Lucette, ou les Progrès du libertinage/03-05

CHAPITRE V.

Rien de plus clair.


Notre Héroïne avoit perdu depuis long-tems tout ſentiment de pudeur ; mais elle n’avoit pas encore pouſſé l’effronterie, l’oubli de la vertu, juſqu’à ſon comble. Elle ſembla tout-à-coup y parvenir. Tandis que le Prince de *** l’enrichiſſoit, elle ſe montroit dans le monde avec retenue ; elle rougiſſoit de paſſer pour une fille ſans honneur. Ne pouvant cacher tout-à-fait ce qu’elle étoit, elle faiſoit entrevoir certaine apparence de ſageſſe. À préſent, les préjugés ſont diſparus ; elle ſe trouveroit ridicule d’avoir la moindre crainte. Une conduite réſervée lui paroît enfantillage. Le bon ton, ſelon elle, eſt de s’abandonner publiquement à ſes travers, de braver la critique, d’être folle, libertine aux yeux de l’Univers entier.

Elle ne ſuit que trop ces coupables maximes. Les plaiſirs les plus bruyans ſont ſeuls capables de lui plaire. Lorſqu’elle donne matière à une Hiſtoire bien plaiſante, elle eſt au comble de la joie. Son unique occupation eſt d’imaginer de nouveaux amuſemens. Elle marche en ſautant, rit, folâtre, lutine tout le monde, caſſe une garniture de cheminée, & jette au feu, par diſtraction, la divine brochure qui la raviſſoit ; ſa tête eſt dans un mouvement perpétuel ; ſa phiſionomie a quelque choſe de piquant & de mutin, qui la rend adorable. L’indécence règne dans ſes diſcours. Aux promenades, aux ſpectacles, elle ſemble prendre à tâche de s’afficher. Son langage & ſon maintien décellent ſes mœurs ; elle regarde effrontément tout le monde, ſourit en minaudant, & éclatte de rire. On diroit qu’elle veut paſſer pour folle. Sa conduite devient ſi ſingulière, ſi bizarre, que Monſeigneur oſe rarement lui rendre ſes viſites ſecrettes.

Notre Héroïne ne ſe gênoit pas même devant lui ; elle l’avertiſſoit qu’une foule d’amans ſoupiroit pour ſes charmes, qu’elle ſe feroit conſcience de leur être cruelle. Elle lui racontoit ſes caprices, ſes folies. Elle lui diſoit que Monſieur Lucas étoit ſon ami. Si Monſeigneur prenoit de l’humeur, elle boudoit, le prioit de ne plus revenir ; ſes yeux verſoient quelques larmes ; elle s’écrioit qu’un autre ſeroit trop heureux de l’avoir avec tous ſes défauts. Monſeigneur prit patience. Las de voir ſes exhortations inutiles, il réſolut d’attendre que la ſatiété modérât la fougue de ſes ſens.

Lucas étoit reçu chez notre Héroïne, ſans aucune précaution. Il venoit à heure indue, ſe retiroit ſouvent à midi. Il jouiſſoit des mêmes faveurs que Frivolet. On auroit pu douter lequel des deux entretenoit l’idole, ſi le ſens commun n’avoit dit que Monſeigneur étoit ſeul en état de le faire. Lucas étoit privilégié ainſi que lui, quoiqu’il ne donnât rien ; mais c’eſt l’uſage ; on voit arriver cela tous les jours ; on n’y fait plus attention.

Monſieur le Secrétaire auroit eu trop à ſe glorifier, s’il avoit été le ſeul heureux. Il eut bientôt une foule de rivaux, dont il ne put ſe diſſimuler la gloire. Lucette, accumulant étourderie ſur étourderie, prêtoit l’oreille aux fleurettes ; croyoit ſans peine qu’on l’adoroit ; & ne faiſoit point mourir ſes amans à force de rigueurs. Lucas ſuivit l’exemple de Frivolet ; il laiſſa ſa bonne amie contenter tous ſes caprices. Son amour-propre ſe trouva pourtant étrangement bleſſé ; il ſe flattoit que Lucette n’étoit infidelle que pour lui ; il eut la douleur d’être convaincu du contraire.

Aucun frein ne retient actuellement notre Héroïne. Elle penſe que les deſirs doivent être ſatisfaits auſſitôt que formés ; que l’on doit tirer vanité de ſe livrer à tous ſes goûts. L’homme le plus vain, le plus fat, qui promet le moins d’être diſcret, eſt celui qu’elle préfère. On la voit tantôt avec un Petit-Maître élégant, tantôt avec un Abbé amoureux de ſon mérite ; aujourd’hui avec un jeune Conſeiller pincé, charmé de ſa figure ; & demain, avec un Mouſquetaire. Elle a ſoin que ſes actions ne ſoient point équivoques ; elles ſe fait connoître de ſon mieux. Elle ſeroit déſeſpérée ſi l’on ceſſoit une minute de la regarder comme une femme charmante, qui conſacre ſes momens à la joie, s’égare dans les bras de l’Amour, & ſe moque du qu’en-dira-t-on.

Une flâme brûlante la dévore. Il ſemble qu’elle ſoit dans cet âge où le peu d’habitude qu’on a des plaiſirs, les fait ſouhaiter avec ardeur. Plus elle ſatisfait ſes penchans, plus elle deſire de s’y livrer. Peu ſcrupuleuſe ſur la manière de ſe contenter, on prétend, mais je n’oſerois l’affirmer, on prétend qu’elle laiſſe prendre à ſes deux grands laquais, d’autres privautés que celles de lui donner quelquefois le bras. Lucette croit avoir de très-bonnes raiſons pour mener une vie libertine. Quel agrément a-t-on, demande-t-elle aux ſévères cenſeurs, lorſqu’on ſe refuſe les moindres plaiſirs, lorſqu’on ne s’écarte jamais de la ſageſſe ? On languit, on périt d’ennui, on végète.

Mon Héroïne s’abandonne à tous ſes penchans, affiche tous ſes travers, nargue le Public, ſe perſuade même d’en être conſidérée à cauſe de ſes folies. À qui reſſemble-t-elle, mon cher Lecteur ? À ces femmes agréables, que nous contemplons chaque jour : oh, rien n’eſt plus clair !


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