Lucie Hardinge/Chapitre 13

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 23p. 149-161).



CHAPITRE XIII.


Qui est-ce qui vient m’importuner ici ? Buckingham ! C’est le roi qui l’envoie, j’en suis sûr. Il faut dissimuler.
Le roi Henri VI.



D’abord la frégate prit un ris à ses huniers, établit les perroquets, et tint le plus près. Mais voyant que nous ne nous mettions pas en devoir d’amener nos bonnettes, elle largua les ris, brassa les vergues carrées, mit ses bonnettes de hune et laissa porter de manière à nous couper le chemin. Arrivée à peu de distance, elle ralentit sa marche, et diminua de voiles comme pour nous attendre. L’Aurore n’en continua pas moins sa route, sans carguer une seule voile. John Bull montra son pavillon, nous en fîmes autant, mais toujours sans nous arrêter. Surpris de notre obstination, il tira un canon de chasse, en ayant soin de ne pas nous atteindre. Je jugeai qu’il était temps de faire une démonstration plus amicale. Je réduisis la voilure aux trois huniers avec les ris pris, et je mis en panne attendant la visite de John Bull.

Dès que la frégate nous vit immobile, elle mit en panne à son tour. Au même instant un canot fut mis à la mer, un jeune aspirant se laissa glisser le long des flancs du navire et y prit place, ainsi qu’un lieutenant, et la petite coquille de noix, s’élevant sur le sommet d’une vague, vint se ranger sous notre arrière. Debout sur le pont, j’examinais les nouveaux venus, pendant qu’ils luttaient contre la lame afin d’accrocher avec la gaffe la chaîne du grand hauban. Les matelots, comme ceux de presque tous les vaisseaux de guerre, avaient l’air actifs, robustes et soumis. L’aspirant était un jeune garçon très bien habillé, évidemment fils de bonne famille, mais le lieutenant était un de ces vieux loups de mer battus par le temps, qu’on ne voit à bord de canots que dans des occasions graves. C’était un homme de quarante ans, marqué de la petite vérole, aux traits durs et à la mine renfrognée. J’appris ensuite que c’était le fils d’un employé subalterne dans les chantiers de Portsmouth, et qu’il était parvenu jusqu’au grade de lieutenant, surtout grâce à l’activité qu’il déployait dans le service de la presse. Il s’appelait Sennit.

Marbre alla le recevoir au bord de l’échelle avec les civilités d’usage. Je m’amusai à observer l’entrevue de ces deux hommes, qui avaient beaucoup d’analogie entre eux. Tout pratiques, tout positifs, tout pleins du sentiment de leur importance comme marins, ils détestaient chacun le pays de l’autre le plus cordialement du monde. Mais Sennit savait distinguer un second d’un patron de navire ; et sans rendre à Marbre son salut, impertinence que Marbre ne lui pardonna pas de longtemps, il vint droit à moi, assez mécontent, à ce qu’il me parut, qu’un patron ne fût pas venu recevoir lui-même un lieutenant de la marine militaire.

— Votre serviteur, Monsieur, commença M. Sennit en daignant répondre à mon salut, votre serviteur. Il paraît que si nous avons le plaisir de vous voir, nous le devons à ce que le temps s’est éclairci.

Ce début n’était pas très-amical, et je n’hésitai pas à répondre sur le même ton :

— Rien n’est plus probable, Monsieur. Il me semble que vous n’avez pas eu beaucoup d’avantage sur nous tant qu’il a fait du brouillard.

— Oui, vous jouez admirablement à cache-cache, et il n’est pas facile de vous atteindre dans l’obscurité. Mais la frégate de Sa Majesté le Rapide ne se laissera pas jouer par un yankee.

— C’est ce qu’il paraît, Monsieur, puisque vous êtes ici.

— Quand on prend ainsi la fuite, on a ordinairement de bonnes raisons pour cela. Ce sont ces raisons que mon devoir est de rechercher. Ainsi, Monsieur, pour commencer, quel est, je vous prie, le nom de votre bâtiment ?

L’Aurore, de New-York.

— Ah ! yankee pur sang ! J’avais reconnu à vos farces que vous étiez de la Nouvelle-Angleterre.

— New-York n’est pas dans la Nouvelle-Angleterre ; et nous n’appelons pas un bâtiment de New-York un yankee, jeta Marbre dans la conversation.

— Bon ! bon ! si l’on en croyait tous vos seconds, de l’autre côté de l’eau, on s’imaginerait bientôt que le roi George ne tient sa couronne qu’en vertu d’une commission du président Washington.

— Le président Washington est mort, Dieu veuille avoir son âme ! repartit Marbre ; et si l’on croyait la moitié de ce que vous dites, vous autres Anglais, on s’imaginerait bientôt que le président Jefferson n’est qu’un des valets du roi George.

Je fis signe à Marbre de se taire, et annonçai au lieutenant que j’étais prêt à répondre à toutes les questions qu’il pourrait désirer de m’adresser. Mais Sennit ne reprit la parole qu’après avoir lancé à Marbre un regard significatif qui semblait dire : prends garde ! j’ai pressé un second dans mon temps.

— Nous disons donc, Monsieur, l’Aurore, de New-York, continua-t-il en écrivant le nom sur son portefeuille. Comment vous appelez-vous vous-même ?

— Miles Wallingford, capitaine.

— Miles Wallingford, capitaine, à merveille. D’où venez-vous, où allez-vous, et quel est votre chargement ?

— Nous venons de New-York, nous allons à Hambourg, et notre cargaison se compose de sucres, de cafés et de cochenille.

— C’est une cargaison de prix, Monsieur, dit M. Sennit un peu sèchement. Je suis fâché pour vous que votre destination ne soit pas pour un autre pays ; car cette dernière guerre a conduit les Français dans cette partie de l’Allemagne, et Hambourg est soupçonné d’être un peu trop sous l’influence de Bonaparte.

— Et quand nous serions chargés pour Bordeaux, Monsieur, quel pouvoir avez-vous d’arrêter un bâtiment neutre, à cette distance en mer ?

— Prenez garde ! si vous parlez de pouvoir, vous êtes perdus, car nous avons le pouvoir de vous manger, si la fantaisie nous en prenait. C’est sans doute le droit que vous voulez dire.

— Je ne chicanerai pas sur les mots, Monsieur.

— Eh bien ! pour vous prouver que je suis animé de dispositions tout aussi amicales que vous-même, je n’en dirai pas plus long sur ce sujet. Avec votre permission, je vais à présent examiner vos papiers ; et pour vous prouver que je me sens au milieu d’amis, je vais commencer par renvoyer mon canot au Rapide.

La manière de cet homme me révoltait. Il avait dans toute sa personne cet air de prétention vulgaire qu’il affectait dans son langage ; et il y joignait une sorte de ton ironique de bas aloi qui me le faisait paraître aussi repoussant qu’il me semblait dangereux. Mais je ne pouvais refuser de lui montrer mes papiers ; je descendis donc pour les chercher, pendant que Sennit donnait quelques instructions secrètes à son aspirant, et le renvoyait à la frégate.

Puisque je suis sur ce sujet, le lecteur m’excusera de dire un mot en passant sur la question générale du droit de visite. Quant au prétexte mis en avant par quelques-uns de ceux qui veulent qu’on puisse exercer la presse à bord des bâtiments neutres, en s’appuyant sur ce que, les nations belligérantes ayant le droit incontestable de rechercher quelle est la nature du bâtiment et de sa cargaison, ce droit implique celui de mettre la main sur tous les sujets de leur souverain qui peuvent s’y trouver, il ne mérite pas une réfutation sérieuse. L’exercice d’un droit ne peut jamais autoriser l’abus qu’on en peut faire ; mais, d’un autre côté, la possibilité de l’abus ne peut nous autoriser à refuser l’exercice d’un droit, et ce sont ces principes salutaires que je ne voudrais pas voir méconnaître, parce qu’ils me semblent indispensables au bien-être de toutes les nations civilisées. C’est donc à tort, suivant moi, qu’aux États-Unis nous avons posé récemment la doctrine que des vaisseaux de guerre étrangers ne devaient pas aborder des bâtiments américains sur la côte d’Afrique, en temps de paix, pour constater leur identité.

Je parlerai avec une entière franchise. D’abord, je ne me pique en aucune manière de ce patriotisme de pacotille qui dit : qu’il ait tort ou qu’il ait raison, mon pays avant tout. On peut tenir ce langage devant les hommes ; mais devant Dieu comment le justifiera-t-on ? Ce qui est mal est toujours mal ; et il est mal suivant moi, politiquement, sinon moralement parlant, de contester à un vaisseau de guerre le privilège que l’Angleterre revendique. Je ne vois qu’un seul argument plausible qu’on puisse opposer, la crainte des abus qui peuvent s’élever dans la pratique ; mais quelle est la chose au monde dont on ne puisse abuser ? Faudra-t-il supprimer les lois, parce qu’un juge en aura fait une fois une fausse application ? Si un vaisseau de guerre a le droit d’arrêter un pirate, il faut bien qu’il ait celui de constater l’identité d’un bâtiment ; autrement le pirate n’aura, pour lui échapper, qu’à arborer le pavillon d’un autre état que le croiseur est obligé de respecter. Tout ce que celui-ci demande c’est la faculté de vérifier si le pavillon n’est pas une fraude ; et tout vaisseau qui à une commission régulière doit être en droit de le faire, dans l’intérêt de la civilisation et de la bonne police des mers.

Je n’ai pu m’empêcher de consigner ici ces observations, parce que, bien que John Bull ait rarement raison dans ses différends avec nous, il l’a évidemment dans cette circonstance ; et parce qu’il est plus honorable, pour une nation comme pour un individu, d’avoir toujours la justice de son côté que de triompher toujours. Je fus bientôt de retour avec mon portefeuille sous le bras, M. Sennit ayant exprimé le désir de procéder à son examen en plein air. Il lut tous les papiers avec une grande attention ; mais ce fut surtout le rôle de équipage qu’il éplucha minutieusement, s’arrêtant tant à chaque nom ; car il était dans son élément quand il pouvait mettre la main sur un matelot pour sa frégate.

— Voyons un peu ce Nabuchodonosor Clawbonny, monsieur Wallingford, dit-il en ricanant. Voilà un nom assez original, et je ne serais pas étonné qu’il cachât un compatriote.

— Vous n’avez qu’à tourner la tête pour le voir. C’est l’homme qui est au gouvernail.

— Un nègre ? En effet, ils prennent quelquefois des noms de guerre assez bizarres. Je ne crois pas qu’il soit né à Gosport.

— Il est né dans la maison de mon père, Monsieur, et il est mon esclave.

— Votre esclave ! voilà un mot qui résonne étrangement dans la bouche d’un enfant de la liberté. Il est heureux que le lieu de votre destination ne soit pas cette terre du despotisme, la vieille Angleterre, autrement votre esclave pourrait bien voir tomber ses fers.

Cette réponse me piqua d’autant plus que le sarcasme était assez mérité ; seulement il n’était pas à sa place dans la bouche d’un Anglais. Mais Sennit ne connaissait pas plus l’histoire de son pays que la nôtre : tout ce qu’il en savait, c’était par les journaux qu’il l’avait appris. Néanmoins je parvins à garder le silence.

— Nathan Hitchcock ! Voilà un nom yankee, s’il en fut jamais, et cela m’est suspect. Auriez-vous la bonté de me le faire voir ?

— Il est tout aussi yankee que son nom, comme vous allez en juger.

Nathan comparut, et à peine Sennit l’eut-il vu qu’il lui dit qu’il pouvait s’en aller. Il ne lui fallait qu’un coup d’œil pour distinguer si l’on était de telle ou telle nation ; et comme le Rapide avait un équipage assez complet, il était disposé à ne mettre la main que sur ses compatriotes.

— Je vous demanderai, Monsieur, de réunir tout votre monde dans le passe-avant, dit Sennit en se levant. Je ne suis qu’officier surnuméraire à bord du Rapide, et je compte que nous aurons bientôt le plaisir de voir arriver ici le premier lieutenant, l’honorable M. Powlett. On ne dira pas que notre frégate n’est pas noble, Monsieur ; car nous avons pour capitaine lord Harry Dermond, et pour aspirants tous rejetons de grandes familles.

Peu m’importait quels étaient les officiers du Rapide, mais le rouge me montait au front en songeant qu’il fallait me résigner à voir mon équipage passé en revue par un officier étranger, et cela dans l’intention formelle de me prendre tous les hommes qu’il jugerait à propos de qualifier de sujets la Grande-Bretagne. Dans mon humble jugement, la jeune et puissante république aurait beaucoup mieux fait de chercher à résister à des prétentions aussi tyranniques et aussi déraisonnables, que de vouloir contester des principes reconnus de droit public, parce que l’application pouvait entraîner quelques inconvénients. J’étais bien tenté de répondre à Sennit par un refus net ; et si je n’eusse compromis que moi, je n’aurais pas hésité ; mais sachant bien que ce seraient mes matelots qui en pâtiraient, je crus plus prudent de faire ce qui m’était demandé. Tout le monde vint donc à l’appel près du gaillard d’arrière. Tout en défendant les principes, je ne dois pas me montrer injuste à l’égard de Sennit. Il est certain qu’il découvrit les deux matelots anglais et irlandais dès la première question qu’il leur adressa. L’un et l’autre reçurent ordre de se préparer à passer à bord du Rapide, et il me dit tranquillement de leur payer ce qui pouvait leur revenir. Marbre était près de moi ; et voyant le sentiment de dégoût qui se peignait sur ma figure, il prit sur lui de répondre :

— Vous croyez donc qu’il faut régler les comptes avant que ces hommes quittent notre bord ? dit-il en lançant de mon côté un regard significatif.

— Sans doute, et c’est mon devoir d’y veiller. Veuillez donc vous en occuper sur-le-champ.

— Eh bien ! alors, c’est nous qui avons à recevoir, au lieu de payer. Vous avez pu voir sur le rôle de l’équipage que chacun d’eux a reçu cinquante dollars, ou deux mois de paie d’avance. Il reste un mois à courir ; nous prierons donc Sa Majesté de nous rendre la différence.

— Vous êtes bien impudent, mon ami. Prenez garde ! Savez-vous que ce ne serait pas la première fois que j’emmènerais le second d’un bâtiment marchand ?

— Je viens de la terre des Tombeaux, ce qui est un avantage ; attendu que je connais d’avance la route qu’il nous faudra parcourir tôt ou tard. Mon nom est Marbre, pour vous servir ; et ma tête est dure à l’avenant.

Dans ce moment le canot de la frégate amenait l’honorable M. Powlett. La présence du premier lieutenant empêcha la tempête qui allait probablement éclater. Sennit se contint, mais je suis sûr que le ressentiment qu’il conserva des sarcasmes de Moïse n’eut pas peu d’influence sur ce qui arriva plus tard.

M. Powlett ne ressemblait en rien à son compagnon. Ce pouvait être un gentleman accompli ; mais il était impossible de le prendre pour un marin. Il était incontestable qu’il devait son grade à des influences de famille, et que c’était un de ces rejetons de l’aristocratie (et je me hâte d’ajouter que ce n’est nullement la règle dans l’aristocratie anglaise) qui sont beaucoup mieux à leur place dans un salon qu’à bord d’une frégate. Comme je l’appris ensuite, son père occupait une haute position ministérielle, circonstance qui expliquait comment, à vingt ans, il se trouvait premier lieutenant d’une frégate de 36 canons, ayant sous ses ordres un officier surnuméraire, qui était marin longtemps avant la naissance de son supérieur. Mais le capitaine du Rapide lui-même, lord Harry Dermond, n’avait que vingt-quatre ans, quoiqu’il le commandât déjà depuis deux ans, et qu’il eût déjà soutenu un combat glorieux.

Après que j’eus adressé à M. Powlett un salut respectueux qu’il me rendit avec beaucoup de politesse, Sennit prit le premier lieutenant à l’écart, et il eut avec lui une conférence secrète de quelque longueur.

— Faites ce que vous voudrez, Sennit, finit par dire M. Powlett à demi-voix en s’éloignant de son compagnon ; — je ne m’en mêlerai pas. En vérité, je ne puis me mettre à faire la presse ; j’aimerais mieux que le Rapide en fût réduit à être manœuvré par ses officiers. C’est une besogne à laquelle vous êtes accoutumé ; je vous la laisse.

Je compris que c’était une sorte de carte blanche donnée à Sennit pour emmener tous ceux de mes matelots qu’il jugerait convenable. Ce n’est pas chose nouvelle ou surprenante qu’on tolère dans les autres ce qu’on ne voudrait pas faire soi-même. Le jeune lieutenant s’approcha de moi.

— Eh bien ! Monsieur, on dit que vous allez à Hambourg ?

— Oui, Monsieur, mes papiers en font foi.

— Notre gouvernement regarde d’un œil de défiance toute espèce de commerce avec cette partie du continent, surtout depuis les dernières opérations des Français. Je voudrais, Monsieur, que votre destination fût toute autre.

— Je crois que Hambourg est encore un port neutre, Monsieur ; et, quand il en serait autrement, je ne vois pas pourquoi un bâtiment américain ne pourrait pas y entrer, tant que le blocus n’est pas déclaré.

— Ah ! voilà bien de vos idées américaines ! Je suis fâché de ne pouvoir les partager, et je suis obligé d’exécuter mes ordres. Lord Harry nous a recommandé d’être très-sévères dans nos recherches, et vous comprenez que nous ne pouvons qu’obéir. Vous avez pour chargement du sucre et du café : voilà qui est bien suspect !

— J’aurais cru que c’était la chose la plus innocente du monde.

— Avez-vous quelque intérêt particulier dans la cargaison, capitaine Wallingford ?

— Celui d’un propriétaire, Monsieur. Le bâtiment et la cargaison m’appartiennent.

— Et vous paraissez être Anglais ou Américain ? car j’avoue que je ne suis guère en état de distinguer entre les habitants des deux pays, quoique sans doute il y ait une grande différence.

— Je suis Américain de naissance, comme l’ont été tous mes ancêtres.

— Voilà qui est remarquable ! Eh bien ! je n’y connais rien. Mais si vous êtes Américain, je ne vois pas pourquoi le sucre et le café n’auraient pas la même origine. Quoi qu’il en soit, lord Harry nous a répété que nous ne pouvions pas prendre trop de précautions ; et, sans savoir ses motifs, je dois obéir. Savez-vous par hasard d’où provient ce sucre ?

— De cannes, qui sont, je crois, à Saint-Domingue.

— Saint Domingue ! n’est-ce pas une île française ?

— Oui, en partie, Monsieur ; quoique les Espagnols et les nègres en disputent la possession aux Français.

— Il faut en vérité que j’informe lord Harry de tout cela ! Je suis désolé de vous retenir, capitaine Wallingford, mais mon devoir m’oblige à envoyer un aspirant à bord du Rapide pour y prendre des instructions.

Je n’avais pas d’objection plausible à faire : l’aspirant retourna donc à la frégate. Pendant ce temps, Sennit n’était pas resté oisif. Au nombre de nos matelots se trouvaient un Suédois et un Prussien ; et comme ils avaient appris ce qu’ils savaient d’anglais à Londres ou à Liverpool, il affecta de croire qu’ils étaient nés dans la vieille île, et il leur dit de préparer leur bagage. Néanmoins ni l’un ni l’autre ne se montraient disposés à obéir, et quand je vins me mêler au groupe, laissant l’honorable M. Powlett attendre sur le gaillard d’arrière le retour du canot, je les trouvai tous les trois livrés a une chaude discussion.

— Voyons, monsieur Wallingford, me cria Sennit dès qu’il m’aperçut, faisons un compromis. Voilà deux gaillards qui sont de vrais Lancastriens, si la vérité était connue, et qui se prétendent de la Norvège, de la Laponie ou de je ne sais quelle autre terre perdue. J’aurais voulu les enrôler sous la bannière de Sa Majesté ; mais puisqu’ils montrent tant de répugnance à recevoir cet honneur, je consentirai à prendre à la place ce bel homme du comté de Kent, qui les vaut bien tous les deux ensemble.

En disant ces mots, Sennit me montrait Tom Voorhees, jeune colosse de North-River (la Rivière du Nord), d’extraction hollandaise, qui n’avait pas une goutte de sang anglais dans les veines, et le meilleur et le plus vigoureux des matelots de l’Aurore, circonstance qui n’avait pas échappé au tact du lieutenant.

— Vous me demandez de vous laisser prendre un homme qui demeure à dix milles de chez moi, répondis-je, et dont je connais la famille qui est américaine depuis près de deux siècles.

— Oui, oui, vous descendez tous de vieilles familles en Amérique, comme chacun sait. Je parierais cent guinées que le drôle est né en Angleterre, et je nommerais au besoin la partie du comté de Kent où il a vu le jour pour la première fois, bien sûr de ne pas me tromper de dix milles. Je ne prétends pas dire pour cela que vous ne soyez pas son voisin ; car vous avez un certain air qui sent son Douvres d’une lieue.

— Vous ne plaisanteriez pas ainsi, Monsieur, si ce bâtiment était une frégate de 36 canons, ou si nous étions à terre.

Sennit me jeta un regard dédaigneux, et je mis fin à la discussion en disant à Voorhees de préparer son coffre, et de se disposer à suivre les deux hommes qui avaient été pressés. Mais, prenant exemple du Suédois et du Prussien, Voorhees s’éloigna sans se montrer très-disposé à obéir. Pour moi, dégoûté au-delà de toute expression des manières grossières et triviales de cet homme, j’allai rejoindre sur l’arrière l’autre lieutenant, qui cachait du moins sa nullité sous un vernis de savoir-vivre.

M. Powlett se mit à me parler de Londres ; il me dit combien de fois il avait été à l’Opéra pendant son dernier voyage, et s’extasia sur la charmante fête champêtre que lady une telle avait donnée. Ces détails nous occupèrent jusqu’au retour du canot, qui apportait la réponse du commandant du Rapide. Il me faisait prier très-poliment de vouloir bien aller lui rendre visite, en apportant mes papiers. Comme il n’avait aucun droit de l’exiger, je pouvais m’y refuser ; Mais croyant que les choses en iraient mieux, regardant la forme polie sous laquelle la demande était faite comme d’heureux augure, et n’étant pas fâché de traiter avec les chefs dans une affaire qui, sans la moindre cause, semblait prendre une tournure sérieuse, je consentis à me rendre sur son bord. Marbre fut appelé, et je le chargeai dans toutes les formes du soin du bâtiment. Je crus remarquer que cette petite cérémonie provoquait un sourire de mépris sur les lèvres de Sennit, qui pourtant ne fit aucune observation. J’avais pensé que le premier lieutenant m’accompagnerait ; mais, après une courte conférence avec Sennit, il fut décidé que ce serait celui-ci qui me ferait cet honneur.

Sennit parut alors disposé à me faire toutes les avanies et tous les affronts qu’un homme de cette trempe pouvait inventer. Il me fit passer avant lui sur le canot, et, en arrivant près du Rapide, il monta le premier à bord. La conduite de son capitaine fut bien différente. Si lord Harry manquait de distinction dans la figure, il en avait beaucoup dans les manières ; et il était facile de voir qu’il commandait vraiment sa frégate, et qu’il la commandait admirablement. On crie beaucoup contre l’aristocratie ; on répète sans cesse que ses rejetons sont mous et efféminés ; et moi j’ai trouvé dix fois plus de mollesse derrière les comptoirs ou dans les boutiques. La force de caractère se trouve bien plus souvent dans l’aristocratie que dans la roture, car si d’un côté on se sent placé au-dessus de l’opinion publique, de l’autre on s’incline devant elle, comme l’esclave d’Asie se prosterne devant son maître. Je voudrais pouvoir penser autrement ; mais l’expérience m’a convaincu de ces faits, et j’ai appris à comprendre la vérité d’un axiome qui commence à prendre racine parmi nous, à savoir : si vous voulez faire un vrai démocrate, prenez un aristocrate. Ce qui est certain, c’est qu’aux États-Unis j’ai vu tous les démocrates sincères et indépendants accusés d’aristocratie, uniquement parce qu’ils voulaient être conséquents avec leurs principes, et ne pas subir le joug du plus impérieux des tyrans : l’esprit de coterie. Pour ce qui est du mérite personnel, il se rencontre à un degré tout aussi éminent d’un côté que de l’autre, et c’est vouloir faire servilement sa cour au peuple que de soutenir le contraire. Talleyrand était de l’une des maisons les plus anciennes et les plus illustres de l’Europe ; il en était de même de Turenne. Chez nous, les Mansfield, les Erskine, les Grey, les Wellington, sont d’une extraction noble. — Non, non, la cause des institutions libres a des arguments beaucoup plus justes et plus solides à invoquer en sa faveur que cette supériorité imaginaire du plébéien sur celui qui est d’une ancienne origine.

Lord Harry Dermond me fit l’accueil que je devais attendre d’un homme de son rang ; il fut poli sans compromettre en aucune manière sa dignité. Il y avait constamment sur ses lèvres un sourire bienveillant, dont d’abord je ne me rendais pas bien compte. Il eut aussi quelques instants d’entretien particulier avec Sennit, mais l’expression de sa figure n’en fut nullement altérée ; et j’en conclus à la fin que ce sourire lui était habituel, et qu’il n’y avait aucune conclusion à en tirer. Les parts de prises sont le côté faible de cette belle et chevaleresque profession de marin, et c’est une tache que le noble se résigne à subir avec tout aussi peu de répugnance que le plébéien. La nature humaine est singulièrement homogène à cet égard, et la rapacité est la même à tous les degrés de l’échelle sociale.

— Je suis désolé, capitaine Wallingford, dit lord Harry Dermond, à la fin de sa conférence secrète avec Sennit, — de devoir envoyer votre bâtiment à Plymouth. Les Français ont pris un tel ascendant sur le continent, que nous sommes obligés d’user de la plus grande vigilance pour déjouer leurs efforts ; et puis votre cargaison provient d’un territoire ennemi.

— Vous voudrez bien remarquer, Milord, que nous autres Américains, nous sommes tout à fait étrangers à l’ascendant que les Français peuvent avoir pris, et que quant à ma cargaison, comme elle provient nécessairement de la récolte de l’année dernière, les denrées qui la composent ont été recueillies à une époque de paix générale. Il en serait autrement, que la mesure que vous voulez prendre n’en serait pas moins illégale.

— C’est ce que je laisse à décider à sir William Scott, mon bon monsieur, répondit le capitaine avec son sourire ordinaire, et il serait superflu de discuter ce point. Mais quand on a un devoir pénible à remplir, ajouta-t-il — comme si la perspective d’empocher deux ou trois mille livres sterling avait quelque chose de si pénible — il faut du moins y mettre toutes les formes possibles. Veuillez indiquer ceux de vos hommes que vous désirez conserver sur votre bâtiment ; vos désirs seront remplis. Il va sans dire que vous resterez sur votre bord ; quelque décision que l’on prenne à l’égard de la cargaison, je ne puis croire que le bâtiment ne vous soit pas rendu. Comme il se fait tard, et qu’il faudra quelque temps pour changer les matelots de bord, vous ne sauriez me faire de plus grand plaisir que de venir prendre part à une légère collation dans ma chambre.

À défaut de légalité, il y avait du moins de la politesse dans ce procédé. Je ne craignais guère l’issue de l’affaire ; mais le retard seul était pour moi rempli d’inconvénients. Le billet que j’avais souscrit en faveur de Jacques Wallingford, il fallait en fournir les fonds, et si j’étais retenu deux mois, je pouvais ne plus arriver à temps pour faire honneur à ma signature. L’hypothèque donnée sur Clawbonny me trottait alors par la tête, et ne laissait pas de m’occuper un peu. Aussi n’étais je pas dans une disposition d’esprit très-favorable pour jouir de l’hospitalité de lord Harry Dermond. Cependant, comme les remontrances étaient inutiles, il fallait du moins montrer du calme et de la dignité et ne pas laisser percer un abattement ridicule. Je me bornai à demander que mon second, le cuisinier et Neb, fussent laissés à bord de l’Aurore, me soumettant, pour le reste, à la volonté de mes maîtres. Lord Harry fit l’observation qu’il n’était pas d’usage de laisser un lieutenant, mais que, pour m’obliger, il ne s’y refusait pas. La frégate devait rentrer sous quinze jours pour renouveler sa provision d’eau, et je pouvais compter qu’alors mon équipage entier, sauf les sujets de Sa Majesté, serait replacé sous mes ordres.