Lucie Hardinge/Chapitre 21

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 23p. 234-245).



CHAPITRE XXI.


La puissance de Dieu est partout ; elle embrasse l’espace et le temps, elle impose silence aux éléments et domine en tous lieux. Humilie donc ton cœur, fléchis le genou, et, sur l’océan comme sur la terre, adore l’Éternel.
Duo.



Je n’ai jamais su exactement sur quel point des côtes d’Irlande nous avions jeté l’ancre. Ce devait être quelque part entre Strangford et la baie de Dundrum ; mais le nom du promontoire qui nous procurait une sorte d’abri ne m’est pas connu. Nous avions du moins la consolation de penser que nous étions dans une partie du royaume qui était civilisée, ce qui, en cas de naufrage, nous assurait un bon accueil.

Nous étions dans notre mouillage depuis une heure, quand le vent tourna plus à l’est Il était impossible de songer à reprendre de l’aire, par une pareille bourrasque et avec un si faible équipage. Avec la mer la plus calme et le temps le plus favorable, il nous eût fallu plus d’une demi-journée pour lever les deux ancres. Il fallait donc concentrer nos efforts sur les moyens de résister de notre mieux à l’ouragan.

Plusieurs heures se passèrent sans qu’il arrivât rien de remarquable, si ce n’est que le vent augmentait sensiblement de violence. Cependant, vers le coucher du soleil, il arriva un petit incident qui me donna beaucoup de souci, quoique, depuis le commencement de la tempête, j’eusse de sinistres pressentiments. Deux voiles étaient en vue tout près de nous, du côté du vent, serrant la côte. En tête était un cutter, courant presque vent arrière, sous une voile de fortune avec tous les ris pris, voile si basse qu’à quelque distance on pouvait facilement la confondre avec l’écume de la mer. Il doubla le promontoire, et il s’éloignait de la côte, sans doute afin d’avoir de l’espace pour courir sans danger, quand tout à coup il se dirigea de notre côté. Comme s’il était curieux de savoir ce qui pouvait avoir conduit dans un pareil mouillage un navire aussi grand que l’Aurore, il passa en terre de nous, sur notre avant, à la distance d’environ quarante brasses, nous examina attentivement, mais n’essaya pas de nous parler.

La frégate suivit le cutter, et passa également à côté de nous, plus près encore, mais du côté du large. Elle fuyait vent arrière sous la misaine et le grand hunier avec tous les ris pris. Je crus un moment que la violence de la tempête la jetterait sur nous, mais elle obéit à temps au gouvernail pour parer le danger. Tous les officiers nous regardaient du passavant, du gaillard d’arrière, ou des agrès. Ils étaient obligés, pour se maintenir debout, de chercher un point d’appui, et l’étonnement était peint sur toutes les figures. Les uns regardaient nos mâts, comme pour voir dans quel état ils étaient ; les autres tournaient la tête du côté du promontoire, qu’ils venaient de doubler ; tous secouaient la tête en se communiquant leurs remarques. — « Que faites-vous là ? » me cria à travers son porte-voix celui que je prenais pour le capitaine ; mais avant que j’eusse pu lui répondre, la frégate était déjà entraînée hors de la portée de la voix. Quelques têtes se montrèrent pendant quelque temps sur la lisse de couronnement ; il me sembla qu’on nous regardait avec cet intérêt mêlé de surprise qu’éprouvent des vétérans pour des conscrits qui vont pour la première fois au feu. Marbre trouvait que ces gens-là étaient bien curieux ; mais moi j’en éprouvais une vive inquiétude. Il était évident qu’ils agissaient en hommes qui connaissaient la côte, et qu’ils ne pouvaient concevoir que nous fussions venus jeter l’ancre dans un pareil endroit.

Je dormis peu cette nuit-là. Marbre me tint compagnie presque tout le temps : mais Neb et Diogène étaient aussi tranquilles que s’ils eussent dormi sur l’édredon le plus moelleux. Les deux bons nègres s’étaient attachés à notre fortune avec cette confiance implicite que l’habitude et l’éducation avaient enracinée dans leurs cœurs.

Le vent, qui s’était un peu calmé pendant la nuit, redoubla de fureur à la pointe du jour. Le mouvement du tangage était horrible. Souvent la figure de l’Aurore était complètement submergée ; l’eau entrait à grands flots sur le gaillard d’avant, puis, l’instant d’après, c’était l’arrière qui était inondé, et nous étions obligés de nous réfugier sur les montants du guindeau. Je ne m’étonne plus de la manière dont le cutter et la frégate avaient examiné notre position. Il était évident que les pêcheurs ne savaient nullement ce que c’était qu’un mouillage pour un bâtiment, et que, pour peu que nos ancres eussent pu atteindre le fond, nous n’aurions guère été plus mal au milieu du canal de Saint-George.

Vers neuf heures, j’eus avec Marbre une conférence près de la même écoute de hunier à laquelle nous nous tenions cramponnés ; et pourtant nous étions obligés de forcer la voix pour nous entendre, tant étaient aigus les sifflements du vent à travers les cordages ; on eût dit les accords d’une immense harpe éolienne, tandis que le mugissement de l’océan formait la basse de cet effrayant concert.

— Vous le voyez, Miles, me cria Marbre le premier ; l’Aurore gigote comme une baleine qui a un harpon dans le ventre. — Je crains à chaque instant que l’étrave ne nous plante là.

— Rassurez-vous à cet égard, Miles ; ce qui m’inquiète, moi, c’est le câble de notre ancre de tribord ; il est beaucoup plus tendu que l’autre, et je redoute quelque catastrophe.

— Oui, c’est généraliser sur sa force avec beaucoup de sens ; si nous mettions la barre à bâbord pour essayer de déborder un peu ?

— J’y songeais ; et grâce au flot, nous pourrons…

Je n’en pus dire davantage ; trois lames énormes vinrent fondre sur nous, et la première enleva les bossoirs de l’Aurore à une telle hauteur, que notre sang se glaça dans nos veines. L’instant d’après, ils s’enfoncèrent avec la même violence jusqu’à une profondeur infinie, et il me sembla que quelque chose craquait près de moi ; mais les torrents d’eau qui se précipitaient sur le gaillard d’avant m’empêchaient de rien voir ; les bossoirs se relevèrent de nouveau, s’abaissèrent encore ; puis le bâtiment sembla plus libre dans ses mouvements.

— Nous allons en dérive, Miles ! s’écria Marbre en se penchant à mon oreille pour être entendu ; les deux câbles se sont cassés comme du fil, et nous courons à la côte, la tête la première !

C’était l’exacte vérité ; les câbles s’étaient rompus, et l’Aurore se cabrait pour fuir la tempête, comme le cheval qui s’est débarrassé de sa bride avant de commencer sa course frénétique. Je cherchai où étaient les nègres, mais Neb était déjà au gouvernail ; ce brave garçon, qui avait l’instinct du marin au plus haut degré, avait compris l’accident qui était arrivé tout aussi vite que nous, et il s’était précipité à l’endroit du navire où ses services pouvaient être le plus utiles. D’un geste je lui fis comprendre qu’il fallait mettre la barre tout au vent, et d’un geste il me répondit que c’était déjà fait ; nous ne pouvions qu’en attendre le résultat dans une angoisse facile à comprendre.

L’Aurore présenta bientôt son travers à la tempête, qui la jeta sur le côté, au point de plonger dans l’eau les bras de ses basses-vergues ; alors elle surmonta ces masses d’écume qui bouillonnaient autour d’elle, et commença à aller lourdement de l’avant. Avant qu’elle fût le moins du monde sensible au gouvernail, trois lames successives balayèrent le pont, emportant tout ce qui n’était pas fortement amarré.

Après que cette œuvre de destruction fut terminée, l’Aurore commença à abattre, et son mouvement à travers l’Océan se fit manifestement sentir ; d’abord, elle s’élança vers la terre, courant pendant un demi-mille obliquement dans cette direction, avant de se trouver positivement vent arrière, ce qui devait lui faire suivre une ligne presque parallèle à la côte. Je pus enfin me porter avec Marbre à l’arrière sans trop de peine, et je mis la barre un peu à tribord pour m’éloigner autant que possible de la terre. Le vent était si favorable pour sortir du canal, que nous n’aurions pas couru de danger immédiat, si nous avions été à quelque distance de la terre ; mais notre bâtiment fuyait à peine depuis quelques heures devant la tempête, que nous vîmes la terre devant nous, la direction de la côte, dans cette partie de l’île, ayant un gisement à peu près nord et sud. Marbre croyait prudent de déployer le grand hunier pour déborder de la terre, la côte, dans les environs de Dublin, restant sous notre bossoir sous le vent. Nous avions pris la précaution de prendre tous les ris avant de le serrer, et je montai moi-même en haut pour affaler les cargues. Si, sur le pont, je m’étais déjà formé une opinion très-respectable de la force de la bourrasque, ce fut bien autre chose quand je fus sur la vergue du grand hunier ; ce n’était pas chose facile de s’y maintenir, et, pour travailler en même temps, il fallait autant de force que de présence d’esprit. Je réussis néanmoins à larguer la voile, et je descendis aussitôt pour aider Marbre et Diogène à la border à toucher. Si nous n’eûmes pas un succès complet, quoique nous eussions employé un petit palan, nous parvînmes du moins à l’établir passablement.

L’Aurore sentit immédiatement l’effet même de ce chiffon de toile ; elle s’élança de l’avant avec une vitesse prodigieuse, à raison, j’en suis sûr, d’au moins onze ou douze nœuds par heure. La dérive ne pouvait manquer d’être considérable, et il me semblait toujours que le courant nous entraînait sur la terre ; mais néanmoins nous en restions toujours à peu près à la même distance, la rangeant en soulevant des flots d’écume, comme nous avions vu la frégate faire la veille. Au train dont nous allions, nous devions nous trouver avant douze heures entre Holy-Head et l’Irlande, et alors nous aurions plus d’espace, la côte courant de nouveau à l’ouest.

Cependant Marbre et moi nous nous relayions à la roue, remplissant tour à tour les fonctions de timonier, de matelot et de master. Le jour se passa ainsi, et la nuit suivante ; enfin le lendemain matin nous entrions dans l’Océan. Un moment avant le retour du jour, nous passâmes, avec la rapidité d’une flèche, devant un grand navire qui était à la cape, sous une seule voile d’étai, et que je reconnus pour la frégate qui nous avait examinés avec tant d’attention à notre mouillage. Le cutter était tout près, et aux affreux mouvements de tangage qui secouaient ces deux navires, malgré leurs nombreux équipages, je pouvais avoir une idée de ce qui nous attendait si nous étions obligés de lofer. Je suppose qu’ils l’avaient fait pour se tenir le plus longtemps possible dans le parage assigné à leur croisière, près de l’entrée du canal de Saint-George.

Une scène de désolation nous attendait à la pointe du jour : l’Océan ressemblait à un chaos d’eaux ; les vagues, qui n’étaient pas blanches d’écume, paraissaient verdâtres et courroucées. Les nuages cachaient le soleil, et la tempête semblait redoubler de fureur. À dix heures, nous passâmes devant un bâtiment américain sur lequel il ne restait plus debout que son mât de misaine ; comme nous, il courait au large, mais nous avions un sillage deux fois plus grand. Une demi-heure plus tard nous eûmes l’affreux spectacle d’un brig anglais, qui disparut subitement à nos yeux ; il était à la cape, précisément sur notre route, et je l’examinais pour apprécier si nous devions lofer, quand, tout à coup, il plongea comme un marsouin dans l’abîme, et tout fut englouti. Je ne sus jamais la cause de ce désastre ; mais, cinq minutes après, nous passions sur la place même où nous l’avions vu, et je ne pus découvrir même un anspect à la surface, quoique je regardasse de tous côtés, avec l’anxiété la plus vive, dans l’espoir de sauver au moins quelque malheureux.

À midi précis, notre petit hunier tomba des garcettes ; les attaches partirent l’une après l’autre, et toute la voile flotta à la dérive ; cette immense pièce de toile, balancée par le vent, donna de telles secousses au mât de misaine, qu’elle faillit le renverser ; cela dura trois minutes environ, et alors, avec un bruit semblable à celui d’un coup de canon, la voile se déchira en mille pièces. Dix minutes plus tard, notre grand hunier partait ; ce fut en quelque sorte le corps de la voile qui nous quitta, car la ralingue, les écoutes, les empointures et les garcettes restèrent en place, la toile s’étant déchirée d’un seul coup aux quatre extrémités de la voile. Les expressions me manquent pour décrire la scène qui suivit ; cette toile fut emportée en avant, et s’accrocha à la hune de misaine, où elle resta déployée, retenue par la hune, les trélingages, les agrès et autres obstacles ; c’était la plume qui fait plier le dos du chameau. Toutes les chevilles du mât de misaine se détachèrent ou furent brisées successivement, avec une détonation terrible, et alors tout ce qui en dépendait, depuis le pont jusqu’en haut, tomba sur l’avant ; le grand mât de hune fut entraîné par cette secousse terrible, et le mât de perruche éprouva le même sort. L’encombrement de tant d’agrès sur l’avant du navire, pendant que les mâts de l’arrière étaient encore debout, fit retourner l’Aurore de poupe à proue, malgré la manière dont Marbre maniait la roue, et elle fit chapelle ; en même temps, une lame énorme se dressait contre elle, balayait le pont, et enlevait jusqu’à la chaloupe et à la cambuse. Neb, en ce moment, était dans la chaloupe à chercher quelque cordage, et la dernière fois que j’aperçus le pauvre diable, il était debout au moment où l’embarcation était lancée par une vague au-dessus du bord et entraînée dans l’abîme. Diogène était alors à la cuisine à préparer les modestes aliments qu’il allait nous servir ; sans doute il s’était cramponné à la cambuse, comme à l’objet le plus solide qui fût près de lui, et il fut emporté avec elle à la mer, et ne reparut jamais. Marbre était au gouvernail, et il put se maintenir en place, quoiqu’il eût de l’eau jusqu’aux épaules. Quant à moi, je ne dus mon salut qu’à cette circonstance, que jeté dans les agrès du grand mât, je m’y trouvai retenu.

le ne pus m’empêcher d’admirer le calme et le sang-froid de Marbre, même dans ce moment terrible. D’abord, il mit la barre dessous et amarra la roue ; c’était le parti le plus sage dans notre position ; il le fit par cet instinct nautique qui permet au marin d’agir, dans les crises extrêmes, presque sans réflexion, comme celui qui ferme les paupières pour éviter ce qui pourrait blesser ses yeux. Ensuite il jeta un coup d’œil sur le pont pour voir l’état des choses, et il courut à l’avant avec le bout d’un cordage, pour le jeter à Diogène, s’il reparaissait sur l’eau près du bâtiment. Au moment où il acquérait la triste certitude qu’il n’y avait rien à faire sous ce rapport, il m’aperçut au milieu de cette scène de désolation et de ruines qui nous entourait, et il me saisit la main avec une expression qui en disait plus que toutes les paroles ; son regard me peignait la joie qu’il éprouvait de voir que j’avais été épargné, et sa détermination de s’attacher à mon sort jusqu’à son dernier soupir. C’était un de ces regards qu’on aime à recevoir d’un camarade dans la chaleur d’un combat, quoiqu’il ne promette rien moins que la victoire.

La situation du navire aurait été moins désespérée, à beaucoup d’égards, que précédemment, si nous avions eu des bras pour agir. Tous les mâts de l’avant étaient tombés sur le bossoir sous le vent, et un équipage nombreux n’eût pas eu beaucoup de peine à les jeter à la mer ; mais, dans notre position, nous ne pouvions que laisser les choses suivre leur cours. Il est vrai que nous pouvions faire usage de la hache, et nous ne restâmes pas oisifs, mais l’extrémité inférieure du mât de misaine était couchée sur le gaillard d’avant, où elle brisait tout, par suite du roulis incessant qui la ballottait. Tous les plats-bords de cette partie du navire couraient risque d’être enlevés bientôt, et je tremblais que le bossoir ne fût arraché violemment, et n’ouvrît un passage à l’eau furieuse. La chaloupe, la cuisine, les barils d’eau, les dromes, en étant entraînés par-dessus bord, avaient fait sauter les chevilles des allonges ; toute la membrure s’était fendue, et l’eau entrait sans obstacles toutes les fois que le pont commençait à toucher l’eau. Dès le premier moment, j’avais dit adieu à mes sucres et à mes cafés, trop heureux si je parvenais à sauver le bâtiment.

Marbre et moi nous n’étions pas d’un caractère à nous laisser aller aisément au désespoir ; mon lieutenant se serait trouvé seul sur une planche au milieu de l’Océan, que je crois, Dieu me pardonne, qu’il se serait mis à établir un mât de fortune avec un éclat du bois de son embarcation, et en étendant sa chemise en guise de voile. Je n’ai jamais vu personne qui fût plus complètement et plus intrinsèquement marin ; quand une ressource lui manquait, il trouvait à l’instant quelque autre expédient pour y suppléer. Cependant nous ne savions trop si nous devions faire un effort pour nous débarrasser du mât de misaine ; à l’exception du dommage qu’il causait sur le gaillard d’avant, il nous était utile, en maintenant l’avant du navire au vent et en rendant notre position sur le pont meilleure ; mais sans cesse mis en mouvement, comme par un énorme levier, il finit par menacer le pied du grand étai. Nous résolûmes donc de couper du moins le plus d’agrès que nous pourrions, afin de diminuer le mal, s’il était possible.

Notre besogne n’était nullement facile ; ce n’était pas une petite affaire de se tenir debout, même sur le pont de l’Aurore, par un temps semblable, et il restait peu d’objets auxquels on pût se cramponner ; mais nous n’en travaillâmes pas moins avec ardeur et avec assez de succès, pour qu’au bout d’une demi-heure nous fussions débarrassés de la plupart des agrès. L’aspect du temps était plus encourageant, la tempête semblait toucher à sa fin, et nous commencions à redouter moins d’être emportés par les lames que nous embarquions. Il me sembla que le bâtiment était allégé. Nous prîmes quelque nourriture, et nous cherchâmes à nous ranimer un peu par un verre ou deux de vin d’Espagne. La tempérance peut être très-utile, mais un verre de bon vin, pris à propos, ne l’est pas moins. Nous nous remîmes aussitôt à l’ouvrage avec une nouvelle énergie : les débris qui gênaient l’arrière pouvaient être facilement détachés ; je montai avec une hache, et, prenant bien mon temps, je coupai quelques haubans et quelques étais au moment où le bâtiment tanguait pesamment du côté sous le vent, et la masse tout entière alla s’abîmer dans la mer, sans que le navire en souffrît ; c’était un souci de moins, car notre vie était menacée par toute cette masse mobile qui se balançait en l’air. Il s’agissait alors d’attaquer les débris qui encombraient l’avant ; pour avoir une chance de les jeter à la mer, il fallait d’abord couper deux ou trois gros cordages qui les retenaient. Les haubans sous le vent nous donnèrent surtout beaucoup de peine ; il était impossible d’y atteindre en dedans du bord, les porte-haubans de misaine étant presque toujours submergés, et tous les plats-bords de ce côté ayant été emportés ; il n’y avait aucun moyen de rester là assez longtemps pour couper toutes les rides. Marbre, qui jamais ne calculait le danger, quand il y avait à grimper quelque part, voyant qu’il y avait moyen de marcher sur la hune, sans me dire un seul mot, saisit une hache, et courut littéralement sur le mât, où il se mit à couper le capelage. Il en fut bientôt venu à bout, mais le mât ne fut pas plus tôt dégagé que, entraîné par une lame qui faillit noyer Marbre, l’extrémité de ce mât glissa du gaillard d’avant dans la mer, entraînant tous les débris, mais, avec eux, mon pauvre lieutenant. Cependant, en coupant les cordages, le bras sous le vent du petit hunier avait été oublié, je ne sais comment, de sorte qu’il était encore attaché au bâtiment. Éprouvant cette résistance, la masse flottante évita lentement autour de cette amarre, qui la retenait à peu de distance du bâtiment.

C’était une nouvelle et sérieuse péripétie. Je savais que tout ce qu’un homme peut faire, Marbre le ferait dans sa position terrible ; mais comment nager contre une pareille mer, quelque peu considérable que fût la distance entre le navire et les débris ? La partie de ces débris la plus rapprochée de l’Aurore était le bout de la vergue de hunier à laquelle tenait le bras, l’autre bout du bras se trouvant encore à la tête du grand mât, et il était soulevé hors de l’eau par la force de la traction, parfois à plusieurs brasses de hauteur, ce qui rendait extrêmement difficile pour Marbre d’atteindre la corde à l’aide de laquelle je voyais maintenant, qu’en dépit de tous les obstacles, il espérait regagner le bâtiment. Comme le sifflement du vent et le mugissement de la mer avaient sensiblement diminué depuis quelques heures, il était possible de se faire entendre de quelqu’un placé directement sous le vent, je dis donc à Marbre ce que je comptais faire.

— Tenez-vous prêt à saisir le bras, dès que je le mollirai du bord ! m’écriai-je ; alors vous serez sauvé !

Marbre me fit signe de la main qu’il me comprenait. Quand nous fûmes prêts l’un et l’autre, je mollis vivement la corde, et Marbre fit si bien, en s’escrimant des pieds et des mains, qu’il était parvenu à saisir le bras, quand la corde fut retirée tout à coup hors de l’eau par le mouvement des débris, qui, en s’éloignant, la raidirent de nouveau. Je tremblai en voyant le marin intrépide, tout ruisselant d’eau, ainsi suspendu en l’air, pendant que les vagues courroucées s’élançaient vers lui comme autant de lions cherchant à saisir leur proie. Marbre étendait la main pour prendre le bout de la vergue, quand la poulie étant venue à manquer, la vergue ne fut plus maintenue en l’air et tomba dans l’eau. Dans ce moment, le creux de la lame me cacha tous les objets, et j’étais dans la plus pénible anxiété quand j’aperçus Marbre, qui s’attachait à la hune comme à la portion des débris qui surnageait le mieux ; il était parvenu à regagner cette espèce de radeau, et il s’était mis sur-le-champ à s’y installer de son mieux. En s’élevant sur le sommet d’une vague, le pauvre diable agita la main en me regardant ; c’était le dernier adieu du marin !

Ce fut ainsi qu’il plut à la divine Providence de me séparer des quatre compagnons qui avaient suivi si longtemps ma fortune ! Avec quel triste sentiment d’amertume je regardai les débris qui s’éloignaient lentement du bâtiment ! Je ne pensais plus à sauver l’Aurore, et je puis dire avec vérité que le soin de mon existence ne m’occupa pas un seul instant. Je restai pendant une heure entière immobile, appuyé contre le pied du mât d’artimon, les bras croisés, insensible au roulis et au tangage du bâtiment. Toutes mes facultés, toutes mes pensées étaient concentrées sur Marbre. Chaque fois que la hune apparaissait, je croyais la voir vide. Mais Marbre s’était amarré trop solidement pour pouvoir être emporté, quoique la moitié du temps il fût sous l’eau. Il était impossible de rien faire pour le sauver. Aucune embarcation ne me restait. Qu’allait-il devenir sans eau et sans vivres d’aucune espèce ! Je jetai à la mer deux barils d’eau et une caisse de biscuit, dans un vague espoir qu’ils pourraient être entraînés de son côté, et que ce serait un moyen de prolonger sa vie. Je les vis ballottés quelque temps sur la surface, puis ils disparurent du côté sous le vent. Quand Marbre ne fut plus visible du pont, je montai à la grande hune, et je tins constamment les yeux fixés sur la masse de mâts et d’agrès, tant que je pus en apercevoir un seul fragment. Alors je la relevai avec le compas, afin de bien connaître la direction qu’elle prenait ; et, une heure avant le coucher du soleil, dès que le vent le permit, je hissai un pavillon pour montrer à mon pauvre lieutenant que je ne l’oubliais pas.

— Il sait que je ne l’abandonnerai pas, tant qu’il y aura un rayon d’espoir, tant que je conserverai un souffle de vie ! — Et cette pensée me soulagea dans ce cruel moment.

Cruel moment en effet ! C’est à peine si le temps a affaibli la vivacité des sensations que j’éprouvai alors, à mesure que ma mémoire me retrace les incidents terribles de cette journée. Depuis mon départ de Clawbonny, l’image de Lucie avait été sans cesse présente à mon esprit. Le jour et la nuit, dans mes travaux comme dans mes rêves, je la voyais toujours ; et même l’intérêt du combat naval auquel j’avais assisté n’avait pu empêcher mes pensées de se tourner vers leur étoile polaire, vers leur aimant irrésistible. Mais dans ce moment Lucie fut complètement oubliée ; Marbre absorbait toutes mes idées. Neb aussi, ce serviteur si dévoué, d’un courage si intrépide, d’un attachement si éprouvé, avait pris fortement possession de mon cœur ; et sa perte m’avait causé une peine sensible. Cependant le souvenir de Lucie n’avait pas été effacé, même par la catastrophe de mon pauvre nègre ; mais son image disparut de mes yeux, pendant les premières heures où je fus ainsi séparé de mon vieil ami.

Au moment du coucher du soleil, le vent et la mer s’étaient assez calmés pour qu’il n’y eût plus de danger pour le moment. L’Aurore se maintint facilement à la cape, et je n’eus pas de grands efforts à faire. S’il avait fait clair, j’aurais mis alors la barre au vent, et je me serais dirigé du côté sous le vent, dans l’espoir de rejoindre Marbre ; mais craignant, dans l’obscurité, de passer auprès de lui sans l’apercevoir, je différai jusqu’au lendemain matin. Tout ce que je pouvais faire, c’était de bien observer le vent, afin de tenter ce moyen avant qu’il changeât.

Quelle nuit je passait ! Je sondai les pompes, et je trouvai six pieds d’eau dans la cale. C’eût été une folie à un seul homme de vouloir entreprendre de vider un bâtiment comme l’Aurore, et je n’y pensai même pas. Les hauts du navire avaient tellement souffert, que j’avais la conviction qu’il coulerait bas si je ne rencontrais pas quelque autre bâtiment. Je ne puis dire que je fusse inquiet de mon sort, ni que je pensasse que la perte de l’Aurore entraînait celle de ma fortune. Je ne songeais uniquement qu’à mes compagnons ; si j’avais pu les retrouver, j’aurais été heureux, du moins pour le moment.

Vaincu par la fatigue, je dormis deux ou trois heures. Quand je m’éveillai, le soleil avait déjà paru sur l’horizon. Je sautai debout, et je jetai en toute hâte un regard autour de moi. Le vent était toujours nord-est, mais ce n’était plus qu’une brise ordinaire ; les ondulations de la mer avaient repris leur régularité ; et un plus beau jour ne s’était jamais levé sur l’Atlantique. Je plongeai avidement les yeux du côté sous le vent, mais je ne vis rien. Du haut de la grande hune, je ne fus pas plus heureux. C’était pourtant bien sous le vent que les débris devaient être, à la manière dont l’Aurore se trouvait au vent. Mais elle avait dû gagner considérablement de l’avant depuis les douze dernières heures, et il était presque aussi certain qu’elle était à une grande distance au sud de la masse flottante, le cap étant resté dans cette direction depuis le moment où elle avait été jetée sur le côté. Mon premier soin devait donc être de la placer vent arrière, après quoi je pourrais m’efforcer de gouverner au nord, pour courir la chance de rencontrer les débris. Si je retrouvais Marbre, nous aurions du moins la triste consolation de périr ensemble !