Ambert & Cie (p. 190-195).
XXII

Nine aime bien quand, les familles voisinant beaucoup, Robert vient chez les Davillers ou Edouard chez les Sfender, ou l’un et l’autre chez Mme Marcelot pour se chercher. Car ils conservent une certaine tenue et, bien qu’ils soient déjà des jeunes gens hors d’une tutelle exigeante, pour la forme ils sollicitent l’autorisation de sortir. La formule varie peu : le bac du passeur, l’écluse et le barrage de Poses, le bois d’Alisay, la côte des Deux-Amants… Et le but varie moins encore !

Et ils ne rient pas, les deux petits monstres ! Ils s’en vont très sérieusement après avoir baisé la main aux dames et reçu le sempiternel avertissement des mamans souriantes :

— Surtout, mes enfants, ne vous fatiguez pas !

À quoi Robert cambré dans ses bas noirs ou l’innocent Edouard au regard bleu comme le ruban turquoise de son canotier répond :

— Oh ! maman, nous n’allons pas loin !…

Et Nine observe encore Inexactitude avec laquelle le baiser de l’un, sur les mains, tombe sur le baiser de l’autre ! Ça, c’est un peu fort tout de même que ces deux sales gosses, jolis comme des Éros, s’amusent jusque sur les mains… de Nine ! Elle a envie de leur crier chaque fois :

— Mais dites donc, petite horreur, vous ne pourriez pas attendre le « bac du passeur » pour faire vos… C’est vrai ça !… croyez vous ?… Et ils ont le toupet de dire qu’ils ne vont pas loin encore !…

Seulement, elle a beau gronder en dedans, quand tous deux partent et que leurs sveltes silhouettes disparaissent au tournant d’une allée, Nine perd tout à fait le fil de la conversation ; elle rêve… au bac du passeur, et songe aux puériles amours de ces deux collégiens…


Ah ! Dieu, ce que sa chair crie, durant ces vacances chaudes où les réceptions retiennent sa mère et elle presque constamment à Moult Plaisant !

Elle n’y trouve guère de divertissements. Que ce soit M. Un Tel ou Mme Une Telle, ce n’est pas Luc Aubry, ce n’est pas même Julien, — car elle l’aime bien aussi ce grand beau garçon un peu inabordable, — c’est n’importe qui, n’importe quoi ! Et souvent elle se prend à pleurer toute seule.

La nuit, après la chaleur accablante du jour, elle descend de sa chambre sans bruit et, couverte à peine d’un léger peignoir, elle va dans le parc, sous l’épaisse allée de marronniers jusqu’au petit temple minuscule surnommé, en souvenir de Rome, le tempietto, et qui contient une salle à manger d’été et un boudoir joli comme il est petit. Les dispositions sont prises pour loger là un des invités des fêtes d’octobre, en cas d’affluence. Luc Aubry doit y trouver sa chambre durant son séjour à Moult Plaisant. Et Nine, avec un cynisme dont se révolte sa jeune âme droite, et franche, et saine en apprend le chemin… Et sa compréhension de l’amour sans entraves absout le doux crime que perpètre sa volonté complice de sa chair exaltée.

Oh ! tout cela ne va pas sans souffrances !… Il faut la cervelle étroite d’un cagot sournois ou l’imbécillité et l’hypocrisie large d’un puritain pour ne comprendre pas sans bégueuleries, sans ricanements obscènes et sans anathèmes, le droit imprescriptible à l’amour dont est la chair dévorée et l’âme inquiète ; pour ne comprendre pas que l’esprit délicat se sacrifie en sacrifiant sa foi, en sacrifiant l’honneur, le sot honneur que dispense le monde ; — que l’âme se sacrifie elle-même en conduisant à la félicité de la chair l’argile douloureuse dont elle est prisonnière !

Nine envisage sans mépris ni colère les joies effrontées de Robert et d’Edouard. Elle ne s’étonne pas que deux êtres semblables, touchant presque à la perfection, se sentent l’un vers l’autre attirés par le charme irrésistible de leur beauté. Ce n’est pas immoral, cela qui stérilise en l’affinant l’attirance des corps. Ce qui est misérable c’est l’accouplement odieux et brutal d’où naît, de la laideur, la laideur ; d’où jaillit, de la souffrance, le fruit criminel qui, dans son sein, recèle les tares des lamentables générateurs ; ce qui, sans cesse, accroît la chaîne meurtrie de la douleur et jette, pâture dolente et geignante, des âmes et des corps, toujours, au minotaure social, au lévite menaçant, au juge sans pitié, au soldat brutal, à l’usinier égoïste, au financier forban !… Pauvres êtres, pauvres âmes qui, en la splendide sérénité du néant, sommeillent dans le Non-Etre paisible et que le rut d’un monsieur ivre et d’une femelle hystérique vient tirer de là, de LA !…

Ah ! Dieu, ah ! Dieu, immorales les tendresses de Robert et d’Édouard ? Et Prêcher, et Juger, et Tuer, et Affamer, et Voler donc ?…

Nine n’a qu’à se pencher, après La Bruyère, pour voir sous les chaumes, même dans les champs heureux de Normandie, ce qu’elle fait de l’homme LA NATURE dont partout et en tout cet homme se réclame quand elle flatte ses instincts et sa cupidité, sauf à la rejeter dès qu’elle les dessert…

Puisque tu nous veux gaver de sexes assortis et que le lycée ou le collège ne doivent pas renouveler Thèbes ou Lesbos, pourquoi, société imbécile, pourquoi tes vierges ne sont-elles pas le refuge naturel offert aux jeunes hommes dès les premières émotions de la chair ? Pourquoi, elles-mêmes, fleurs, ne trouvent-elles pas en la fraîcheur fécondante qui s’épuise loin d’elles, l’impérieuse communion vers quoi tendent éperdûment leurs corolles épanouies ? Et pourquoi, société bégueule et bonne mère, ne reste-t-il aux éphèbes reclus dans tes collèges, — puisqu’on l’a osé dire, — que la ressource de trouver, pour sauvegarder les lois naturelles, aux jours de sortie, « le lupanar à côte du gymnase » ? Et l’officine de l’apothicaire, et la clinique du carabin peut-être aussi ! Pour que l’on jette entre les bras de tes demi-vierges des demi-mâles, et que les épouses par eux avariées fassent, pour succéder aux tartuffes qui’précédèrent ces époux, des défenseurs scrofuleux de ta morale égoïste !

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Encore, Nine ne s’inquiète de l’outrage (!) fait à son sexe que par jalousie. Maintenant qu’elle a vu, elle appréhende tout de même l’étroite amité de Julien et de Luc ; mais ce n’est pas, cela, révolte de sa raison ou de ses sens, c’est éveil de sa jalousie et de son besoin de posséder à elle seule.

Elle relit les lettres de Chérubin, si câlines, si perverses et si tendres, et la certitude s’ancre en elle que ce gamin fragile et robuste n’est possédé que d’un seul amour, le sien.

Elle ne songe même pas à craindre, pour cet amour éthéré, la promptitude d’une réalisation physique ; là encore, les lettres de Luc témoignent d’une impatience trop vive, de désirs poussés jusqu’au malaise. Donc la joie leur sera sans égale, à lui comme à elle, d’éteindre un moment ces désirs dont la flamme renaîtra plus belle et plus merveilleuse… Ensuite…

Nine ne pense à rien au delà, pas même à Julien qui l’aime…

Nine ne pense pas au delà… Elle demeure sur cette angoissante sensation : Luc passe auprès d’elle ; elle peut le prendre, elle peut le perdre irrémédiablement ! L’Élu pour lequel s’ouvre sa chair, se brise son cœur et se déchire son âme, glisse, imprenable, tel un beau cygne au large d’un lac enchanté, sans qu’elle reçoive rien de lui, rien de cet amour dont s’illuminent les heures dernières de son adolescence… Elle va être femme, lui homme ! Ce sera fini à jamais de la fraîcheur divine des baisers. Le vain souvenir de ces jeunes lèvres et de ces jeunes bras de Luc la poursuivra sans cesse, qui font le but unique de sa vie, de son rêve. Une autre viendra… Elle ne veut pas que cette autre lui vole ses étreintes et que cette âme de Luc et ce corps merveilleux et chéri disparaissent à jamais loin d’elle, sans avoir, de ses lèvres de jeune fille, de vierge, dit à cet adolescent, à ce jeune homme dont les dix-sept ans adorables sont frères de sa virginale adolescence :

— Je t’aime… je te veux… prends-moi…

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Et quand Nine rêve ainsi dans les beaux soirs de septembre, l’angoisse de ces pensers fait couler ses larmes… Elle attend…