Lucien Leuwen (ed. Martineau)/Chapitre 32

Texte établi par Henri MartineauLe Divan (IIp. 152-165).


CHAPITRE XXXII


Madame de Chasteller avait oublié son amour pour être uniquement attentive au soin de sa gloire. Elle prêta l’oreille à la conversation générale. [On disait du mal de Louis-Philippe. Milord Link, qui était au milieu d’eux depuis une heure sans ouvrir la bouche, leur dit avec son air inanimé : « Un homme avait un bel habit ; son cousin le lui vola. Les amis du premier, en voulant faire la guerre au second, perçaient et abîmaient le bel habit. Qu’aurais-je donc si vous triomphez ? s’écriait le volé. — Que restera-t-il donc de la royauté ? pourrait vous dire Henri V. L’illusion qui est nécessaire à ce genre de comédie, où la prendrai-je ? Quel Français sera aux anges parce que le roi lui a parlé ? » Cela dit, milord Link crut avoir payé son billet d’entrée et ne desserra plus les dents.]

Le camp de Lunéville et ses suites probables, qui n’étaient rien moins que la chute immédiate du pouvoir usurpateur qui avait l’imprudence d’en ordonner la formation, occupaient encore toutes les attentions. Mais on en était à répéter des idées et des faits déjà dits plusieurs fois : on était beaucoup plus sûr de la cavalerie que de l’infanterie, etc., etc.

« Ce rabâchage, pensa madame de Chasteller, va bientôt impatienter madame de Puylaurens ; elle va prendre un parti pour ne pas s’ennuyer. Placée auprès d’elle et dans les rayons de sa gloire, je pourrai écouter et me taire, et surtout M. Leuwen ne pourra plus me parler. »

Madame de Chasteller traversa le salon sans rencontrer Leuwen. Ce fut un grand point. Si ce beau jeune homme avait eu un peu de talent, il se faisait dire qu’on l’aimait et se fût fait donner parole qu’on le recevrait tous les jours de la vie.

On connaissait le goût de madame de Chasteller pour l’esprit brillant de madame de Puylaurens ; elle se plaça auprès d’elle. Madame de Puylaurens décrivait l’abandon malséant et la solitude ennuyeuse où la désertion de la bonne compagnie des environs allait laisser le prince.

Réfugiée dans ce port, madame de Chasteller, qui se sentait presque les larmes aux yeux et qui surtout était hors d’état de regarder Leuwen, rit beaucoup des ridicules que madame de Puylaurens donnait à tout ce qui se mêlerait du camp de Lunéville.

Madame de Chasteller, une fois remise du mauvais pas et du moment de terreur qui lui avait fait tout oublier, remarqua que madame d’Hocquincourt ne quittait plus d’un pas M. Leuwen. Elle semblait vouloir le faire parler, mais madame de Chasteller croyait voir, à la vérité de fort loin, qu’il était assez taciturne.

« Serait-il choqué du ridicule que l’on veut jeter sur le prince qu’il sert ? Mais, il me l’a dit cent fois, il ne sert aucun prince ; il sert la patrie, et trouve fort ridicule la prétention du premier magistrat qui fait appeler ce métier être à son service. « C’est ce que je prétends lui montrer, ajoute souvent M. Leuwen, en aidant à le détrôner s’il continue à fausser ses paroles, si seulement nous pouvons nous trouver mille citoyens à penser de même[1] ! » Tout cela était pensé avec un petit acte d’admiration pour son amant, sans quoi tous ces détails de politique eussent été bien vite écartés. Lucien lui avait fait le sacrifice de son libéralisme, et elle à lui celui de son ultracisme ; ils étaient depuis longtemps parfaitement d’accord là-dessus.

« Ce silence, continua madame de Chasteller, voudrait-il montrer de l’insensibilité pour la cour marquée que lui fait madame d’Hocquincourt ? Il doit se croire bien maltraité par moi, serait-il malheureux ? En serais-je la cause ? »

Madame de Chasteller n’osait le croire, et cependant son attention avait redoublé. Leuwen parlait fort peu en effet, il fallait comme lui arracher les paroles. Sa vanité lui avait dit : « Il est possible que madame de Chasteller se moque de vous. S’il en est ainsi, bientôt tout Nancy l’imitera. Madame d’Hocquincourt serait-elle du complot ? En ce cas, auprès d’elle je ne dois montrer des prétentions que le lendemain de la victoire, et ici, si l’on songe à moi, quarante personnes peuvent m’observer. Dans tous les cas, mes ennemis ne manqueront pas de dire que je lui fais la cour pour masquer ma déconvenue auprès de Bathilde. Il faut montrer à ces bourgeois malveillants que c’est elle qui me fait la cour, et pour ce faire je ne dirai pas un mot du reste de la soirée. J’irai jusqu’au manque de politesse. »

Ce caprice de Leuwen redoubla celui de madame d’Hocquincourt. Elle n’eut plus d’yeux ni d’oreilles pour M. d’Antin ; elle lui dit deux ou trois fois d’un air bref et comme pressée de s’en délivrer :

« Mon cher d’Antin, ce soir vous êtes ennuyeux ! »

Puis, elle revenait bien vite à l’examen de ce problème si intéressant :

« Quelque chose a choqué Leuwen ; ce silence ne lui est pas naturel. Mais qu’ai-je pu faire qui ait pu lui déplaire ? »

Comme Leuwen ne s’approcha pas une seule fois de madame de Chasteller, madame d’Hocquincourt en conclut aisément que tout était fini entre eux. D’ailleurs, elle devait à son heureux caractère, à son génie naturel ce point de dissemblance marqué avec la province : elle s’occupait infiniment peu des affaires des autres, et poursuivait en revanche avec une activité incroyable les projets qui se présentaient à sa tête folle. Les siens sur Leuwen furent facilités par une circonstance grave : c’était vendredi le lendemain, et pour ne pas participer à la profanation de cette journée de pénitence, M. d’Hocquincourt, jeune homme de vingt-huit ans aux belles moustaches châtaines, s’était allé coucher longtemps avant minuit. À l’instant de son départ, madame d’Hocquincourt avait fait servir du vin de Champagne et du punch.

« On dit, pensait-elle, que mon bel officier aime à s’enivrer ; il doit être bien joli dans cet état-là. Voyons-le. »

Mais Leuwen ne se départit point d’une fatuité digne de sa patrie ; pendant toute la fin de cette soirée, il ne daigna pas dire trois mots de suite ; ce fut là tout le spectacle qu’il présenta à madame d’Hocquincourt. Elle en fut étonnée au dernier point et à la fin ravie.

« Quel être étonnant, et à vingt-trois ans ! pensait-elle. Quelle différence avec les autres ! »

L’autre partie du duetto pensé par Leuwen était celle-ci : « On ne saurait être trop chargé avec ces hobereaux-ci. C’est pour le coup qu’il faut frapper fort. »

La bêtise des raisonnements qu’il entendait faire sur le camp de Lunéville, d’où devait sortir évidemment la chute du roi, ne le piquait nullement à cause de l’habit qu’il portait, mais deux ou trois fois elle lui arracha, sur le ton d’une prière éjaculatrice :

« Grand Dieu ! dans quelle plate compagnie le hasard m’a-t-il jeté ! Que ces gens sont bêtes, et s’ils en avaient l’esprit, peut-être encore plus méchants ! Comment faire pour être plus sot et plus mesquinement bourgeois ? Quel attachement farouche au plus petit intérêt d’argent ! Et ce sont là les descendants des vainqueurs de Charles le Téméraire ! »

Telles étaient ses pensées en buvant avec gravité les verres de vin de Champagne que madame d’Hocquincourt lui versait avec ravissement.

« Est-ce que je ne pourrai donc pas lui faire quitter cet air hautain ? » pensait-elle.

Et Leuwen ajoutait tout bas :

« Les domestiques de ces gens-ci, après deux ans de guerre dans un régiment commandé par un colonel juste, vaudraient cent fois mieux que leurs maîtres. On trouverait chez ces domestiques un dévouement sincère à quelque chose. Et pour comble de ridicule, ces gens-ci parlent sans cesse de dévouement, c’est-à-dire justement de la chose au monde dont ils sont le plus incapables. »

Ces pensées égoïstes, philosophiques, politiques, très fausses peut-être, étaient la seule ressource de Leuwen quand madame de Chasteller le rendait malheureux. Ce qui faisait de Leuwen un sous-lieutenant philosophique, c’est-à-dire triste et assez plat sous l’effet d’un vin de Champagne admirablement frappé, comme c’était la mode alors, c’était une idée fatale qui commençait à poindre dans son esprit.

« Après ce que j’ai osé dire à madame de Chasteller, après ce mot de mon ange, d’une familiarité si crue (en vérité, quand je lui parle je n’ai pas le sens commun, je devrais écrire ce que je veux lui dire ; où est la femme, quelque indulgente qu’elle soit, qui ne s’offenserait pas d’être appelée mon ange, surtout quand elle ne répond pas du même ton ?), après ce mot si cruellement imprudent, le premier qu’elle m’adressera va décider de mon sort. Elle me chassera, je ne la verrai plus… Il faudra voir madame d’Hocquincourt. Et combien je vais être excédé par ces empressements continus et sans mesure, et il faudra m’y soumettre tous les soirs. Si je m’approche de madame de Chasteller, mon sort peut se décider ici. Et je ne pourrais pas répliquer. D’ailleurs, elle peut être encore dans le premier transport de la colère. Si ce mot est : « Je ne serai pas chez moi avant le 15 du mois prochain ? »

Cette idée fit tressaillir Leuwen.

« Sauvons du moins la gloire. Il faut redoubler de fatuité atroce envers ces noblilions. Leur haine pour moi ne peut pas être augmentée, et ces âmes basses me respecteront en raison directe de mon insolence[2]. »

À ce moment, un des comtes Roller disait à M. de Sanréal, déjà fort animé par le punch :

« Suis-moi. Il faut que je m’approche de ce fat-là, et lui dise deux mots fermes sur son roi Louis-Philippe. »

Mais alors précisément cette horloge à l’allemande, qui avait tant de pouvoir sur le cœur de Leuwen, sonnait avec tous ses carillons une heure du matin. Madame la marquise de Puylaurens elle-même, malgré son amour pour les heures avancées, se leva, et tout le monde la suivit. Ainsi notre héros n’eut point à montrer sa bravoure ce soir-là.

« Si j’offre mon bras à madame de Chasteller, elle peut me dire un mot décisif. »

Il se tint immobile à la porte et il la vit passer devant lui, les yeux baissés et fort pâle, donnant le bras à M. de Blancet.

« Et c’est là le premier peuple de l’univers ! pensait Leuwen en traversant les rues solitaires et puantes de Nancy pour revenir à son logement. Grand Dieu ! Que doit-il se passer dans les soirées des petites villes de Russie, d’Allemagne, d’Angleterre ! Que de bassesses ! Que de cruautés froidement atroces ! Là règne ouvertement cette classe privilégiée que je trouve, ici, à demi engourdie et matée par son exil du budget. Mon père a raison : il faut vivre à Paris, et uniquement avec les gens qui mènent joyeuse vie. Ils sont heureux, et par là moins méchants. L’âme de l’homme est comme un marais infect : si l’on ne passe vite, on enfonce. »

Un mot de madame de Chasteller eût changé ces idées philosophiques en extases de bonheur. L’homme malheureux cherche à se fortifier par la philosophie, mais pour premier effet elle l’empoisonne jusqu’à un certain degré en lui faisant voir le bonheur impossible.

Le lendemain matin, le régiment eut beaucoup d’affaires : il fallait préparer le livret de chaque lancier pour l’inspection qui devait avoir lieu avant le départ pour le camp de Lunéville ; on devait inspecter leur habillement pièce par pièce.

— Ne dirait-on pas, se disaient les vieilles moustaches, que nous allons passer la revue de Napoléon ?

— C’est plus qu’il n’en faut, disaient les jeunes sous-officiers, pour la guerre de pots de chambre et de pommes cuites à laquelle nous sommes appelés. Quel dégoût ! Mais si jamais il y a guerre, il faut se trouver ici, et savoir le métier.

Après le travail d’inspection dans les chambres de la caserne, le colonel donna une heure pour la soupe, fit sonner à cheval, et tint le régiment quatre heures à la manœuvre. Leuwen porta dans ces diverses occupations un sentiment de bienveillance pour les soldats ; il se sentait une tendre pitié des faibles, et, au bout de quelques heures, il n’était plus qu’amant passionné. Il avait oublié madame d’Hocquincourt ou, s’il s’en souvenait, ce n’était que comme un pis-aller qui sauverait sa gloire, mais en l’accablant d’ennui. Son affaire sérieuse, à laquelle il revenait dès que le mouvement actuel ne s’emparait pas de force de toute son attention, c’était ce problème : « Comment madame de Chasteller me recevra-t-elle ce soir ? »

Dès que Leuwen fut seul, son incertitude à cet égard alla jusqu’à l’anxiété. Après la pension, il tira sa montre en montant à cheval.

« Il est cinq heures ; je serai de retour ici à sept heures et demie, et à huit mon sort sera décidé. Cette façon de parler : mon ange, est peut-être de mauvais goût avec tout le monde. Envers une femme légère, comme madame d’Hocquincourt, elle pourrait passer ; un mot galant et vif sur sa beauté l’excuserait. Mais avec madame de Chasteller ! Par quelle imprudence ce mot si cru a-t-il été mérité par cette femme sérieuse, raisonnable, sage ?… Oui, sage. Car enfin, je n’ai pas vu son intrigue avec le lieutenant-colonel du régiment de hussards[3], et ces gens-ci sont si menteurs, si calomniateurs ! Quelle foi peut-on ajouter à ce qu’ils disent ?… D’ailleurs, voici longtemps que je n’en entends plus parler… Enfin, pour le trancher net, je ne l’ai pas vu, et désormais je ne veux croire que ce que j’aurai vu. Il y a peut-être des nigauds parmi ces gens d’hier, qui, voyant le ton que j’ai pris avec madame d’Hocquincourt et ses prévenances incroyables, diront que je suis son amant… Eh bien ! tel pauvre diable qui en serait amoureux croirait à leurs rapports… Non, un homme sensé ne croit qu’à ce qu’il a vu, et encore bien vu. Dans les façons de madame de Chasteller, qu’est-ce qui trahit une femme habituée à ne pas vivre sans amant ?… On pourrait au contraire l’accuser d’un excès de réserve, de pruderie. La pauvre femme ! Hier, plusieurs fois, elle a été gauche par timidité… Avec moi, souvent, en tête à tête, elle rougit et ne peut pas terminer sa phrase ; évidemment, la pensée qu’elle voulait exprimer l’a abandonnée… Comparée à toutes ces dames d’hier soir, la pauvre femme a l’air de la déesse de la chasteté. Les demoiselles de Serpierre, dont la vertu est proverbiale dans le pays, à l’esprit près n’ont pas un ton différent du sien. La moitié des idées de madame de Chasteller leur sont invisibles, voilà tout, et ces idées ne peuvent s’exprimer qu’avec un langage un peu philosophique, et qui, par là, a l’air moins retenu. Même, je puis dire à ces demoiselles bien des choses dont madame de Chasteller conçoit la portée et qu’elle ne souffre pas. En un mot, de tous ces gens d’hier soir, à peine croirais-je leur témoignage, quand il s’agirait d’un fait matériel. Je n’ai contre madame de Chasteller de témoignage explicite que celui du maître de poste Bouchard. J’ai eu tort de ne pas cultiver cet homme ; quoi de plus simple que de prendre des chevaux chez lui, et d’aller les choisir dans son écurie ? C’est lui qui m’a donné mon marchand de foin, mon maréchal, ses gens me voient d’un bon œil. Je suis un nigaud. »

Leuwen ne s’avouait pas que la personne de Bouchard lui faisait horreur : c’était le seul homme qui eût parlé ouvertement mal de madame de Chasteller. Les demi-mots qu’il avait surpris un jour chez madame de Serpierre étaient fort indirects. Sa hauteur, à laquelle personne, dans Nancy, se fût bien gardé d’assigner une autre cause que les quinze ou vingt mille francs de rente que son mari lui avait laissés en mourant, n’était que l’impression de l’impatience que lui causaient les compliments un peu trop directs dont cette fortune la rendait l’objet.

Tout en faisant ces tristes raisonnements, Leuwen maintenait son cheval au grand trot. Il entendit sonner six heures et demie à l’horloge d’un petit village à mi-chemin de Darney.

« Il faut retourner, pensa-t-il, et dans une heure et demie mon sort sera décidé. »

Tout à coup, au lieu de tourner la tête de son cheval, il le poussa au galop. Il ne cessa de galoper qu’à Darney, cette petite ville où autrefois il était allé chercher une lettre de madame de Chasteller. Il tira sa montre, il était huit heures.

« Impossible de voir ce soir madame de Chasteller », se dit-il en respirant plus librement. C’était un malheureux condamné qui vient d’obtenir [un] sursis.

Le lendemain soir, après la journée la plus occupée de sa vie et pendant laquelle il avait changé deux ou trois fois de projets, Leuwen fut cependant forcé de se présenter chez madame de Chasteller. Elle le reçut avec ce qui lui sembla une froideur extrême : c’était de la colère contre soi-même, et de la gêne avec Leuwen.

  1. C’est un jacobin qui parle.
  2. C’est un fat qui parle.
  3. Stendhal par inadvertance écrit cuirassier. N. D. L. E.