Lucie Hardinge/Chapitre 8

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 23p. 89-101).



CHAPITRE VIII.


Ces voix si douces qui chantaient dans nos promenades, elles sont muettes à présent ; et ces bancs restés vides dans nos demeures terrestres, personne ne les remplira plus !
Mistress Hemans.



Je ne revis jamais plus les traits de ma sœur. Il y a des personnes pour qui c’est une espèce de besoin d’aller contempler des morts ; pour moi, j’ai toujours éprouvé un sentiment contraire. Tout enfant, j’avais été conduit dans la salle de famille pour y voir successivement mon père et ma mère, exposés sur un lit de parade. J’étais alors un être purement passif, et il fallait suivre l’impulsion qui m’était donnée ; à présent que j’étais en âge de juger par moi-même, dès qu’il me fut possible de penser à quelque chose, je me dis que le dernier regard d’affection jeté sur moi par ma sœur, ce regard où respirait jusqu’au dernier moment toute la pureté de son cœur, serait l’impression durable que je conserverais et sur laquelle je voulais rester. Toujours, depuis lors, il me semble que je le vois se fixer sur moi, et je me suis félicité bien des fois de n’avoir pas permis que de tristes images de décomposition et de mort vinssent altérer en rien ce précieux souvenir.

À peine avais-je imprimé un long et dernier baiser sur le front d’ivoire, mais encore tiède, de ma pauvre sœur, que je quittai la maison. Je n’avais pas à craindre de regards importuns qui me forçassent à me renfermer dans mon cabinet, et il me semblait qu’il me serait impossible de respirer ailleurs qu’en plein air. En traversant la petite pelouse, j’entendis les gémissements convulsifs qui partaient de la cuisine. Maintenant que la malade ne pouvait plus être troublée par leurs lamentations, les fidèles esclaves ne se contenaient plus, et j’étais déjà loin que j’entendais encore retentir leurs sanglots.

Je suivis le chemin qui était devant moi, sans autre but que de faire diversion aux sentiments douloureux qui m’oppressaient, et j’entrai dans le petit bois, qui était le dernier objet du monde extérieur qui eût attiré l’attention de ma sœur. Là tout me rappelait le passé ; les jours de mon enfance et de ma jeunesse ; la douce intimité dans laquelle les quatre enfants de Clawbonny avaient vécu ensemble, courant dans ces bosquets avec toute la folle insouciance de leur âge. Je restai assis une grande heure dans le bois, et je n’y vécus que dans le passé ! Je voyais empreinte dans chaque feuille l’image angélique de Grace, j’entendais ce rire peu bruyant, mais si gai, qui lui était habituel dans ses jours de bonheur ; le son de sa douce voix retentissait à mon oreille presque comme si elle eût été auprès de moi. Rupert et Lucie étaient aussi avec nous. Je les voyais, je les entendais ; je cherchais à prendre part à leurs innocents plaisirs, comme autrefois ; mais la triste vérité venait jeter son ombre lugubre sur ces riants tableaux, et le charme était détruit.

Quand je quittai ce petit bois, ce fut pour chercher des allées plus touffues, ou des plaines plus éloignées de la maison. Il faisait nuit quand je songeai à revenir. Tout ce temps fut passé dans une espèce d’hallucination mystique où mon esprit se perdait dans des images étrangères à celles que j’avais eues si récemment sous les yeux. Partout Grace m’apparaissait. Tantôt c’était l’enfant au berceau qu’on me permettait de conduire dans un petit chariot ; c’était le plus éloigné de tous ceux de mes souvenirs qui se rapportaient à cette sœur chérie ; un peu plus grande, elle courait après moi pendant que je lançais mon cerceau dans l’espace ; tantôt c’étaient de petites leçons que je lui faisais réciter ; j’entendais les recommandations qui lui étaient faites, les principes excellents qui lui étaient inculqués ; tantôt enfin c’était la jeune personne que je voyais dans tout l’éclat de sa beauté, si aimante et si digne d’être aimée. Combien de fois, pendant cette journée, le murmure d’un ruisseau ou le bourdonnement d’une abeille se confondit dans mon imagination avec la voix, le chant, le rire ou la prière de la sœur bien-aimée dont l’âme était alors au ciel, et qui ne devait plus partager ni mes soins ni mes chagrins !

Un moment j’avais eu l’intention de passer la nuit dans les champs ; à mesure que chaque étoile se montrait sur le firmament, je me disais que c’était peut-être là qu’habitait l’esprit de celle qui n’était plus. Mais tout absorbé que je fusse par l’image de Grace, je ne pouvais oublier Lucie ni le bon M. Hardinge. Ils devaient être inquiets de mon absence prolongée, et je sentis qu’il était de mon devoir de retourner près d’eux. Neb et deux ou trois autres nègres m’avaient cherché dans toutes les directions, excepté celle que j’avais prise ; et j’éprouvais un triste plaisir à voir ces esclaves dévoués se croiser dans tous les sens et échanger quelques mots en passant. Leurs gestes, leurs sanglots, leurs exclamations indiquaient assez qu’ils parlaient de leur jeune maîtresse, et je n’avais pas besoin de les entendre pour savoir de quelle manière ils en parlaient.

Notre famille avait toujours été étroitement unie. Mon père avait su conserver cet empire du cœur que sa femme avait établi avec un succès admirable, et il l’avait étendu jusqu’aux esclaves, qui prenaient part avec la même vivacité à tout ce qui arrivait d’heureux ou de malheureux à leurs maîtres. Parmi les nègres, il n’y en avait qu’un qui pût être considéré comme déchu, et qui faisait en quelque sorte bande à part. C’était un vieux drôle, nommé Vulcain, qui exerçait le métier de forgeron, ayant reçu ce nom de mon grand-père, qui le destinait à l’enclume. Par suite de son état, il avait passé la plus grande partie de sa jeunesse dans un hameau voisin où il avait contracté des habitudes tout opposées à notre genre de vie paisible et laborieuse. Il s’était isolé de plus en plus, évité par les autres nègres qui rougissaient de le voir tourner si mal, et il était devenu presque un étranger pour nous. Néanmoins, un décès, un retour de voyage, ou tout autre événement important arrivé dans la famille, ne manquait pas de le ramener parmi nous ; et pendant un mois entier, il menait alors une vie exemplaire. Dans la circonstance actuelle, il était du nombre de ceux qui s’étaient disséminés dans les plaines et dans les bois pour me chercher ; et ce fut justement lui qui me découvrit.

La manière solennelle dont Vulcain m’aborda eût suffi, à défaut d’autre preuve, pour montrer quel coup terrible venait de frapper Clawbonny. Les yeux de ce misérable étaient toujours rouges ; mais il était facile de voir que lui aussi il avait versé des larmes. Il savait qu’il n’était pas mon favori ; il venait rarement près de moi, à moins qu’il n’eût à s’excuser de quelque négligence ou de quelque faute, et il était en quelque sorte au ban pour ses méfaits continuels. Néanmoins ce sentiment de douleur qui nous était commun à tous l’enhardit, et Neb lui-même ne m’aurait pas parlé avec plus d’abandon et en même temps de respect.

— Oh ! maître ! s’écria-t-il, certain que sur ce sujet du moins nous serions d’accord, bonne jeune maîtresse ! jamais pauvre nègre ne verra sa pareille !

— Ma sœur est au ciel, Vulcain, et c’est là que tous, tant que nous sommes, noirs et blancs, nous devons nous efforcer de la rejoindre, en vivant d’une manière qui nous mérite la miséricorde de Dieu.

— Maître croit cela possible ? demanda le vieillard en fixant ses gros yeux sur moi avec une attention qui prouvait que tout sentiment moral n’était pas encore éteint en lui.

— Tout est possible à Dieu, Vulcain. Pourvu que vous ayez toujours ses commandements présents à l’esprit, vous pouvez encore espérer de voir votre jeune maîtresse et de partager son bonheur.

— Merveilleux ! s’écria Vulcain ; ce que dit maître est grande consolation pour pauvre esclave. Jeune maîtresse, quand elle était petite dame, venait à la porte de ma boutique, et demandait voir sauter les étincelles.

— Vous êtes venu me chercher, Vulcain, et je vous remercie de votre attention. Je vais retourner à la maison ; soyez donc sans inquiétude. N’oubliez pas que le seul espoir qui nous reste de revoir jamais miss Grace, c’est de vivre comme elle a vécu, en suivant les bons préceptes de M. Hardinge.

— Merveilleux ! répéta le vieillard, qui se trouvait dans une disposition d’esprit favorable pour recevoir une leçon de ce genre. — Oui, jeune maîtresse venait à la boutique de vieux Vulcain pour voir sauter les étincelles. Oh ! jeune maîtresse va bien lui manquer !

Tels étaient les sentiments qui se manifestaient parmi les nègres ; quoique peut-être, chez les autres, d’une manière plus durable. Je congédiai le forgeron, et je pris le chemin de la maison. Il faisait tout à fait nuit quand je traversai la pelouse. Je vis passer comme une ombre sous les arcades du portique, et j’allais me détourner pour entrer par une porte de côté, afin d’éviter la rencontre, quand Lucie s’avança vivement à l’entrée du perron pour me recevoir.

— Oh ! Miles ! cher Miles ! que je suis aise de vous revoir ! s’écria l’aimable fille en prenant ma main avec l’empressement et l’abandon d’une sœur. Nous commencions à être sérieusement inquiets. Mon père est parti pour le presbytère, pensant que vous vous y étiez peut-être retiré.

— J’ai été constamment avec vous, avec Grace, avec votre père, ma bonne Lucie, depuis que nous sommes séparés. Je suis plus maître de moi à présent, et vous n’avez à concevoir aucune inquiétude sur mon compte. Je vous remercie du fond du cœur de l’intérêt que vous me témoignez, et je suis fâché de vous avoir alarmée sans le vouloir.

La manière dont Lucie fondit alors en larmes trahissait l’intensité des sentiments qui l’avaient agitée et le soulagement qu’elle trouvait dans mes paroles. Elle ne se fit même pas scrupule de s’appuyer sur mon épaule, tant que dura cet accès de sensibilité. Dès qu’il fut passé, elle s’essuya les yeux, prit de nouveau ma main avec une tendre confiance, et me jeta un douloureux regard en me disant de sa voix la plus douce :

— Nous avons fait une grande perte, Miles, une perte irréparable. Ni vous ni moi, nous ne trouverons jamais personne pour remplir la place que Grace occupait dans notre cœur. Où rencontrer jamais une pareille conformité de goûts, de sentiments, d’opinion, et, que l’ange qui est parti me pardonne d’oser ainsi me comparer à elle ! — de principes ?

— Vous avez raison, Lucie ; Clawbonny ne sera jamais plus pour nous le Clawbonny d’autrefois.

— Et pourtant, Miles, Grace est si heureuse à présent que nous ne saurions désirer de la voir reparaître au milieu de nous. Dans peu de temps elle sera pour vous et pour moi une chère et précieuse image de bonté, de vertus et d’affection ; et nous éprouverons un plaisir mélancolique, mais réel, à nous rappeler combien elle nous a aimés, et dans quelle intimité étroite nous avons vécu ensemble.

— C’est un lien du moins qui restera entre nous, Lucie, et qui résistera, je l’espère, à tous les changements et au froid égoïsme du monde.

— Je l’espère aussi, Miles, répondit Lucie à voix basse, et, à ce qu’il me parut dans le moment, avec un embarras que je ne manquai pas d’attribuer à la réflexion qu’elle faisait sans doute que c’était André Drewett qui avait droit à une association de sentiment aussi intime, — nous, qui nous connaissons depuis l’enfance, pouvons-nous cesser de nous estimer et de rester attachés l’un à l’autre ?

Lucie parut alors penser qu’elle pouvait m’abandonner à moi-même, et elle rentra dans la maison. Je ne la revis qu’au moment où M. Hardinge nous rassembla tous pour la prière du soir. La réunion de la famille eut ce soir-là un caractère de solennité et de tristesse qu’elle n’avait jamais eu. Il me semblait que l’esprit de Grace planait au milieu de nous ; plus d’une fois je crus entendre sa douce voix se mêlant aux nôtres, et dirigeant la prière, comme c’était son habitude quand notre bon tuteur était absent. Tous les nègres me regardaient avec sollicitude ; ils sentaient que c’était mon triste privilège de ressentir le plus profondément le coup qui nous avait frappés. Chacun d’eux me salua en se retirant. Quant à Chloé, elle était suffoquée par ses sanglots ; la pauvre enfant n’avait consenti à quitter un instant le corps de sa jeune maîtresse que pour se joindre un moment à nous ; et elle s’empressa de retourner au poste douloureux que son dévouement éprouvé ne voulait céder à aucun autre.

Je me suis déjà étendu sur les circonstances de la mort de Grace plus longuement que je n’en avais l’intention ; il est des sujets que, tout pénibles qu’ils sont, on ne peut se décider à quitter. Les deux ou trois jours qui suivirent ramenèrent un calme apparent ; et quoique, pendant bien des années, Lucie et moi nous n’ayons pas cessé un seul jour de la pleurer, nous reprîmes la présence d’esprit nécessaire pour remplir les devoirs qui nous restaient à accomplir. Grace était morte un dimanche, vers l’heure du dîner. Malgré l’empressement peu convenable avec lequel on enterre les morts aux États-Unis, en partie sans doute à cause du climat, M. Hardinge décida que la cérémonie funèbre n’aurait lieu que le jeudi suivant. Je passai presque tout cet intervalle dans mon cabinet à lire et à m’abandonner à mes réflexions. Lucie m’avait écrit deux ou trois petits billets pour me consulter sur différents points. Le dernier était pour me demander quand je voudrais rendre une dernière visite à ma sœur : ma réponse à cette question la décida à venir me trouver ; elle paraissait un peu surprise ; car elle avait peine à concevoir, elle qui n’avait voulu quitter Grace ni vivante ni morte, qu’un frère qui l’avait tant aimée ne désirât pas de lui dire un dernier adieu. Je lui expliquai mes sentiments à ce sujet, et elle en parut frappée.

— Je ne voudrais pas répondre que vous n’ayez pas raison, Miles, me dit-elle ; l’image que vous conservez dans votre cœur est trop précieuse pour que vous permettiez qu’elle reçoive la moindre atteinte. Cependant vous serez bien aise d’apprendre que Grace est un ange dans la mort comme elle l’était pendant sa vie ; tous ceux qui l’ont vue sont frappés de la sérénité paisible de sa figure.

— Merci, Lucie, merci. — Cette assurance me suffit, et c’est encore une consolation que je vous dois.

— Plusieurs membres de la famille sont ici, Miles ; ils sont venus pour la cérémonie funèbre. Un étranger vient aussi d’arriver, sans doute dans la même intention ; personne ne le connaît ; mais il demande à vous voir avec de telles instances, que mon père ne sait comment s’y prendre pour le refuser.

— Qu’il vienne, Lucie ; c’est sans doute un de ces malheureux que Grace a obligés avec tant de délicatesse ; car sa charité ne se lassait jamais.

Lucie ne semblait pas partager cette idée ; mais elle me quitta pour faire connaître ma décision. Quelques instants après, un homme d’environ cinquante ans, aux épaules carrées, aux traits un peu rudes, quoique, à tout prendre, d’assez bonne mine, entra dans le cabinet, vint droit à moi les larmes aux yeux, me serra virement la main, puis s’assit sans cérémonie. Ses vêtements annonçaient un campagnard dans l’aisance, quoique son ton, son accent, ses manières, indiquassent une personne d’une classe un peu supérieure à celle des gens au milieu desquels il vivait. Il me fallut le regarder deux fois avant de reconnaître Jacques Wallingford, le cousin de mon père, qui faisait valoir ses terres dans l’ouest.

— Je vois à votre air, cousin Miles, que vous ne me remettez qu’à moitié, me dit-il ; je regrette profondément que ce soit dans une occasion aussi triste que nous renouvelions connaissance.

— Il reste si peu de membres de notre famille, monsieur Wallingford, que cette preuve d’intérêt nous est doublement précieuse. Si vous n’avez pas été informé par nous de la perte que nous venons de faire, c’est que vous demeurez si loin, que je ne pensais pas que vous pussiez arriver à temps pour la cérémonie funèbre. Je me réservais de le faire dès que je serais un peu plus en état d’accomplir un pareil devoir.

— Merci, cousin. Tout ce qui porte le nom de Wallingford me sera toujours cher, et j’aime Clawbonny comme si c’était mon chez moi.

— Ma pauvre sœur avait pour vous une estime toute particulière ; et la dernière fois que je m’embarquai, elle voulait que je vous laissasse ce bien dans mon testament, parce que vous êtes le plus proche héritier direct des Wallingford. Elle trouvait même vos droits supérieurs aux siens.

— Voilà qui est conforme à tout ce que j’ai entendu dire de cet ange, répondit Jacques Wallingford en essuyant une larme, ce qui me donna une opinion favorable de son cœur. Vous avez refusé, j’espère, et c’est elle que vous avez institué votre héritière, comme de raison ?

— Oui, mais elle me menaçait de vous transférer la propriété dès qu’elle lui appartiendrait.

— Menace qu’il lui aurait été difficile d’exécuter, attendu que j’aurais très-certainement refusé net. Sans doute nous sommes à moitié sauvages, à l’Ouest du Pont[1] ; cependant nos produits commencent à se montrer dans les marchés, et nous comptons déjà quelques riches parmi nous.

Ces paroles furent dites avec un certain air de satisfaction que mon cousin était un peu trop porté à prendre, toutes les fois qu’il était question de fortune. J’eus, ce jour-là même, occasion de remarquer plusieurs fois qu’il attachait un grand prix à l’argent ; quoiqu’en même temps sa manière de voir fût en général juste et conforme à l’honneur. Il gagna tout à fait mes bonnes grâces par le respect qu’il professait pour Clawbonny et pour tout ce qui en dépendait. Cette vénération était si profonde, que je commençai à croire que je ferais bien de lui laisser Clawbonny, si je venais à mourir sans enfants, ce qui n’était que trop probable, puisque Lucie ne pouvait pas être ma femme, et qu’il me semblait que je n’en aurais jamais d’autre. J’avais de plus proches parents que Jacques Wallingford ; quelques-uns même étaient en ce moment dans la maison ; mais ils ne descendaient point des Wallingford de mâle en mâle ; et j’étais certain que Miles Ier aurait pris les mêmes dispositions à l’égard de Clawbonny, s’il eût prévu les événements et que la loi l’eût permis. Et puis c’était le désir de Grace, et c’était une consolation pour moi d’accomplir ses moindres volontés.

L’enterrement n’eut lieu que le lendemain de l’arrivée de Jacques Wallingford, qui avait appris par hasard la mort de ma sœur, et qui était venu sans être invité pour assister aux obsèques. Je passai avec lui la plus grande partie de la soirée, et il me plut tellement que je le priai de marcher le lendemain auprès de moi dans le triste cortège. Je sus plus tard que cet arrangement avait profondément blessé quelques membres de la famille, qui étaient parents plus proches d’un degré, quoiqu’ils ne portassent pas le même nom. Nous voilà bien, nous querellant pour une misérable question d’amour-propre, sur le bord même d’un tombeau, qui devrait nous faire penser à l’éternité et à toutes ses terribles conséquences ! Heureusement, je n’en sus rien dans le moment, et Jacques fut le seul de mes parents que je vis ce soir-là ; encore le dut-il à ses manières libres et sans façon, qui lui faisaient faire assez généralement tout ce qui lui passait par la tête.

Je me levai assez tard le lendemain, et le cœur bien oppressé. C’était une des plus belles journées de la saison. Le cortège devait se former à dix heures, et je voyais déjà les nègres qui se rangeaient sur la pelouse, habillés de leur mieux, et la tristesse peinte sur la figure. Plusieurs voisins commençaient aussi à arriver, et je m’habillai en toute hâte pour ne pas me faire attendre.

Depuis la mort de ma sœur, je mangeais toujours seul dans mon petit cabinet, et je n’avais encore vu personne que mon tuteur, Lucie et Jacques Wallingford. Celui-ci avait soupé la veille avec moi ; mais il était alors à déjeuner avec le reste de la famille dans la salle à manger. M. Hardinge s’était chargé de faire les honneurs de la maison.

Quant à moi, je trouvai ma petite table préparée, comme j’en avais donné l’ordre. Seulement on avait mis deux tasses. J’en demandai la raison au vieux nègre qui me servait.

— Miss Lucie dit comme ça qu’elle veut déjeuner avec maître ce matin.

En donnant cette explication, le pauvre nègre avait pris un air solennel et grave, approprié à la circonstance. Je lui dis de prévenir miss Lucie que je l’attendais.

— Ah ! maître ! s’écria le vieil esclave en s’en allant, elle seule est jeune maîtresse à présent !

Lucie entra presque au même instant. Elle était en grand deuil, ce qui pouvait contribuer à faire ressortir sa pâleur ; il était évident qu’elle n’avait fait que pleurer depuis que nous ne nous étions vus. Il y avait dans tous ses traits une expression de douceur ineffable. Elle me tendit la main avec un sourire mélancolique ; je la lui serrai avec ardeur, et je l’embrassai tendrement. Ces effusions de tendresse furent naturelles, involontaires, telles qu’elles auraient en lieu entre un frère et une sœur, et nous n’y attachâmes ni l’un ni l’autre d’autre pensée, j’en suis certain, que celle de la confiance et de l’intimité qui nous avaient toujours unis dans l’enfance.

— C’est bien bon à vous, chère Lucie, lui dis-je quand nous eûmes pris place autour de la petite table, de venir ainsi auprès de moi. Mon cousin Jacques Wallingford, quoique bon homme au fond, ne nous est pas encore assez connu pour que sa compagnie me fût agréable dans un pareil moment.

— Je l’ai vu, répondit Lucie, avec un léger tremblement de voix qui prouvait à quel point elle se faisait violence pour ne pas fondre en larmes ; et il me plaît assez. Je crois que c’était le favori de maman Wallingford — Lucie avait pris l’habitude d’appeler ainsi ma mère ; — et ce doit être une grande recommandation auprès de nous, Miles.

— Je suis disposé à l’aimer, et je tâcherai d’avoir avec lui plus de relations que je n’en ai eu jusqu’à présent. C’est lorsque nous commençons à nous trouver seuls dans le monde, Lucie, que nous sentons le besoin de réunir autour de nous tous les appuis qui peuvent nous rester.

— Vous n’êtes pas seul, Miles, et vous ne le serez pas, tant que mon père et moi nous vivrons. Nous sommes pour vous plus que de simples parents ; et vous ne pouvez souffrir ni être heureux sans que nous soyons de moitié dans vos sentiments.

Ces paroles ne furent pas prononcées sans effort ; mais cependant il y avait une fermeté dans l’accent qui prouvait qu’elles étaient sincères. J’aurais presque désiré qu’il y eût moins de naturel et plus d’hésitation dans la manière dont Lucie m’exprimait une si tendre sympathie. L’amour n’est jamais content, parce qu’il est rare qu’il soit raisonnable.

Nous parlâmes ensuite de la cérémonie qui allait avoir lieu, sans doute avec un sentiment profond de tristesse, mais sans signes de faiblesse extérieurs : nous savions que c’était un devoir qu’il fallait remplir, et nous nous y étions préparés. Il n’était pas d’usage que les femmes, dans une certaine classe de la société, assistassent à un service funèbre ; mais Lucie me dit que son intention était d’aller à l’église, et de mêler ses prières à celles des autres assistants. Dans une population aussi mélangée que la nôtre, il n’est pas toujours facile de déterminer quel est l’usage du pays, ou du moins de tel État, dans une occasion semblable ; cependant il me semblait que Lucie s’en écartait, et je lui en fis l’observation.

— Dans toute autre circonstance je m’abstiendrais, dit-elle, d’une voix de plus en plus tremblante ; mais je ne puis m’ôter de l’idée que l’esprit de Grace va planer dans l’auguste enceinte, et que la présence de celle qui fut pour elle plus qu’une sœur lui sera agréable. C’est un besoin pour moi de l’accompagner jusqu’au dernier moment, et il me semble que c’est même un devoir. Et à présent, Miles, mon frère, mon ami, ajouta Lucie en se levant et en venant me prendre la main, j’ai une nouvelle à vous communiquer, que seule je puis vous apprendre, car mon père n’en comprendrait pas la nécessité.

Je regardai Lucie, et je vis dans ses yeux une expression d’inquiétude et presque d’alarme.

— Je crois vous comprendre, Lucie, répondis-je d’une voix étouffée, Rupert est ici ?

— Oui, Miles ; je vous supplie de vous rappeler quels seraient les vœux, les prières de celle qui est maintenant un ange dans le ciel, si Dieu n’avait pas élevé une barrière entre elle et nous.

— Il suffit, Lucie. Je sais ce que j’ai promis ; ne craignez rien. Je préférerais ne pas le voir, mais je n’oublierai jamais qu’il est votre frère.

— Vous le verrez aussi peu que possible, Miles. — Merci, merci de tant de bonté.

Je sentis la douce chaleur d’un baiser que Lucie déposa à la hâte sur mon front en sortant. C’était en quelque sorte le sceau d’un contrat entre nous qui était beaucoup trop sacré pour que je songeasse jamais à le violer.

Je passe les détails du cortège funèbre. Il eut lieu dans l’ordre usité dans les campagnes, les amis suivant le corps dans des voitures ou à cheval, suivant les circonstances. Jacques Wallingford prit place à côté de moi, comme je l’en avais prié, et les autres personnes nous suivirent par rang d’âge ou de parenté. Je ne vis pas Rupert ; mais il est vrai que je ne vis guère que le corbillard qui portait le corps de ma sœur. Quand nous arrivâmes à l’entrée de l’église, les nègres de la famille se disputèrent l’honneur de porter le corps dans l’intérieur. M. Hardinge vint au-devant de nous, et alors commencèrent ces belles et touchantes prières qui manquent rarement leur effet, même sur les cœurs les plus endurcis. Le bon ministre avait le mérite immense de lire tous les offices de l’église comme il les sentait ; et, dans cette occasion, tous les sentiments de son âme semblaient se refléter dans sa voix. Je m’étonnai qu’il pût aller jusqu’au bout ; mais M. Hardinge était avant tout un serviteur des autels ; et quand il était dans la maison de son maître, il ne savait que se soumettre à sa volonté. Dans de pareilles circonstances, il semblait s’élever au-dessus des sentiments humains, et oublier la terre dans la ferveur de son zèle. Le courage de mon tuteur anima le mien ; je ne versai pas une larme pendant la cérémonie, et je me sentis soutenu par les pensées et les saintes espérances qu’elle était si propre à inspirer. Je crois que Lucie, qui était cachée dans un coin de l’église, ressentit la même influence ; car je distinguai sa douce voix au milieu de celles qui répondaient au ministre. Je ne saurais trop le répéter. Que ceux qui veulent substituer leurs inspirations mal digérées aux paroles sublimes de la liturgie se rangent autour d’un tombeau, et qu’ils écoutent ces déclamations adressées sous la forme d’entretiens au Tout-Puissant, ou bien les formules sacrées et vénérables qui nous sont prescrites ; et, la main sur la conscience, qu’ils disent ensuite de quelle manière ils voudraient voir célébrer de préférence les obsèques de ce qu’ils ont de plus cher au monde.

Ce fut un moment terrible quand la première pelletée de terre tomba sur le cercueil. Dieu me donna la force de supporter cette angoisse ! je ne poussai pas un gémissement. Quand M. Hardinge offrit les remerciements d’usage à ceux qui étaient venus m’aider à ensevelir la défunte, j’eus même le courage de saluer les assistants et de m’éloigner d’un pas assez ferme. Il est vrai que Jacques Wallingford me prit très-affectueusement le bras pour me soutenir ; mais il ne me semblait pas que j’eusse besoin de support. J’entendis les sanglots des nègres, pendant qu’ils se pressaient autour de la fosse, qu’ils voulaient remplir eux-mêmes, comme si miss Grace ne pouvait reposer doucement qu’autant qu’ils se seraient acquittés eux-mêmes de ce soin ; et je sus qu’aucun d’eux ne s’était retiré avant que la place eût repris l’aspect frais et verdoyant qu’elle avait avant que la bêche y eût été enfoncée. Les mêmes roses, qui avaient été déplantées avec précaution, furent remises là où elles avaient fleuri ; et un étranger eût eu de la peine à découvrir l’endroit ou une nouvelle fosse avait été creusée auprès de celles du capitaine Miles Wallingford et de sa respectable veuve. Mais les habitants des environs ne s’y trompèrent pas, et pendant quinze grands jours bien des pèlerinages y furent entrepris, les jeunes filles des fermes voisines en particulier venant visiter la tombe de Grace Wallingford, le « lis de Clawbonny, » ainsi qu’on la surnommait quelquefois.



  1. Dans la partie occidentale de l’État de New-York, il y a plusieurs petits lacs qui coulent presque parallèlement l’un à l’autre, dans une longueur qui varie de 15 à 40 milles. Un de ces lacs (le Cayuga) traverse la grande route qui conduit à Buffalo, et un pont d’un mille de longueurs a été construit. De là vient le dicton « à l’Ouest du Pont, » pour indiquer les provinces limitrophes.