Luc/Chapitre XXXIII

< Luc
Ambert & Cie (p. 259-265).
XXXIII

En quittant Moult Plaisant Luc pressentit qu’il abandonnait là toutes ses joies et qu’un acte terrible venait de s’achever, du drame désolé de son existence. Vainement, par l’affectueuse sollicitude de Julien, il s’était efforcé de se rassurer. En lui serrant les mains pour Tau revoir il avait compris l’étendue du sacrifice auquel voulait se résoudre son ami pour sauver Jeannine. Un sacrifice est toujours un sacrifice ; il entraîne avec soi des douleurs qui se peuvent réveiller un jour, des soumissions qui menacent de se révolter au moindre heurt.

Oui, certes, les deux amis s’étaient séparés affectueusement. Julien voulait reconnaître d’ailleurs qu’en tout ceci Luc restait excusable : Nine était venue s’offrir !…


Mais quels efforts Lucet dut faire sur lui-même pour surmonter la défaillance de son être tout acquis à Nine et Julien ! Que de fois, au plein milieu de ses amusements, la misère de ses joies lui fut déchirante jusqu’aux larmes ! Que d’angoisses il eut a réprimer pendant l’absence des chers aimés ! Et quel sera le retour ? Pourvu que n’aille pas se faire irréparable la blessure déjà si lointaine de la séparation !… Non, Julien est très bon et son affection certaine. C’est lui qui s’est entremis pour que Déah Swindor obtienne un congé en faveur de Luc et l’emmène avec sa troupe passer deux mois en Égypte, précisément à l’époque de ce mariage dont Julien voulait éviter la douleur possible à l’enfant qui aima sa Jeannine… Julien est très bon, et l’absolution de la faute tient encore au front de Lucet dans la douceur apaisante d’un baiser…

Et puis, bien que le petit comédien s’en voulût défendre, la pensée de revoir Nine lui donnait la force de vivre… Pourquoi songeait-il toujours à la vierge de Moult Plaisant ? Pourquoi l’attendait-il encore, celle de qui les yeux d’amour, pour lui, étaient la fête dernière comme furent, les siens, d’éphèbe doux et pervers, pour Nine, la tentation suprême ?… Et ce nom charmant : Nine, à ses oreilles menues, sonnait comme un glas obsédant, comme les heures sombres du clocher de Normandie qui marqua, sur son cadran vétuste, des minutes d’ineffable bonheur et de transes si cruelles…

… Nine est à Julien !…

La chair faible de Lucet y consent ; son cœur aussi permet que Nine soit à Julien ! Mais au moins que la joie tôt lui revienne de voir celle qui, gourmande, but le premier amour à ses lèvres en fleurs…

Et Lucet va rôder presque chaque jour jusqu’à l’hôtel Bréard qui reste encore toutes fenêtres closes. Jusqu’à ces derniers temps il recevait des lettres de son ami. Dans les premières semaines Jeannine elle-même avait bien voulu lui écrire, puis elle avait cessé sa correspondance… Et voilà que Julien aussi se mit à ne plus donner signe de vie…


Un matin Lucet trouve, avenue de Villiers, toutes les persiennes ouvertes et le grand store de l’atelier levé. Il crut bien faire en retournant l’après-midi saluer M. et Mme  Julien Bréard.

Il semblait à Luc qu’il fût toujours considéré comme un grand gamin. À peine différait-il aussi sous l’aisance accomplie de ses proches dix-huit ans, du ravissant petit clerc de jadis. Et puis, ignorant les conventions rigoureuses des jeunes époux il n’avait aucune certitude, vraiment, d’avoir devancé Julien dans l’œuvre de la paternité que des mois rendaient désormais évidente. Sa délicatesse, son affection pour son seul ami et Jeannine étaient au surplus les irréfutables garants de sa discrétion sur un fait que lui-même ne considérait guère autrement qu’une escapade d’écolier bien que son amour pour sa maîtresse éphémère demeurât d’une telle acuité douloureuse !


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Lucet put se tranquilliser. On l’aimait toujours !… Mais comme il quittait Jeannine il perçut dans les yeux graves de la jeune femme la fièvre ardente des regards ; et tandis qu’il prenait la main pâle qu’elle lui donnait pour l’élever jusqu’à ses lèvres, il vit des larmes trembler soudain au bord des cils et mouiller ses regards désolés… Nine souffrait donc ?… et de quelle souffrance, puisqu’elle la lui taisait et qu’il l’aurait ignorée si le silence navré de ses yeux n’avait trahi sa douleur ?… Nine avait ouvert la bouche pour dire des mots que son mari interrompit d’un ton sec dont la raideur surprit Luc… Et puis Julien le reconduisit seulement jusqu’au seuil du salon où ils avaient tant bavardé autrefois, sans l’engager à rester dîner comme de coutume, sans même lui faire promettre de revenir les voir… Et l’étreinte de Julien fut glaciale au moment de se quitter…


Cette froideur expliqua tout de suite le ralentissement des courriers presque journaliers au début de leur voyage, puis espacés des jours aux semaines ; se muant, les lettres de huit pages bonnes et affectueuses, en cartes postales brèves, puis en autres cartes dont l’illustration mangeait toute la place aux pensées amicales ; puis la correspondance intermittente tout à fait suspendue ; les déplacements ignorés, et la nécessité de venir jusqu’à l’avenue épier la rentrée pour laquelle Lucet ne voulait pas même interroger les domestiques…


Et Julien, son Julien, venait de le laisser partir sans même l’accompagner jusqu’au vestibule, jusqu’au seuil de l’avenue, comme d’habitude !… Lucet, en sortant avait aperçu à la première fenêtre la silhouette de Nine debout contre les rideaux, et sa main fine tenait un mouchoir appuyé sur ses yeux…

Oh ! ne plus bavarder longuement comme autrefois quand ils n’avaient pas assez, lui et Julien, d’affection et d’attentions l’un pour l’autre ?


Comme autrefois !!

Ces mots fouettaient de leur désolation la pensée affolée du jeune homme, qui signifiaient la rupture avec tout ce qu’il avait de plus cher, de plus affectionné, de plus douloureusement affectionné au monde !…

Dans la grande avenue silencieuse, quand le valet en livrée referma la porte soudain, il sembla à Lucet qu’un mur infranchissable lui barrait la route en arrière, effaçait tout le passé, et qu’il ne pourrait plus se retourner vers le chemin parcouru, et se souvenir… Il pleura…

Mai s’éveillait. La place Malesherbes offrait au clair soleil sa jeune verdure pâle et l’audace de ses bourgeons frondeurs. La gaîté neuve ruisselait de toutes parts sous le beau ciel souriant et vainqueur de la souffrance… Mai renaissait !

Lors, Lucet se souvint de Daphnis et de Chérubin… de Chérubin !!

Il était encore d’une grâce plus exquise que ces enfants, enfants seulement. Il allait être père : dans de jeunes entrailles se lève l’image et tressaillent ces joies épuisantes de son jeune corps adolescent qui firent, une nuit, ses grands yeux clairs se voiler d’un halo de virilité consciente et servante de ses actifs désirs… Luc se souvient, en descendant l’avenue de Villiers… De grosses larmes silencieuses montent de son cœur de gosse à ses beaux yeux de jeune homme et glissent sur ses joues, lentement, lentement, l’une après l’autre, à mesure qu’il se souvient de ce qui ne sera plus…


Il traverse le parc Monceau.

Déah Swindor n’est pas chez elle ; elle est loin, loin, de l’autre côté des mers ; sans cela… ah ! sans cela !… Luc Aubry, le joli clerc devenu très grave, très bon, très beau et très affectueux, sent de grosses larmes se presser dans ses yeux très jolis. En vain il les veut contenir… Il aime Nine de toutes ses forces… et Julien de tout son cœur… Ont-ils donc oublié si vite Lucet et Chérubin ?…


La rue Murillo… Cette mi-juin fleurie de rêve, où, enfant de chœur, Julien attendait sa venue sans le connaître encore, et troublait son cœur d’enfant de mots si doux… Cette mi-juin !… Luc se souvient, tout seul ; la rue Murillo, la voilà, passé la grille d’or et la touffe d’aubépines où disparut le gentil externe de Condorcet… La rue Murillo, la voilà, où s’ébauchèrent tant de rêves dont la réalisation fit son âme endolorie de trop de bonheur, tout d’un coup… Luc se souvient… Les grosses larmes qu’il ne prend plus la peine de retenir — elles forcent sa volonté et son énergie d’homme — coulent de ses larges yeux, lourdement ; il a le cœur gros d’un enfant ; il est un enfant ; il est Chérubin doux et tendre. Pourquoi lui fait-on de la peine ? Pourquoi le sépare-t-on de Jeannine et de Julien ? Il pleure bien trop fort ; on va le regarder. Alors, comme l’Angelus s’égrène au couvent des Carmélites de l’avenue de Messine, il entre dans la chapelle, et, dans un coin se prend à sangloter… comme un enfant…