Lucien Leuwen (ed. Martineau)/Chapitre 31

Texte établi par Henri MartineauLe Divan (IIp. 142-151).


CHAPITRE XXXI[1]


[Dans ses promenades aux environs de Nancy, Lucien remarqua un magnifique cheval anglais.

« Ce cheval vaut dix, douze, quinze mille francs, qui sait ? se disait-il. Mais peut-être il a des défauts… Il me semble un peu serré des épaules. »

L’homme qui le montait était fort à cheval, mais la tournure était celle d’un palefrenier qui a gagné un gros lot à une loterie de Vienne, en Autriche.

« Le cheval serait-il à vendre ? pensait Lucien. Mais jamais je n’oserai, cela est trop cher. »

À la seconde ou troisième fois que Lucien vit ce cheval, il se trouva plus près et remarqua la figure du cavalier qui était mis avec une recherche extraordinaire, et dont la mine lui sembla affectée, précisément parce qu’elle cherchait à conserver l’expression non affectée qu’un homme a quand il est seul dans sa chambre à se faire la barbe.

« Ma mère a raison, se dit Lucien. Ces Anglais sont les rois de l’affectation. » Et il ne pensa plus qu’au cheval ; mais son admiration croissait à chaque fois qu’il le rencontrait.

Madame d’Hocquincourt lui faisant compliment, un jour, sur le sien :

— Il n’est pas mal, je lui suis réellement attaché. Mais j’en rencontre un quelquefois qui, s’il n’a pas quelque défaut caché, est pour la légèreté des mouvements de beaucoup supérieur. Ce cheval semble ne pas toucher terre ou plutôt on croirait que la terre est élastique et dans les mouvements vifs, par exemple, au trot, le lance en l’air.

— Vous perdez terre vous-même, mon cher lieutenant. Quel feu ! Les beaux yeux que vous avez quand vous parlez de ce que vous aimez ! Vous êtes un autre homme. En vérité, par pure coquetterie, vous devriez aimer, et être amant indiscret, et parler de votre objet.

— Ce que j’aime dans ce moment n’abuse pas de son empire sur moi ; j’aurais peur de mes folies si j’aimais réellement : elles éteindraient bientôt l’amour qu’on pourrait avoir pour moi, et le malheur ne se ferait pas longtemps attendre. Vous autres femmes, vous ne passez pas pour vous exagérer le mérite de ce qu’on vous offre sans cesse, et de trop grand cœur.

Madame d’Hocquincourt fit une petite mine très agréable pour Lucien.

— Et ce cheval aimé est monté par un grand homme blond, de moyen âge, menton en avant et figure d’enfant ?

— Qui monte fort bien, mais en se donnant trop de mouvements des bras.

— Lui, de son côté, prétend que les Français ont l’air raides à cheval. Je le connais assez, c’est un milord anglais dont le nom s’écrit avec une orthographe extraordinaire, mais se prononce à peu près Link.

— Et que fait-il ici ?

— Il monte à cheval. On le dit exilé d’Angleterre. Voici trois ou quatre ans qu’il nous a fait l’honneur de s’établir parmi nous. Mais comment n’avez-vous pas été à son bal du samedi ?

— Il y a si peu de temps que j’ai l’honneur d’être admis dans la société de Nancy !

— Ce sera donc moi qui aurai celui de vous mener au bal qu’il nous donne régulièrement le premier samedi de chaque mois, hiver comme été. Il n’y en a pas eu il y a quinze jours parce que c’était l’Avent, et que M. Rey ne veut pas.

— C’est un drôle d’homme que votre M. Rey et l’empire qu’il exerce sur vous !

— Ah ! mon Dieu ! Pourquoi n’avez-vous pas dit cela à madame de Serpierre, que vous aimez tant ? Quel sermon vous auriez eu !

— C’est votre maître à toutes que ce M. Rey !

— Que voulez-vous ? Il nous répète sans cesse que nos pauvres privilèges ne peuvent redevenir ce qu’ils étaient dans le bon temps que par le retour des jésuites. C’est bien triste à penser, mais enfin, l’indispensable avant tout ; il ne faut pas que la république revienne pour nous envoyer à l’échafaud, comme en 93. D’ailleurs, M. Rey, personnellement, n’est point ennuyeux ; il m’amuse toujours pendant vingt minutes au moins. Ce sont ses lieutenants qui sont pesants ; lui est homme de mérite, amusant même ; du moins, on ne s’ennuie pas quand il parle. Il a voyagé : il a été employé quatre ans en Russie, et deux ou trois fois en Amérique. On l’emploie dans les postes difficiles. Il nous est venu depuis les glorieuses.

— Je lui trouve l’air un peu américain.

— C’est un Américain de Toulouse.

— Me présenterez-vous aussi à M. Rey ?

— Non, vraiment ! Il trouverait cette présentation tout à fait impropre. C’est un homme qu’il nous faut ménager, cela a du crédit sur les maris. Mais je vous présenterai au milord Link, lequel est remarquable par ses dîners.

— J’avais compris qu’il ne recevait jamais.

— Ce sont des dîners qu’il se donne à lui-même. On dit qu’il en a chaque jour trois ou quatre de préparés à Nancy et dans les villages environnants ; il va manger celui dont il se trouve le plus rapproché à l’heure de l’appétit.

— Pas mal inventé !

— M. de Vassignies, qui est un savant, dit que Lord Link est un grand partisan du système de l’utile en toutes choses, et avant tout prêché par un Anglais célèbre… un nom de prophète…

— Jérémie Bentham, peut-être ?

— Justement !

— C’est un ami de mon père.

— Eh bien ! ne vous en vantez pas aux milords anglais. M. de Vassignies dit que c’est leur bête noire, et M. Rey nous assurait l’autre jour que ce Jérémie anglais serait cent fois pis que Robespierre s’il avait le pouvoir. Et le milord Link est détesté de ses collègues pour être partisan de ce terroriste anglais. Enfin, pour comble de ridicule, il est ruiné et ne peut plus vivre dans le vouest ind (west end), c’est le quartier à la mode de Londres, car il a tout juste quatre mille livres de rente, c’est-à-dire cent mille francs.

— Et il les mange ici ?

— Non, il fait des économies malgré ses quatre dîners, et va de temps à autre à Paris manger son argent en fort mauvaise compagnie. Il prétend lui-même qu’il n’aime la bonne compagnie qu’en province. On dit qu’à Paris il parle ; ici, il nous fait bien l’honneur de passer toute une soirée sans desserrer les dents. Mais il perd toujours à tous les jeux, et je vous dirai un soupçon qui m’est venu, mais gardez-moi le secret : j’ai cru voir qu’il perd exprès. Il est homme à se dire : Je ne suis pas aimable, surtout pour les sots, eh bien ! je perdrai ! Les vieilles femmes de l’hôtel de Marcilly l’adorent.

— Pas mal en vérité !… Mais c’est vous qui lui prêtez de l’esprit. À présent que vous m’expliquez le personnage, il me semble que je l’ai vu chez madame de Serpierre. Je disais un jour que, quelque esprit qu’ait un Anglais, il a toujours l’air quand on le rencontre le matin de venir d’apprendre à l’instant même qu’il est compris dans une banqueroute ; mademoiselle Théodelinde me fit des yeux terribles de réprimande, et plus tard j’oubliai de lui en demander la raison.

— Elle avait tort, le milord ne se serait point fâché ; il dit, quand on le lui demande, qu’il méprise tant les hommes qu’à moins qu’on ne le prenne par le bouton de son habit pour lui dire une injure, il ne demande jamais la parole. Est-ce que le Père éternel me paie pour redresser les sottises du genre humain ? disait-il un jour à M. de Sanréal, qui ne savait pas trop s’il ne devait se fâcher, car il venait de dire coup sur coup trois ou quatre sottises bien insipides. Il y a Ludwig Roller qui prétend que le milord n’est pas sujet à se fâcher, en vérité, je ne vois pas pourquoi. Depuis Juillet, ce pauvre Ludwig n’a pas décoléré (n’est pas sorti de colère). Les deux mille francs de sa place de lieutenant sont un objet pour lui, d’ailleurs il ne sait plus de quoi parler ; il étudiait beaucoup son métier, et prétendait devenir maréchal de France. Ils ont eu un cordon rouge dans la famille.

— Je ne sais pas s’il sera maréchal, mais il est assommant, avec les théories de M. Rey, dont il s’est fait le répétiteur. Il prétend que le code civil est horriblement immoral, à cause de l’égale division des biens du père de famille entre les enfants. Il faut absolument rétablir les ordres monastiques et mettre toutes les terres de France en pâturages. Je ne m’oppose point à ce que la France soit un pâturage, mais je m’oppose à ce qu’on parle vingt minutes de la même chose.

— Eh bien ! tout cela n’est point ennuyeux dans la bouche de M. Rey.

— En revanche, son élève M. Roller m’a fait déserter deux ou trois fois, dès neuf heures, le salon de madame de Serpierre, où il avait pris la parole ; et, ce qu’il y a de pis, c’est qu’il ne savait rien répondre aux objections.

On revint au milord Link.

— Le milord aussi, dit madame d’Hocquincourt, fait de bonnes critiques de notre France.

— Bah ! je les entends d’ici : pays de démocratie, d’ironie, de mauvaises mœurs politiques. Nous manquons de bourgs pourris, et chez nous on trouve toujours des terres à vendre. Donc nous ne valons rien. Oh ! rien n’est ennuyeux comme l’Anglais qui se prend de colère parce que toute l’Europe n’est pas une servile copie de son Angleterre. Ces gens n’ont de bon que les chevaux et leur patience à conduire un vaisseau.

— Eh bien ! c’est vous qui blâmez ab hoc et ab hac. D’abord, ce pauvre milord dit toujours ce qu’il a à dire en deux mots, et puis il dit des choses si vraies qu’on ne les oublie plus. Enfin, il n’est pas Anglais en un point : s’il trouve que vous montez bien à cheval, il vous fera monter les siens, et même le fameux Soliman, c’est apparemment celui que vous admirez.

— Diable ! dit Lucien ; ceci change la thèse : je vais faire la cour à ce pauvre mari trompé.

— Venez dîner après-demain, je vais l’engager ; il ne me refuse jamais, et il refuse presque toujours madame de Puylaurens.

— Ma foi, la raison n’est pas difficile à deviner !

— Eh bien ! je ne sais quel insipide flatteur répétait cela, un beau jour, devant lui et devant moi ; je cherchais une réponse à un compliment aussi fort, quand il me tira d’embarras en disant simplement : madame de Puylaurens a trop d’esprit. Il fallait voir la mine de d’Antin, qui était entre le milord et moi ; malgré son esprit, il devint rouge comme un coq.

Madame de Puylaurens et d’Antin font profession de se tout dire ; je voudrais bien savoir s’il aura conté ce beau dialogue. Qu’auriez-vous fait à sa place ? Etc… Etc… Etc…[2]

— Cela ne prépare point, je l’avoue, à l’aveu d’un tendre penchant. Mais je me garderais bien de vous parler sur ce ton : j’ai trop peur de vous aimer. Quand vous m’auriez rendu tout à fait fou, vous vous moqueriez de moi !]

  1. Tout ce chapitre intercalé ici entre crochets, au risque de ralentir un peu le récit, provient du carton R. 288. C’est une esquisse que Stendhal espérait reprendre un jour et qui vient du temps où il peignait la société de Nancy d’après ses observations de Grenoble. N. D. L. E.
  2. Si je voulais une réponse :
        — Mentir, mentir, toujours mentir et protester de sa franchise.
        — C’est bien peu galant, ce que vous me dites là.