Luc/Chapitre XXXII

< Luc
Ambert & Cie (p. 256-258).
XXXII

Jeannine a désiré que leur lune de miel s’écoulât en vagabondages sur la mer, loin.

L’Adriatique les vit passer ; ils venaient de traverser Venise. Dès la première semaine de ce mariage dont la conclusion rapide avait étonné leurs amis sans les surprendre, au milieu de novembre, ils étaient à Pola et redescendaient ensuite par Zara, Spalato, vers Corfou en faisant escale, au hasard des caboteurs, sur tous les points de la côte dalmate.

Ce furent des jours comblés de bonheur. Il paraissait même à Julien que ce bonheur fût d’autant plus complet que leur mariage demeurait irréalisé, idéal, inachevé par leur mutuel consentement pour que fût respectée l’œuvre intangible de l’adolescent… de l’adolescent qui rive son amour, loin d’elle, au souvenir de Jeannine !…

C’était, à travers la beauté de ces pays quasi-vierges de notre contact dans leur décrépitude, la poursuite exaucée d’un doux rêve ; d’un rêve où l’éveil des yeux et de la pensée fait jouir pleinement de l’imprévu, saisit le charme réel, s’en nourrit et s’en grise mollement. Chaque matin apporte la féerie captivante d’un beau jour ; et la nuit étoilée… Mais Julien et Nine s’étaient promis…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .


L’image de Luc, sa jeune grâce et sa beauté juvénile sourdaient en la chair de Nine, marquée d’elles comme d’un scel indélébile…

Loin de Lucet, étourdis par le merveilleux de ces visions sans discontinuité, qu’ils fussent à Corfou ou que, par Brindisi, ils eussent gagné la Sicile, Julien ne songeait pas aux réalités du retour, et son enthousiasme était sans égal d’avoir retenu de cet adolescent l’empreinte si douce et si pure dont la pensée, aux soirs tranquilles, faisait défaillir son âme de joie et restait encore exempte d’amertume.

Après des semaines de séjour, de Messine à Syracuse, de Girgenti à Palerme, après le printemps ébauché à Florence, la santé de Jeannine exigea la cessation de ces’déplacements continuels qu’ils avaient faits aussi doux que possible, sans heurt ni fatigue aucune. Il fallut rentrer à Paris…

Julien, si tranquille, s’inquiéta soudain. Il perdit de sa bonne humeur ; et l’échéance tant désirée il y a des semaines l’assombrissait, maintenant que très proche… Ses moindres gestes décelaient les ravages opérés en lui par cette obsession… Jeannine ne put se méprendre à un changement si subit. Elle se fit plus câline et plus grave tout ensemble. Délicate et fine, elle devinait l’appréhension de ce retour, de cette rencontre fatale, inévitable, de l’époux avec celui — quelque charmant et gamin et aimé qu’il demeurât — qui fut l’amant !

Julien s’était enthousiasmé, et son affection, peut-être, demeurait entière pour Lucet ; mais une révolte s’opérait en lui, qui tenait au long asservissement à des préjugés ancestraux, sans doute aussi à l’acuité de ses sensations, à la morbidesse de ses sentiments poussés à l’extrême et conciliant mal une attirance avec une répulsion, inexplicables l’une et l’autre…

Il ne parlait jamais de ses angoisses, mais Nine en subissait tous les effets, sans se plaindre. Ah ! grand Dieu ! l’eût-elle pu faire qu’elle eût gardé quand même la dignité du silence comme la gratitude du cœur, comme la totalité de son amour pour l’époux. Mais elle sentait que, pour des mois encore, elle devait rester éloignée de Julien. La tristesse déchirante de cette situation la martyrisait. Et le souvenir du soir d’automne à Moult Plaisant et des soirs berceurs d’idéal de Venise, de Zara, de Corfou, de Syracuse venaient apporter à son âme de femme à peine dissemblable de son âme de jeune fille la douleur des regrets, le souvenir charmant de ce qui, maintenant, lui paraissait irrémédiablement perdu : le bonheur et l’amour…