Lucette, ou les Progrès du libertinage/03-04

CHAPITRE IV.

Quelqu’un cherche à faire connoiſſance
avec le Lecteur.


Notre Héroïne fit croire à Monſeigneur, que Lucas étoit ſon couſin. Elle l’engagea à le protéger. Le crédule Frivolet ſe laiſſa perſuader aux diſcours de ſa tendre amie ; il la félicita d’avoir un parent qui paroiſſoit être un brave garçon ; & l’avertit, en ſouriant, d’empêcher ſon cœur de ne rien reſſentir pour ſes proches, ou de ſonger qu’il falloit des diſpenſes de Rome. Elle ſe comporta comme ſi elle en avoit fait emplette ; & ne craignit point de commettre un grand crime. Il eſt comme cela, un nombre infini de Couſins & de Couſines, qui ne ſont parens que du côté gauche ; l’Amour les rapproche, & les joint par des liens qui ſont beaucoup plus précieux que ceux du ſang.

Frivolet n’eut qu’à dire un mot en faveur du prétendu Couſin de notre Héroïne, pour lui procurer une fortune honnête. Il fit ſon éloge chez le Marquis de *** ; aſſura qu’il lui étoit recommandé par quelqu’un qui méritoit des égards. (Pouvoit-on ſe douter qui c’étoit ?) Sur les bonnes qualités qu’il lui prêta, le Marquis fut curieux de le voir. Monſieur Lucas accourut bien vîte ; ſa phyſionomie eut le bonheur de plaire. Dans trois jours, le fortuné Lucas fut inſtallé dans la maiſon du Marquis de ***, & honoré du brillant emploi de Secrétaire.

La Place étoit lucrative. Le rang que tenoit le Marquis, faiſoit ramper ſous lui beaucoup de Supplians. Ne ſe ſouciant point de ſe mêler d’affaires, il ſe repoſoit de tout ſur une perſonne diſcrette ; & cet homme de confiance étoit ordinairement Monſieur le Secrétaire. Lucas fut gratifié des mêmes avantages. Il recevoit gravement les courbettes, les prières des très-humbles Cliens. Ce qui lui faiſoit prendre tant de patience, c’eſt que ſouvent on appuyoit une harangue, une ſupplique, d’une douzaine de Louis-d’or. Cette vue l’enchantoit, il admiroit l’éloquence du donneur ; ſa cauſe étoit excellente, & preſque gagnée ; avis au Lecteur. Un autre agrément acheva de mettre notre Secrétaire moderne au comble de ſes vœux. Le Marquis de *** voulut qu’il eût ſoin de régler ſes finances. Ainſi les revenus du bon Seigneur paſſoient tous par ſes mains. Arrivoient-ils ſains & entiers dans la bourſe du Maître ?

Le Marquis paſſoit pour un homme habile ; la Renommée publioit qu’il débrouilloit les choſes les plus obſcures ; qu’il n’étoit occupé que du ſoin de protéger la Veuve & l’Orphelin. Et ſi pourtant il n’étoit pas un mot de tout cela ; il pouvoit s’intéreſſer à la Veuve… oui… mais il falloit qu’elle fût jolie. Eh ! comment, dira-t-on, jouiſſoit-il d’une réputation auſſi fameuſe ? Le monde eſt rempli de gens crédules ; le travail du Secrétaire ſe mettoit ſur le compte du Maître. Tandis qu’on attendoit audience dans ſon antichambre, il dormoit ſouvent tranquillement dans ſon lit. On le croyoit quelquefois occupé à l’examen de piéces importantes, lorſqu’il étoit dans les bras d’une de ſes Maîtreſſes. Voilà le portrait en raccourci, de Monſieur le Marquis de *** ; je n’ai peint perſonne directement ; mais j’ai peint beaucoup de monde en général.

Lucas avoit-il le mérite ſuffiſant pour la place que je lui fais occuper ? Je réponds, n’importe. Eſt-il le ſeul qui ſoit dans un poſte dont il eſt indigne ; qui ſe donne pour un homme expert, tandis qu’il n’eſt qu’un ignorant ? D’ailleurs, les lumières de la raiſon ſuffiſent pour nous rendre capables de bien des choſes ; ce que faiſoit Lucas ne demandoit preſque que ſon ſecours ; & le penchant au mal ne l’avoit point étouffée tout-à-fait en lui.

Monſieur le Secrétaire, admis à la familiarité du Maître, ſe trouvoit quelquefois dans ſon appartement, lorſqu’il recevoit des viſites. Il eut occaſion de faire de belles connoiſſances ; pluſieurs l’honoroient beaucoup, & lui auroient été très-utiles, ſi ſa conduite avoit été plus ſage. D’autres étoient nuiſibles & dangereuſes ; & ce fut directement à celles-là qu’il s’attacha.

Certain Grand-Seigneur venoit ſouvent chez le Marquis de ***. Il ſourioit chaque fois à Lucas ; cauſoit avec lui des heures entières ; ne ſe plaiſoit que dans ſa compagnie. Monſieur de Ricdin, c’eſt ainſi que je nommerai ce Seigneur, auroit eu bien de la peine à rétablir ſa réputation délabrée ; il étoit connu pour avoir des idées ſingulières ; le beau ſexe ne l’aimoit pas trop ſur-tout. Il engagea Monſieur Lucas à venir le voir ſouvent ; il profita d’une invitation qu’il regardoit comme un honneur. On l’avertit du tort qu’il alloit ſe faire, il n’en fit que rire. Quelle délicateſſe pouvoit avoir un homme accoutumé à ſe livrer à tous les travers ?

Me permettra-t-on d’avertir le Lecteur, que je ne parle point ici de Ricdin ſans une bonne raiſon à nous connue. Je le ferai reparoître ſur la ſcène, ainſi que d’autres perſonnages. Il faiſoit naître des incidens ſinguliers, donnoit un nouveau ſpectacle des folies & des travers des hommes. On l’auroit vu… mais neſcio vos.

Notre libertin auroit dû pourtant ſe corriger, à la vue d’un malheureux qui ſe repentoit, mais trop tard, d’avoir trop ſuivi le torrent des plaiſirs. Que ne frémiſſoit-il, que ne redoutoit-il ſon ſort ! Cet infortuné venoit ſolliciter une grâce depuis long-tems. Ses cheveux blanchis lui donnoient un air reſpectable ; ſon viſage pâle, exténué annonçoit des beſoins preſſans ; ſes habits étoient la livrée de l’indigence. Un jour qu’il attendoit dans l’antichambre, ſelon ſon ordinaire, quelques larmes s’échapèrent de ſes yeux ; Lucas en fut témoin, s’approcha de lui avec bonté, le prit en particulier, le pria de lui apprendre ce qui l’amenoit chez Monſieur le Marquis, & ce qui cauſoit ſes vives douleurs.

« Hélas, mon cher Monſieur, s’écria le triſte vieillard, je ne puis parvenir à parler à Monſeigneur. On dit qu’il s’intéreſſe aux malheureux ; j’en ſuis perſuadé. Je voudrois le ſupplier de me faire renfermer dans le fond de quelque priſon ; j’y aurois au moins la ſubſiſtance ». Une ſemblable demande étonna très-fort Lucas ; elle lui parut même un peu ridicule. « Ah, continua le Vieillard, ſi j’avois prévu que je duſſe un jour languir dans la misère, je me ſerois conduit différemment. Si notre tranquillité eſt intéreſſée à ce que nous ne liſions pas dans l’avenir, il faut avouer auſſi que nous en ſerions plus ſages. Mon hiſtoire n’eſt malheureuſement que trop commune ; elle eſt toute ſimple, je vais vous la dire en peu de mots.

» Il y avoit toute apparence qu’un jour je devois jouir d’une fortune honnête. Mon père fit ſes efforts pour m’inſpirer la ſageſſe. Je me moquai de ſes conſeils ; les exhortations, les menaces, furent inutiles. Le goût pour les femmes ſe développa de bonne heure dans mon cœur. À ſeize ans j’aimai avec tranſport, certaine fille de notre voiſinage. Je volois mon Père, afin d’être en état de combler ma Maîtreſſe de préſens. À dix-ſept ans, je devins amoureux d’une Actrice ; j’abandonnai la maiſon paternelle pour la ſuivre, & j’emportai tout ce qui tomba ſous ma main. À dix-huit ans, j’avois mangé trente-mille francs. Je revins dans ma famille ; je proteſtai que j’étois répentant, on me crut. À dix-neuf ans, je jouai avec fureur. À vingt, je fripponai. À trente, je me mariai, & j’entretins une Laïs avide. À quarante, j’étois accablé de dettes. À cinquante, tout mon bien étoit diſparu. À ſoixante, je perdis ma femme ; je prodiguai le peu qu’elle me laiſſa, à des femmes que j’adorois, ſans ſonger à mes enfans. Enfin, à préſent, je ferois peut-être encore quelques folies, ſi la nature & l’indigence ne m’en empêchoient. Qu’il faut de ſoins, pour ſe garantir de céder à ſes penchans ! Si l’on écoute un inſtant la voix de ſes deſirs, on chancelle ; fait-on une faute, on en commet deux ; on s’habitue au mal, & l’on donne dans mille travers, ſans s’en appercevoir. Hèlas, que les hommes ſont foibles, que je ſuis à plaindre ! »

Monſieur Lucas fut touché du récit du Vieillard. Il porta le Marquis de *** à l’envoyer dans une de ſes Terres, où il mena une vie paiſible avec ſes enfans, qui, à force d’entendre l’hiſtoire de leur Père, comprirent qu’on n’étoit heureux, qu’en aimant la ſageſſe. À quelque choſe malheur eſt bon.

Notre Secrétaire ne fit aucune réflexion ſur ce que lui avoit raconté le Vieillard. Voulant l’oublier tout-à-fait, parce que cela paroiſſoit trop triſte, il ſe diſſipa de ſon mieux. L’idée de Lucette, qu’il adoroit toujours, acheva d’éclaircir le ſombre qui lui reſtoit. Il vola auprès d’elle, chercher la joie & les plaiſirs. Aux genoux d’un objet enchanteur, on éprouve rarement l’ennui ; on ſe rit des leçons de la Sageſſe.


Vignette fin de chapitre
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