, avec sa légèreté parisienne, va la compromettre.

— C’est donc sérieux ! s’écria le docteur. Il y a une jolie modiste à F…, et je n’en savais rien ! Je vous en conjure, dites-moi ce que vous savez d’elle. Ayez pitié d’un malheureux dont l’imagination n’a rien eu à dévorer depuis trois grands mois.

— Nous ne savons rien du tout sur son compte, dit madame Dumont.

— J’ai interrogé son propriétaire, qui m’a dit qu’elle avait fait avec lui un bail de trois ans, dit Félix.

— Notre curiosité est aussi éveillée que la vôtre, reprit madame Maton, et nous nous promettons d’aller demain lui rendre visite, afin de l’interroger un peu. Nous lui porterons des chapeaux à arranger.

— Vous lui direz que, si elle est souffrante, elle ne s’adresse pas à un autre qu’au docteur Dartoc.

— Dites donc, c’est une concurrence déloyale que vous me faites là ! s’écria le docteur Pascou.

— Je vous cède dix de mes malades pour celle-là.

— Allez ! allez ! ne vous gênez pas, dit le spirite, je ne suis plus, moi, dans l’âge des amours.